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Pendant plusieurs semaines, le prolétariat en Europe a subi la frénésie médiatique des consultations électorales. Avec son cynisme habituel, la bourgeoisie, qui contrôle l’ensemble des moyens d’information, s’est saisie de l'occasion pour s'empresser de reléguer au second plan les horreurs de la barbarie de son système. Ainsi les informations sur l’Irak, qui s’enfonce dans une sauvagerie toujours plus meurtrière, sur la famine qui menace près du tiers de la population nigérienne et tant d'autres situations dramatiques sur la planète, ont cédé la place à l'étalage des multiples scénarios et mises en scène du cirque électoral.
Qu'il s'agisse du référendum sur la Constitution européenne, organisé par les bourgeoisies française et hollandaise, des élections législatives en Grande-Bretagne ou de l’élection en Rhénanie du Nord-Westphalie, région la plus peuplée d’Allemagne, à chaque fois, c’est l’ensemble des forces bourgeoises (partis de gauche, de droite, d’extrême droite, gauchistes, syndicats) qui a orchestré le battage électoral.
En dramatisant les enjeux du référendum européen (en affirmant notamment que l’avenir de l’Europe passe par le vote "populaire"), en appelant à voter pour ou contre la politique d’austérité du gouvernement Schröder ou pour ou contre le gouvernement Blair qui a "menti" sur les objectifs de la guerre en Irak, invariablement la classe dominante offre aux prolétaires un exutoire au malaise social.
C'est grâce à ces campagnes de mystifications électorales que la classe dominante a pu éviter que soit mis en accusation le capitalisme en masquant la faillite de son mode de production. Face à l’angoisse de l’avenir, à la peur du chômage, au ras le bol de l’austérité et de la précarité qui sont au cœur des préoccupations ouvrières actuelles, la bourgeoisie utilise et exploite ses échéances électorales afin de pourrir la réflexion des ouvriers sur ces questions, en exploitant les illusions, encore très fortes au sein du prolétariat, envers la démocratie et le jeu électoral.
Le refus de participer au cirque électoral ne s'impose pas de manière évidente au prolétariat du fait que cette mystification est étroitement liée à ce qui constitue le cœur de l’idéologie de la classe dominante, la démocratie. Toute la vie sociale dans le capitalisme est organisée par la bourgeoisie autour du mythe de l’Etat "démocratique" (1). Ce mythe est fondé sur l'idée mensongère suivant laquelle tous les citoyens sont "égaux" et "libres" de "choisir", par leur vote, les représentants politiques qu’ils désirent et le parlement est présenté comme le reflet de la "volonté populaire" (2). Cette escroquerie idéologique est difficile à déjouer pour la classe ouvrière du fait que la mystification électorale s’appuie en partie sur certaines vérités permettant d'éliminer toute réflexion sur l’utilité ou non du vote. C'est ainsi que la bourgeoisie s'appuie sur l'histoire de mouvement ouvrier en rappelant les luttes héroïques du prolétariat pour conquérir le droit de vote, pour développer sa propagande. Pour ce faire, elle n'hésite pas à faire usage du mensonge et à falsifier les événements. Ainsi, les partis de gauche et les syndicats n’ont de cesse de rappeler les combats passés de la classe ouvrière en vue de l'obtention du suffrage universel. Les trotskistes, tout en relativisant l’importance des élections pour le prolétariat, ne manquent pas une occasion de participer à celles-ci en se revendiquant des positions de la 3e Internationale sur la "tactique"de "parlementarisme révolutionnaire" ou de l’utilisation des élections comme tribune pour faire prétendument entendre la voix des intérêts ouvriers et défendre la politique d'une gauche soi-disant "anti-capitaliste". Quant aux anarchistes, certains participent et d’autres appellent à l’abstention. Face à tout ce fatras idéologique, notamment celui qui prétend s'appuyer sur l'expérience et les traditions de la classe ouvrière, il est nécessaire de revenir aux véritables positions défendues par le mouvement ouvrier et ses organisations révolutionnaires sur la question électorale. Et cela, non pas en soi, mais en fonction des différentes périodes de l’évolution du capitalisme et des besoins de la lutte révolutionnaire du prolétariat.
La
question des élections au 19e siècle
dans
la phase ascendante du capitalisme
Le 19e siècle est la période du plein développement du capitalisme pendant laquelle la bourgeoisie utilise le suffrage universel et le Parlement pour lutter contre la noblesse et ses fractions rétrogrades. Comme le souligne Rosa Luxemburg, en 1904, dans son texte Social-démocratie et parlementarisme "Le parlementarisme, loin d’être un produit absolu du développement démocratique, du progrès de l’humanité et d’autres belles choses de ce genre, est au contraire une forme historique déterminée de la domination de classe de la bourgeoisie et ceci n’est que le revers de cette domination, de sa lutte contre le féodalisme. Le parlementarisme bourgeois n’est une forme vivante qu’aussi longtemps que dure le conflit entre la bourgeoisie et le féodalisme". Avec le développement du mode de production capitaliste, la bourgeoisie abolit le servage et étend le salariat pour les besoins de son économie. Le Parlement est l’arène où les différents partis, représentants des différentes cliques qui existent au sein de la bourgeoisie, s’affrontent pour décider de la composition et des orientations du gouvernement en charge de l’exécutif. Le Parlement est le centre de la vie politique bourgeoise mais, dans ce système démocratique parlementaire, seuls les notables sont électeurs. Les prolétaires n’ont pas le droit à la parole, ni le droit de s’organiser. Sous l’impulsion de la 1e puis de la 2e Internationale, les ouvriers vont engager des luttes sociales d’envergure, souvent au prix de leur vie, pour obtenir des améliorations de leurs conditions de vie (réduction du temps de travail de 14 ou de 12 à 10 heures, interdiction du travail des enfants et des travaux pénibles pour les femmes). Dans la mesure où le capitalisme était encore un système en pleine expansion, son renversement par la révolution prolétarienne n’était pas encore à l’ordre du jour. C'est la raison pour laquelle la lutte revendicative sur le terrain économique au moyen des syndicats et la lutte de ses partis politiques sur le terrain parlementaire permettaient au prolétariat d’arracher des réformes à son avantage à l’intérieur du système. "Une telle participation lui permettait à la fois de faire pression en faveur de ces réformes, d’utiliser les campagnes électorales comme moyen de propagande et d’agitation autour du programme prolétarien et d’employer le Parlement comme tribune de dénonciation de l'ignominie de la politique bourgeoise. C’est pour cela que la lutte pour le suffrage universel a constitué, tout au long du 19e siècle, dans un grand nombre de pays, une des occasions majeures de mobilisation du prolétariat". (3) Ce sont ces positions que Marx et Engels vont défendre tout au long de cette période d’ascendance du capitalisme pour expliquer leur soutien à la participation du prolétariat aux élections.
Le courant anarchiste, par contre, s’est opposé à cette politique fondée sur une vision historique et une conception matérialiste de l’histoire. L’anarchisme s'est développé dans la seconde moitié du 19e siècle comme produit de la résistance des couches petites-bourgeoises (artisans, commerçants, petits paysans) au processus de prolétarisation qui les privait de leur "indépendance" sociale passée. La vision des anarchistes de la "révolte" contre le capitalisme était purement idéaliste et abstraite. Ainsi, ce n’est pas un hasard si une grande partie des anarchistes, dont Bakounine, figure légendaire de ce courant, ne voyait pas le prolétariat comme classe révolutionnaire mais tendait à lui substituer la notion bourgeoise de "peuple", englobant tous ceux qui souffrent, quelle que soit leur place dans les rapports de production, quelle que soit leur capacité à s’organiser, à devenir conscients d’eux-mêmes en tant que force sociale. Dans cette logique, pour l’anarchisme, la révolution est possible à tout moment et, de ce fait, toute lutte pour des réformes constitue fondamentalement une entrave à la perspective révolutionnaire. Pour le marxisme, ce radicalisme de façade ne fait pas illusion longtemps, dans la mesure où il exprime "l’incapacité des anarchistes à saisir que la révolution prolétarienne, la lutte directe pour le communisme, n’était pas encore à l’ordre du jour parce que le système capitaliste n’avait pas encore épuisé sa mission historique, et que le prolétariat était face à la nécessité de se consolider comme classe, pour arracher toutes les réformes qu’il pouvait à la bourgeoisie afin, avant tout, de se renforcer pour la lutte révolutionnaire future. Dans une période où le Parlement était une véritable arène de lutte entre fractions de la bourgeoisie, le prolétariat avait les moyens d’y entrer sans se subordonner à la classe dominante ; cette stratégie n’est devenue impossible qu’avec l’entrée du capitalisme dans sa phase décadente, totalitaire". (4)
