Un hymne à l’abandon du combat de classe

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Le film des frères Dardenne, Deux jours, une nuit, présenté au festival de Cannes, a reçu un éloge unanime. Et pour cause ! Il ne s’agit ni plus ni moins que d’un hymne à l’abandon du combat de classe. Les ouvriers sont présentés comme des abrutis égoïstes dès qu’ils sont ensemble, regroupés dans l’usine. “A la poubelle la lutte du prolétariat, vive les individus atomisés !”, voilà quel message infâme diffusent en chœur les frères Dardenne, Marion Cotillard (l’actrice principale), les critiques et le monde du cinéma en smokings et robes haute-couture.

Le synopsis parle de lui-même : “Sandra, modeste employée d’une entreprise de panneaux solaires, arrive au terme d’un long arrêt de maladie pour dépression. Son patron, qui a réorganisé l’usine en distribuant le travail de Sandra aux autres employés, soumet ceux-ci à un dilemme : ils devront choisir entre conserver leur prime de 1000 euros ou permettre le maintien de l’emploi de Sandra en perdant la prime. Un premier vote défavorable à Sandra, sous influence du contremaître Jean-Marc, est contesté par une employée, Juliette, qui obtient de son patron le vendredi soir qu’il organise un autre vote dès le lundi matin. Juliette réussit à convaincre Sandra de se mettre en marche, pendant les deux jours et la nuit du week-end, pour aller convaincre une majorité de ses seize collègues de voter en sa faveur en changeant d’avis. Lors d’un fastidieux et répétitif porte à porte, frappée de doutes, de honte misérabiliste et de désespoir, elle va rencontrer un à un ses collègues au destin aussi fragile que le sien et se heurter à leur refus souvent, à leur hésitation toujours, à la violence de certains, ou bénéficier de leur revirement parfois. Finalement perdante de justesse au vote, elle retrouve vigueur et espoir de vie de s’être battue de la sorte et d’avoir réveillé chez certains le sens de la solidarité, enfoui sous l’égoïsme matérialiste. Sur le point de trouver une issue positive à son inquiétant destin, elle sera amenée à assumer à son tour avec une fierté retrouvée son propre choix de solidarité” (Wikipédia). Tout est là. Des ouvriers qui préfèrent le licenciement d’une collègue plutôt que de renoncer à leur prime... Une femme (Marion Cotillard pleurnicharde et geignarde au possible tout le long du film) qui lutte seule en faisant du porte à porte pour demander à ses collègues d’être “solidaires” en cédant une partie de salaire... et surtout, jamais ô grand jamais, l’idée ne traverse la tête de quiconque de se dresser ensemble pour refuser le chantage immonde du patron. Ni baisse de salaire, ni licenciement ! Solidarité dans la lutte ! Un pour tous, tous pour un ! Voilà ce que crie le prolétariat quand il parvient à développer sa lutte, voilà quels sentiments profondément humains et dignes il révèle avoir en lui quand il se dresse. Mais de ce vent enthousiasmant et porteur, pas un souffle dans ce film volontairement désespérant. Les Dardenne iront même jusqu’à pousser leur héroïne dans les affres de la tentative de suicide, seule “issue” pour cette ouvrière lâchée par ses frères de classe et engouffrée dans l’impasse de la réaction individuelle et citoyenne. Mais rassurez-vous, nous disent les médias, il y a une fin inattendue sous forme d’happy-end. Roulement de tambours... dans les dernières minutes, Marion Cotillard, pardon, Sandra refuse l’offre de réintégration de son patron (impressionné par ses qualités de battantes... sic !) ; elle téléphone à son mari pour lui dire qu’elle a retrouvé sa volonté de lutter pour... trouver un autre travail. La morale de l’histoire est que nous sommes impuissants, des pions dans cette société et que la seule manière de ne pas céder au désespoir, c’est de se changer soi-même, de se montrer résolu à trouver sa place dans le système, dans la concurrence entre ouvriers. Le film est d’autant plus pernicieux qu’il montre très bien, comme un documentaire, le cynisme du patron, l’atomisation réelle des ouvriers aujourd’hui, la peur de la crise et de ses conséquences, la destruction morale des personnes... Suivre les frères Dardenne dans la démarche idéologique de leur film, c’est accepter que face à la violence des rapports d’exploitation, l’ouvrier n’a qu’une solution : se faire violence pour pouvoir exister. A aucun moment dans le film, les employés ne cherchent à se réunir, à discuter ensemble pour voir comment réagir, à essayer de créer un rapport de force avec leurs exploiteurs. Le