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Cet article tente de mieux comprendre la situation sociale ambiante dominée par l’abattement qui règne en France depuis 2010. Mais parce que, comme il est dit dans l’article, “Le prolétariat n’a pas de patrie, il mène partout le même combat, il forme dans tous les pays une seule et même classe ; les défaites ou les victoires d’une partie du prolétariat dans un coin quelconque du globe sont les défaites ou les victoires du prolétariat comme un tout à l’échelle mondiale, chaque lutte portant atteinte à la confiance ou au contraire soulevant l’enthousiasme selon son issue”, la dynamique de la lutte de classe y est étudiée dans sa dimension historique et internationale, avec toutes les interdépendances que cela engendre. L’impact des mouvements sociaux en France influe sur le prolétariat de tous les pays, comme les mouvements à travers le monde influent sur la situation en France. Comme nous le verrons, cette dimension internationale de la lutte prolétarienne est bien connue de la bourgeoisie qui est capable face à son ennemi mortel, le prolétariat, de dépasser ses divisions nationales pour se concerter et s’entraider.
Depuis le mouvement social contre la réforme des retraites en 2010, voilà bientôt quatre ans, il n’y a plus eu une seule manifestation d’envergure en France. Pourtant, les raisons de lutter ne manquent pas. Prises sous le feu croisé de la crise économique et des attaques gouvernementales, les conditions de vie ne cessent de se dégrader. Les licenciements, les plans sociaux et les fermetures d’usines atteignent des sommets (63 100 entreprises ont déposé le bilan en 2013, égalant ainsi le record de 2009) ; chaque fonctionnaire doit réaliser toujours plus de tâches avec toujours moins de collègues, des moyens matériels déplorables et une immense pression morale culpabilisante, souvent proche du harcèlement, les aides sociales fondent comme neige au soleil. Des milliers de chômeurs se font radier chaque mois de Pôle emploi au moindre prétexte, perdant ainsi toutes indemnités ; les impôts et taxes en tout genre explosent… Plus encore que les attaques qui touchent le prolétariat dans sa chair, le mépris de la bourgeoisie pour les travailleurs, simples bêtes de somme à ses yeux, est insupportable. La situation est donc révoltante et devrait soulever massivement bien plus que de la colère : de l’indignation ! Alors pourquoi y a-t-il actuellement si peu de réactions ? Pourquoi cette morne plaine sociale ? Pire. Depuis plusieurs mois, les quelques manifestations qui font la Une des journaux sont celles de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie, qui prônent le repli communautaire ou régionaliste et déversent toute leur haine contre les homosexuels, les Juifs, les femmes qui avortent…
Essayer de comprendre cette situation, sans se bercer de douces illusions ni sombrer dans le désespoir, en affrontant les difficultés réelles du développement de la lutte contre le capitalisme, telle doit être l’attitude de tous ceux qui souhaitent contribuer au mieux à l’avènement d’un autre monde. Ces mots de Rosa Luxemburg prononcés en janvier 1919 devant les ouvriers de Berlin en pleine insurrection, doivent être pour tous une source d’inspiration : “Je crois qu’il est sain pour nous d’avoir en pleine clarté devant les yeux toutes les difficultés et les complications de cette révolution. Car j’espère bien que, pas plus que sur moi, cette description des grandes difficultés des tâches qui s’accumulent n’a pas sur vous un effet paralysant ; au contraire : plus la tâche est grande, plus nous rassemblerons toutes nos forces” ().
Le second coup de poignard du stalinisme
Le stalinisme est le fossoyeur de la révolution prolétarienne de 1917. Après que le gouvernement allemand ait écrasé dans le sang les insurrections de 1919, 1921 et 1923, le prolétariat de Russie s’est retrouvé totalement isolé ; la contre-révolution a alors inexorablement gagné du terrain jusqu’à sa victoire totale. Seulement, ce triomphe de la bourgeoisie ne s’est pas réalisé par la victoire guerrière de l’armée blanche, comme les Versaillais ont en 1871 écrasé la Commune de Paris, mais de “l’intérieur” sous le masque rouge du Parti bolchevik qui a peu à peu dégénéré puis trahi la classe ouvrière ().