La
question des élections au 20e siècle,
dans
la phase de décadence du capitalisme
Avec l’entrée dans le 20e siècle, le capitalisme a conquis le monde et, en se heurtant aux limites de son expansiongéographique, il rencontre aussi la limitation objective des marchés et des débouchés à sa production. Les rapports de production capitalistes se transforment en entraves au développement des forces productives. Le capitalisme, comme un tout, entre alors dans une période de crises et de guerres de dimension mondiale. (5)
Un tel bouleversement, sans précédent dans la vie du capitalisme, va entraîner une modification profonde du mode d’existence politique de la bourgeoisie, du fonctionnement de son appareil d’Etat et des conditions et moyens de la lutte du prolétariat. Le rôle de l’Etat devient prépondérant car il est le seul à même d'assurer "l’ordre", le maintien de la cohésion d'une société capitaliste déchirée par ses contradictions. Les partis bourgeois deviennent, de façon de plus en plus évidente, des instruments de l’Etat chargés de faire accepter la politique de celui-ci. Ainsi, les impératifs de la Première Guerre mondiale et l’intérêt national n’autorisent pas le débat démocratique au Parlement mais imposent une discipline absolue à toutes les fractions de la bourgeoisie nationale. Par la suite, cet état de fait va se maintenir et se renforcer. Le pouvoir politique tend alors à se déplacer du législatif vers l’exécutif et le Parlement bourgeois devient une coquille vide qui ne possède plus aucun rôle décisionnel. C’est cette réalité qu’en 1920, lors de son 2e congrès, l’Internationale communiste va clairement caractériser : "L’attitude de la 3e Internationale envers le parlementarisme n’est pas déterminée par une nouvelle doctrine, mais par la modification du rôle du Parlement même. A l’époque précédente, le Parlement en tant qu’instrument du capitalisme en voie de développement a, dans un certain sens, travaillé au progrès historique. Mais dans les conditions actuelles, à l’époque du déchaînement impérialiste, le Parlement est devenu tout à la fois un instrument de mensonge, de tromperie, de violence, et un exaspérant moulin à paroles... A l’heure actuelle, le Parlement ne peut être en aucun cas, pour les communistes, le théâtre d’une lutte pour des réformes et pour l’amélioration du sort de la classe ouvrière, comme ce fut le cas dans le passé. Le centre de gravité de la vie politique s’est déplacé en dehors du Parlement, et d’une manière définitive" (6).
Désormais, il est hors de question pour la bourgeoisie d’accorder dans quelque domaine que ce soit, économique ou politique, des réformes réelles et durables des conditions de vie de la classe ouvrière. C’est l’inverse qu’elle impose au prolétariat : toujours plus de sacrifices, de misère, d’exploitation et de barbarie. Les révolutionnaires sont alors unanimes pour reconnaître que le capitalisme a atteint des limites historiques et qu'il est entré dans sa période de déclin, de décadence comme en a témoigné le déchaînement de la Première Guerre mondiale. L’alternative était désormais : socialisme ou barbarie. L’ère des réformes était définitivement close et les ouvriers n'avaient plus rien à conquérir sur le terrain des élections.
Néanmoins un débat central va se développer au cours des années 1920 au sein de l’Internationale communiste sur la possibilité, défendue par Lénine et le parti bolchevique, d’utiliser la "tactique" du "parlementarisme révolutionnaire". Face à d’innombrables questions suscitées par l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, le poids du passé continuait à peser sur la classe ouvrière et ses organisations.
