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Voici comment Engels présentait lui-même son livre La situation de la classe laborieuse en Angleterre, publié en 1845 et devenu depuis un classique du mouvement ouvrier : “Aux classes laborieuses de Grande-Bretagne : Travailleurs, c’est à vous que je dédie un ouvrage où j’ai tenté de tracer à mes compatriotes allemands un tableau fidèle de vos conditions de vie, de vos peines et de vos luttes, de vos espoirs et de vos perspectives.”
Nous en publions ci-dessous de larges extraits qui abordent la question particulière de ce qui serait appelé aujourd’hui “la malbouffe”. Faisant écho à notre série d’articles sur ce même thème, dont la deuxième partie est présente dans ce numéro page 6, ce texte d’Engels révèle que, derrière ce terme à la mode et mis actuellement en avant pour pointer du doigt tel ou tel patron sans scrupule, telle ou telle entreprise de l’agro-alimentaire faisant fi de toutes les règles sanitaires de base, se cache en réalité l’un des traits constants du capitalisme : ce système n’a jamais hésité à transformer la nourriture en poison au nom du profit.
aux travailleurs échoit ce que la classe possédante trouve trop mauvais. Dans les grandes villes anglaises, on peut avoir de tout et dans la meilleure qualité, mais cela coûte fort cher ; le travailleur qui doit joindre les deux bouts avec ses quelques sous ne peut pas dépenser tant. […] Les pommes de terre que les ouvriers achètent sont le plus souvent de mauvaise qualité, les légumes sont fanés, le fromage vieux et médiocre, le lard rance, la viande maigre, vieille, coriace, provenant souvent d’animaux malades ou crevés, souvent à demi pourrie. Les vendeurs sont, très fréquemment, de petits détaillants qui achètent en vrac de la camelote et la revendent si bon marché précisément à cause de sa mauvaise qualité. Les plus pauvres des travailleurs doivent se débrouiller autrement pour arriver à s’en tirer avec leur peu d’argent même lorsque les articles qu’ils achètent sont de la pire qualité. […] La viande qu’on vend aux ouvriers est très souvent immangeable – mais puisqu’ils l’ont achetée, il leur faut bien la manger.
Le 6 janvier 1844 (si je ne m’abuse), il y eut une session du tribunal de commerce à Manchester, au cours de laquelle onze bouchers ont été condamnés pour avoir vendu de la viande impropre à la consommation. […] Cette histoire parut à l’époque dans le Manchester Guardian avec les noms et le montant de l’amende. Durant les six semaines du 1er juillet au 14 août, le même journal rapporte trois cas semblables ; selon le numéro du 3 juillet, fut saisi à Heywood un porc de 200 livres mort et avarié qui avait été dépecé chez un boucher et mis en vente ; selon celui du 31, deux bouchers de Wigan, dont l’un s’était déjà rendu coupable jadis du même délit, furent condamnés à deux et quatre livres sterling d’amende, pour avoir mis en vente de la viande impropre à la consommation – et selon le numéro du 10 août, on saisit chez un épicier de Bolton 26 jambons non comestibles qui furent publiquement brûlés ; le commerçant fut condamné à une amende de 20 shillings. Mais ceci ne rend pas compte de tous les cas et ne représente pas même pour ces six semaines une moyenne d’après laquelle on pourrait établir un pourcentage annuel ; il arrive fréquemment, que chaque numéro du Guardian, qui paraît deux fois par semaine, relate un fait analogue à Manchester ou dans le district industriel environnant – et lorsqu’on réfléchit au nombre des cas qui doivent se produire sur les vastes marchés qui bordent les longues artères et qui doivent échapper aux rares tournées des inspecteurs des marchés, comment pourrait-on expliquer autrement l’impudence avec laquelle ces quartiers de bétail entiers sont mis en vente ? –, lorsqu’on songe combien doit être grande la tentation, vu le montant incompréhensiblement bas des amendes, lorsqu’on songe dans quel état doit être un morceau de viande pour être déclaré complètement impropre à la consommation et confisqué par les inspecteurs – il est impossible de croire que les ouvriers puissent acheter en général une viande saine et nourrissante. Cependant, ils sont encore escroqués d’une autre façon par la cupidité de la classe moyenne. Les épiciers et les fabricants frelatent toutes les denrées alimentaires d’une manière vraiment insoutenable avec un mépris total de la santé de ceux qui les doivent consommer. Nous avons donné plus haut, la parole au Manchester Guardian, écoutons maintenant ce que nous dit un autre journal de la classe moyenne – j’aime à prendre mes adversaires pour témoins – écoutons le Liverpool Mercury : On vend du beurre salé pour du beurre frais, soit qu’on enduise les mottes d’une couche de beurre frais, soit qu’on place au sommet de l’étalage une livre de beurre frais à goûter et qu’on vende sur cet échantillon les livres de beurre salé, soit qu’on enlève le sel par lavage et qu’on vende ensuite le beurre comme frais. On mêle au sucre du riz pulvérisé ou d’autres denrées bon marché qu’on vend au prix fort. Les résidus des savonneries sont également mêlés à d’autres marchandises et vendus pour du sucre. On mêle au café moulu de la chicorée ou d’autres produits bon marché, on va jusqu’à en mêler au café en grains, en donnant au mélange, la forme de grains de café. On mêle très fréquemment au cacao de la terre brune fine qui est enrobée de graisse d’agneau et se mélange ainsi plus facilement avec le cacao véritable. On mélange au thé des feuilles de prunellier et d’autres débris, ou bien encore on fait sécher des feuilles de thé qui ont déjà servi, on les grille sur des plaques de cuivre brûlant, pour qu’elles reprennent couleur et on les vend pour du thé frais. Le poivre est falsifié au moyen de cosses en poudre etc. ; le porto est littéralement fabriqué (à partir de colorants, d’alcool, etc...), car il est notoire qu’on en boit en Angleterre plus qu’on n’en produit dans tout le Portugal […]. Le pauvre, l’ouvrier, […] il lui faut aller chez les petits épiciers, peut-être même acheter à crédit et ces épiciers qui, en raison de leur petit capital et des frais généraux assez importants ne peuvent même pas vendre aussi bon marché – à qualité égale – que les marchands au détail plus importants, sont bien contraints de fournir consciemment ou non des denrées frelatées – à cause des prix assez bas qu’on leur demande et de la concurrence des autres. […] Mais ce n’est pas seulement sur la qualité mais encore sur la quantité que le travailleur anglais est trompé ; les petits épiciers ont la plupart du temps de fausses mesures et de faux poids et l’on peut lire chaque jour, un nombre incroyable de contraventions pour des délits de ce genre dans les rapports de police. […]
L’alimentation habituelle du travailleur industriel diffère évidemment selon le salaire. Les mieux payés, en particulier ceux des ouvriers d’usine chez lesquels chaque membre de la famille est en état de gagner quelque chose ont, tant que cela dure, une bonne nourriture, de la viande chaque jour et, le soir, du lard et du fromage. Mais dans les familles où on gagne moins, on ne trouve de la viande que le dimanche ou 2 à 3 fois par semaine et en revanche plus de pommes de terre et de pain ; si nous descendons l’échelle peu à peu, nous trouvons que la nourriture d’origine animale est réduite à quelques dés de lard, mêlés aux pommes de terre ; plus bas encore, ce lard lui-même disparaît, il ne reste que du fromage, du pain, de la bouillie de farine d’avoine (porridge) et des pommes de terre, jusqu’au dernier degré, chez les Irlandais, où les pommes de terre constituent la seule nourriture. […] Mais ceci est vrai dans l’hypothèse où le travailleur a du travail ; s’il n’en a pas, il est réduit totalement au hasard et mange ce qu’on lui donne, qu’il mendie ou qu’il vole ; et s’il