Ce fut là un véritable drame historique, non seulement parce que la victoire de la contre-révolution a signifié la déportation ou le massacre par millions des combattants restés fidèles au combat de 1917, mais aussi parce que ces crimes purent être commis au nom du communisme. Le plus grand mensonge de l’histoire “communisme = stalinisme” fut un terrible poison idéologique inoculé dans les veines ouvrières. Il a permis de déformer de façon monstrueuse ce qu’était réellement le combat prolétarien pour l’émancipation de l’humanité. Pour tous les dupes de ce mensonge honteux, quel choix reste-t-il ? Soit continuer à se revendiquer du communisme en défendant, de façon aveugle ou “critique”, “la patrie du socialisme”, c’est-à-dire l’URSS et tous ses crimes ; soit rejeter sans distinction l’URSS, la révolution russe et toute l’histoire du mouvement ouvrier. Tel fut le premier coup de poignard du stalinisme.
Et le second ? Il fut donné à l’occasion de l’effondrement de l’URSS. Une immense campagne idéologique fut orchestrée au début des années 1990 ; la mort du communisme et même “la fin de l’histoire” furent décrétées1. Le même message a été matraqué et matraqué encore sur toutes les têtes : le combat révolutionnaire de la classe ouvrière mène à la pire barbarie. “A la poubelle Marx, Engels et Lénine puisqu’ils ne sont finalement que les pères de Staline ! A la poubelle les leçons des luttes ouvrières de l’histoire puisqu’elles ne peuvent engendrer qu’un monstre ! Vive le capitalisme éternel !” Les sociologues et autres spécialistes en tout genre sont venus apporter ici leur petite contribution en ajoutant que, de toutes façons, la classe ouvrière n’existait plus en Europe ou aux États-Unis puisque l’industrie avait presque disparu ; le bleu de chauffe et Le Manifeste de 1848 étaient donc des reliques.
Il ne faut surtout pas sous-estimer la puissance destructrice phénoménale de cette idéologie. Les travailleurs de telle ou telle branche, les chômeurs, les retraités, les jeunes précaires… se sont retrouvés dans les années 1990 atomisés puisqu’ils n’avaient plus de classe visible à laquelle se rattacher, sans avenir puisque la lutte pour un monde meilleur était officiellement impossible et sans passé puisque la lecture des livres et les leçons du mouvement ouvrier avaient prétendument abouti à l’horreur stalinienne. Le désespoir, le no future, la solitude ont ainsi fait un bond énorme, tout comme les sentiments de solidarité et la combativité ont reculé. Sans perspective, le tissu social s’est décomposé et se décompose encore ().
C’est ainsi que la dynamique de luttes née avec le tremblement de terre prolétarien de Mai 1968 en France et qui ne cessait de parcourir le monde, s’est brisée en 1990 et 1991. La bourgeoisie est parvenue à faire croire au prolétariat qu’il n’existait plus, que sa révolution n’avait jamais été, n’est pas et ne sera jamais ().