La guerre impérialiste, la révolution prolétarienne en Russie, puis le reflux de la vague de luttes prolétariennes au niveau mondial dès 1920 ont conduit Lénine et ses camarades à penser que l’on peut détruire de l’intérieur le Parlement ou utiliser la tribune parlementaire de façon révolutionnaire, comme l’avait fait Karl Liebknecht, au sein du parlement allemand, pour dénoncer la participation à la Première Guerre mondiale. En fait cette "tactique" erronée va conduire la 3e Internationale vers toujours plus de compromis avec l'idéologie de la classe dominante. Par ailleurs, l’isolement de la révolution russe, l'impossibilité de son extension vers le reste de l’Europe avec l'écrasement de la révolution en Allemagne, vont entraîner les bolcheviks et l’Internationale, puis les partis communistes, vers un opportunisme débridé. C'est cet opportunisme qui allait les conduire à remettre en question les positions révolutionnaires des 1er et 2e Congrès de l'Internationale communiste pour s’enfoncer vers la dégénérescence lors des congrès suivants, jusqu’à la trahison et l’avènement du stalinisme qui fut le fer de lance de la contre-révolution triomphante (7).
C’est contre cette dégénérescence et cet abandon des principes prolétariens que réagirent les fractions les plus à gauche dans les partis communistes. A commencer par la Gauche italienne avec Bordiga à sa tête qui, déjà avant 1918, préconisait le rejet de l'action électorale. Connue d'abord comme "Fraction communiste abstentionniste", celle-ci s'est constituée formellement après le Congrès de Bologne en octobre 1919 et, dans une lettre envoyée de Naples à Moscou, elle affirmait qu'un véritable parti, qui devait adhérer à l'Internationale communiste, ne pouvait se créer que sur des bases antiparlementaristes (8). Les gauches allemande et hollandaise vont à leur tour développer la critique du parlementarisme et la systématiser. Anton Pannekoek dénonce clairement la possibilité d’utiliser le Parlement pour les révolutionnaires, car une telle tactique ne pouvait que les conduire à faire des compromis, des concessions à l’idéologie dominante. Elle ne visait qu'à insuffler un semblant de vie à ces institutions moribondes, à encourager la passivité des travailleurs alors que la révolution nécessite, pour le renversement du capitalisme et l’instauration de la société communiste, la participation active et consciente de l’ensemble du prolétariat.
Dans les années 1930, la Gauche italienne, à travers sa revue Bilan, montrera de façon concrète comment les luttes des prolétaires français et espagnols avaient été détournées vers le terrain électoral. Bilan affirmait à juste raison que c’est la "tactique" des fronts populaires en 1936 qui avait permis d’embrigader le prolétariat comme chair à canon dans la 2e boucherie impérialiste mondiale. A la fin de cet effroyable holocauste, c’est la Gauche communiste de France qui publiait la revue Internationalisme (dont est issu le CCI) qui fera la dénonciation la plus claire de la "tactique" du parlementarisme révolutionnaire : "La politique du parlementarisme révolutionnaire a largement contribué à corrompre les partis de la 3e Internationale et les fractions parlementaires ont servi de forteresses de l’opportunisme, aussi bien dans les partis de la 3e qu’autrefois dans les partis de la 2e Internationale. La vérité est que le prolétariat ne peut utiliser pour sa lutte émancipatrice "le moyen de lutte politique" propre à la bourgeoisie et destiné à son asservissement … Le parlementarisme révolutionnaire en tant qu’activité réelle n’a, en fait, jamais existé pour la simple raison que l’action révolutionnaire du prolétariat quand elle se présente à lui, suppose sa mobilisation de classe sur un plan extra-capitaliste, et non la prise des positions à l’intérieur de la société capitaliste." (9) Désormais, l’antiparlementarisme, la non participation aux élections, est une frontière de classe entre organisations prolétariennes et organisations bourgeoises. Dans ces conditions, depuis plus de 80 ans, les élections sont utilisées, à l’échelle mondiale, par tous les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, pour dévoyer le mécontentement ouvrier sur un terrain stérile et crédibiliser le mythe de la "démocratie". Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si aujourd’hui, contrairement au 19e siècle, les Etats "démocratiques" mènent une lutte acharnée contre l’abstentionnisme et la désaffection des partis, car la participation des ouvriers aux élections est essentielle à la perpétuation de l’illusion démocratique. C'est justement ce que viennent d'illustrer de façon flagrante, les récentes élections en Europe qui, sur ce plan, constituent un véritable "cas d'école".
