Marine Le Pen élue en 2012 : quelle réalité pour le danger fasciste aujourd'hui ?

Afficher une version adaptée à l'édition sur imprimante

Début mars, la bourgeoisie française nous propose un remake de sa grande peur de la “peste brune”. Des sondages mettant en scène des deuxièmes tours des présidentielles de 2012 avec Marine Le Pen face à différents candidats potentiels, de gauche comme de droite, placent la candidate du FN en tête dans la grande majorité des cas. Cette fois, ce n’est plus le 21 avril  (1), c’est encore pire : une catastrophe, la fin de la démocratie, la dictature, le fascisme, les pogroms, les ratonnades et bien d’autres horreurs, qui attendent les français s’ils ne se ressaisissent pas  !

Coup monté de l’UMP  ? Vrai sondage  ? Les deux  ? Finalement, cela ne change pas grand chose à la situation. On sait que l’extrême-droite reçoit un écho grandissant dans l’opinion, le reste n’est qu’affaire de stratégie et d’exploitation médiatique pour les intérêts des uns et des autres. Cela dit, cela pose à nouveau la question : Marine Le Pen va-t-elle accéder au pouvoir  ? Beaucoup d’observateurs bourgeois ne cèdent pas à la panique et estiment que ce qui s’est passé en 2002  (2) se passera encore en 2012 s’il le faut. Même si ceux qui sont allés voter Chirac une pince à linge sur le nez à l’époque, auraient encore plus de mal à déposer un bulletin “Sarkozy” dans l’urne, la défense de la démocratie saurait sans aucun doute leur dicter ce sacrifice ultime de ce qu’il leur reste d’amour propre.

Pour autant, la bourgeoisie ne se veut pas rassurante : même si le FN n’accédera vraisemblablement pas au pouvoir, ses idées, elles, pourront sans problème franchir les portes de l’Elysée. Car face à cette menace, ce sont les partis “de gouvernement”, ceux qui ont vocation à exercer le pouvoir, qui réagissent en adoptant les idées populistes de l’extrême-droite. Pour en rajouter et enfoncer le clou, on rappelle la sortie de Brice Hortefeux sur les maghrébins (ou les auvergnats, selon les versions  !) et on rediffuse à en vomir les propos de son successeur, Claude Guéant, estimant légitime de ne plus se sentir “chez soi” face à tous ces “étrangers”.

Demain, une France fasciste  ?

C’est donc entendu : le barrage démocratique bloquera Marine Le Pen, mais pas ses idées  ! Pendant que l’on ferme la porte, les idées fascistes pénètrent la République par la fenêtre  !

Sommes-nous donc à la veille d’un régime fasciste  ? Après tout, la question peut être posée : cela fait au moins dix ans que le danger guette. Il y a évidemment l’épisode de 2002 en France, mais pas seulement.

En Italie, le gouvernement Berlusconi bénéficie de l’alliance et du soutien des deux formations d’extrême-droite qui ont déjà été ses partenaires gouvernementaux entre 1995 et 1997 : la Ligue lombarde d’Umberto Bossi et l’Alliance Nationale (ex-MSI) de Gianfranco Fini. En Autriche, l’accession de Jörg Haider au pouvoir en 1999 (en coalition avec le parti conservateur) avait fait naître une véritable angoisse en Europe. De même pour l’éclosion ultra-rapide du parti de Pym Fortuyn aux Pays-Bas qui fit son entrée au parlement en 2002.

Depuis que la question est posée, nous apportons toujours la même réponse : non, mille fois non, le danger fasciste n’existe pas aujourd’hui en Europe. Nous sommes certes face à une crise économique mondiale effroyable et à une montée du populisme qui ne sont pas sans rappeler celles des années 1930, qui ont donné naissance au fascisme et au nazisme. Mais la comparaison s’arrête là car il y a plus de différences que de points communs entre la période d’aujourd’hui et celle des années 1930. Il s’agit même de situations radicalement opposées.

Dans les années 1920 et 1930, l’accession au pouvoir des régimes fascistes a été favorisée et soutenue par de larges fractions nationales de la classe dominante, en particulier par les grands groupes industriels. En Allemagne, de Krupp à Siemens en passant par Thyssen, Messerschmitt, IG Farben, regroupés en cartels (Konzerns) qui fusionnent capital financier et industriel, celles-ci contrôlent les secteurs clés de l’économie de guerre, développée par les nazis : le charbon, la sidérurgie, la métallurgie.