Le machiavélisme de la classe dominante
La bourgeoisie est la classe dominante la plus machiavélique et manœuvrière de l’histoire. Et si la Commune de Paris de 1871 et surtout la Révolution russe de 1917 lui ont bien fait comprendre une chose c’est que ses capacités, elle doit les employer à tout mettre en œuvre pour empêcher le prolétariat d’affirmer sa perspective historique. Un bref résumé des manœuvres et pièges tendus par la bourgeoisie depuis le début des années 1990 aux travailleurs vivant en France est à ce titre très éclairant sur la façon dont cette classe a constamment eu pour préoccupation d’endiguer le développement de la conscience du prolétariat en exploitant sans relâche la principale faiblesse de son ennemi mortel, celle de ne plus savoir qui il est, d’avoir perdu son identité :
En 1995, la bourgeoisie française a profité du déboussolement des travailleurs pour redorer à peu de frais le blason de ses plus fidèles chiens de garde, les syndicats. Comme elle savait parfaitement qu’une prise en mains des luttes par les travailleurs eux-mêmes était alors impossible compte tenu de l’état de faiblesse de la conscience prolétarienne, la bourgeoisie française s’est permise de créer artificiellement un mouvement massif en lançant simultanément deux attaques, l’une de grande ampleur et touchant tout le monde (le plan Juppé sur la Sécurité sociale) et une spécifique (contre les “privilèges” des cheminots), ce qui était à l’évidence une provocation. Il s’agissait d’un calcul permettant aux syndicats d’apparaître pour l’occasion “unis, combatifs et radicaux”. Dans quel but ? Face à l’usure accélérée des syndicats et à la défiance des travailleurs suscitée par trente-cinq ans de sabotage des mouvements sociaux (depuis mai 1968 et les luttes qui s’en suivirent dans les années 1970 et 1980), il était important pour la bourgeoisie d’imprimer une nouvelle image positive de ses officines d’encadrement de la classe ouvrière et de pousser les ouvriers à leur faire confiance. C’est pourquoi face à ce mouvement en carton-pâte, le gouvernement Juppé a fait mine de trembler et a retiré officiellement ses attaques. Les syndicats pouvaient triompher, le message selon lequel “la lutte paye si et seulement si vous suivez comme des moutons vos syndicats” était passé (). Car il n’y a rien pour la bourgeoisie de plus dangereux que des prolétaires qui commencent à penser et à s’organiser par eux-mêmes.
En 2003, l’ambiance sociale a changé. Alors la bourgeoisie a sorti la même partition : deux attaques simultanées, la première générale (une énième réforme des retraites) et une particulière (suppression de milliers de postes dans l’Éducation nationale). Mais le gouvernement l’a joué différemment. La manœuvre était simple : masquer l’attaque sur les retraites qui touchait toute la classe ouvrière, en harcelant un secteur spécifique avec une mesure spécifique. Et c’est ici que les syndicats, recrédibilisés par la manœuvre de 1995, sont entrés en scène. Refoulant la question des retraites au second plan, ces officines ont mis en avant la revendication particulière des travailleurs de l’Éducation nationale. Ainsi, le secteur de la classe ouvrière le plus touché, au lieu de devenir la locomotive d’un mouvement plus large et global, s’est englué dans le piège du corporatisme. Les enseignants se sont retrouvés isolés et impuissants. Les syndicats finiront d’épuiser les éléments les plus combatifs en les entraînant dans des actions désespérées et stériles comme le blocage des examens de fin d’année. Et afin de parachever le travail de sape, la bourgeoisie pris un malin plaisir à annoncer à grand renfort de publicité que pas un seul jour de grève ne serait payé. Le Premier ministre de l’époque, Jean-Pierre Raffarin, pouvait ainsi, en guise de conclusion, ressortir son message adressé à toute la classe ouvrière : “Ce n’est pas la rue qui gouverne.”
En 2006, le mouvement contre le CPE n’a pas été voulu et programmé par la bourgeoise. Au contraire, il va la surprendre. A l’origine, l’attaque semble bénigne : il s’agit d’instaurer un nouveau contrat précarisant encore un peu plus le travail des moins de vingt-cinq ans. Seulement, une large partie des jeunes futurs prolétaires vont réagir de façon inattendue en prenant en mains la lutte à travers de vraies assemblées générales et en refusant de se laisser enfermer dans un mouvement de “jeunes”, en en appelant au contraire à la solidarité des autres secteurs, des retraités, des chômeurs. Cela ne se fait d’ailleurs pas sans heurts avec les syndicats étudiants qui tentent partout de saboter cette auto-organisation et cette volonté d’extension du mouvement. Et la mayonnaise prend. Manifestation après manifestation, toujours plus nombreux sont les membres de la classe ouvrière à venir grossir les rangs, de façon totalement désintéressée (puisque la réforme prévue ne les touche pas directement) ; ils sont portés par ce qui est le ciment de notre classe : le sentiment de solidarité. La bourgeoisie a l’intelligence de sentir clairement le danger et retire immédiatement le projet pour mettre un terme à cette dynamique menaçante.
L’année suivante, en 2007, le vent enthousiasmant de cette expérience souffle encore un peu. Les cheminots d’un côté, les lycéens et étudiants de l’autre sont attaqués séparément et de façon ciblés. Nombreux sont les lycéens à se joindre au mouvement de lutte des cheminots et les manifestations rassemblent de façon relativement plus large des travailleurs des autres secteurs, des retraités et des chômeurs. Lors d’assemblées générales, des dirigeants syndicaux sont conspués et chassés (). Cela dit, cette fois, parce que l’élan de solidarité au sein de la classe est tout de même moindre qu’en 2006 et que les assemblées générales demeurent au main des syndicats, le gouvernement ne cède pas ; les attaques passent et la lutte finit par s’épuiser. Le prix à payer pour la bourgeoisie pour faire passer le message selon lequel “lutter ne paie pas” est un discrédit important des syndicats. Mais la défaite n’est pas suffisamment amère pour le prolétariat au goût de la bourgeoisie, elle ne pouvait donc en rester là.
En 2008 et 2009, en Guadeloupe, face à la cherté de la vie, la colère est immense. La bourgeoisie française va alors utiliser ce prolétariat combatif mais isolé, manquant d’expérience et empoisonné par la division raciale entre les blancs et les noirs, comme des cobayes dans un laboratoire grandeur nature pour tester ses manœuvres. S’en suit la plus grande mobilisation ouvrière de l’histoire de l’île, quantitativement impressionnante, mais totalement encadrée de bout en bout par le syndicat local (le LKP). Ce mouvement s’achèvera avec quelques promesses de contrôle des prix et quelques aides ponctuelles et surtout un immense épuisement de la combativité. La manœuvre était rodée et pouvait donc être appliquée à plus grande échelle à la métropole.
2010 va ainsi connaître tout au long de l’année une série de manifestations massives. Là encore, la colère est immense face à une forte dégradation des conditions d’accès à la retraite, symbole d’un avenir de plus en plus noir. Mais d’emblée les syndicats prennent les affaires en mains. En fait, ils s’étaient entretenus déjà préventivement de nombreuses fois à l’Élysée, leur riposte était donc déjà planifiée et décidée collectivement avec le gouvernement. Mois après mois d’abord, puis semaine après semaine ensuite, ils mobilisent largement et font défiler des millions de travailleurs lors de “journées d’action” toutes aussi stériles les une que les autres. Une toute petite minorité réagira d’ailleurs en prônant dans des assemblées générales organisées en dehors du contrôle syndical et rassemblant quelques dizaines de personnes, la prise en mains de la lutte par les travailleurs eux-mêmes. Mais cet appel, profondément juste pour l’avenir, ne pouvait être qu’un vœu pieux dans la situation immédiate marquée par un encadrement syndical absolu. Au fil de ces journées d’action, où les discussions sont interdites par la kermesse syndicale, où les rencontres entre les différents secteurs de la classe des exploités est impossible du fait du “parcage” syndical, chacun restant bien en rang sous “sa” banderole, aux côtés de “ses” collègues, où les assemblées générales sont organisées en catimini pour les syndiqués et selon une savante règle de division proche du saucissonnage (secteur par secteur, boîte par boîte, corporation par corporation et parfois même étage par étage…), le résultat est un épuisement, un découragement et surtout un sentiment d’impuissance croissant. Pour parachever ce travail de sape et alors que le mouvement commence à décliner, les syndicats finissent par se radicaliser en prônant le blocage de l’économie par l’occupation du secteur prétendument stratégique des raffineries. Les ouvriers les plus combatifs se retrouvent donc isolés à devoir défendre seuls le blocage de “leur” unité de production pétrolière. Cette manœuvre, il faut en avoir conscience, fut d’une redoutable efficacité pour la bourgeoisie car, quatre années plus tard, le sentiment d’impuissance ressenti à l’époque fut tel que la situation sociale est encore marquée aujourd’hui par le sceau de l’abattement.