Les
élections ne sont qu’une mystification
et "l'Europe
sociale" un mensonge
Contrairement à la propagande indigeste qui nous présente la victoire du "Non" à la Constitution européenne, tant en France qu’en Hollande, comme une "victoire du peuple", laissant ainsi entendre que ce sont les urnes qui gouvernent, il faut réaffirmer que les élections sont une pure mascarade. Certes, il peut y avoir des divergences au sein des différentes fractions qui composent l’Etat bourgeois sur la façon de défendre au mieux les intérêts du capital national mais, fondamentalement, la bourgeoisie organise et contrôle le carnaval électoral pour que le résultat soit conforme à ses besoins en tant que classe dominante. C’est pour cela que l’Etat capitaliste organise, planifie, manipule, utilise ses médias aux ordres. Néanmoins, il peut y avoir des "accidents", comme c'est souvent le cas en France (aujourd'hui avec la victoire du Non au référendum, en 2002 avec le Front National en deuxième position aux élections présidentielles, en 1997 avec la victoire de la gauche aux législatives anticipées ou en 1981 avec celle de Mitterrand aux présidentielles), mais qui n'ont évidemment rien à voir avec une quelconque remise en cause (la plus minime soit-elle) de l'ordre capitaliste. Une telle difficulté de la part de la bourgeoisie française à faire dire aux urnes ce qu’elle attend d'elles, révèle une faiblesse historique et un archaïsme de son appareil politique (10), qui n'existent pas dans des pays comme l'Allemagne ou la Grande-Bretagne (11).
Mais cette faiblesse ne signifie nullement que le prolétariat puisse en tirer profit pour imposer une autre orientation à la politique de la bourgeoisie. En effet (et c’est un constat que chaque prolétaire peut faire de sa propre expérience de participation à la mascarade électorale), depuis la fin des années 1920 et jusqu’à aujourd’hui, quel que soit le résultat des élections, que ce soit la droite ou la gauche qui sorte victorieuse des urnes, c’est finalement toujours la même politique antiouvrière qui est menée.
Autrement dit, l’Etat "démocratique" parvient toujours à défendre les intérêts de la classe dominante et du capital national, indépendamment des résultats des consultations électorales organisées à cadence accélérée (12).
La focalisation orchestrée par la bourgeoisie européenne autour du référendum sur la Constitution a réussi à capter l’attention des ouvriers et à les persuader que la construction de l’Europe était un enjeu pour leur avenir et celui de leurs enfants. Mensonge ! Rien n’est plus faux ! Ce qui se jouait à travers l'adoption de cette nouvelle Constitution, c’était pour la classe dominante des Etats fondateurs de l’Europe, dans un contexte d’élargissement à 25 pays membres, la capacité de pouvoir exercer au sein des institutions européennes une influence équivalente à celle qu'ils avaient avant l'arrivée des nouveaux Etats-membres, laquelle n'a fait que diminuer le poids relatif de chacun.
La classe ouvrière n’a pas à prendre parti dans les luttes d'influence entre des fractions de la bourgeoisie. En fait, cette Constitution européenne ne faisait que prendre acte d'une politique déjà à l’œuvre aujourd'hui, une politique de toute façon étrangère aux intérêts de la classe ouvrière. La classe ouvrière sera autant exploitée avec le "Non" qu'elle l'aurait été avec le "Oui".
La classe ouvrière doit rejeter autant l’illusion de pouvoir utiliser le parlement national dans sa lutte contre l’exploitation capitaliste que l'illusion de pouvoir faire de même vis-à-vis du parlement européen. (13)
Dans ce concert d’hypocrisie et de fourberie, la palme revient, d'une part, aux forces de gauche qui se sont regroupées pour dire Non à la Constitution et qui prétendent que l’on peut construire une "autre Europe", plus "sociale" et, d'autre part, aux populistes de tout poil qui exploitent la peur, le désespoir, l’incertitude vis-à-vis de l’avenir, existant dans la population et dans une partie de la classe ouvrière. Comme en France et en Allemagne, par exemple, la Hollande vient de connaître une aggravation du chômage (dont le taux est passé de 2% en 2003 à 8% aujourd'hui) et des attaques remettant en cause la protection sociale.