En Italie, les fascistes sont également subventionnés par les grands patrons italiens de l’industrie d’armement et de fournitures de guerre (Fiat, Ansaldo, Edison) puis par l’ensemble des milieux industriels et financiers centralisés au sein de la Confinindustria ou de l’Association bancaire. Face à la crise, l’émergence des régimes fascistes a correspondu aux besoins du capitalisme, en particulier dans les pays vaincus et lésés par l’issue du premier conflit mondial, contraints pour survivre de se lancer dans la préparation d’une nouvelle guerre mondiale pour redistribuer les parts du gâteau impérialiste.

Pour cela, il fallait concentrer tous les pouvoirs au sein de l’Etat, accélérer la mise en place de l’économie de guerre, de la militarisation du travail et faire taire toutes les dissensions internes à la bourgeoisie. Les régimes fascistes ont été directement la réponse à cette exigence du capital national. Ils n’ont été, au même titre que le stalinisme, qu’une des expressions les plus brutales de la tendance générale vers le capitalisme d’Etat. Loin d’être la manifestation d’une petite bourgeoisie dépossédée et aigrie par la crise, même si cette dernière lui a largement servi de masse de manoeuvre, le fascisme était une expression des besoins de la bourgeoisie dans certains pays et à un moment historique déterminé.

Aujourd’hui, au contraire, les “programmes économiques” des partis populistes sont soit inexistants, soit inapplicables, du point de vue des intérêts de la bourgeoisie. Ils ne sont ni sérieux, ni crédibles. Leur mise en œuvre impliquerait une totale incapacité à soutenir la concurrence économique sur le marché mondial face aux autres capitaux nationaux. La mise en application des programmes des partis d’extrême-droite signifierait une catastrophe économique assurée pour la bourgeoisie nationale. De telles propositions rétrogrades et fantaisistes ne peuvent qu’être rejetées avec mépris par tous les secteurs responsables de l’économie nationale.

L’autre condition majeure et indispensable pour l’instauration du fascisme, c’est la défaite physique et politique préalable du prolétariat. Au même titre que le stalinisme, le fascisme est une expression de la contre-révolution dans des conditions historiques déterminées. Il a été permis par l’écrasement et la répression directe de la vague révolutionnaire de 1917-1923. C’est l’écrasement sanglant en 1919 et 1923 de la révolution allemande, c’est l’assassinat des révolutionnaires comme Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, par la gauche de l’appareil politique de la bourgeoisie, la social-démocratie, qui a permis l’avènement du nazisme. C’est la répression de la classe ouvrière après l’échec du mouvement des occupations d’usines à l’automne 1920 par les forces démocratiques du gouvernement Nitti qui a ouvert la voie au fascisme italien. Jamais la bourgeoisie n’a pu imposer le fascisme avant que les forces “démocratiques”, et surtout celles de gauche, ne se soient chargées de défaire le prolétariat, là où ce dernier avait constitué la menace la plus forte et la plus directe contre le système capitaliste.

C’est précisément cette défaite de la classe ouvrière qui avait ouvert un cours vers la guerre mondiale. Le fascisme a été avant tout une forme d’embrigadement de la classe ouvrière dans la guerre pour un des deux blocs impérialistes, au même titre que l’antifascisme dans les pays dits “démocratiques” dans l’autre camp (voir notre brochure Fascisme et démocratie, deux expressions de la dictature du capital).

Ce n’est pas le cas aujourd’hui. La classe ouvrière reste dans une dynamique d’affrontements de classe ouverte depuis la fin des années 1960. Elle n’est pas dans un cours contre-révolutionnaire. L’accroissement des combats de classe, l’émergence d’une réflexion profonde sur les raisons de la crise et la meilleure façon de résister, le développement de la solidarité dans la lutte, sont autant de preuves que la bourgeoisie n’est pas parvenue à embrigader massivement le prolétariat des pays centraux du capitalisme derrière la défense du capital national vers la guerre ni à l’entraîner dans un soutien aveugle aux incessantes croisades impérialistes.

Le vrai danger, c’est la démocratie

Un dérapage incontrôlé est-il cependant possible  ? Peut-on penser que la bourgeoisie garde la maîtrise de son processus électoral quand on voit, notamment en France, tout ce qu’elle a été incapable d’empêcher  (3) ?

Il est certain que la bourgeoisie française n’est pas la championne du monde, dans beaucoup de domaines. Cependant, la victoire d’un parti d’extrême-droite est tellement contraire à tous les intérêts, du plus particulier au plus général, de la bourgeoisie, qu’elle ne peut être envisagée. Ainsi, pour accéder au pouvoir, les partis “populistes” actuels doivent renier leur programme, abandonner une partie de leurs oripeaux idéologiques et se reconvertir en aile droite libérale et pro-européenne. Par exemple, le MSI de Fini en Italie en 1995 a rompu avec l’idéologie fasciste pour adopter un credo libéral et pro-européen. De même, le FPÖ d’Haider en Autriche a dû s’aligner sur un “programme responsable et modéré” pour pouvoir exercer des responsabilités gouvernementales. Et de fait, la “vague brune” qu’il symbolisait n’a pas envahi l’Europe. Elle n’a même pas envahi l’Autriche  !

