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Après l’Afrique de l’Ouest,1 nous entamons une seconde série sur l’histoire du mouvement ouvrier africain avec une contribution portant sur les luttes de classes en Afrique du Sud. Un pays célèbre surtout sur deux plans : d’un côté, ses richesses minières (or, diamant, etc.) grâce auxquelles il s’est relativement développé et, de l’autre, son système monstrueux d’apartheid dont on voit encore aujourd’hui un certain nombre des séquelles. En même temps, l’apartheid accoucha d’une immense "icône", à savoir Nelson Mandela, considéré comme la principale victime mais surtout l’exutoire de ce système d’un autre âge, d’où ses "titres" de "héros de la lutte anti-apartheid" et d’homme de "paix et de réconciliation des peuples d’Afrique du Sud" adulé dans toute la planète capitaliste. L’image médiatique de Mandela voile tout le reste à tel point que l’histoire et les combats de la classe ouvrière sud-africaine avant et pendant l’apartheid sont carrément ignorés ou déformés en étant systématiquement catégorisés dans la rubrique "luttes anti-apartheid" ou "luttes de libération nationale". Bien entendu, pour la propagande bourgeoise, ces luttes ne pouvaient être incarnées que par Mandela. Ceci alors même qu’il est de notoriété publique que, depuis leur arrivée au pouvoir, Mandela et son parti le Congrès National Africain (l’ANC) n’ont jamais été tendres envers les grèves de la classe ouvrière 2.
Le but principal de cette contribution vise à rétablir la vérité historique sur les luttes ayant opposé les deux classes fondamentales, à savoir la bourgeoisie (dont l’apartheid n’était qu’un des moyens de sa domination) et le prolétariat d’Afrique du Sud qui, le plus souvent, est parti en lutte sur ses propres revendications de classe exploitée, d’abord à l’époque de la bourgeoisie coloniale hollando-anglaise puis sous le régime de Mandela/ANC. En d’autres termes, un prolétariat sud-africain dont le combat s’inscrit parfaitement dans celui du prolétariat mondial.
Un bref survol de l'histoire de l'Afrique du sud
Selon certaines sources d’historiens, cette région était occupée initialement par les populations Xhosa, Tswana et Sotho qui s’y installèrent entre 500 et l’an 1000. À ce propos, l’historien Henri Wesseling 3 nous donne l'éclairage suivant : "L’Afrique du Sud n’était pas une terre vierge lorsque des navires européens accostèrent pour la première fois vers 1500 au pied des montagnes de la Table. Elle était peuplée par différentes ethnies, essentiellement nomades. Les colons hollandais les divisèrent en Hottentots et Bochimans. Ils les considérèrent comme deux peuples totalement distincts du point de vue physique et culturel. Les Bochimans étaient plus petits que les Hottentots et parlaient une autre langue qu’eux. En outre, ils étaient plus "primitifs", pratiquant la chasse et la cueillette, alors que les Hottentots avaient atteint le niveau des peuples pasteurs. Cette dichotomie traditionnelle a longtemps dominé l’historiographie. Aujourd’hui, nous n’employons plus ces termes, mais ceux de Khoi ou Khoikhoi pour les Hottentots et celui de San pour les Bochimans, le terme de Khoisan servant à désigner le groupe ethnique qu’ils forment ensemble. En effet, actuellement, on souligne moins la distinction entre ces peuples, essentiellement parce qu’ils sont tous deux très différents des ethnies voisines parlant des langues bantoues et autrefois dénommées Cafres, de l’arabe kafir (infidèles). Ce terme-là est également tombé en désuétude".
On peut noter comment les colons hollandais considéraient les premiers occupants de cette région du monde, selon l’idéologie coloniale établissant des classements entre "primitifs" et "évolués". Par ailleurs l’auteur du propos indique que le terme Afrique du Sud est un concept politique (récent) et que nombre de ses populations sont historiquement originaires des pays voisins (par exemple de l’Afrique australe).
Concernant la colonisation européenne, les Portugais y firent escale les premiers en Afrique du Sud en 1488 et les Hollandais les suivirent en débarquant dans la région en 1648. Ces derniers décidèrent de s’y installer définitivement à partir de 1652, ce qui marque le début de la présence "blanche" permanente dans cette partie de l'Afrique. En 1795, Le Cap fut occupé par les Anglais qui, 10 ans plus tard, s’emparèrent du Natal, tandis que les Boers (Hollandais) dirigèrent le Transvaal et l’État libre d’Orange en parvenant à faire reconnaître leur indépendance par l’Angleterre en 1854. Quant aux divers États ou groupes africains, ils résistèrent longtemps par la guerre à la présence des colons européens sur leur sol avant d’être vaincus définitivement par les puissances dominantes. Au terme des guerres qui les opposèrent aux Afrikaners et aux Zoulous, les Britanniques procédèrent en 1910 à l’unification de l’Afrique du Sud sous l’appellation "Union Sud-Africaine" et ce jusqu’en 1961 où le régime afrikaner décida simultanément de quitter le Commonwealth (communauté anglophone) et de changer le nom du pays.
L’apartheid fut établi officiellement en 1948 et aboli en 1990. Nous y reviendrons plus loin en détail.
Concernant les rivalités impérialistes, l’Afrique du Sud joua en Afrique australe le rôle de "gendarme délégué" du bloc impérialiste occidental et c’est à ce titre que Pretoria intervint militairement en 1975 en Angola, soutenu alors par le bloc impérialiste de l’Est au moyen de troupes cubaines.
L’Afrique du Sud est considérée aujourd’hui comme un pays "émergent" membre des BRIC (Brésil, Russie Inde, Chine) et cherche à faire son entrée dans l’arène des grandes puissances.
Depuis 1994, l’Afrique du Sud est gouvernée principalement par l’ANC, le parti de Nelson Mandela, en compagnie du Parti Communiste et de la centrale syndicale COSATU.
La classe ouvrière sud-africaine émergea à la fin du 19e siècle et constitue aujourd’hui le prolétariat industriel le plus nombreux et le plus expérimenté du continent africain.
Enfin, nous pensons utile d’expliquer deux termes proches mais cependant distincts que nous serons amenés à utiliser souvent dans cette contribution, à savoir les termes "boer" et "afrikaner" ayant à l’origine des racines hollandaises.
Sont appelés Boers (ou Trekboers) les fermiers hollandais (à dominante petite paysanne) qui, de 1835 à 1837, entreprirent une vaste migration en Afrique du Sud en raison de l’abolition de l’esclavage par les Anglais dans la colonie du Cap en 1834. Il se trouve que le terme est encore utilisé aujourd’hui à propos des descendants, directs ou non, de ces fermiers (y inclus des ouvriers d’usine).
Concernant la définition du terme afrikaner, nous renvoyons à l’explication que donne l’historien Henri Wesseling (Ibid.) : "La population blanche qui s’était installée au Cap était de diverses origines. Elle se composait de Hollandais, mais aussi de nombreux Allemands et de huguenots français. Cette communauté avait adopté progressivement un mode de vie propre. On pourrait même dire qu’une identité nationale se constitua, celle des Afrikaners, qui considérèrent le gouvernement britannique comme une autorité étrangère."
Nous pouvons donc dire que ce terme renvoie à une sorte d’identité revendiquée par un nombre de migrants européens de l’époque, une notion que l’on emploie encore dans des publications récentes.
Naissance du capitalisme sud-africain
Si le capitalisme naissant a été marqué dans chaque région du monde comme en Afrique du Sud par des caractéristiques spécifiques ou locales, néanmoins il s’est développé en général selon trois étapes différentes, comme l’explique Rosa Luxemburg 4 :
"Il convient d’y [dans son développement] distinguer trois phases : la lutte du capital contre l’économie naturelle, sa lutte contre l’économie marchande et sa lutte sur la scène mondiale autour de ce qui reste des conditions d’accumulation.
Le capitalisme a besoin pour son existence et son développement de formes de productions non capitalistes autour de lui. Mais cela ne veut pas dire que n’importe laquelle de ces formes puisse lui être utile. Il lui faut des couches sociales non capitalistes comme débouchés pour sa plus-value, comme sources de moyens de production et comme réservoirs de main-d’œuvre pour son système de salariat".
En Afrique du Sud, le capitalisme a emprunté ces trois étapes. Au 19e siècle il y existait une économie naturelle, une économie marchande et une main-d’œuvre suffisante pour développer le salariat.
"À la colonie du Cap et dans les républiques boers, une économie purement paysanne régnait jusqu’aux alentours de 1860. Pendant longtemps, les Boers menèrent la vie d’éleveurs nomades, ils avaient pris aux Hottentots et aux Cafres les meilleurs pâturages, les avaient exterminés ou chassés autant qu’ils le pouvaient. Au 18e siècle, la peste apportée par les bateaux de la Compagnie des Indes orientales leur rendait de grands services en anéantissant des tribus entières de Hottentots et en libérant ainsi des terres pour les migrants hollandais".
(…) En général l’économie des Boers resta, jusqu’aux alentours de 1860, patriarcale et fondée sur l’économie naturelle. Ce n’est qu’en 1859 que le premier chemin de fer fut construit en Afrique du Sud. Certes, le caractère patriarcal n’empêchait nullement les Boers d’être durs et brutaux. On sait que Livingstone se plaignait bien plus des Boers que des Cafres. (…) En réalité, il s’agissait de la concurrence entre l’économie paysanne (incarnée par les Boers) et la politique coloniale du grand capital (anglais) autour des Hottentots et des Cafres, c'est-à-dire autour de leurs territoires et de leurs forces de travail. Le but des deux concurrents était le même : ils voulaient asservir, chasser ou exterminer les indigènes, détruire leur organisation sociale, s’approprier leurs terres et les contraindre au travail forcé pour les exploiter. Seuls les méthodes étaient différentes. Les Boers préconisaient l’esclavage périmé comme fondement d’une économie naturelle patriarcale ; la bourgeoisie anglaise voulait introduire une exploitation moderne du pays et des indigènes sur une grande échelle". (Rosa Luxemburg, Ibid.)
À noter l’âpreté du combat que durent se livrer Boers et Anglais pour la conquête et l’instauration du capitalisme dans cette zone qui se fit, comme ailleurs, "dans le sang et dans la boue". Au final ce fut l’impérialisme anglais qui domina la situation et concrétisa l’avènement du capitalisme en Afrique du Sud comme le relate, à sa manière, la chercheuse Brigitte Lachartre 5 :
"L’impérialisme britannique, lors qu’il se manifesta dans le sud du continent en 1875, avait d’autres visées : citoyens de la première puissance économique de l’époque, représentants de la société mercantiliste puis capitaliste la plus développée d’Europe, les Britanniques imposèrent dans leur colonie d’Afrique australe une politique indigène beaucoup plus libérale que celle des Boers. L’esclavage fut aboli dans les régions contrôlées par eux, tandis que les colons hollandais fuyaient dans l’intérieur du pays pour échapper au nouvel ordre social et à l’administration des colons britanniques. Après avoir vaincu les Africains par les armes (une dizaine de guerres "cafres" en un siècle), les Britanniques s’attachèrent à "libérer" la force de travail : on regroupa d’abord les tribus vaincues dans des réserves tribales dont on restreignait de plus en plus les limites ; on empêcha les Africains d’en sortir sans autorisation et laissez-passer en règle. Mais le vrai visage de la colonisation britannique apparut avec la découverte des mines de diamants et d’or vers 1870. Une ère nouvelle commençait qui opéra une transformation profonde de toutes les structures sociales et économiques du pays : les activités minières entraînèrent l’industrialisation, l’urbanisation, la désorganisation des sociétés traditionnelles africaines, mais aussi des communautés boers, l’immigration des nouvelles vagues d’Européens (…)".
En clair, ce propos peut se lire comme un prolongement concret du processus, décrit par Rosa Luxemburg, selon lequel le capitalisme a vu le jour en Afrique du Sud. En effet, dans sa lutte contre "l’économie naturelle", la puissance économique anglaise dut briser les anciennes sociétés tribales et se débarrasser violemment des anciennes formes de productions comme l’esclavage qu’incarnèrent les Boers qui furent contraints de fuir pour échapper à l’ordre du capitalisme moderne. Précisément, ce fut au milieu de ces guerres entre tenants de l’ancien et du nouvel ordre économique que le pays passa illico au capitalisme moderne grâce à la découverte du diamant (en 1871), puis de l’or (en 1886). La "ruée vers l’or" se traduisit ainsi par une accélération fulgurante de l’industrialisation du pays consécutivement à l’exploitation et à la commercialisation des matières précieuses en attirant massivement les investisseurs capitalistes des pays développés. Dès lors, il fallait recruter des ingénieurs et ouvriers qualifiés, et c’est ainsi que des milliers d’Européens, d’Américains et Australiens vinrent s’installer en Afrique du Sud. Et la ville de Johannesburg de symboliser ce dynamisme naissant par la rapidité de son développement. Le 17 juillet 1896, un recensement y fut organisé et il en ressortit que la ville, qui comptait 3000 habitants en 1887, en comptait 100 000 dix ans plus tard. Ensuite, en un peu plus de dix ans, la population blanche passa de six cent mille à plus d’un million d’habitants. D’autre part dans la même période le produit intérieur brut (le PIB) passa de quelque 150 000 livres à près de quatre millions. Voilà comment l’Afrique du Sud est devenue le premier et l’unique pays africain relativement développé sur le plan industriel, ce qui ne tarda pas d’ailleurs à aiguiser les appétits des puissances économiques rivales 6 :
"Le centre économique et politique de l’Afrique du Sud ne se trouvait plus au Cap, mais à Johannesburg et à Pretoria. L’Allemagne, la plus grande puissance économique européenne, s’était établie dans le Sud-Ouest africain et avait manifesté de l’intérêt pour le Sud-Est africain. Si le Transvaal ne se montrait pas disposé à se soumettre à l’autorité de Londres, l’avenir de l’Angleterre serait remis en cause dans toute l’Afrique du Sud".
