Décadence du capitalisme (X) : Pour les révolutionnaires, la Grande Dépression confirme l'obsolescence du capitalisme

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Il n'y a pas eu de réelle reprise du capitalisme mondial après la dévastation de la Première Guerre mondiale. La plupart des économies d'Europe stagnaient, incapables de résoudre les problèmes posés par la rupture opérée par la guerre et la révolution, par des usines obsolètes et le chômage massif. La situation difficile de l'économie britannique, qui avait été la plus puissante, est typique de la situation lorsqu'en 1926 elle recourt à des réductions de salaire pour tenter vainement de reconstituer son avantage concurrentiel sur le marché mondial. Il en résulte la grève de dix jours en solidarité avec les mineurs dont les salaires et les conditions de vie étaient la cible centrale de l'attaque. Le seul vrai boom eu lieu aux États-Unis, qui ont bénéficié à la fois des difficultés de leurs anciens rivaux et du développement accéléré de la production en série symbolisée par les chaînes de montage de Détroit qui produisaient la Ford T. Le couronnement de l'Amérique comme première puissance économique mondiale a également permis de sortir l'économie allemande du marasme grâce à l'injection de prêts massifs. Mais tout le vacarme des "rugissantes années 20" [1] aux États-Unis et dans quelques autres endroits ne pouvait cacher le fait que cette relance n'était fondée sur aucune extension substantielle du marché mondial, contrairement à la croissance massive qui avait eu lieu durant les dernières décennies du 19ème siècle. Le boom, déjà en grande partie alimenté par la spéculation et les créances irrécouvrables, préparait le terrain pour la crise de surproduction qui a éclaté en 1929 et rapidement englouti l'économie mondiale, l'ensevelissant dans la dépression la plus profonde jamais connue (voir le premier article de cette série, dans la Revue internationale n° 132).

Ce n'était pas un retour au cycle "expansion – récession" du 19ème siècle, mais une maladie entièrement nouvelle : la première crise économique majeure d'une nouvelle ère de la vie du capitalisme. C'était une confirmation de ce que la grande majorité des révolutionnaires avait conclu en réponse à la guerre de 1914 : le mode de production bourgeois était devenu obsolète, un système décadent. La Grande Dépression des années 1930 a été interprétée par presque toutes les expressions politiques de la classe ouvrière comme une nouvelle confirmation de ce diagnostic. A celle-ci contribua de façon non négligeable le fait que pendant les années précédentes, il était devenu de plus en plus évident qu'il n'y aurait aucune récupération économique spontanée et que la crise poussait de plus en plus le système vers un deuxième partage impérialiste du monde.

Mais cette nouvelle crise n'a pas provoqué une nouvelle vague de luttes révolutionnaires, malgré des mouvements de classe importants qui eurent lieu dans un certain nombre de pays. La classe ouvrière avait souffert une défaite historique suite à l'écrasement des tentatives révolutionnaires en Allemagne, Hongrie, Italie et ailleurs, et à la mort atroce de la révolution en Russie. Avec le triomphe du stalinisme dans les partis communistes, les courants révolutionnaires qui survécurent avaient été réduits à de petites minorités luttant pour clarifier les raisons de cette défaite et incapables d'exercer une influence significative quelconque dans la classe ouvrière. Néanmoins, la compréhension de la trajectoire historique de la crise du capitalisme était un élément crucial qui a guidé ces groupes au cours de cette période sombre.

Les réponses de la part du mouvement politique prolétarien : trotskisme et anarchisme

Le courant d'Opposition de gauche autour de Trotsky, regroupé au sein d'une nouvelle Quatrième Internationale, a édité son programme en 1938, avec le titre L'agonie du capitalisme et les tâches de la 4ème Internationale. En continuité avec la Troisième Internationale, il affirmait que le capitalisme était entré dans une décadence irrémédiable. "La prémisse économique de la révolution prolétarienne est arrivée depuis longtemps au point le plus élevé qui puisse être atteint sous le capitalisme. Les forces productives de l’humanité ont cessé de croître (…) Les bavardages de toutes sortes selon lesquels les conditions historiques ne seraient pas encore "mûres" pour le socialisme ne sont que le produit de l’ignorance ou d’une tromperie consciente. Les prémisses objectives de la révolution ne sont pas seulement mûre  ; elles ont même commencé à pourrir". (Programme de transition. https://www.cps-presse.com/archives/prg-tr/prgtrans.htm). Ce n'est pas le lieu ici d'une critique détaillée du Programme de transition, nom sous lequel ce texte s'est fait connaître. En dépit de son point de départ marxiste, il présente une vision des rapports entre les conditions objectives et subjectives qui tombe à la fois dans le matérialisme vulgaire et l'idéalisme : d'une part, il tend à présenter la décadence du système comme un arrêt absolu du développement des forces productives ; de l'autre, il considère qu'une fois cette impasse objective atteinte, il ne manque qu'une direction politique correcte au prolétariat pour transformer la crise en révolution,. L'introduction du document déclare ainsi que "La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire". D'où la tentative volontariste de former une nouvelle Internationale dans une période de contre-révolution. En effet, pour Trotsky, la défaite du prolétariat constitue précisément ce qui rend nécessaire la proclamation de la nouvelle Internationale : "Des sceptiques demandent : mais le moment est-il venu de créer une nouvelle Internationale ? Il est impossible, disent-ils, de créer une Internationale "artificiellement" ; seuls, de grands événements peuvent la faire surgir, etc. (…) La IVème Internationale est déjà surgie de grands événements : les plus grandes défaites du prolétariat dans l’Histoire". En ratiocinant de la sorte, le niveau réel de la conscience de classe du prolétariat et sa capacité à s'affirmer comme force indépendante sont plus ou moins relégués à un rôle marginal. Cette démarche n'est pas sans lien avec la teneur semi-réformiste et capitaliste d'État de beaucoup des revendications transitoires contenues dans le programme, puisqu'elles ne sont pas tant vues comme de réelles solutions à l'étranglement des forces productives mais, plutôt, comme des moyens sophistiqués pour arracher le prolétariat à la prison de sa direction corrompue du moment, et le guider vers la bonne direction politique. Le programme de transition est ainsi établi sur une séparation totale entre l'analyse de la décadence du capitalisme et ses conséquences programmatiques.

Les anarchistes ont souvent été en désaccord avec les marxistes sur l'insistance de ces derniers pour baser les perspectives de la révolution sur les conditions objectives atteintes par le développement capitaliste. Au 19ème siècle, l'époque du capitalisme ascendant, des anarchistes comme Bakounine défendaient l'idée que le soulèvement des masses était possible à tout moment et accusaient les marxistes de remettre la lutte révolutionnaire à un avenir lointain. En conséquence, pendant la période qui suivit la Première Guerre mondiale, il y eut peu de tentatives de la part des courants anarchistes pour tirer les conséquences de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence puisque, pour bon nombre d'entre eux, rien n'avait réellement changé. Néanmoins, l'ampleur de la crise économique des années 1930 a convaincu certains de ses meilleurs éléments que le capitalisme avait en effet atteint son époque de déclin. L'anarchiste russe exilé Maximoff, dans Mon credo social, édité en 1933, affirme que "ce processus de déclin a commencé immédiatement après la Première Guerre mondiale, et il a pris la forme de crises économiques de plus en plus importantes et aigües qui, durant ces dernières années, ont éclaté simultanément dans les pays vainqueurs et vaincus. Au moment d'écrire ce texte (1933-1934), une véritable crise mondiale du système capitaliste touche presque tous les pays. Sa nature prolongée et sa portée universelle ne peuvent nullement être expliquées par la théorie de crises politiques périodiques[2]. Il poursuit en montrant comment les efforts du capitalisme pour sortir de la crise par des mesures protectionnistes, des réductions de salaire ou la planification étatique ne font qu'approfondir les contradictions du système : "le capitalisme, qui a donné naissance à un nouveau fléau social, ne peut se débarrasser de sa propre progéniture maléfique sans se tuer lui-même. Le développement logique de cette tendance doit inévitablement aboutir au dilemme suivant : soit une désintégration complète de la société, soit l'abolition du capitalisme et la création d'un nouveau système social plus progressiste. Il n'existe aucune autre alternative. La forme moderne d'organisation sociale a suivi son cours et prouve, aujourd'hui même, qu'elle constitue à la fois un obstacle au progrès de l'humanité et un facteur de délabrement social. Ce système dépassé doit donc être relégué au musée des reliques de l'évolution sociale" (Ibid). Il est vrai que Maximoff sonne très marxiste dans ce texte, de même lorsqu'il avance que l'incapacité du capitalisme à s'étendre empêchera que la crise puisse se résoudre de la même manière qu'autrefois : "Dans le passé, le capitalisme aurait évité la crise mortelle au moyen des marchés coloniaux et de ceux des nations agraires. De nos jours, la plupart des colonies elles-mêmes concurrencent les pays métropolitains sur le marché mondial, alors que les terres agraires sont en cours d'industrialisation intensive" (Ibid). On rencontre la même clarté concernant les caractéristiques de la nouvelle période dans les écrits du groupe britannique Fédération Communiste Anti-Parlementaire (APCF), chez qui l'influence des marxistes de la Gauche communiste germano-hollandaise a été beaucoup plus directe [3].

La Gauche italienne / belge

Ce n'était pas un hasard : c'est la Gauche communiste qui a été la plus rigoureuse dans l'analyse de la signification historique de la dépression économique en tant qu'expression de la décadence du capitalisme et dans les tentatives d'identifier les racines de la crise au moyen de la théorie marxiste de l'accumulation. Les fractions italienne et belge de la Gauche communiste en particulier ont toujours fondé leurs positions programmatiques sur la reconnaissance du fait que la crise du capitalisme était historique et pas seulement cyclique : par exemple le rejet des luttes nationales et des revendications démocratiques, qui a clairement distingué ce courant du trotskisme, se basait non sur un sectarisme abstrait mais sur le fait que le changement des conditions du capitalisme mondial avait rendu obsolètes ces aspects du programme du prolétariat. Cette recherche d'une cohérence a incité les camarades de la Gauche italienne et belge à se lancer dans une étude approfondie de la dynamique interne de la crise capitaliste. Inspirée également par la traduction récente en français de L'accumulation du capital de Rosa Luxemburg, cette étude a donné naissance aux articles signés Mitchell, "Crises et cycles dans l'économie du capitalisme agonisant", publiés en 1934 dans les numéros 10 et 11 de Bilan (republiés dans les numéros 102 et 103 de la Revue internationale).

Les articles de Mitchell retournent à Marx et examinent la nature de la valeur et de la marchandise, le processus de l'exploitation du travail et les contradictions fondamentales du système capitaliste qui résident dans la production de la plus-value elle-même. Pour Mitchell, il y avait une claire continuité entre Marx et Rosa Luxemburg à travers la reconnaissance de l'impossibilité que l'intégralité de la plus-value soit réalisée au moyen de la consommation des travailleurs et des capitalistes. Concernant les schémas de la reproduction de Marx, qui sont au cœur de la polémique qui éclate avec le livre de Rosa Luxemburg, Mitchell dit ceci :

" … si Marx, dans ses schémas de la reproduction élargie, a émis cette hypothèse d'une société entièrement capitaliste où ne s'opposeraient que des capitalistes et des prolétaires c'est, nous semble-t-il, afin de pouvoir précisément faire la démonstration de l'absurdité d'une production capitaliste s'équilibrant et s'harmonisant un jour avec les besoins de l'humanité. Cela signifierait que la plus-value accumulable, grâce à l'élargissement de la production, pourrait se réaliser directement d'une part par 1'achat de nouveaux moyens de production nécessaires, d'autre part par la demande des ouvriers supplémentaires (où les trouver d'ailleurs ?) et que les capitalistes, de loups se seraient transformés en pacifiques progressistes.

Marx, s'il avait pu poursuivre le développement de ses schémas, aurait abouti à cette conclusion opposée qu'un marché capitaliste qui ne serait plus extensible par l'incorporation de milieux non capitalistes, qu'une production entièrement capitaliste - ce qui historiquement est impossible - signifierait l'arrêt du processus de l'accumulation et la fin du capitalisme lui-même. Par conséquent, présenter les schémas (comme l'ont fait certains "marxistes") comme étant l'image d'une production capitaliste pouvant se dérouler sans déséquilibre, sans surproduction, sans crises, c'est falsifier sciemment la théorie marxiste". (Bilan n° 10)