C'est d'ailleurs face à l'aggravation de ces attaques qu'on a assisté à un début de mobilisation sociale d'ampleur également dans ce pays. Inévitablement le retour du prolétariat sur la scène sociale (14) implique qu’il est en train de développer une réflexion en profondeur sur la signification du chômage massif, sur les attaques à répétition, sur le démantèlement des systèmes de retraite et de protection sociale. A terme, la politique anti-ouvrière de la bourgeoisie et la riposte prolétarienne ne peuvent que déboucher sur une prise de conscience croissante, au sein de la classe ouvrière, de la faillite historique du capitalisme. C’est justement pour saboter ce début de prise de conscience que les promoteurs d’une Europe plus "sociale" s’agitent dans tous les sens, en demandant à l’Etat capitaliste d’arbitrer le conflit entre classes sociales antagoniques et en exhortant les ouvriers à se mobiliser pour rejeter le libéralisme dans le seul objectif de mieux les soumettre à la mystification de l’Etat "social", cette nouvelle fumisterie et camelote idéologique qu’on agite dans les salons feutrés de l’altermondialisme (15). Toute cette propagande idéologique a pour but de récupérer le mécontentement social pour le ramener vers le terrain bourgeois des urnes. Ainsi, le référendum a été présenté comme le moyen de refuser une politique, d’exprimer son ras-le-bol si bien qu'il a constitué un exutoire au mécontentement social qui ne cesse de s’accumuler depuis des années. D’ailleurs, les forces de gauche "anticapitalistes" crient victoire et appellent déjà les ouvriers à rester mobilisés pour les prochaines échéances électorales où "il s’agira de transformer, encore dans les urnes, la victoire du Non au référendum". C’est la même politique de dévoiement du mécontentement social qu'on a vu se manifester en Allemagne où les ouvriers ont été amenés à sanctionner la coalition de Schröder lors de la dernière élection régionale en Rhénanie du Nord.
Dans la phase décadente des modes de production antérieurs au capitalisme, une tactique délibérée, consciemment réfléchie de la part des classes dominantes consistait à fournir l’occasion aux exploités de se défouler dans les journées de carnaval, où tout était permis, lors des combats à mort ou des compétitions sportives, dans les tribunes des stades.
Dans le même but, la bourgeoise a systématisé l'abrutissement par les compétitions sportives et utilise aujourd'hui le cirque électoral comme défouloir à la colère ouvrière. Non seulement la bourgeoisie plonge le prolétariat dans la paupérisation absolue, mais en plus elle l’humilie en lui donnant "des jeux et du cirque électoral". Le prolétariat n’a pas à participer à la fabrication de ses propres chaînes, mais à les briser !
Au renforcement de l’Etat capitaliste, les ouvriers doivent répondre par la volonté de sa destruction !
Ainsi, aujourd’hui comme hier et demain, le prolétariat n’a pas le choix. Ou bien il se laisse entraîner sur le terrain électoral, sur le terrain des Etats bourgeois qui organisent son exploitation et son oppression, terrain où il ne peut être qu’atomisé et sans force pour résister aux attaques du capitalisme en crise. Ou bien, il développe ses luttes collectives, de façon solidaire et unie, pour défendre ses conditions de vie. Ce n’est que de cette façon qu’il pourra retrouver ce qui fait sa force en tant que classe révolutionnaire : son unité et sa capacité à lutter en dehors et contre les institutions bourgeoises (parlement et élections) en vue du renversement du capitalisme. Ce n’est que de cette façon qu’il pourra, dans le futur, édifier une nouvelle société débarrassée de l’exploitation, de la misère et des guerres.
L’alternative qui se pose aujourd’hui est donc la même que celle dégagée par les gauches marxistes dans les années 1920 : électoralisme et mystification de la classe ouvrière ou développement de la conscience de classe et extension des luttes vers la révolution !
D. (26 juin 2005)
(1) Lire notre article "Le mensonge de l’Etat démocratique", dans la Revue Internationale n°76.
(2) Comme contribution à la défense de la démocratie bourgeoise, on peut citer Le Monde diplomatique, le chantre du mouvement altermondialisme, dont le radicalisme a accouché d’un nouveau mot d’ordre "révolutionnaire. "Une autre Europe est possible" exulte son éditorial du mois de juin, intitulé "Espoirs" (de la victoire du Non au référendum et de la mobilisation de la population). Selon lui cette victoire "constitue à elle seule un succès inespéré pour la démocratie" permettant d'affirmer que "Le peuple a fait son grand retour…"
(3) Plate-forme du CCI.