Le timing de cette manœuvre doit aussi interroger. Pourquoi cette volonté d’épuiser la combativité ouvrière en France précisément à ce moment là ? A l’été 2007, avec la crise des subprimes et surtout à l’automne 2008 avec la faillite de la banque Lehman Brothers, la crise économique mondiale connaît une brusque aggravation. En Europe, la Grèce, l’Irlande, le Portugal et l’Espagne sont touchés de plein fouet alors que la France est relativement épargnée, notamment par l’explosion massive du chômage et la baisse des salaires des fonctionnaires. Pourtant, c’est bien en France que va avoir lieu en premier la “riposte” syndicale. Pourquoi ? Par le mouvement artificiel de 2010 qui va durer jusqu’à épuisement, il est tout à fait possible que la bourgeoisie ait ici réalisée une sorte de contre-feu : sentant la colère et la réflexion se développer dans les pays les plus gravement atteints par la crise, en particulier en Espagne (pays qui a lui aussi une longue expérience de luttes ouvrières), il fallait préventivement épuiser la colère et décourager à la lutte en France. Voir s’étendre une seule et même lutte entre ces deux prolétariats voisins serait dangereux pour la bourgeoisie et donc inacceptable. Quoi qu’il en soit, cette manœuvre syndicale de la bourgeoisie française a eu effectivement comme résultat de démoraliser les travailleurs de l’hexagone juste avant que ne se développe un mouvement social porteur de l’autre côté des Pyrénées. En 2011, en effet, quand le mouvement des Indignados (les indignés) va naître sur la place de La Puerta del Sol à Madrid et se propager aux quatre coins du monde, même en Israël ou aux États-Unis sous le nom des Occupy, il viendra s’échouer lamentablement en France sur la résignation de prolétaires épuisés et abattus. L’extension géographique du mouvement des Indignados vers ses plus proches voisins et frères de classe a ainsi été brisée et les Indignés se sont finalement retrouvés isolés… ce qui explique en partie qu’en Espagne aussi la situation sociale est depuis lors très morne malgré les coups de boutoirs puissants et incessants de la crise économique. Le prolétariat n’a pas de patrie, il mène partout le même combat, il forme dans tous les pays une seule et même classe ; les défaites ou les victoires d’une partie du prolétariat dans un coin quelconque du globe sont les défaites ou les victoires du prolétariat comme un tout à l’échelle mondiale, chaque lutte portant atteinte à la confiance ou au contraire soulevant l’enthousiasme selon son issue. C’est pourquoi cette réussite de la bourgeoisie dans la prévention de la convergence des mouvements en France et en Espagne, explique le recul des luttes depuis la fin 2011 bien au-delà des frontières de ces deux seuls pays, le contre-coup de l’isolement des Indignados s’est répercuté à l’échelle internationale. L’autre raison de cette dynamique négative, qui doit toujours être inscrite dans le cadre de la décomposition et de la perte d’identité de classe du prolétariat depuis 1990, est le tour sinistre qu’a pris le “Printemps arabe”. En effet, les mouvements sociaux initiaux de Tunisie et d’Égypte, avec le symbole de l’occupation de la place Tahrir, même s’ils étaient d’emblée marqués par la faiblesse de l’interclassisme, étaient aussi animés par une vague d’indignation et concrètement de grèves de la classe ouvrière. Le mouvement des Indignados y avait d’ailleurs vu une source d’inspiration et de courage, clamant aux premiers jours de lutte à Madrid ce slogan internationaliste : “De la place Tahrir à la Puerta del Sol !”. Seulement, en Libye puis en Syrie, le prolétariat trop faible historiquement n’a pu apporter son souffle ; ce sont au contraire la guerre civile et les enjeux impérialistes tant régionaux qu’internationaux qui ont fini par dominer totalement la situation, engendrant toutes les horreurs imaginables de la guerre capitaliste. L’Égypte a alors basculé aussi à son tour, dans une moindre mesure évidemment, dans cette barbarie faite d’affrontements meurtriers dans le seul intérêt des bandes bourgeoises rivales. Le message apparent qui ressort de cet enchaînement, et relayé abondamment par les médias généreux en images horribles, est que la lutte sociale, l’aspiration à la dignité et à la liberté, sont des impasses qui mènent à toujours plus de chaos. Et les derniers événements en Ukraine confirment encore un peu plus ce sentiment. Il faudra un véritable effort de réflexion au sein de la classe ouvrière pour comprendre les raisons réelles de cette dégénérescence vers la guerre civile :
– le prolétariat n’a rien à gagner à se battre pour plus de démocratie bourgeoise ou un “capitalisme plus humain” car cela revient à se battre pour maintenir ce système d’exploitation qui ne peut être que barbare ;
– il à tout à perdre à se laisser entraîner derrière la confrontation des différentes cliques et bandes de la bourgeoise ;
– il n’a aucun intérêt local, régional, national, communautaire, ethnique, religieux à défendre ;
– sa lutte est celle de l’abolition de l’exploitation, des classes et des frontières à l’échelle du monde ;
– sa force est celle du développement de sa conscience et de sa moralité, de son auto-organisation et de sa solidarité internationale !
Les manœuvres idéologiques de la bourgeoisie
La bourgeoisie distille en permanence quantités de mensonges et autres subterfuges qui pourrissent insidieusement la réflexion. Toutes les manœuvres de la bourgeoisie française depuis les années 1990 renvoient ainsi à cette autre grande arme de la classe dominante face à son ennemi : son intelligence et la force de sa propagande idéologique :
Les années qui ont suivi l’effondrement de l’URSS furent dominées par cette offensive idéologique impitoyable sur la mort du communisme et “la fin de l’histoire” ; années durant lesquelles le mensonge “stalinisme = communisme” fut répété jusqu’à satiété. Ce fut là un coup porté terrible à la confiance des ouvriers à lutter pour un monde meilleur, comme nous l’avons déjà vu précédemment.
Les manifestations de 2003 montraient, nous l’avons dit aussi, un léger timide changement du climat social par rapport au désespoir ambiant des années 1990 ; non seulement la colère et la combativité étaient très grandes mais surtout une réflexion commençait à se développer depuis le début des années 2000 sur l’évolution de la situation mondiale. La marchandisation de toute activité humaine, la destruction de la planète et la précarité galopante étaient autant de sujets d’inquiétude. L’antimondialisme des années 1990, qui prônait fondamentalement le repli nationaliste et exprimait ainsi la peur face à l’avenir, s’est alors mué en altermondialisme, animé d’une volonté de lutte contre l’uniformisation et la standardisation, volonté symbolisée par ce slogan : “un autre monde est possible”. Cette évolution est intéressante car elle révèle un changement d’état d’esprit au sein de la classe ouvrière. En effet, la bourgeoisie a dû s’adapter, faire évoluer sa propagande pour attirer dans ses filets idéologiques les ouvriers et détourner ainsi leur réflexion des racines profondes du mal de l’humanité : le capitalisme, l’exploitation de l’homme par l’homme, la société de classes. Car l’antimondialisme comme l’altermondialisme sont des pièges idéologiques tendus par la bourgeoisie pour diluer les ouvriers dans l’interclassisme, les éloigner de toutes pensées révolutionnaires et les rabattre vers les “combats” pour “plus de démocratie”, “une politique moins libérale et plus humaine”, un “commerce équitable”, etc. ().