Mais le texte de Mitchell ne reste pas au niveau abstrait. Il nous présente les phases principales de l'ascendance et du déclin de l'ensemble du système capitaliste, depuis les crises cycliques du 19ème siècle, où il essaye de mettre en évidence l'interaction entre le problème de la réalisation et la tendance à la baisse du taux de profit, le développement de l'impérialisme et du monopole et la fin du cycle des guerres nationales après les années 1870. Tout en mettant l'accent sur le rôle croissant du capital financier, il critique la tendance de Boukharine à voir l'impérialisme comme un produit du capital financier plutôt que comme une réponse du capital à ses contradictions internes. Il analyse la chasse aux colonies et la concurrence croissante entre les principales puissances impérialistes comme étant les facteurs immédiats de la Première Guerre mondiale, qui marque l'entrée du système dans sa crise de sénilité. Il identifie alors certaines des caractéristiques principales du mode de vie du capitalisme dans cette nouvelle période : le recours croissant à la dette et au capital fictif, l'interférence massive de l'État dans la vie économique, dont le fascisme est une expression typique mais qui est significative de la tendance plus générale au divorce croissant entre l'argent et la valeur réelle symbolisé par l'abandon de l'étalon or. La récupération de courte durée effectuée par le capitalisme après la Première Guerre mondiale est expliquée par certains facteurs : la destruction de capital surabondant ; la demande produite par la nécessité de reconstruire les économies ruinées ; la position unique des États-Unis comme nouvelle locomotive de l'économie mondiale ; mais, surtout, la "prospérité fictive" créée par le crédit : cette croissance d'après-guerre n'était pas basée sur une véritable expansion du marché global et était donc très différente des reprises du 19ème siècle. Du même coup, la crise mondiale qui a éclaté en 1929 était différente des crises cycliques du 19ème siècle : pas seulement en ce qui concerne son échelle mais en raison de sa nature insoluble, faisant qu'elle ne serait pas suivie automatiquement ou spontanément par un boom. Le capitalisme survivrait dorénavant en flouant de plus en plus ses propres lois : "En nous référant aux facteurs déterminants de la crise générale du capitalisme, nous pouvons comprendre pourquoi la crise mondiale ne peut être résorbée par 1'action "naturelle" des lois économiques capitalistes, pourquoi, au contraire, celles-ci sont vidées par le pouvoir conjugué du capital financier et de l'État capitaliste, comprimant toutes les manifestations d'intérêts capitalistes particuliers" (Bilan n° 11). Ainsi, si les manipulations de l'État permettaient un accroissement de la production, celui-ci a été consacré en grande partie au secteur militaire et aux préparatifs pour une nouvelle guerre. "De quelque côté qu'il se tourne, quelque moyen qu'il puisse utiliser pour se dégager de l'étreinte de la crise, le capitalisme est poussé irrésistiblement vers son destin, à la guerre. Où et comment elle surgira est impossible à déterminer aujourd'hui. Ce qu'il importe de savoir et d'affirmer, c'est qu'elle explosera en vue du partage de l'Asie et qu'elle sera mondiale" (ibid).

Sans entrer davantage dans l'analyse des forces et de certains points plus faibles de l'analyse de Mitchell [4], ce texte s'avère remarquable à tout point de vue, il constitue une première tentative de la part de la Gauche communiste de fournir une analyse cohérente, unifiée et historique du processus d'ascendance et de décadence du capitalisme.

La Gauche germano-hollandaise

Dans la tradition de la gauche germano-hollandaise, qui avait été sévèrement décimée par la répression contre-révolutionnaire en Allemagne même, l'analyse luxemburgiste constituait encore la référence pour un certain nombre de groupes. Mais il y existait également une tendance importante, orientée dans une autre direction, en particulier dans la Gauche hollandaise et dans le groupe autour de Paul Mattick aux États-Unis. En 1929, Henryk Grossman publiait un travail important sur la théorie des crises : La loi de l'accumulation et de l'effondrement du système capitaliste. Le Groep van Internationale Communisten (GIC) en Hollande avait qualifié ce travail de "remarquable" [5] et, en 1934, Paul Mattick publiait un résumé (et un développement) des idées de Grossman, intitulé "La crise permanente – l'interprétation par Henryk Grossman de la théorie de Marx de l'accumulation capitaliste", au sein du n° 2 du volume 1 de International Council Correspondence. Ce texte reconnaissait explicitement la valeur de la contribution de Grossman tout en la développant sur certains points. En dépit du fait que Grossman était sympathisant du KPD et d'autres partis staliniens, et malgré l'appréciation qu'il faisait de Mattick, le considérant comme politiquement sectaire [6], les deux hommes ont maintenu une correspondance pendant quelque temps, en grande partie autour des questions posées par le livre de Grossman.

Le livre de Grossman a donc été publié avant l'éclatement de la crise mondiale, mais il a certainement inspiré un certain nombre de révolutionnaires pour appliquer sa thèse à la réalité concrète de la Grande Dépression. Au cœur de son livre, Grossman insiste sur l'idée selon laquelle la théorie de l'effondrement du capitalisme est absolument centrale dans Le Capital de Marx, même si Marx ne pouvait pas en tirer les conséquences ultimes. Les révisionnistes du marxisme - Bernstein, Kautsky, Tugan Baranowski, Otto Bauer et d'autres - ont tous rejeté la notion d'effondrement du capitalisme, en toute cohérence avec leur politique réformiste. Pour Grossman, il était axiomatique que le socialisme ne surviendrait pas seulement parce que le capitalisme était un système immoral mais parce que son évolution historique elle-même devait le plonger dans des contradictions insurmontables, le transformant en entrave à la croissance des forces productives : "À un certain stade de son développement historique, le capitalisme ne parvient plus à susciter un nouveau développement des forces productives. À partir de ce moment, la chute du capitalisme devient économiquement inévitable. La véritable tâche que se fixait Marx dans Le Capital était de fournir une description précise de ce processus et d'en saisir les causes au moyen d'une analyse scientifique du capitalisme" (La loi de l'accumulation, édition abrégée en anglais - 1992, Pluto Press, p. 36. Notre traduction). D'autre part, "s'il n'existe pas une raison économique faisant que le capitalisme doit nécessairement échouer, alors le socialisme peut remplacer le capitalisme sur des bases qui n'ont rien d'économique mais qui sont purement politiques, psychologiques ou morales. Mais, dans ce cas, nous abandonnons le fondement matérialiste d'un argument scientifique en faveur de la nécessité du socialisme, nous abandonnons la déduction de cette nécessité à partir du mouvement économique" (ibid, p. 56).

Jusque-là, Grossman est en accord avec Luxemburg qui avait ouvert la voie en réaffirmant le rôle central de la notion d'effondrement et, sur ce point, il est à ses côtés contre les révisionnistes. Cependant, Grossman considérait que la théorie de Luxemburg sur la crise comportait de grandes faiblesses car elle était basée sur une mauvaise compréhension de la méthode que Marx avait cherché à développer dans son utilisation du schéma de la reproduction : "au lieu d'examiner le schéma de la reproduction de Marx dans le cadre de son système total et particulièrement de sa théorie de l'accumulation, au lieu de se demander quel rôle celui-ci joue méthodologiquement dans la structure de sa théorie, au lieu d'analyser le schéma de l'accumulation depuis son début jusqu'à sa conclusion finale, Luxemburg a été inconsciemment influencée par eux (les épigones révisionnistes). Elle en est arrivée à croire que les schémas de Marx permettent une accumulation illimitée" (ibid p125). En conséquence, argumentait-il, elle a déplacé le problème de la sphère principale de la production de la plus-value vers la sphère secondaire de la circulation. Grossman a réexaminé le schéma de la reproduction qu'Otto Bauer avait adapté de Marx dans sa critique de L'accumulation du capital [7]. Le but de Bauer était alors de réfuter la thèse de Luxemburg selon laquelle le capitalisme serait confronté à un problème insoluble dans la réalisation de la plus-value une fois qu'il aurait éliminé tous les marchés "extérieurs" à son mode de production. Pour Bauer, la croissance démographique du prolétariat était suffisante pour absorber toute la plus-value requise pour permettre l'accumulation. Il faut souligner que Grossman n'a pas commis l'erreur de considérer le schéma de Bauer comme une description réelle de l'accumulation capitaliste (contrairement à ce que dit Pannekoek, nous y reviendrons plus loin) : "Je montrerai que le schéma de Bauer reflète et ne peut refléter que le côté valeur du processus de reproduction. En ce sens, ce schéma ne peut pas décrire le processus réel de l'accumulation en termes de valeur et valeur d'usage. Deuxièmement, l'erreur de Bauer consiste en ceci qu'il suppose que le schéma de Marx est, d'une certaine manière, une illustration des processus réels dans le capitalisme, et oublie les simplifications qui l'accompagnent. Mais ces points faibles ne réduisent pas la valeur du schéma de Bauer" (ibid p. 69). L'intention de Grossman, lorsqu'il pousse le schéma de Bauer jusqu'à à sa conclusion "mathématique", est de montrer que, même sans problème de réalisation, le capitalisme se heurterait inévitablement à des barrières insurmontables. Prenant en considération l'augmentation de la composition organique du capital et la tendance à la baisse du taux de profit qui en résulte, l'élargissement global du capital aboutirait à un point où la masse absolue du profit serait insuffisante pour permettre davantage d'accumulation, et le système serait confronté à l'effondrement. Dans l'utilisation par Grossman, selon ses hypothèses, du schéma de Bauer, ce point est atteint au bout de 35 ans : à partir dece moment, "toute nouvelle accumulation de capital dans les conditions postulées serait tout à fait sans effet. Le capitaliste gaspillerait ses efforts à gérer un système productif dont les fruits sont entièrement absorbés par la part des travailleurs. Si cet état persistait, cela signifierait une destruction du mécanisme capitaliste, sa fin économique. Pour la classe des entrepreneurs, l'accumulation serait non seulement insignifiante, elle serait objectivement impossible parce que le capital sur-accumulé se trouverait inexploité, ne pourrait pas fonctionner, échouerait à rapporter du profit" (ibid, p. 76).

Ceci a amené certains critiques de Grossman à dire que celui-ci pensait pouvoir prévoir avec une certitude absolue le moment où le capitalisme deviendrait impossible. Cependant, cela n'a jamais été son but. Grossmann essayait simplement de se réapproprier la théorie de Marx de l'effondrement en expliquant pourquoi celui-ci avait considéré la tendance à la baisse du taux de profit comme la contradiction centrale dans le processus d'accumulation. "Cette baisse du taux de profit à l'étape de la suraccumulation est différente de la baisse de ce taux aux étapes précédentes de l'accumulation du capital. Un taux de profit en baisse est un symptôme permanent du progrès de l'accumulation au cours de ses différentes étapes mais, durant les premières étapes de l'accumulation, il va de pair avec une masse croissante de profit et une consommation capitaliste elle aussi en hausse. Au-delà de certaines limites cependant, la baisse du taux de profit s'accompagne d'une chute de la plus-value affectée à la consommation capitaliste et, bientôt, de la plus-value destinée à l'accumulation. "La baisse du taux de profit s'accompagnerait cette fois d'une diminution absolue de la masse du profit" [Marx, Le Capital, livre 3, 3e section, Conclusions, "Les contradictions internes de la loi", Bibliothèque de La Pléiade, tome 2, p. 1034]" (ibid pp. 76-77).

Pour Grossman, la crise ne survient pas, comme le soutenait Rosa Luxemburg, parce que le capitalisme est confronté à "trop" de plus-value, mais parce qu'au final trop peu de plus-value est extraite de l'exploitation des travailleurs pour réaliser davantage d'investissements rentables dans l'accumulation. Les crises de surproduction se produisent effectivement mais elles sont fondamentalement la conséquence de la suraccumulation du capital constant : "La surproduction des marchandises est une conséquence d'une valorisation insuffisante due à la suraccumulation. La crise n'est pas provoquée par une disproportion entre l'expansion de la production et l'insuffisance du pouvoir d'achat, c'est-à-dire par une pénurie de consommateurs. La crise intervient parce qu'aucune utilisation n'est faite du pouvoir d'achat qui existe. C'est parce que cela ne paie pas d'augmenter la production puisque l'échelle de la production ne modifie pas la quantité de plus-value disponible. Ainsi, d'une part, le pouvoir d'achat demeure inemployé, de l'autre, les marchandises produites demeurent invendues" (ibid p. 132).

Le livre de Grossman constitue un réel retour à Marx et il n'hésite pas à critiquer des marxistes éminents comme Lénine et Boukharine pour leur incapacité à analyser les crises ou les menées impérialistes du capitalisme comme des expressions de ses contradictions internes, se concentrant au lieu de cela sur des manifestations extérieures de ces dernières (dans le cas de Lénine, par exemple, l'existence des monopoles vue comme la cause de l'impérialisme). Dans l'introduction à son livre, Grossman explique la prémisse méthodologique qui sous-tend cette critique : "J'ai essayé de montrer comment les tendances empiriquement décelables de l'économie mondiale qui sont considérées comme définissant les caractéristiques de de la dernière étape du capitalisme (monopoles, exportation de capitaux, la lutte pour le partage des sources des matières premières, etc.) ne sont que des manifestations extérieures secondaires qui résultent de l'essence de l'accumulation capitaliste qui en constitue le fondement. A travers ce mécanisme interne, il est possible d'employer un seul principe, la loi marxiste de la valeur, pour expliquer clairement toutes les manifestations du capitalisme sans avoir besoin d'improviser une théorie spécifique, et également de faire la lumière sur son étape ultime - l'impérialisme. Je n'insiste pas sur le fait que c'est la seule manière de démontrer l'immense cohérence du système économique de Marx"

Poursuivant dans la même veine, Grossman se défend alors à l'avance de l'accusation "d'économisme pur" :

"Puisque, dans cette étude, je me limite délibérément à ne décrire que les fondements économiques de l'effondrement du capitalisme, laissez-moi dès à présent dissiper tout soupçon d'économisme. Il est inutile de gâcher du papier à propos du lien entre les sciences économiques et la politique ;il est évident que ce lien existe. Cependant, tandis que les marxistes ont énormément écrit sur la révolution politique, ils ont négligé de traiter théoriquement l'aspect économique de cette question et n'ont pas réussi à prendre en compte le contenu réel de la théorie de Marx de l'effondrement. Mon unique souci ici est de combler cette lacune de la tradition marxiste" (Ibid p. 32-33).

On doit garder cela à l'esprit quand on accuse Grossman de ne décrire la crise finale du système que par l'incapacité de l'appareil économique de continuer à fonctionner plus longtemps. Cependant, si on laisse de côté l'impression créée par plusieurs de ses formulations abstraites au sujet de l'effondrement capitaliste, il y a un problème plus fondamental dans la tentative de Grossman "de faire la lumière sur l'étape ultime (du capitalisme) - l'impérialisme"

À la différence de Mitchell, par exemple, il ne conçoit pas explicitement son travail comme étant destiné à clarifier les conclusions auxquelles la Troisième internationale avait abouti, à savoir que la Première Guerre mondiale avait ouvert l'époque de déclin du capitalisme, l'époque des guerres et des révolutions. Dans certains passages, par exemple, il reproche à Boukharine de considérer la guerre (mondiale) comme la preuve du fait que l'époque de l'effondrement est arrivée, il tend à réduire l'importance de la Guerre Mondiale comme expression indubitable de la sénilité du mode de production capitaliste. Il est vrai qu'il accepte que cela "pourrait très bien être le cas", et que son objection principale à l'argument de Boukharine est l'idée de ce dernier selon laquelle la guerre serait la cause du déclin et non son symptôme ; mais Grossman argumente également que "loin de constituer une menace pour le capitalisme, les guerres sont le moyen de prolonger son existence comme un tout. Les faits montrent précisément qu'après chaque guerre, le capitalisme connaît une nouvelle période de croissance" (ibid pp. 49-50). Ceci représente une sérieuse sous-estimation de la menace que la guerre capitaliste représente pour la survie de l'humanité et semble confirmer que, pour Grossman, la crise finale sera purement économique. En outre, bien que son travail témoigne d'un certain nombre d'efforts pour concrétiser son analyse – en mettant en évidence l'accroissement inévitable des tensions impérialistes provoquée par la tendance vers l'effondrement, son insistance sur l'inévitabilité d'une crise finale qui obligerait la classe ouvrière à renverser le système ne fait pas clairement apparaître si l'époque de la révolution prolétarienne est réellement déjà ouverte.

Mattick et l'époque de la crise permanente

Par rapport à cette question, le texte de Mattick est plus explicite que le livre de Grossman puisqu'il appréhende la crise du capitalisme dans le contexte général du matérialisme historique et, ce faisant, au moyen du concept d'ascendance et de décadence des différents modes de production. Ainsi, le point de départ du document est l'affirmation selon laquelle "le capitalisme en tant que système économique a eu la mission de développer les forces productives de la société à un degré qu'aucun système précédent n'aurait été capable d'atteindre. Le moteur du développement des forces productives dans le capitalisme est la course pour le profit. Et pour cette raison même, ce processus ne peut se poursuivre qu'aussi longtemps qu'il est rentable. De ce point de vue, le capital devient une entrave au développement continu des forces productives dès lors que ce développement entre en conflit avec la nécessité du profit" (notre traduction). Mattick n'a aucun doute sur le fait que l'époque de la décadence capitaliste est arrivée et que nous sommes maintenant dans la phase de la crise permanente comme l'exprime le titre de son texte, quoiqu'il puisse y avoir des booms temporaires provoqués par des mesures destinées à enrayer le déclin, telles que l'augmentation de l'exploitation absolue. Ces booms temporaires "au sein de la crise mortelle", ne sont pas "une expression du développement mais du délabrement".A nouveau, peut-être plus clairement que Grossman, Mattick ne plaide pas pour un effondrement automatique une fois que le taux de profit aura diminué en-deçà d'un certain niveau : il montre la réaction du capitalisme à son impasse historique, consistant à augmenter l'exploitation de la classe ouvrière pour extraire les dernières gouttes de plus-value requises pour l'accumulation, et marchant à la guerre mondiale pour s'approprier les matières premières à meilleur marché, conquérir des marchés et annexer de nouvelles sources de force de travail. En même temps, il considère les guerres, tout comme la crise économique elle-même, comme "de gigantesques dévalorisations du capital constant à travers la destruction violente de valeur et de valeurs d'usage qui forment sa base matérielle". Ces deux facteurs conduisent à une augmentation de l'exploitation et, selon la vision de Mattick, la guerre mondiale provoquera une réaction de la classe ouvrière qui ouvrira la perspective de la révolution prolétarienne. Déjà, la Grande Dépression constitue "la plus grande crise dans l'histoire capitaliste" mais "c'est de l'action des travailleurs que dépend qu'elle soit la dernière pour le capitalisme, aussi bien que pour ceux-ci".

Le travail de Mattick se situe ainsi clairement dans la continuité des tentatives antérieures de l'Internationale communiste et de la Gauche communiste pour comprendre la décadence du système. Et tandis que Grossman avait déjà examiné les limites des contre-tendances à la baisse du taux de profit, Mattick a permis de rendre celles-ci plus concrètes à travers l'analyse du développement réel de la crise capitaliste mondiale pendant la période ouverte par le krach de 1929.

De notre point de vue, en dépit des concrétisations apportées par Mattick à la théorie de Grossman, des aspects de cette démarche générale demeurent abstraits. Nous sommes perplexes face à la vision de Grossman selon laquelle il n'y a "aucune trace chez Marx" d'un problème d'insuffisance du marché (La loi de l'accumulation, p. 128). Le problème de la réalisation ou de la "circulation" ne réside pas en dehors du processus d'accumulation mais en constitue une partie indispensable.De même, Grossman semble écarter le problème de la surproduction comme étant un simple sous-produit de la baisse du taux de profit et ignore les passages de Marx qui l'enracinent clairement au sein des relations fondamentales entre travail salarié et capital [8]. Alors qu' en analysant ces éléments, Luxemburg fournit un cadre cohérent pour comprendre pourquoi le triomphe même du capitalisme en tant que système global devait le propulser dans son ère de déclin, il est plus difficile de saisir à quel moment l'augmentation de la composition organique du capital atteint un niveau tel que les contre-tendances deviennent inefficaces et que le déclin commence. En effet, en incluant le commerce extérieur dans l'ensemble de ces contre-tendances, Mattick lui-même se rapproche un peu de Luxemburg quand il argumente que la transformation des colonies en pays capitalistes enlève cette option essentielle : "En transformant les pays importateurs de capitaux en pays exportateurs de capitaux, en accélérant leur développement industriel par une forte croissance locale, le commerce extérieur cesse de devenir une contre-tendance [à la baisse du taux de profit]. Alors que l'effet des contre-tendances est annulé, la tendance à l'effondrement capitaliste reste dominante. Nous avons alors la crise permanente, ou la crise mortelle du capitalisme. Le seul moyen qu'il reste pour permettre au capitalisme de continuer à exister est alors la paupérisation permanente, absolue et générale du prolétariat". À notre avis, nous avons là une indication du fait que le problème de la réalisation - la nécessité de l'extension permanente du marché global afin de compenser les contradictions internes du capital - ne peut pas être retiré de l'équation aussi facilement [9].

Cependant, le but de ce chapitre n'est pas de fouiller à nouveau dans les arguments en faveur ou contre la théorie de Luxemburg, mais de prouver que l'explication alternative de la crise contenue dans la théorie de Grossman-Mattick s'insère également entièrement dans une compréhension de la décadence du capitalisme. Il n'en est pas de même concernant la principale critique portée à la thèse de Grossman-Mattick au sein de la Gauche communiste pendant les années 1930, "La théorie de l'écroulement du capitalisme" de Pannekoek, texte édité pour la première fois dans Rätekorrespondenz en juin 1934 [10].

La critique par Pannekoek de la théorie de l'effondrement

Pendant les années 1930, Pannekoek travaillait très étroitement avec le Groep van Internationale Communisten et son texte a, sans aucun doute, été écrit en réponse à la popularité croissante des théories de Grossman au sein du courant communiste de conseils : il mentionne le fait que cette théorie avait déjà été intégrée dans le manifeste du Parti Uni des Travailleurs de Mattick. Les paragraphes introductifs du texte expriment une préoccupation qui pouvait être parfaitement justifiée et avait en vue d'éviter les erreurs faites par un certain nombre de communistes allemands à l'heure de la vague révolutionnaire, quand l'idée de la "crise mortelle" était invoquée pour affirmer que le capitalisme avait déjà épuisé toutes les options et qu' une légère poussée seulement était nécessaire pour le renverser complètement, un point de vue qui s'associait souvent à des actions volontaristes et aventuristes. Cependant, comme nous l'avons écrit par ailleurs [11], la faille essentielle dans le raisonnement de ceux qui défendaient la notion de crise mortelle dans l'après-guerre ne résidait pas dans la notion même de crise catastrophique du capitalisme. Cette notion caractérise un processus qui peut durer des décennies et non un krach soudain qui viendrait de nulle part. Cette faille résidait dans l'amalgame de deux phénomènes distincts : la décadence historique du capitalisme comme mode de production et la crise économique conjoncturelle –quelle que soit sa profondeur- que le système peut connaître à un moment donné. Dans sa polémique contre l'idée d'un l'effondrement du capitalisme en tant que phénomène immédiat et ayant lieu à un niveau purement économique, Pannekoek est tombé dans le piège de rejeter complètement la notion de décadence du capitalisme, en cohérence avec d'autres positions auxquelles il adhérait à cette époque, comme la possibilité de révolutions bourgeoises dans les colonies et le "rôle bourgeois du bolchevisme" en Russie.

Pannekoek commence par critiquer la théorie de l'effondrement de Rosa Luxemburg. Il reprend des critiques classiques faites à ses théories selon lesquelles celles-ci sont basées sur un faux problème et que, mathématiquement parlant, les schémas de la reproduction de Marx ne présentent pas de problème de réalisation pour le capitalisme. Cependant, la cible principale du texte de Pannekoek est la théorie de Grossman.

Pannekoek reproche à Grossman deux aspects essentiels : le manque de concordance entre sa théorie des crises et celle de Marx  ; la tendance à considérer la crise comme un facteur automatique de l'avènement du socialisme exigeant peu de la classe ouvrière en termes d'action consciente. Un certain nombre des critiques détaillées faites par Pannekoek à l'utilisation par Grossman des tables de Bauer souffre d'un point de départ défectueux, en ce sens qu'il accuse Grossman de prendre telles quelles les tables de Bauer. Nous avons montré que ceci est faux. Plus sérieuse est son accusation selon laquelle Grossman aurait mal compris, voire même consciemment réécrit Marx concernant la relation entre la baisse du taux de profit et l'augmentation de la masse du profit. Pannekoek insiste sur le fait que, puisqu'une augmentation de la masse du profit a toujours accompagné la baisse du taux de profit, Marx n'a jamais envisagé une situation où il y aurait une pénurie absolue de plus-value : "Marx parle d’une suraccumulation qui introduit la crise, d’un trop-plein de plus-value accumulée qui ne trouve pas où s’investir et pèse sur le profit ; l’écroulement de Grossmann provient d’une insuffisance de plus-value accumulée."

(https://www.marxists.org/francais/pannekoek/works/1934/00/pannekoek_19340001.htm)

Il est difficile de suivre ces critiques : il n'est pas contradictoire de parler, d'une part, de suraccumulation et, d'autre part, d'une pénurie de plus-value : la "suraccumulation" étant une autre manière de dire qu'il y a un excès de capital constant, ceci signifiera nécessairement que les marchandises produites contiendront moins de plus-value et ainsi moins de profit potentiel pour les capitalistes. Il est vrai que Marx a considéré qu'une baisse du taux de profit serait compensée par une augmentation de la masse du profit : ceci dépend en particulier de la possibilité de vendre une quantité de marchandises toujours plus grande et nous amène ainsi au problème de la réalisation de la plus-value, mais nous n'avons pas l'intention de l'examiner ici.

Le problème majeur que nous voulons aborder ici est la notion basique d'effondrement capitaliste et non pas les explications théoriques spécifiques à celle-ci. L'idée d'un effondrement purement économique (et il est vrai que Grosssman tend dans cette direction avec sa vision de la crise finale en tant que simple grippage des mécanismes économiques du capitalisme) trahit une approche très mécanique du matérialisme historique où l'action humaine ne joue qu'un rôle infime, voire ne joue pas de rôle ; et, pour Pannekoek, Marx a toujours vu la fin du capitalisme comme résultant de l'action consciente de la classe ouvrière. Cette question est centrale dans la critique portée par Pannekoek aux théories de l'effondrement, parce qu'il estimait que de telles théories tendaient à sous-estimer la nécessité pour la classe ouvrière de s'armer dans la lutte, de développer sa conscience et son organisation afin de réaliser l'immense tâche de renverser le capitalisme, qui ne tomberait certainement pas comme un fruit mûr dans les mains du prolétariat. Pannekoek accepte le fait que Grossman ait considéré que l'avènement de la crise finale provoquerait la lutte des classes, mais il critique la vision purement économiste de cette lutte. Pour Pannekoek, "Ce n’est pas parce que le capitalisme s’écroule économiquement et que les hommes –les ouvriers et les autres– sont poussés par la nécessité à créer une nouvelle organisation, que le socialisme apparaît. Au contraire : le capitalisme, tel qu’il vit et croît, devenant toujours plus insupportable pour les ouvriers, les pousse à la lutte, continuellement, jusqu’à ce que se soient formées en eux la volonté et la force de renverser la domination du capitalisme et de construire une nouvelle organisation, et alors le capitalisme s’écroule. Ce n’est pas parce que l’insupportabilité du capitalisme est démontrée de l’extérieur, c’est parce qu’elle est vécue spontanément comme telle, qu’elle pousse à l’action.".