Par ailleurs, l’expérience du 21 avril 2002 montre la capacité de la bourgeoisie à “mettre le paquet” quand elle s’embourbe dans ses difficultés, pour retourner celles-ci à son avantage contre la classe ouvrière. Rarement un deuxième tour aura connu un tel engouement, une telle mobilisation  ! Jamais il n’aura été aussi difficile de dire “je n’irai pas voter dimanche”  !

Et justement, le principal danger qui menace aujourd’hui la classe ouvrière n’est pas le fascisme, mais la pression démocratique, le chantage, la culpabilisation qui est exercée sur le prolétariat alors même qu’il se pose de plus en plus de questions sur les raisons de la situation dramatique dans laquelle il se débat chaque jour.

Bien sûr, Marine Le Pen récolte des soutiens et des adhésions en surfant sur le populisme et ses grands classiques que sont la xénophobie et le “tous pourris”. Mais ce n’est pas la seule  ! Dans sa région de prédilection, l’ex-bassin minier du Pas-de-Calais, abandonné dans une misère indicible, elle n’a pas eu de mal à entrer dans un conseil municipal  (4), face à un maire PS pourri jusqu’à l’os, architecte d’un grand réseau d’influence et de corruption  (5). Elle n’avait pas besoin de beaucoup d’imagination pour dénoncer la misère, dans une zone particulièrement sinistrée, où des familles s’entassent parfois dans des corons sans eau ni électricité, où le sol est même encore en terre battue. Elle pouvait aussi sans difficulté dénoncer le pouvoir de l’argent et des riches qui emploient “des étrangers au lieu de faire travailler les français”. Ce discours-là n’est pas nouveau autour des carreaux en friche. Le PCF en use depuis longtemps, et reste toujours bien implanté grâce à l’entretien minutieux de ce verbiage stalinien qui n’a pas varié d’une once depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale (et son célèbre “Produisons français, consommons français”!). Là-bas, entre un meeting du FN et un autre du PCF, il faut être bien attentif pour déceler la différence  !

Et pourtant, le PCF reste un parti “respectable”, à l’inverse du FN, qu’il faut abattre. Tout cela démontre le caractère essentiellement idéologique des campagnes contre l’extrême-droite. Le populisme touche toutes les composantes politiques de la bourgeoisie et il n’est pas surprenant que les fractions les plus minoritaires en fassent l’axe central de leur discours. Mais au final, pas une tête bourgeoise ne manque quand il faut lancer l’appel aux urnes, à la “conscience citoyenne”, à la “responsabilité” et au “devoir” de l’électeur. Par là, la classe dominante démontre que, quelle que soit sa crainte de ne pas pouvoir contenir la montée du FN, cette peur ne sera jamais aussi importante que celle de voir son ennemi historique, la classe ouvrière, démonter ses mensonges un à un et prendre toujours plus conscience de la responsabilité de toute la bourgeoisie dans la situation catastrophique où est plongée l’humanité.

GD (21 mars)

 

1) Le 21 avril 2002, Jean-Marie Le Pen, candidat d’extrême-droite, obtient le deuxième score au premier tour des présidentielles, devancé par Jacques Chirac (RPR, droite) mais devant Lionel Jospin (PS, gauche). Depuis, cette date symbolise pour beaucoup en France le danger fasciste devenu réalité.

2) Entre les deux tours, des manifestations sont organisées partout en France : le 1er mai, près de 2 millions de personnes défilent dans les rues d’une centaine de villes. Le 5 mai, lors du deuxième tour, le taux de participation approche les 80 % et Jacques Chirac est élu avec plus de 82 % des voix.

3) Déjà en 1981, nous avions analysé l’élection de Mitterrand comme un résultat non souhaité pour la bourgeoisie qui, face à la crise et aux attaques que le gouvernement devait porter à la classe ouvrière, avait tout intérêt à garder son appareil de gauche dans l’opposition. Depuis, trois cohabitations ont notamment montré les difficultés de la bourgeoisie française dans l’exercice électoral, en comparaison par exemple avec la maîtrise longtemps infaillible de la bourgeoisie anglaise.

4) Marine le Pen a été élue au conseil municipal d’Hénin-Beaumont en 2008 puis en 2009 après la révocation du maire. Sous le coup d’un cumul de mandat, elle en a démissionné en février 2011. