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Le livre de Léonardo Padura paru en 2011 en français, l’Homme qui aimait les chiens, a connu un succès important dans de nombreux milieux littéraires et politiques. Il retrace la vie de Trotski depuis sa mise à l’écart du pouvoir soviétique par Staline en 1927, puis son exil forcé et sans fin de 1929 à 1940, de la Turquie au Mexique en passant par la France et la Norvège, avec les multiples humiliations que sa femme, ses enfants et lui-même durent subir de la part des autorités. Persona non grata sur cette “planète sans visa”, ce grand révolutionnaire finira reclus dans une maison transformée en bunker pour mourir sous le piolet de Ramon Mercader (alias Frank Jacson ou Jacques Mornard), militant stalinien formaté par Moscou pour devenir le tueur froid et calculateur exclusivement destiné à l’assassinat de Trotski. Comme Léon Trotski, Mercader aime les chiens (d’où le titre du roman) ; des lévriers russes, les barzoïs.
C’est l’histoire parallèle de ces deux personnages que retrace ce livre, histoire racontée par un troisième, le narrateur, dont la caractéristique est d’être lui-même une victime de l’oppression castriste et un déçu du socialisme. Comme le dit l’auteur : “je voulais écrire un roman sur l’assassinat de Léon Trotski, dire ce que cela avait signifié pour le mouvement révolutionnaire du xxe siècle, l’image de l’utopie, le destin de l’Union soviétique et le reste des pays socialistes. Mais ce devait être un livre cubain, écrit de Cuba par quelqu’un qui vit à Cuba.” De fait, le constat général de cet ouvrage est amer. Léonardo Padura l’assume pleinement et écrit en postface : “J’ai voulu me servir de l’histoire de l’assassinat de Trotski pour réfléchir à la perversion de la grande utopie du xxe siècle, ce processus où nombreux furent ceux qui engagèrent leur espérance et où nous fûmes tant et tant à perdre nos rêves et notre temps, quand ce ne fut pas notre sang et notre vie.”
Cependant, l’auteur s’est efforcé de faire montre d’une honnêteté historique et ne sombre pas, contrairement à de nombreux livres anti-communistes haineux et falsificateurs (cf. le Livre noir du communisme qui fut un chef d’œuvre en la matière !). L’Homme qui aimait les chiens, en gestation pendant près de vingt années, est documenté, assez fidèle à ce que les archives ont révélé aux chercheurs et à ce que les historiens sérieux comme Isaac Deutscher ou Julian Gorkin (ancien poumiste) ont pu rapporter sur la vie de Trotski et les éléments autour de son assassinat comme sur la personnalité de Ramon Mercader.
Effrayant est le récit de l’univers anti-trotskyste : les assassinats en série des membres de la famille de Trotski, de ses amis et alliés politiques, les désertions, les trahisons et infiltrations autour de Trotski. Le livre de Padura montre bien encore la pression implacable de la terreur, des procès de Moscou par lesquels Trotski voit sombrer moralement et mourir ses anciens compagnons de lutte les plus endurcis, tous les crimes staliniens, dans leurs expressions les plus monstrueuses. Face à cela, la désorganisation et l’amateurisme politique des partisans trotskistes à Mexico ne peut pas faire le poids et la maison fortifiée de Coyoacán ne fait que peu illusion. Trotski, malade et prématurément vieilli, sait que Staline pourra frapper quand il l’aura décidé. Il sait également que si ce dernier l’a laissé en vie jusqu’ici c’est pour mieux l’utiliser à ses fins personnelles et comme justification aux purges qu’il infligera de façon massive aux anciens bolcheviks et au prolétariat russe. Mais que son tour viendra inévitablement.