(4) Lire notre article "Anarchisme ou communisme" dans la Revue Internationale n°79.
(5) Lire notre brochure La Décadence du capitalisme.
(6) Lire "La Question parlementaire dans L’Internationale communiste", Edition "Programme communiste" du P.C.I (Parti communiste international).
(7) Lire notre brochure "La terreur stalinienne : un crime du capitalisme, pas du communisme".
(8) C'est en fait l'appui implicite de l'IC au 2e Congrès mondial à la tendance intransigeante de Bordiga qui allait sortir la Fraction communiste abstentionniste de l'isolement minoritaire dans le parti. A ce sujet, lire notre livre La Gauche communiste d'Italie.
(9) Lire cet article de Internationalisme n°36 de juillet 1948, reproduit dans la Revue Internationale n°36
(10) Les faiblesses congénitales de la droite en France plongent leurs racines dans l’histoire même du capitalisme français, marqué par le poids de la petite et moyenne entreprise, du secteur agricole et du petit commerce. Ces archaïsmes n’ont cessé de peser sur l’appareil politique qui n’a jamais réussi à donner naissance à un grand parti de droite directement lié à la grande industrie et à la finance, tel que le parti conservateur en Grande-Bretagne ou le parti chrétien-démocrate en Allemagne. Au contraire, la Seconde Guerre mondiale verra l’irruption du gaullisme qui va marquer profondément la vie de la bourgeoisie française et dont les scories de l’UMP sont les descendants. Pour davantage d'explications sur cette question lire notre article sur le référendum en France dans Révolution internationale n°357.
(11) La réélection de Blair s’est faite avec l’approbation de toute la classe politique, syndicats y compris. Ce social-démocrate est réélu car il a été capable de mettre en œuvre tant sur le plan économique qu’impérialiste, la politique que souhaitait au plus haut niveau l’Etat britannique. La controverse autour des "mensonges" de Blair sur les armes de destruction massive en Irak a permis de mobiliser l’électorat populaire auquel on a donné l’illusion d’une contestation possible par les urnes qui obligerait le chef des travaillistes à tenir compte de l’opinion de son peuple. En fait, comme on l’a vu au moment du déclenchement des hostilités en Irak et jusqu’à aujourd’hui, la "démocratie" capitaliste est tout à fait capable d’absorber l’opposition pacifiste à la guerre et de maintenir l’engagement militaire qu’elle estime nécessaire pour préserver ses intérêts. Pour l’Allemagne, là aussi, la défaite de Schröder à l’élection régionale en Rhénanie-du-Nord-Westphalie (1/3 de la population allemande) et la victoire de la CDU correspondent aux besoins du capital allemand. Cette défaite va impliquer la tenue d’élections anticipées à l’automne permettant que le nouveau gouvernement soit investi de la "volonté populaire" pour poursuivre la politique de "réformes" dont il est nécessaire pour le capital allemand qu'elle ne marque pas le pas. Si, comme c'est le plus probable à l'heure actuelle, la CDU va l’emporter, cela permettra au SPD de se refaire une "santé" dans l’opposition. En effet, la coalition rouge/vert au gouvernement depuis 1998 est considérablement décrédibilisée auprès de la classe ouvrière, du fait du chômage massif (plus de 5 millions de personnes) et des mesures d’austérité draconiennes ayant résulté du plan "Agenda 2010".
(12) Nos camarades d’Internationalisme dénonçaient déjà avec clairvoyance en mai 1946 dans leur journal L’étincelle, le référendum en France pour la Constitution de la 4e République : "Pour détourner l’attention des masses affamées des causes de leur misère, le capitalisme monte la scène de la comédie électorale et les amuse avec des référendums. Pour les divertir des crampes de leurs ventres affamés, on leur donne des bulletins de vote à digérer. A la place du pain, on leur jette de la "constitution" à ronger".
(13) Lire notre article "L’élargissement de l’Union européenne", Revue Internationale n°112.
(14) Lire notre "Résolution sur la situation internationale du 16e congrès du CCI" dans ce numéro de la Revue internationale.
(15) Lire notre article "L’altermondialisme, un piège idéologique contre le prolétariat", Revue internationale n°116.