nec plus ultra de la lutte selon les frères Dardenne, est présenté lors d’une scène du vote à bulletins secrets où les personnes qui sont devant l’urne évitent de se parler et même de se regarder au moment de voter dans une urne transparente pour que ce soit bien “démocratique”. La recherche de solidarité est présentée comme une recherche de soutien d’individu à individu. C’est un chant à la gloire de l’individualisme. Pas étonnant qu’un critique puisse écrire : c’est un “récit sur les aléas de la solidarité entre petites gens, par le passé valeur prolétarienne fondamentale, “Deux jours, une nuit” stigmatise les temps nouveaux, où l’individualisme prime sur le partage. Sans pour autant tomber dans le pessimisme. La morale du film stigmatise l’effort sur soi nécessaire pour ne pas sombrer dans le désespoir, afin de s’en sortir” (). Le drame serait alors que l’individualisme des exploités mènerait à l’incapacité d’accepter de partager les sacrifices exigés par la crise du capitalisme. Ce discours, les gouvernements du monde entier, de droite comme de gauche, ne cessent eux-aussi de nous l’asséner au nom de la “solidarité” nationale. Au fond, la bourgeoisie fait culpabiliser les ouvriers, leur demande de se serrer la ceinture par altruisme pour que survive... son système agonisant et ses privilèges de classe dominante. Or, c’est justement ce système qui engendre “le “chacun pour soi”, “l’atomisation”, la “débrouille individuelle”, la “destruction des rapports qui fondent toute vie en société” (). Le message du film est frauduleux, c’est une escroquerie dangereuse et même mortelle : il est faux qu’il n’y ait pas d’autre perspective que de s’adapter et montrer qu’on est apte à être un bon rouage dans la machine capitaliste ! S’il est vrai que le prolétaire est exclu, coupé de toute emprise réelle sur la conduite de la vie sociale et donc de sa vie, qu’il ne possède pas ses moyens de production et vit sans réserve, il n’est pas que cela. Le prolétaire n’est pas seulement un “pauvre” comme un autre. Il est aussi un producteur, le producteur de la plus-value qui est transformée en capital. Il est exploité collectivement et sa résistance au capital peut être et ne peut être que collective dans le travail associé. Pour paraphraser Karl Marx dans Misère de la philosophie (1847), il ne faut pas voir dans la misère que la misère mais aussi et surtout son côté révolutionnaire. Le prolétariat n’est pas qu’une classe exploitée, c’est aussi une classe révolutionnaire : “il développe dans sa lutte quotidienne un principe qui correspond à la tâche historique qu’il doit remplir – le principe de la solidarité de classe, expression de son unité” (). La solidarité ouvrière n’est pas basée sur la charité à l’égard d’individus moins bien lotis que soi, mais sur la reconnaissance que les ouvriers n’ont pas d’intérêts particuliers à défendre, que lorsque l’un d’entre eux est attaqué, ce sont tous ses frères de classe qui sont attaqués. Ce qu’on veut nous faire croire, c’est que la crise qui rend l’exploitation de plus en plus intolérable, ne peut que rencontrer la soumission à l’ordre établi, que lutter ne sert finalement à rien. Le film met ses qualités artistiques au service de cette thèse démoralisatrice. La crise suscite aussi la colère et l’indignation vis-à-vis du sort qui est fait aux classes exploitées. Ce qui rend possible de retrouver sa dignité en tant qu’être humain, c’est justement de se considérer comme membre d’une classe qui a les clefs de l’avenir de l’humanité, en développant la solidarité avec ses frères et sœurs de classe, pour transformer sa colère en volonté commune de combat contre ce système qui n’a pas de perspective et menace la survie de l’humanité. “La lutte du prolétariat n’est pas un mouvement particulier ou égoïste mais la base du mouvement indépendant de l’immense majorité au bénéfice de l’immense majorité” (). C’est en luttant ensemble, unis et solidaires, que les travailleurs reprendront confiance en cette perspective qu’eux seuls peuvent mettre en œuvre. La solidarité prolétarienne n’est pas une “valeur fondamentale” du passé, elle est plus que jamais celle de l’avenir.

Sandra B, 30 juin


() “La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme”, Revue Internationale no 62, 2e trimestre 1990)

() “Texte d’orientation : la confiance et la solidarité dans la lutte prolétarienne”, Revue Internationale no 112, 2005.

() Marx-Engels, Le Manifeste communiste.

 

 

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Campagnes idéologiques