Léonardo Padura décrit pourtant un Trotski toujours combatif et incisif, dont la fibre révolutionnaire n’est pas émoussée, malgré les multiples et dures épreuves. Il continue sans relâche son travail politique, multipliant les correspondances de par le monde et les publications, analysant sans relâche tous les événements de l’époque, comme la guerre d’Espagne. Ce qui ressort du portrait de Trotski dressé par l’écrivain, c’est celui d’un homme résolu, d’une volonté de fer, plein d’exigences qu’il s’impose à lui-même et à son entourage, avec quelques faiblesses très humaines qui n’entachent en rien l’image d’un homme de haute valeur quoi que parfois tyrannique avec son entourage le plus proche. Les débats qu’il ouvre avec André Breton sur l’art et la littérature nous montrent un être totalement ouvert aux idées artistiques et à la liberté de leurs expressions, prônant sans concession aucune la totale licence dans ce domaine. Mais dans ce tableau, une ombre est projetée sur Trotski, c’est celle de l’épisode de 1921 à Kronstadt. A plusieurs reprises, Léonardo Padura lui prête des retours de pensées pleines de remords sur ces événements ; or, Trotski n’a, semble-t-il, pas fait part de ces réflexions, s’il en a eu dans ces termes-là.
Les calculs malsains et inhumains du bourreau Staline s’expriment clairement dans le travail psychologique effectué avec Mercader. On assiste ainsi à la transformation d’un jeune communiste idéaliste en un fanatique prêt à tout pour servir la cause stalinienne. Mercader est une sorte de héros malgré tout, qui est plus le jouet des événements et de son entourage que quelqu’un qui assume pleinement son destin. Sa mère, Caridad Mercader, bourgeoise déchue, droguée et alcoolique, possède un pouvoir entier sur son fils ainsi que son amant, Leonid Eitingon, cynique mentor du NKVD.
Concernant la personnalité de la femme et son parcours politique, Léonardo Padura commet cependant une erreur historique qui peut être due au bain “fidéliste” et anti-anarchiste dans lequel il baigne inévitablement à Cuba. En effet, elle est décrite au début du livre comme quittant régulièrement son domicile et ses enfants pour s’adonner à une vie dissolue dans les milieux anarchistes. Or, ces derniers en Espagne prônaient une sobriété exemplaire et une attitude sociale moralement supérieure, en tant qu’expression de la classe ouvrière et de sa lutte pour la révolution. Il fallait donc rétablir cette vérité à l’honneur des anarchistes espagnols.
Son crime accompli, Mercader est présenté dans l’ouvrage comme un militant courageux et déterminé qui ne parle pas, qui ne trahit pas Staline pendant ses vingt années d’incarcération au Mexique. Pour autant, on sait que Joe Hansen, un des gardes du corps de Trotski, fut le premier à pénétrer dans le bureau du fondateur de la IVe Internationale, quelques instants après l’assaut. Il décrit un Mercader sanglotant, qui balbutiait frénétiquement : “Ils ont emprisonné ma mère… Ils m’ont forcé à le faire”. La terreur de la GPU a en réalité terrassé le jeune idéaliste, et lui a imposé ce silence. Sans jamais se repentir d’un crime dont il avait fini par comprendre qu’il était inutile et barbare, Mercader se taira, non par extrême dévouement à une cause, mais pour se protéger. Il vivra et mourra, probablement empoisonné par une montre radioactive, dernier “cadeau” du KGB, en rebut de la nomenklatura soviétique, méprisé de tous. Comme sa mère, Mercader a été un pion important de l’aristocratie rouge internationale. Homme intelligent et cultivé, il a fait ce choix valorisant. Avant l’assassinat, Mercader avait pourtant saisi la nature de la terreur stalinienne et son modus operandi (notamment lors des procès de Moscou). D’autres individus, dans des conditions similaires, auraient tenté de se rebeller au nom de la morale supérieure de leurs idéaux, et auraient essayé de se sortir du piège que signait cette entreprise. Léonardo Padura insiste ainsi sur l’admiration que porte Mercader à Andres Nin, militant du PC espagnol puis du Poum trotskiste, à son courage exemplaire et à son abnégation, qui lui vaudront d’être assassiné par la Guépéou en 1937. Aussi, peut-être possédé par le doute, individu complexe pris dans l’engrenage de la monstruosité bureaucratique stalinienne, Mercader ira malgré tout jusqu’au bout du projet pour lequel il a été choisi.