Quelques années plus tard, à partir de l’été 2007, l’aggravation considérable de la crise va pousser la bourgeoisie à adapter une nouvelle fois son discours. Traditionnellement, le discours dominant sur la situation économique mondiale est de nier la gravité de la situation. Lors de la faillite de la banque Lehman Brothers, à l’automne 2008, au contraire, tous les médias, tous les politiciens et tous les intellectuels vont agiter les bras et crier à la catastrophe : le monde était menacé de s’arrêter de tourner, l’économie mondiale pouvait sombrer dans le gouffre des dettes et l’apocalypse nous attendait tous. Pourquoi ce changement radical de ton ? Pourquoi arrêter de cacher la gravité réelle de la situation économique mondiale pour, à l’inverse, la dramatiser de façon outrancière ? La crise économique ne pouvant plus être cachée, la bourgeoisie a décidé d’en parler à longueur de journée pour mieux la déformer et éviter toute réflexion libre. Surtout, ce discours alarmant est venu justifier les “nécessaires sacrifices”. Là aussi, il faut réfléchir à une éventualité : le gouvernement américain et sa banque centrale, la FED, avaient parfaitement les moyens financiers de sauver Lehman Brothers, ils ont pourtant choisi de la laisser se déclarer en faillite. Il n’est pas exclu qu’il s’agissait de trouver une raison pour déclencher une panique médiatique et justifier les “nécessaires sacrifices”. Augmenter la rentabilité des économies nationales américaines et européennes était devenu en effet une nécessité vitale face à la concurrence croissante des “pays émergents”, de la Chine tout particulièrement. Au nom de la “lutte contre les déficits”, nombreux sont les pays menant encore des politiques de réductions drastiques des aides sociales, des salaires, du nombre de fonctionnaires, etc. () Par exemple, aujourd’hui, l’Espagne a effectivement restauré la compétitivité de son économie nationale et exporte à nouveau ().
La bourgeoisie française a elle aussi joué cette carte. De nombreux fonctionnaires partant en retraite n’ont pas été remplacés, les salaires ont été gelés, les aides sociales réduites, les impôts augmentés… Mais il n’y a pas eu comme chez d’autres pays voisins d’attaques de grande ampleur : les réformes structurelles promises de la Sécurité sociale, de l’assurance- chômage, des régimes des retraites, du statut des fonctionnaires… ne cessent d’être reportées.
Il s’agit encore d’une preuve de l’intelligence de la bourgeoisie. Le prolétariat vivant en France est, comme partout ailleurs, atomisé et ne sait plus qu’il existe. Cela dit, et le mouvement de 2006 en a été une nouvelle preuve, il s’agit d’un prolétariat expérimenté et historiquement combatif. Ainsi, même terriblement affaiblie dans la conscience que la classe ouvrière a d’elle-même, une attaque frontale et massive du Capital français risquerait de déclencher un mouvement social tout aussi frontal et massif. Non seulement la bourgeoisie française ne veut pas de cela, mais les bourgeoisies voisines le craignent aussi.
Donc, depuis 2010 et la manœuvre qui a démoralisé les travailleurs, la classe dominante s’emploie à faire perdurer ce calme plat social : elle attaque de façon incessante les conditions de vie et de travail mais par petites touches, de-ci, de-là. Si le lion, sûr de sa force, se jette d’un bond sur la gazelle, les hyènes qui privilégient l’intelligence et la stratégie, harcèlent, mordillent et usent leur proie, avec patience et précision. En l’occurrence, la bourgeoisie française, même si chaque président élu se rêve en lion (), agit en véritable hyène contre les travailleurs. Elle attaque tel secteur ou tel autre, réduit de quelques euros telle aide ou augmente telle taxe, selon le vieil adage “diviser pour mieux régner”. La bourgeoisie appuie volontairement là où cela fait mal : puisque depuis les années 1990, la classe ouvrière a perdu son identité de classe, que règne la décomposition du tissu social et l’atomisation, elle s’abat sur les travailleurs petits paquets par petits paquets, voire individu par individu.