En effet, dès cette époque on pouvait voir que derrière les enjeux économiques se cachaient les enjeux impérialistes entre les grandes puissances européennes qui se disputaient le contrôle de cette région. D’ailleurs la puissance britannique fit tout pour circonscrire la présence de sa rivale allemande à l’ouest de l’Afrique du Sud, dans ce qui s’appelle aujourd’hui la Namibie (colonisée en 1883), et ce après avoir neutralisé le Portugal, autre puissance impérialiste aux moyens beaucoup plus limités. Dès lors, l’empire britannique pouvait pavoiser en restant le seul maître aux commandes de l’économie sud-africaine en pleine expansion.
Mais le développement économique de l’Afrique du Sud, propulsé par les découvertes minières, se heurta très vite à une série de problèmes en premier lieu d’ordre social et idéologique. En effet :
"Le développement économique, stimulé par la découverte des mines ne tardera pas à placer les colons blancs devant une contradiction profonde (…). D’une part la mise en place du nouvel ordre économique nécessitait la constitution d’une main-d’œuvre salariée ; de l’autre, la libération de la force de travail africaine hors réserves et hors de leur économie de subsistance traditionnelle mettait en péril l’équilibre racial dans l’ensemble du territoire. Dès la fin du siècle dernier (le 19e), les populations africaines furent donc l’objet d’une multitude de lois aux effets souvent contradictoires. Certaines visaient à les faire migrer dans les zones d’activités économiques blanches pour se soumettre au salariat. D’autres tendaient à les maintenir en partie dans les réserves. Parmi les lois destinées à fabriquer une main-d’œuvre disponible, il y en eut qui pénalisaient le vagabondage et devaient "arracher les indigènes à cette oisiveté et de paresse, leur apprendre la dignité du travail, et leur faire contribuer à la prospérité de l’État". Il y en eut pour soumettre les Africains à l’impôt. (…) Parmi les autres lois, celles sur les laissez-passer avaient pour but de filtrer les migrations, de les orienter en fonction des besoins de l’économie ou de les stopper en cas de pléthore". (Brigitte Lachartre. Ibid.)
On voit là que les autorités coloniales britanniques se trouvèrent dans des contradictions liées au développement des forces productives. Mais on peut dire que la contradiction la plus forte d’alors fut d’ordre idéologique quand la puissance anglaise décida de considérer la main-d’œuvre noire sur des critères administratifs ségrégationnistes en particulier à l’instar des lois sur les laissez-passer et le parcage des africains. En fait cette politique était en contradiction flagrante avec l’orientation libérale ayant conduit à la suppression de l’esclavage.
D'autres difficultés liées aux guerres coloniales se manifestèrent également. Après avoir subi des défaites et gagné des guerres face à ses adversaires Zoulous et Afrikaners entre 1870 et 1902, l’empire britannique dut digérer le coût extrêmement élevé de ses victoires, notamment celle de 1899/1902, aussi bien sur le plan humain qu’économique. En effet, "la guerre des Boers" a été une boucherie : "La guerre des Boers fut la plus grande guerre coloniale de l’ère impérialiste moderne. Elle dura plus de deux ans et demi (du 11 octobre 1899 au 31 mai 1902). Les Britanniques y engagèrent environ un demi-million de soldats, dont 22 000 trouvèrent la mort en Afrique du Sud. Leurs pertes totales, c'est-à-dire l’ensemble de leurs tués, blessés et disparus, s’élevèrent à plus de 100 000 hommes. Les Boers, quant à eux, mobilisèrent près 100 000 hommes. Ils perdirent plus de 7 000 combattants et près de 30 000 des leurs moururent dans les camps. Un nombre indéterminé d’Africains combattaient aux côtés des uns et des autres. Les pertes qu’ils subirent sont elles aussi indéterminées. Des dizaines de milliers d’entre eux perdirent sans doute la vie. Le War Office britannique calcula également que 400 346 chevaux, ânes et mules périrent lors de ce conflit, ainsi que des millions de têtes de bétail appartenant au Boers. Cette guerre coûta aux contribuables britanniques 200 000 000 de livres sterling, soit dix fois le budget annuel de l’armée ou 14 % du revenu national de 1902. Si l’assujettissement des futurs sujets britanniques d’Afrique coûta en moyenne quinze pennies par tête, la soumission des Boers coûta en revanche 1 000 livres sterling par homme". (H .Wesseling. Ibid.)
Autrement dit une sale guerre à ciel ouvert qui inaugura l’entrée du capitalisme britannique dans le 20e siècle. Surtout, on aura remarqué dans les détails de cette horrible boucherie que les camps de concentration hitlériens purent y trouver une source d’inspiration. En effet, le capitalisme britannique fit aménager au total quarante-quatre camps destinés aux Boers où furent emprisonnés environ 120 000 femmes et enfants. À la fin de la guerre, en 1902 on constata que 28 000 détenus blancs y avaient perdu la vie, parmi lesquels 20 000 enfants de moins de 16 ans.
Pourtant ce fut sans remords que le commandant de l’armée britannique Lord Kitchener 7 justifia les massacres en parlant des Boers comme "une espèce de sauvages issue de générations ayant mené une existence barbare et solitaire".
Il s’agit de propos cyniques d’un grand criminel de guerre. Certes on se doit de noter que, dans cette boucherie, les troupes afrikaners ne furent pas en reste en termes de massacres de masse et d’atrocités, et que des dirigeants Afrikaners furent plus tard des alliés de l’armée allemande pendant la Seconde Guerre et ce avant tout pour régler leurs comptes avec la puissance britannique. "Vaincus par l’impérialisme britannique, soumis au système capitaliste, humiliés dans leur culture et leurs traditions, le peuple afrikaner (…) s’organise à partir de 1925-1930 dans un fort mouvement de réhabilitation de la nation afrikaner. Son idéologie revancharde, anticapitaliste, anticommuniste et profondément raciste désigne Africains, métis, Asiatiques et juifs, comme autant de menaces sur la civilisation occidentale qu’ils prétendent représenter sur le continent africain. Organisés à tous les niveaux, école, église, syndicat et en sociétés secrètes terroristes (dont la plus connue est Broederbond), les Afrikaners se montrèrent plus tard de fervents partisans de Hitler, du nazisme et de son idéologie". (Brigitte Lachartre. Ibid.)
Le fait que des ouvriers afrikaner aient été entraînés dans un mouvement adoptant un tel positionnement illustre l’immensité de l’obstacle que devait franchir la classe ouvrière dans ce pays pour se joindre aux combats ouvriers d’autres ethnies.
Ce conflit façonna durablement les rapports entre les colonialismes britannique et afrikaner sur le sol sud-africain jusqu’à la chute de l’apartheid. Aux divisions et haines ethniques entre blancs Britanniques et Afrikaners, se superposaient celles entre, d’une part, ces deux catégories et, d’autre part, les noirs (et autres hommes de couleur) que la bourgeoisie utilisa systématiquement pour briser toutes tentatives d’unité dans les rangs ouvriers.
Naissance de la classe ouvrière
La naissance du capitalisme entraîna la dislocation de bon nombre de sociétés traditionnelles africaines. En effet, à partir des années 1870, l’empire britannique entreprit une politique coloniale libérale en abolissant l’esclavage dans les régions qu’il contrôlait dans le but de "libérer" la force de travail constituée alors de travailleurs agricoles boers et africains. Signalons que les colons boers, eux, continuaient d’exploiter les agriculteurs noirs sous l’ancienne forme d’esclavage avant d’être vaincus par les britanniques. Mais, en dernière analyse, ce fut la découverte de l’or qui accéléra brusquement à la fois la naissance du capitalisme et celle de la classe ouvrière : "Le capital ne manquait pas. Les bourses de Londres et de New York fournirent volontiers les fonds nécessaires. L’économie mondiale, qui était en pleine croissance, réclamait l’or. Les ouvriers affluèrent aussi. L’exploitation minière attira les foules dans le Rand. Les gens vinrent s’y installer non pas par milliers, mais par dizaines de milliers. Aucune ville au monde ne connut alors un développement aussi rapide que Johannesburg" 8.
En effet, en l’espace de 20 ans la population européenne de Johannesburg passa de quelques milliers à plusieurs centaines de milliers (250 000) dont une majorité d’ouvriers qualifiés, ingénieurs et autres techniciens. Ce sont eux qui donnèrent naissance à la classe ouvrière sud-africaine au sens marxiste du terme, c'est-à-dire ceux qui, sous le capitalisme, vendent leur force de travail en échange d’une rémunération. En fait, il convient de préciser que le capital avait un besoin important et urgent de main-d’œuvre plus ou moins qualifiée qui ne se trouvait pas sur place, d’où le recours aux migrants venus d’Europe et notamment de l’empire britannique. Mais, au fur et à mesure que progressait le développement économique, l’appareil industriel fut acculé à recruter de plus en plus de travailleurs africains non qualifiés se trouvant à l’intérieur du pays ou à l’extérieur, venant notamment du Mozambique et du Zimbabwe. Dès lors la main-d’œuvre économique sud-africaine "s’internationalisa" véritablement.
Comme conséquence de l’arrivée massive en Afrique du Sud des travailleurs d’origine britannique, la classe ouvrière fut d’emblée organisée et encadrée par les syndicats anglais et, au début des années 1880, nombreuses furent les sociétés et corporations qui se créèrent sur le "modèle anglais" (trade-union). Cela veut dire que les ouvriers d’origine sud-africaine, en tant que groupes ou individus sans expérience organisationnelle, pouvaient difficilement s’organiser en dehors des organisations syndicales préétablies 9. Certes, il y eut des dissidences au sein des syndicats comme au sein des partis se réclamant de la classe ouvrière avec tentatives de développer une activité syndicale autonome de la part d’éléments prolétariens radicaux qui ne supportaient plus la "trahison des dirigeants". Mais ceux-là furent très minoritaires.
Comme partout dans le monde où il existe des affrontements de classes sous le capitalisme, la classe ouvrière finit toujours par secréter des minorités révolutionnaires se réclamant, plus ou moins clairement, de l’internationalisme prolétarien. Ce fut aussi le cas en Afrique du Sud. Quelques éléments ouvriers furent à l’origine de luttes mais aussi à l’initiative de la formation d’organisations prolétariennes. Parmi ces éléments nous proposons de présenter trois figures de cette génération sous la forme d’un résumé succinct de leur trajectoire.
- Andrew Dunbar (1879-1964). Immigrant écossais, il fut secrétaire général du syndicat l’IWW (Industrial Workers of the World) créé en 1910 en Afrique du Sud. Il était cheminot à Johannesburg et participa activement à la grève massive de 1909 à l’issue de laquelle il fut licencié. En 1914, il lutta contre la guerre et participa à la création de la Ligue Internationale Socialiste (ISL), tendance syndicaliste révolutionnaire. Il lutta aussi contre les mesures répressives et discriminatoires contre les Africains, ce qui lui attira la sympathie des travailleurs noirs. Il fut d’ailleurs à l’origine de la création du premier syndicat africain "Union africaine" sur le modèle de l’IWW en 1917. Mais sa sympathie pour la révolution russe devenant de plus en plus grande, il décida alors, avec d’autres camarades, de former le "Parti communiste de l’Afrique" en octobre 1920 sur une plate-forme essentiellement syndicaliste et dont il fut secrétaire. En 1921, son organisation décida de fusionner avec le Parti Communiste officiel qui venait de voir le jour. Mais il en fut exclu quelques années plus tard et abandonna dans la foulée ses activités syndicales.
- TW Thibedi (1888-1960). Il fut considéré comme un grand syndicaliste membre de l’IWW (il y adhéra en 1916). Il était originaire de la ville sud-africaine de Vereeniging et exerça un métier d’enseignant dans une école dépendant d’une église à Johannesburg. Dans le cadre de ses activités syndicales il prônait l’unité de classe et l’action de masse contre le capitalisme. Il faisait partie de l’aile gauche du parti nationaliste africain "Congrès national indigène sud-africain" (SANNC). Thibedi lui aussi était membre de l’ISL et lors d'un mouvement de grève dirigé par ce groupe en 1918 il subit avec ses camarades une dure répression policière. Membre du PC sud-africain dès le début, il en fut exclu en 1928 mais, face à la réaction de nombre de ses camarades, il fut réintégré avant d’être définitivement chassé du parti et il décida ensuite de sympathiser brièvement avec la mouvance trotskiste avant d’entrer dans l’anonymat complet. Signalons que les sources dont nous disposons 10 ne donnent pas d’ordre de grandeur des militants trotskistes sud-africains de cette époque.
- Bernard Le Sigamoney (1888-1963). Indien d’origine et issue d’une famille d’agriculteurs, il fut membre actif du syndicat IWW indien et, comme ses camarades précédemment cités, il fut aussi membre de l’ISL. Il s’investit en faveur de l’unité des travailleurs de l’industrie de l’Afrique du Sud, de même que, avec ses camarades de l’ISL, il fut à la tête d’importants mouvements de grève en 1920/1921. Cependant, il ne rejoignit pas le Parti Communiste et décida d’abandonner ses activités politiques et syndicales en allant étudier en Grande Bretagne en 1922. En 1927 il revint en Afrique du Sud (Johannesburg) comme missionnaire pasteur anglican tout en reprenant ses activités syndicales au sein d’organisations proches de l’IWW. Il fut alors dénoncé comme "fauteur de troubles" par les autorités et finit par se décourager en se contentant de ses travaux dans l’église et de la promotion des droits civils des personnes de couleur.
Voilà donc 3 "portraits" de militants à trajectoires syndicales et politiques assez similaires tout en étant d’origine ethnique différente (un européen, un africain et un indien). Mais, surtout, ils partagent une caractéristique commune essentielle : la solidarité de classe prolétarienne et l’esprit internationaliste avec une grande combativité contre l’ennemi capitaliste. Ce furent eux et leurs camarades de lutte les précurseurs des combattants ouvriers actuels en Afrique du Sud.
D’autres organisations, de nature et origine différentes ont eu une action au sein de la classe ouvrière. Il s’agit des principaux partis et organisations 11 se réclamant à l’origine plus ou moins formellement de la classe ouvrière ou prétendant défendre ses "intérêts", ceci à l’exclusion de Parti Travailliste qui est demeuré fidèle à sa bourgeoisie depuis sa participation active à la première boucherie mondiale. Plus précisément nous donnons ici un aperçu 12 de la nature et origine de l’ANC et du PC sud-africain en tant que forces d’encadrement idéologique de la classe ouvrière depuis les années 1920.
- L’ANC. Cette organisation fut créée en 1912 par et pour la petite bourgeoisie indigène (médecins, juristes, enseignants et autres fonctionnaires, etc.), des individus qui réclamaient la démocratie, l’égalité raciale et en se revendiquant du système constitutionnel anglais comme l’illustrent les dires mêmes de Nelson Mandela 13 : "Pendant 37 ans, c'est-à-dire jusqu’en 1949, le Congrès national africain lutta en respectant scrupuleusement la légalité (…) On croyait alors que les griefs des Africains pourraient être pris en considération au terme de discussions pacifiques et que l’on s’acheminerait lentement vers une pleine reconnaissance des droits de la nation africaine".
En ce sens, depuis sa naissance jusqu’aux années 1950 14, l’ANC menait plutôt des actions pacifiques respectueuses de l’ordre établi, et était donc très loin de vouloir renverser le système capitaliste. De même que Mandela se vantait de son combat "anti-communiste" comme le souligne son autobiographie "Un long chemin vers la liberté". Mais l’orientation stalinienne, suggérant une alliance entre la bourgeoisie ("progressiste") et la classe ouvrière, permit à l’ANC de s’appuyer sur le PC pour avoir pied dans les rangs ouvriers, notamment par le biais des syndicats que ces deux partis contrôlent ensemble jusqu’aujourd’hui.
- Le Parti Communiste sud-africain. Le PC fut créé par des éléments se réclamant de l’internationalisme prolétarien et à ce titre fut membre de la Troisième Internationale (en 1921). À ses débuts, il préconisait l’unité de la classe ouvrière et mettait en perspective le renversement du capitalisme et l’instauration du communisme. Mais il devint, dès 1928, un simple bras exécutant des orientations de Staline dans la colonie sud-africaine. En effet, la théorie stalinienne du "socialisme en un seul pays" s’accompagnait de l’idée suivant laquelle les pays sous-développés devaient obligatoirement passer par "une révolution bourgeoise" et que, dans cette optique, le prolétariat pouvait toujours lutter contre l’oppression coloniale mais pas question d’instaurer un quelconque pouvoir prolétarien dans les colonies de l’époque.
Le PC sud-africain appliqua cette orientation jusqu’à l’absurde en devenant même le chien fidèle de l’ANC dans les années 1950, comme l’illustre ce propos : "Le PC fit des offres de service à l’ANC. Le secrétaire général du PC expliquait à Mandela : "Nelson, qu’est-ce tu as contre nous ? Nous combattons le même ennemi. Nous ne parlons pas de dominer l’ANC ; nous travaillons dans le contexte du nationalisme africain". Et au cours de l’année 1950 Mandela accepta que le PC mette son appareil militant au service de l’ANC, en lui offrant ainsi le contrôle sur une bonne partie du mouvement ouvrier et un avantage important permettant à l’ANC de prendre l’hégémonie sur l’ensemble du mouvement anti-apartheid. En échange l’ANC servirait de vitrine légale pour l’appareil du PC interdit." 15
De ce fait, ces deux partis ouvertement bourgeois sont devenus inséparables et se trouvent aujourd’hui à la tête de l’État sud-africain pour la défense des intérêts bien compris du capital national et contre la classe ouvrière qu’ils oppressent et massacrent, comme lors du mouvement de grève des mineurs de Marikana en août 2012.
L’apartheid contre la lutte de classe
Voilà un mot barbare honni aujourd’hui dans le monde entier, même par ses anciens soutiens tant il a longtemps symbolisé et incarné la forme d’exploitation capitaliste la plus ignoble contre les couches et classes appartenant au prolétariat sud-africain. Mais avant d’aller plus loin nous proposons une définition parmi d’autres de ce terme : En langue "afrikaans" parlée par les Afrikaners, apartheid signifie "séparation", plus précisément séparation raciale, sociale, culturelle, économique, etc... Mais derrière cette définition formelle du mot apartheid se cache une doctrine véhiculée par des capitalistes et colonialistes "primitifs" mêlant objectifs économiques et idéologiques : "L’apartheid est issu à la fois du système colonial et du système capitaliste ; à ce double titre, il imprime à la société sud-africaine des divisions de races caractéristiques du premier, et des divisions de classes inhérentes au second. Comme bien d’autres lieux du globe, il y a coïncidence presque parfaite entre races noires et classe exploitée. À l’autre pôle cependant, la situation est moins claire. En effet, la population blanche ne peut pas être assimilée à une classe dominante sans autre forme de procès. Elle est, certes, constituée d’une poignée de détenteurs des moyens de production, mais aussi de la masse de ceux qui en sont dépossédés : ouvriers agricoles et de l’industrie, mineurs, employés du tertiaire, etc. Il n’y a donc pas identité entre race blanche et classe dominante. (…) Or, rien de tel ne s’est jamais produit [la main-d’œuvre blanche côtoyant la main-d’œuvre noire sur un pied d’égalité] ni ne se produira jamais en Afrique du Sud tant que l’apartheid sera en vigueur. Car ce système a pour but d’éviter toute possibilité de création d’une classe ouvrière multiraciale .16 C’est là que l’anachronisme du système de pouvoir sud-africain, que ses mécanismes datant d’une autre époque viennent au secours du système capitaliste qui tend généralement à simplifier les rapports au sein de la société. L’apartheid - dans sa forme la plus complète -est venu consolider l’édifice colonial, au moment où le capitalisme risquait de faire crouler la toute-puissance des Blancs. Le moyen en a été une idéologie et une législation visant à annihiler les antagonismes de classe à l’intérieur de la population blanche, à en extirper les germes, à en gommer les contours et à les remplacer par des antagonismes de races.
En déplaçant les contradictions d’un terrain difficile à contrôler (division de la société en classes antagoniques) sur celui, plus facilement maîtrisable, de la division non antagonique de la société entre races, le pouvoir blanc a pratiquement atteint le résultat escompté : constituer un bloc homogène et uni du côté de l’ethnie blanche - bloc d’autant plus solide qu’il se croit historiquement menacé par le pouvoir noir et le communisme - et de l’autre côté, diviser les populations noires entre elles, par tribus distinctes ou par couches sociales aux intérêts différents.
Les dissonances, les antagonismes de classe qui sont minimisés, ignorés ou gommés du côté blanc, sont encouragés, soulignés et provoqués du côté noir. Cette entreprise de division - facilitée par la présence sur le sol sud-africain de populations aux origines très diverses - est systématiquement menée depuis la colonisation : détribalisation d’une partie des populations africaines, maintien dans les structures traditionnelles d’une autre ; évangélisation et instruction de certains, privation de toute possibilité d’éducation des autres ; instauration de petites élites de chefs et de fonctionnaires, paupérisation des grandes masses ; enfin, mise en place à grand renfort de publicité d’une petite bourgeoisie africaine, métisse, indienne, composée d’individus- tampons prêts à s’interposer entre leurs frères de races et leurs alliés de classe" (Brigitte Lachartre. Ibid.)
Nous sommes globalement d’accord avec le cadre de définition et d’analyse du système d’apartheid de cet auteur. Nous sommes particulièrement de son avis quand elle affirme que l’apartheid est avant tout un instrument idéologique au service du capital contre l’unité (dans la lutte) des différents membres de la classe exploitée, en l’occurrence les ouvriers de toutes couleurs. Autrement dit, le système d’apartheid est avant tout une arme contre la lutte de classe comme moteur de l’histoire, la seule qui soit capable de renverser le capitalisme. Aussi, si l’apartheid fut théorisé et appliqué à fond à partir de 1948 par la fraction Afrikaner la plus rétrograde de la bourgeoisie coloniale sud-africaine, ce sont quand même les Britanniques porteurs de la "civilisation la plus moderne" qui posèrent les jalons de ce système abject. "En effet, c’est dès le début du XIXe siècle que les envahisseurs britanniques avaient pris des mesures législatives et militaires pour regrouper une partie des populations africaines dans les "réserves", laissant ou contraignant l’autre partie à en sortir pour s’employer à travers le pays dans les divers secteurs "économiques. La superficie de ces réserves tribales fut fixée en 1913 et légèrement agrandie en 1936 pour n’offrir à la population (noire) que 13 % du territoire national. Ces réserves tribales fabriquées de toutes pièces par le pouvoir blanc (…) ont reçu le nom Bantoustans (…) "foyers nationaux pour Bantous", chacun d’eux devant théoriquement regrouper les membres d’une même ethnie". (Brigitte Lachartre. Ibid.)
Ainsi, l’idée de séparer les races et les populations fut initiée par le colonialisme anglais qui appliqua méthodiquement sa fameuse stratégie dite "diviser pour régner" en instaurant une séparation ethnique, pas seulement entre blancs et noirs mais plus cyniquement encore entre les ethnies noires.
Cependant, les tenants du système ne purent jamais empêcher l’éclatement de ses propres contradictions générant inévitablement la confrontation entre les deux classes antagoniques. En clair, sous ce système barbare, de nombreuses luttes ouvrières furent menées aussi bien par les ouvriers blancs que par les ouvriers noirs (ou métis et indiens).
Certes, la bourgeoisie sud-africaine a remarquablement réussi à rendre les luttes ouvrières impuissantes en empoisonnant durablement la conscience de classe des prolétaires sud-africains. Cela se traduisit par le fait que certains groupes ouvriers se battaient souvent à la fois contre leurs exploiteurs mais aussi contre leurs camarades d’une ethnie différente de la leur, tombant ainsi dans le piège mortel tendu par l’ennemi de classe. En somme, rares furent les luttes unissant ouvriers d’origines ethniques diverses. On sait que nombreuses furent aussi les organisations dites "ouvrières", à savoir syndicats et partis, qui facilitèrent la tâche au capital en cautionnant cette politique de la "division raciale" de la classe ouvrière sud-africaine. Par exemple, les syndicats d’origine européenne en compagnie du Parti Travailliste sud-africain, défendaient d’abord (voire exclusivement) les "intérêts" des ouvriers blancs. De même, les divers mouvements noirs (partis et syndicats) luttaient avant tout contre le sort réservé aux noirs par le système d’exclusion en réclamant l’égalité puis l’indépendance. Cette orientation fut incarnée principalement par l’ANC. Soulignons ici le cas particulier du PC sud-africain qui, dans un premier temps (début années 1920), essaya d’unir la classe ouvrière sans distinction dans le combat contre le capitalisme mais ne tarda pas à abandonner le terrain de l’internationalisme en décidant de privilégier "la cause noire". C’était le début de sa "stalinisation" définitive.
Mouvements de grève et autres luttes sociales entre 1884 et 2013
Première lutte ouvrière à Kimberley.
Comme par hasard, le diamant qui donna naissance symboliquement au capitalisme sud-africain fut aussi à l’origine du premier mouvement de lutte prolétarienne. En effet, la première grève ouvrière éclata à Kimberley, "capitale diamantaire" en 1884 où les mineurs d’origine britannique décidèrent de lutter contre la décision des compagnies minières de leur imposer le système dit "compound" (camp de travail forcé) réservé jusqu’alors aux travailleurs noirs. Dans cette lutte, les mineurs organisèrent des piquets de grève pour imposer un rapport de force leur permettant de satisfaire leurs revendications. Tandis que pour faire plier les grévistes, les employeurs engagèrent d’un côté des "jaunes" et de l’autre des troupes armées jusqu’aux dents qui ne tardèrent pas à tirer sur les ouvriers. Et on dénombra 4 morts chez les grévistes qui poursuivirent cependant la lutte avec vigueur, ce qui obligea les employeurs à satisfaire leurs revendications. Voilà le premier mouvement de lutte opposant les deux forces historiques sous le capitalisme sud-africain qui se termina dans le sang mais victorieux pour le prolétariat. De ce fait, on peut dire qu’ici débuta la vraie lutte de classe en Afrique du Sud capitaliste, posant les jalons pour les confrontations ultérieures.
Grève contre la réduction des salaires en 1907
Non contents des cadences qu’ils imposèrent aux ouvriers en vue d’un meilleur rendement, les employeurs du Rand 17 décidèrent, courant 1907, de réduire les salaires de 15 %, en particulier ceux des mineurs d’origine anglaise considérés comme "privilégiés". Comme lors de la grève de Kimberley, le patronat recruta des jaunes (afrikaners très pauvres) qui, sans être solidaires des grévistes, refusèrent cependant de faire le sale boulot qu’on leur demandait. Malgré cela le patronat finit par réussir à faire plier les grévistes, notamment grâce à l’usure. Notons ici que les sources dont nous disposons parlent bien de grève d’ampleur mais ne donnent pas de chiffre concernant le nombre des participants au mouvement.
Grèves et manifestations en 1913
Face à la réduction massive des salaires et à la dégradation de leurs conditions de travail, les mineurs entrèrent massivement en lutte. En effet, courant 1913, une grève fut lancée par les ouvriers d’une mine contre les heures supplémentaires que l’entreprise voulait leur imposer. Et il n’en fallut pas plus pour généraliser le mouvement à tous les secteurs avec des manifestations de masse, lesquelles furent néanmoins brisées violemment par les forces de l’ordre. Au final on compta (officiellement) une vingtaine de morts et une centaine de blessés.
Grève des cheminots et des charbonniers en 1914
Au début de cette année-là éclata une série de grèves aussi bien chez les mineurs de charbon que chez les cheminots contre la dégradation des conditions de travail. Mais ce mouvement de lutte se situa dans un contexte particulier, celui des terribles préparatifs de la première boucherie impérialiste généralisée. Dans ce mouvement, on put remarquer la présence de la fraction afrikaner, mais à l’écart de la fraction anglaise. Bien entendu toutes deux bien encadrées par leurs syndicats respectifs dont chacun défendait ses propres "clients ethniques".
Dès lors le gouvernement s’empressa d’instaurer la loi martiale sur laquelle il s’appuya pour briser physiquement la grève et ses initiateurs et en emprisonnant ou en déportant un grand nombre de grévistes dont on ignore encore le nombre exact des victimes. Par ailleurs, nous tenons à souligner ici le rôle particulier des syndicats dans ce mouvement de lutte. En effet, ce fut dans ce même contexte de répression des luttes que les dirigeants syndicaux et du Parti Travailliste votèrent les "crédits de guerre" en soutenant l’entrée en guerre de l’Union Sud-Africaine contre l’Allemagne.
Agitations ouvrières contre la guerre de 1914 et tentatives d’organisation
Si la classe ouvrière fut muselée globalement durant la guerre 1914/18, en revanche quelques éléments prolétariens purent tenter de s’y opposer en préconisant l’internationalisme contre le capitalisme. Ainsi : " (…) En 1917, une affiche fleurit sur les murs de Johannesburg, convoquant une réunion pour le 19 juillet : "Venez discuter des points d’intérêt commun entre les ouvriers blancs et les indigènes". Ce texte est publié par l’International Socialist League (ISL), une organisation syndicaliste révolutionnaire influencée par les IWW américains (…) et formée en 1915 en opposition à la Première Guerre mondiale et aux politiques racistes et conservatrices du parti travailliste sud-africain et des syndicats de métiers. Comptant au début surtout des militants blancs, l’ISL s’oriente très vite vers les ouvriers noirs, appelant dans son journal hebdomadaire L’International, à construire "un nouveau syndicat qui surmonte les limites des métiers, des couleurs de peau, des races et du sexe pour détruire le capitalisme par un blocage de la classe capitaliste" " 18.
Dès 1917, L’ISL organise des ouvriers de couleurs. En mars 1917, elle fonde un syndicat d’ouvriers indiens à Durban. En 1918, elle fonde un syndicat des travailleurs du textile (se déclarant aussi plus tard à Johannesburg) et un syndicat des conducteurs de cheval à Kimberley, ville d’extraction de diamant. Au Cape, une organisation sœur, L’Industrial Socialist League, fonde la même année un syndicat des travailleurs des sucreries et confiseries.
La réunion du 19 juillet est un succès et constitue la base de réunions hebdomadaires de groupes d’étude menés par des membres de L’ISL (notamment Andrew Dunbar, fondateur de L’IWW en Afrique du Sud en 1910). Dans ces réunions, on discute du capitalisme, de la lutte des classes et de la nécessité pour les ouvriers africains de se syndiquer afin d’obtenir des augmentations de salaires et de supprimer le système du droit de passage. Le 27 septembre suivant, les groupes d’étude se transforment en un syndicat, L’Industrial Workers of Africa (IWA), sur le modèle des IWW. Son comité d’organisation est entièrement composé d’Africains. Les demandes des nouveaux syndicats sont simples et intransigeantes dans un slogan : Sifuna Zonke ! ("Nous voulons tout !").
Enfin, voilà l’expression de l’internationalisme prolétarien naissant. Un internationalisme porté par une minorité d’ouvriers mais d’une haute importance à l’époque, car ce fut au moment où nombre de prolétaires étaient ligotés et entraînés dans la première boucherie impérialiste mondiale par le Parti Travailliste traître en compagnie des syndicats officiels. Un autre aspect qui illustre la force et la dynamique de ces petits regroupements internationalistes fut le fait que des éléments (notamment de la Ligue Internationale Socialiste et d’autres) purent s’en dégager pour former le Parti Communiste sud-africain en 1920. Ce furent ces groupes dominés apparemment par les tenants du syndicalisme révolutionnaire qui purent favoriser activement l’émergence de syndicats radicaux en particulier chez les travailleurs noirs ou de couleurs.
Une vague de grèves en 1918
Malgré la dureté des temps d’alors avec les lois martiales réprimant toute réaction ou mouvement de protestation, des grèves purent se produire : "En 1918, une vague sans précédent de grèves contre le coût de la vie et pour des augmentations de salaire, rassemblant ouvriers blancs et de couleur, submerge le pays. Lorsque le juge McFie fait jeter en prison 152 ouvriers municipaux africains en juin 1918, les enjoignant à continuer "d’effectuer le même travail qu'auparavant" mais maintenant depuis la prison sous surveillance d’une escorte armée, les progressistes blancs et africains sont outragés. Le TNT (le Transvaal Native Congres, ancêtre de l’ANC) appelle à un rassemblement de masse des ouvriers africains à Johannesburg le 10 juin". (http//www-pelloutier.net, déjà cité).
On doit souligner ici un fait important ou symbolique : voilà l’unique implication (connue) de l’ANC dans un mouvement de lutte de classe au sens premier du terme. C’est certainement une des raisons expliquant le fait que cette fraction nationaliste ait pu par la suite avoir une influence au sein de la classe ouvrière noire.
Grèves massives en 1919/1920 réprimées dans le sang
Courant 1919 un syndicat radical (Industrial and Commercial Workers Union) composé de noirs et métis mais sans les blancs lança un vaste mouvement de grève notamment chez les dockers du Port-Elisabeth. Mais une fois de plus ce mouvement fut brisé militairement par la police épaulée par des groupes blancs armés et provoquant plus de 20 morts chez les grévistes. Voilà encore des grévistes isolés et ainsi assurée la défaite de la classe ouvrière dans un combat inégal sur le plan militaire.