Un autre protagoniste non négligeable de l’histoire et du roman se trouve dans la personne de Sylvia Ageloff. Léonardo Padura ne lui donne cependant pas la juste place qu’elle mérite. Jeune assistante sociale de Brooklyn, elle milite dans le Socialist Workers Party, d’obédience trotskiste. L’entourage de Mercader s’arrange pour que celui-ci fasse sa connaissance lors du voyage de l’Américaine à Paris en juin 1939. Elle tombe éperdument amoureuse de cet homme beau et cultivé, qui prétend n’avoir aucun intérêt pour la politique. Mercader la séduit, à la seule fin de pouvoir approcher Trotski sans éveiller de soupçon, quand les deux amants se rendront à Mexico. Le double jeu fonctionnera à la perfection. Mercader trompera doublement Ageloff : sur le plan de ses sentiments personnels, mais aussi sur le plan de ses intentions politiques. Il traite la jeune femme avec mépris ; il la décrit comme naïve, voire idiote, insiste sur sa prétendue laideur. Pour dresser le portrait de la militante trotskyste, Padura reprend des informations tendancieuses et erronées. Dans le roman, elle est décrite comme une personne superficielle et sans épaisseur politique. Pourquoi avoir brossé un tel portrait misogyne et approximatif ? Dans une audition devant une commission d’enquête à la Chambre des représentants en 1950, Sylvia Ageloff s’exprime avec conviction et dans une langue sophistiquée. Elle défendit avec courage son engagement dans la gauche trotskyste pendant la période du maccarthysme. En outre, elle veilla scrupuleusement à la sécurité de Trotski et évita rigoureusement de venir accompagnée de Mercader lors de ses visites à la villa de Coyoacán. Car c’est en gagnant la sympathie des gardes de la villa, puis des époux Rosmer, des camarades français fidèles, à qui il servit de chauffeur et rendit des petits services qu’il put se rapprocher progressivement de Trotski, jusqu’à pouvoir être seul avec lui. Sylvia Ageloff (1910-1995) eut un sort tragique et vécut le reste de sa vie dans l’indignité. Profondément accablée par l’événement, elle refusa jusqu’à sa mort d’en parler avec qui que ce soit mais elle reçut le soutien et l’affection sans faille de Natalia Sedova, la veuve de Léon Trotski. Licenciée par son employeur à son retour de Mexico (où elle fut même un temps suspectée de collusion avec Mercader), elle dut prendre le nom de sa mère (Maslow) pour échapper à ses tourmenteurs.
Sa sœur, Ruth Ageloff-Poulos, fut d’ailleurs secrétaire de la Commission John Dewey qui se tint à Mexico en 1937 et qui blanchit Trotski des accusations portées contre lui par Staline.
Le bilan que tire Léonardo Padura de la période de l’après-révolution d’Octobre est donc très négatif et à l’aune des espoirs déçus à l’égard du socialisme de la part du narrateur, dans lequel on peut reconnaître l’auteur lui-même. Mais son livre est d’une grande qualité, tant littéraire qu’historique, et réussi le tour de force de nous tenir en haleine, sans que nous puissions en rater une ligne tout au long, alors que nous savons dès le début quel sera l’inévitable dénouement final. La lecture de l’Homme qui aimait les chiens nous laisse bien sûr un arrière-goût âcre de cette partie de l’histoire que furent les années 1930 et pourrait démoraliser en donnant l’impression et la certitude que “l’utopie révolutionnaire” est définitivement perdue.
Cependant, pour nous, révolutionnaires, il n’en est rien. Léon Trotski aimait se référer à cette maxime du philosophe Spinoza : “Ni rire, ni pleurer, mais comprendre.” C’est cela qui doit nous guider et nous faire avancer.
Wilma (23 octobre)