(https://www.marxists.org/francais/pannekoek/works/1934/00/pannekoek_19340001.htm)

En fait, un passage de Grossman anticipe déjà plusieurs des critiques de Pannekoek : "L'idée de l'effondrement, nécessaire pour des raisons objectives, ne contredit évidemment pas la lutte des classes. En revanche, l'effondrement, en dépit de sa nécessité objectivement donnée, peut être influencé dans une large mesure par l'action vivante des classes en lutte et laisse une certaine place pour une intervention active de la classe. C'est alors seulement qu'il est possible de comprendre pourquoi, un haut niveau d'accumulation du capital étant atteint, chaque hausse sérieuse des salaires rencontre de plus en plus de difficultés, pourquoi chaque lutte économique majeure devient nécessairement une question d'existence pour le capitalisme, une question de pouvoir politique…. La lutte de la classe ouvrière sur des revendications quotidiennes est ainsi liée à sa lutte pour le but final. Le but final, pour lequel la classe ouvrière lutte, n'est pas un idéal introduit au sein du mouvement ouvrier depuis l'extérieur par des moyens spéculatifs, et dont la réalisation, indépendante des luttes du présent, est réservée à l'avenir lointain. C'est le contraire, comme le montre la loi de l'effondrement du capitalisme présentée ici : [le but final est] un résultat des luttes quotidiennes immédiates et il peut être atteint plus rapidement au moyen de ces luttes" (Kuhn, op. cit. pp. 135-6, citation issue de l'édition allemande complète de La loi de l'accumulation. Notre traduction),

Mais, pour Pannekoek, Grossman était "un économiste bourgeois qui n’a jamais eu d'expérience pratique de la lutte du prolétariat, et par conséquent est dans une situation qui lui interdit de comprendre l’essence du marxisme" (https://www.marxists.org/francais/pannekoek/works/1934/00/pannekoek_1934...). Et bien que, il faut en convenir, Grossman ait critiqué des aspects du "vieux mouvement ouvrier" (social-démocratie et "communisme de parti"), il n'avait vraiment rien en commun avec ce que les communistes de conseils appelaient le "nouveau mouvement ouvrier", qui était véritablement indépendant du "vieux". Pannekoek insiste ainsi sur le fait que si, pour Grossman, il y a une dimension politique à la lutte des classes, celle-ci relève essentiellement de l'activité d'un parti de type bolchevique. Pour lui, Grossman est resté un avocat de l'économie planifiée, et la transition de la forme traditionnelle et anarchique du capital à la forme gérée par l’État pourrait facilement se passer de toute intervention du prolétariat auto-organisé ; tout ce dont elle a besoin, c'est de la main ferme d'une "avant-garde révolutionnaire" au moment de la crise finale.

Il n'est pas totalement juste d'accuser Grossman de n'être rien qu'un économiste bourgeois sans expérience pratique de la lutte des travailleurs : avant la guerre, il avait été très impliqué dans le mouvement des travailleurs juifs en Pologne et, bien qu'à la suite de la vague révolutionnaire il soit resté un sympathisant des partis staliniens (et des années plus tard, peu avant sa mort, il avait été employé par l'université de Leipzig en Allemagne de l'Est stalinienne), il a toujours maintenu une indépendance d'esprit, si bien que ses théories ne peuvent pas être écartées comme une simple apologie du stalinisme. Comme nous l'avons vu, il n'a pas hésité à critiquer Lénine ; il a maintenu une correspondance avec Mattick et, pendant une brève période au début des années 1930, il avait été attiré par l'opposition trotskiste. Il est clair que, contrairement à Rosa Luxemburg, Mattick, ou lénine, il n'a pas passé la plus grande partie de sa vie en tant que révolutionnaire communiste, mais il est réducteur de considérer la totalité de la théorie de Grossman comme étant le reflet direct de sa politique [12].

Pannekoek résume son argumentation dans "La théorie de l'écroulement du capitalisme" de la manière suivante : "Le mouvement ouvrier n’a pas à attendre une catastrophe finale, mais beaucoup de catastrophes, des catastrophes politiques – comme les guerres – et économiques – comme les crises qui se déclenchent périodiquement, tantôt régulièrement, tantôt irrégulièrement mais qui, dans l’ensemble, avec l’extension croissante du capitalisme, deviennent de plus en plus dévastatrices. Cela ne cessera de provoquer l’écroulement des illusions et des tendances du prolétariat à la tranquillité, et l’éclatement de luttes de classe de plus en plus dures et de plus en plus profondes. Cela apparaît comme une contradiction que la crise actuelle – plus profonde et plus dévastatrice qu’aucune auparavant – ne laisse rien entrevoir de l’éveil d’une révolution prolétarienne. Mais l’élimination des vieilles illusions est sa première grande tâche : en premier lieu de l’illusion de rendre le capitalisme supportable, grâce aux réformes qu’obtiendraient la politique parlementaire et l’action syndicale ; et d’autre part, l’illusion de pouvoir renverser le capitalisme dans un assaut guidé par un parti communiste se donnant des allures révolutionnaires. C’est la classe ouvrière elle-même, comme masse, qui doit mener le combat, et elle a encore à se reconnaître dans les nouvelles formes de lutte, tandis que la bourgeoisie façonne de plus en plus solidement son pouvoir. Des luttes sérieuses ne peuvent pas ne pas venir. La crise présente peut bien se résorber, de nouvelles crises viendront et de nouvelles luttes. Dans ces luttes la classe ouvrière développera sa force de combat, reconnaîtra ses objectifs, se formera, se rendra autonome et apprendra à prendre elle-même en main ses propres destinées, c’est-à-dire la production sociale. C’est dans ce processus que s’accomplit le trépas du capitalisme. L’auto-émancipation du prolétariat est l’écroulement du capitalisme". (https://www.marxists.org/francais/pannekoek/works/1934/00/pannekoek_1934...)