En 1920 ce furent cette fois les mineurs africains qui déclenchèrent une des plus grandes grèves du pays touchant quelques 70 000 travailleurs. Un mouvement qui dura une semaine avant d’être écrasé par les forces de l’ordre qui, par les armes, liquidèrent un grand nombre de grévistes. À souligner le fait que, malgré sa massivité, ce mouvement des ouvriers africains ne put bénéficier du moindre soutien des syndicats blancs qui refusèrent d’appeler à la grève et de venir en aide aux victimes des balles de la bourgeoise coloniale. Et malheureusement ce manque de solidarité encouragé par les syndicats devint systématique dans chaque lutte.
En 1922 une grève insurrectionnelle écrasée par une armée suréquipée
Fin décembre 1921, le patronat des mines de charbon annonça des réductions massives de salaires et des licenciements visant à remplacer 5 000 mineurs européens par des indigènes. En janvier 1922, 30 000 mineurs décidèrent de partir en lutte contre les attaques des employeurs miniers. En effet, face aux tergiversations des syndicats, un groupe d’ouvriers prit l’initiative de la riposte en se dotant d’un comité de lutte et décrétant une grève générale. De ce fait les mineurs forcèrent ainsi les dirigeants syndicaux à suivre le mouvement, mais cette grève ne fut pas tout à fait "générale" car elle ne concernait que les "blancs".
Face à la pugnacité des ouvriers, l’État et le patronat unis décidèrent alors d’employer les plus gros moyens militaires pour venir à bout du mouvement. En effet, pour faire face à la grève, le gouvernement décréta la loi martiale et regroupa quelques 60 000 mille hommes équipés de mitrailleuses, canons, chars et même des avions.
De leur côté, voyant l’ampleur de l’armement de leurs ennemis, les grévistes se mirent à s’armer en se procurant des armes (fusils et autres) et s’organisant en commandos. Dès lors on assista à une véritable bataille militaire comme dans une guerre classique. Au terme du combat on énuméra du côté ouvrier plus de 200 morts, 500 blessés, 4750 arrestations, 18 condamnations à mort. En clair, il s’est agi là d’une vraie guerre, comme si l’impérialisme sud-africain qui prit part active dans la première boucherie mondiale voulait prolonger son action en bombardant les ouvriers mineurs comme il affrontait les troupes allemandes. En clair, par ce geste la bourgeoisie coloniale britannique fit la démonstration de sa haine absolue du prolétariat sud-africain mais aussi de sa terrible peur de ce dernier.
En termes de leçons à tirer de ce mouvement, il convient de dire que, malgré son caractère très militaire, cette confrontation sanglante fut surtout une vraie guerre de classe, en l’occurrence le prolétariat contre la bourgeoisie, avec cependant des moyens inégaux. Cela ne fait que souligner que la force première de la classe ouvrière n’est pas militaire mais réside avant tout dans son unité la plus large possible. Au lieu de chercher le soutien de l’ensemble des exploités, les mineurs (blancs) tombèrent dans le piège tendu par la bourgeoisie à travers son projet de remplacer les 5 000 ouvriers européens par des indigènes. Cela se traduisit tragiquement par le fait que, durant toute la bataille rangée entre les mineurs européens et les forces armées du capital, les autres ouvriers (noirs, métis et indiens) eux, furent 200 000 à travailler ou à croiser les bras. Il est clair aussi que, dès le départ, la bourgeoisie était visiblement consciente de l’état de faiblesse des ouvriers allant au combat profondément divisés. En fait la recette abjecte "diviser pour régner" a été appliquée ici avec succès bien avant l’instauration officielle de l’apartheid (dont le but principal - rappelons-le - est avant tout contre la lutte de classe). Mais surtout la bourgeoisie profita de sa victoire militaire sur les prolétaires sud-africains pour renforcer son emprise sur la classe ouvrière. Elle organisa des élections en 1924 dont sortirent vainqueurs les partis populistes clientélistes se voulant défenseurs des "intérêts des Blancs", à savoir le Parti National (Boer) et le Parti Travailliste qui formèrent une coalition gouvernementale. Ce fut cette coalition gouvernementale qui promulgua les lois instaurant des divisions raciales allant jusqu’à assimiler à un crime une rupture de contrat de travail par un noir ; ou encore imposant un système de laissez-passer pour les noirs et instaurant des zones de résidence obligatoire pour les indigènes. De même "La barre de la couleur" ("color bar") visait à réserver aux Blancs les emplois qualifiés leur assurant un salaire nettement plus élevé que celui des Noirs ou des Indiens. À cela s’ajoutèrent d’autres lois ségrégationnistes dont celle intitulée "La Loi de Conciliation Industrielle" permettant l’interdiction d’organisations non blanches. Ce fut ce dispositif ultra répressif et ségrégationniste sur lequel s’appuya, en 1948, le gouvernement afrikaner pour instaurer juridiquement l’apartheid.
La bourgeoisie parvint ainsi à paralyser durablement toute expression de lutte de classe prolétarienne et il fallut attendre la veille de la Seconde Guerre mondiale pour voir la classe ouvrière sortir la tête de l’eau en reprenant le chemin des combats de classe. En fait, entre la fin des années 1920 et 1937, le terrain de la lutte fut occupé par le nationalisme : d’un côté, par le PC sud-africain, l’ANC et leurs syndicats, de l’autre, par le Parti National afrikaner et ses satellites.
(à suivre)
Lassou (décembre 2013)
1. Voir la série "Contribution à une histoire du mouvement ouvrier en Afrique, au Sénégal en particulier", dans la Revue internationale : 145, 146, 147, 148 et 149.
2. En août 2012, la police du gouvernement de l’ANC a massacré 34 grévistes des mines de Marikana.
3. Henri Wesseling, Le partage de l’Afrique, Editions Denoel, 1996, pour la traduction française.
4. Rosa Luxemburg, L’accumulation du capital, tom 2, chapitre "La lutte contre l’économie naturelle", Editions Maspero, 1976.
5. Brigitte Lachartre, Luttes ouvrières et libération en Afrique du Sud, Editions Syros, 1977.
6. Henri Wesseling. Ibid.
7. Lord Kitchener, commandant de l’armée britannique d’alors, cité par Henri Wesseling. Ibid.
8. Henri Wesseling, ibid.
9. L’État sud-africain y a certes contribué largement par des lois réprimant toute organisation non blanche.
10. Lucien van der Walt (Bikisha media collective) Site https://zabalaza.net/
11. Nous reviendrons ultérieurement sur les organisations syndicales se réclamant de la classe ouvrière.
12. Dans l’article suivant on développera sur les rôles des partis/ syndicats agissant au sein de la classe ouvrière.
13. Cité par Brigitte Lachartre. Ibid.
14. C’est au lendemain de l’instauration officielle de l’apartheid en 1948 que le PC et l’ANC entrèrent en lutte armée.
15. Cercle Léon Trotski, Exposé du 29/01/2010, site Internet www.lutte-ouvriere.org
16. Souligné par nous.
17. Nom d'une région, Rand étant un raccourci de Witwatersrand.
18. Une histoire du syndicalisme révolutionnaire en Afrique du Sud, Site : http// www.pelloutier.net, 2008.