n’a rien, il meurt tout simplement de faim, comme nous l’avons vu précédemment. […] Singulièrement à Londres, où la concurrence entre ouvriers croît en proportion directe de la population, cette catégorie est très nombreuse, mais nous la trouvons également dans toutes les autres villes. Aussi bien y a-t-on recours à tous les expédients : on consomme, à défaut d’autre nourriture, des pelures de pommes de terre, des déchets de légumes, des végétaux pourrissants, et on ramasse avidement tout ce qui peut contenir ne serait-ce qu’un atome de produit mangeable. Et, lorsque le salaire hebdomadaire est déjà consommé avant la fin de la semaine, il arrive fréquemment que la famille, durant les derniers jours, n’ait plus rien ou tout juste assez à manger pour ne pas mourir de faim. Un tel mode de vie ne peut évidemment qu’engendrer une foule de maladies et lorsque celles-ci surviennent, lorsque l’homme, dont le travail fait vivre essentiellement la famille et dont l’activité pénible exige le plus de nourriture – et qui par conséquent succombe le premier – quand cet homme tombe tout à fait malade, c’est alors seulement que commence la grande misère, c’est seulement alors que se manifeste de façon vraiment éclatante, la brutalité avec laquelle la société abandonne ses membres, juste au moment où ils ont le plus besoin de son aide.
Résumons encore une fois, pour conclure, les faits cités : les grandes villes sont habitées principalement par des ouvriers puisque, dans le meilleur des cas, il y a un bourgeois pour deux, souvent trois et par endroits pour quatre ouvriers ; ces ouvriers ne possèdent eux-mêmes rien et vivent du salaire qui presque toujours ne permet que de vivre au jour le jour ; la société individualisée à l’extrême ne se soucie pas d’eux, et leur laisse le soin de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille ; cependant, elle ne leur fournit pas les moyens de le faire de façon efficace et durable ; tout ouvrier, même le meilleur, est donc constamment exposé à la disette, c’est-à-dire à mourir de faim, et bon nombre succombent ; les demeures des travailleurs sont en règle générale mal groupées, mal construites, mal entretenues, mal aérées, humides et insalubres ; les habitants y sont confinés dans un espace minimum et dans la plupart des cas il dort dans une pièce, au moins une famille entière ; l’aménagement intérieur des habitations est misérable ; on tombe, par degré, jusqu’à l’absence totale des meubles les plus indispensables ; les vêtements des travailleurs sont également en moyenne médiocres et un grand nombre sont en guenilles ; la nourriture est généralement mauvaise, souvent presque impropre à la consommation et dans bien des cas, au moins par périodes, insuffisante, si bien qu’à l’extrême, il y a des gens qui meurent de faim. La classe ouvrière des grandes villes nous présente ainsi un éventail de modes d’existence différents – dans le cas le plus favorable une existence momentanément supportable : à labeur acharné bon salaire, bon logis et nourriture pas précisément mauvaise – du point de vue de l’ouvrier évidemment, tout cela est bon et supportable – au pire, une misère cruelle qui peut aller jusqu’à être sans feu ni lieu et à mourir de faim ; mais la moyenne est beaucoup plus proche du pire que du meilleur de ces deux cas. Et n’allons pas croire que cette gamme d’ouvriers comprend simplement des catégories fixes qui nous permettraient de dire : cette fraction de la classe ouvrière vit bien, celle-là mal, il en est et il en a toujours été ainsi ; tout au contraire ; si c’est encore parfois le cas, si certains secteurs isolés jouissent encore d’un certain avantage sur d’autres, la situation des ouvriers dans chaque branche est si instable, que n’importe quel travailleur peut être amené à parcourir tous les degrés de l’échelle, du confort relatif au besoin extrême, voire être en danger de mourir de faim […].
F. Engels (1845)