Il y a beaucoup de choses correctes dans cette vision, surtout la nécessité pour la classe dans son ensemble de développer son autonomie vis-à-vis de toutes les forces capitalistes qui se présentent comme son sauveur. Pannekoek, cependant, n'explique pas pourquoi les crises devraient devenir de plus en plus dévastatrices - il invoque seulement la taille du capitalisme comme facteur de cette caractéristique [13]. Mais également, il ne pose pas la question : combien de catastrophes dévastatrices le capitalisme peut-il traverser avant qu'il ne se détruise lui-même et, avec lui, la possibilité d'une nouvelle société ? En d'autres termes, ce qui est absent ici, c'est la compréhension que le capitalisme est un système limité historiquement par ses propres contradictions et qu'il a déjà mis l'humanité face à l'alternative socialisme ou barbarie. Pannekoek avait parfaitement raison d'insister sur le fait que l'effondrement économique ne mènerait nullement automatiquement au socialisme. Mais il a tendu à oublier qu'un système en déclin qui n'a pas été renversé par la classe ouvrière révolutionnaire pourrait se détruire et détruire avec lui toute possibilité pour le socialisme. Les lignes introductrices du Manifeste communiste laissent ouverte la possibilité que les contradictions croissantes du mode de production puissent aboutir simplement à la ruine mutuelle des classes en présence si la classe opprimée ne peut pas réaliser sa transformation de la société. Dans ce sens, le capitalisme est en effet condamné à se détériorer jusqu'à sa "crise finale", et il n'y a aucune garantie que le communisme puisse s'édifier sur le sol de cette débâcle. Cette prise de conscience ne saurait cependant en rien diminuer l'importance de l'action décidée de la classe ouvrière pour imposer sa propre solution à l'effondrement du capitalisme. Au contraire, elle rend d'autant plus urgente et indispensable la lutte consciente du prolétariat et l'activité des minorités révolutionnaires en son sein.

Gerrard


1. Terme anglophone faisant explicitement référence à la période de l'entre-deux-guerres, et plus précisément aux années 1920 comme son nom l'indique, période durant laquelle les activités économiques et culturelles battent leur plein. On désigne par là le plus souvent un phénomène qui s'est déroulé en Amérique du Nord, notamment aux États-Unis. Cependant, ce phénomène trouve son pendant en France avec les "années folles". Source Wikipédia.

2. Notre traduction à partir de l'anglais. Il existe également une version en français.

3. Par exemple, Advance (Le Progrès), le journal de l'APCF, a édité en mai 1936 un article de Willie McDougall, intitulé "Le capitalisme doit continuer" qui explique la crise économique en termes de surproduction. L'article conclut de la sorte : "La mission historique [du capitalisme] - le remplacement du féodalisme - a été accomplie. Il a élevé le niveau de la production à des sommets auxquels ne songeaient même pas ses propres pionniers, mais son point le plus haut a été atteint et le déclin a commencé. A chaque fois qu'un système devient une entrave au développement ou au fonctionnement même des forces productives, une révolution est imminente et il est condamné à laisser la place à un successeur. Tout comme le féodalisme devait laisser la place au système plus productif qu'est le capitalisme, ce dernier doit être balayé du chemin du progrès pour laisser la place au socialisme." (Notre traduction à partir de l'anglais).

4. En particulier les paragraphes traitant la destruction de capital et du travail dans la guerre. Voir à ce sujet l'introduction à la discussion sur les facteurs à la base des "Trente glorieuses" dans la Revue internationale n° 133 et, également, la note 2 à la deuxième partie de l'article de Mitchell dans la Revue internationale n° 103.

5. PIC, Persdinst van de Groep van Internationale Communisten no.1, Janvier 1930 ‘Een marwaardog boek’, cité dans la brochure du CCI La Gauche Hollandaise, p 210.

6. Rick Kuhn, Henryk Grossman and the Recovery of Marxism, Chicago 2007, p 184

7. Otto Bauer, "L'accumulation du capital", Die Neue Zeit, 1913

8. Voir l'article précédent de cette série de la Revue internationale n° 139, "Les contradictions mortelles de la société bourgeoise".

9. Dans un travail postérieur, Crises et théorie des crises (1974), Mattick revient sur ce problème et reconnaît qu'effectivement Marx ne conçoit pas le problème de la surproduction seulement comme une conséquence de la baisse du taux de profit, mais comme une contradiction réelle, résultant en particulier du "pouvoir de consommation limité" de la classe ouvrière. En fait, son honnêteté intellectuelle l'amène à poser une question inconfortable : "Une fois de plus, nous nous trouvons devant le point de savoir si Marx a élaboré deux théories des crises, l'une découlant de la théorie de la valeur, sous la forme de la baisse du taux de profit, l'autre relative à la faiblesse de la consommation ouvrière" (Crises et théorie des crises, chapitre "Les épigones", p. 140, Éditions Champ Libre). La réponse qu'il propose est que les formulations de Marx relatives à la "sous-consommation de la classe ouvrière" doivent être imputées "soit à une erreur de jugement soit à une faute de plume" (Idid., chapitre "La théorie des crises chez Marx", p. 100).

10. Traduction en français : "La théorie de l'écroulement du capitalisme", sur www.marxists.org.

11. "L'âge des catastrophes" dans la Revue internationale n° 143.

12. Ce serait là une erreur en quelque sorte similaire à celle que Pannekoek a faite dans Lénine philosophe où il défendait que les influences bourgeoises sur les écrits philosophiques de Lénine démontraient la nature de classe bourgeoise du bolchevisme et de la révolution d'Octobre

13. Voir notre livre sur la Gauche hollandaise, p 211, où une remarque semblable est faite au sujet de la position du GIC dans son ensemble : "tout en rejetant les conceptions quelque peu fatalistes de Grossman et de Mattick, le GIC abandonnait tout l'héritage théorique de la gauche allemande sur les crises. La crise de 1929 n'était pas une crise généralisée exprimant le déclin du système capitaliste mais une crise cyclique. Dans une brochure parue en 1933, le GIC affirmait que la Grande Crise avait un caractère chronique et non pas permanent, même depuis 1914. Le capitalisme était semblable au Phénix de la légende, sans cesse renaissant de ses cendres. Après chaque "régénération" par la crise, le capitalisme apparaît "plus grand et plus puissant que jadis". Mais cette régénération n'était pas éternelle ; puisque "l'incendie menace de mort toujours plus violemment l'ensemble de la vie sociale". Finalement, seul le prolétariat pouvait donner le "coup mortel" au Phénix capitaliste et transformer un cycle de crise en crise finale. Cette théorie était donc contradictoire, puisque, d'un côté, elle reprenait la vision des crises cycliques comme au XIXe siècle, élargissant sans cesse l'extension du capitalisme, en une ascension ininterrompue ; de l'autre, elle définissait un cycle de destructions et de reconstructions de plus en plus fatal à la société." La brochure évoquée dans la citation est De beweging van het kapitalistisch bedrijfsleven.

Questions théoriques: 

Rubrique: 

Décadence du capitalisme