La gauche, au pouvoir depuis la victoire du socialiste François Hollande en 2012, s’avère une nouvelle fois particulièrement douée à ce petit jeu fait d’hypocrisie, de sournoiserie et d’instrumentalisation de la décomposition. En effet, non seulement elle a l’art et la manière d’enrober ses attaques, de les faire passer incognito mais elle sait aussi se dépenser sans compter pour lever un épais brouillard idéologique. En mettant en avant sa loi légalisant le mariage pour tous, en combattant avec forte publicité l’antisémitisme de “l’humoriste” Dieudonné ou encore en créant une taxe touchant particulièrement les petits industriels, paysans, commerçants et artisans, elle savait parfaitement qu’elle ferait se lever la frange la plus nauséabonde de la société. Et cela n’a pas loupé. Manifestations anti-homos, anti-Juifs, pour la “défense des régions” qui se vantaient de rassembler main dans la main petits patrons et ouvriers sous un même “bonnet-rouge” (), etc., rien n’a manqué à ce tableau affligeant.
Ce piège idéologique est redoutable. D’abord, il diffuse dans la société, soit ces idées putréfiées, soit une peur face à cette dynamique décrite comme fascisante. Ensuite, il crée l’illusion que la gauche est progressiste puisque se dressent face à elle les éléments les plus ouvertement réactionnaires. Dans les deux cas, cela renforce le déboussolement de la classe ouvrière, la perte de vue de qui elle est et de la force sociale qu’elle représente en diluant les ouvriers dans ces mouvements interclassistes (pro- ou anti-gouvernementaux).
La seconde partie de cet article, d’ores et déjà disponible sur notre site internet, sera publiée dans le prochain numéro de ce journal et aura pour chapitres : “La solidarité internationale de la bourgeoisie face au prolétariat en France” et “L’avenir appartient à la lutte de classe”.
Pawel, 6 mars 2014
() Citée par Paul Frölich, in Rosa Luxemburg, éd. L’Harmattan, p. 347.
() Lire nos brochures sur la Révolution russe et le stalinisme.
1) Le philosophe et économiste américain Francis Fukuyama eu ainsi un succès retentissant en pronostiquant en 1989 “la fin de l’histoire” (c’est à dire la fin de la lutte des classe) la victoire absolue du “monde libéral” (c’est à dire du capitalisme) et la chute brutale du nombre de guerres. La guerre du Golfe en 1990, quelques mois seulement après cette déclaration triomphante, révèle la profondeur et la véracité de la thèse de ce grand visionnaire de la bourgeoisie (sic !).
() Lire nos “Thèses sur la décomposition”, disponibles sur notre site web.
() Rosa Luxemburg, parlant de la révolution, et cela quelques jours avant de mourir elle-même assassinée par la soldatesque aux ordres de la social-démocratie nouvellement au pouvoir, finit son dernier texte, L’ordre règne à Berlin, par ces quelques mots soulignant l’importance pour le prolétariat de l’Histoire (du lien entre le passé, le présent et le futur), ainsi que sa confiance dans l’avenir : “J’étais, je suis et je serai”.
() En réalité, le plan Juppé est passé intégralement, petit bout par petit bout, les années suivantes.
() Lire nos articles sur le web “Intervention des militants du CCI dans deux AG de travailleurs de la SNCF : les cheminots démasquent les syndicats” et “Un exemple de solidarité des lycéens avec les cheminots”.
() Lire notre article sur le web : “L’altermondialisme : un piège idéologique contre le prolétariat”.
() Alors que, par ailleurs, les banques centrales et tous les États continuent de creuser les déficits en soutenant artificiellement l’économie à coups de dettes.
() Il s’agit d’un exemple illustrant les contradictions qui traversent le capitalisme. La compétitivité de l’économie espagnole est importante pour la santé économique de ce pays mais aussi pour que cesse la crise financière qui travers l’Union européenne. Néanmoins, les exportations de l’Espagne participent également à la saturation du marché et mettent à mal les économies voisines, comme celles de la France.
() Churchill avait, lui, pour surnom “Le dernier lion”.
() Les manifestants portaient le bonnet rouge breton comme signe de ralliement.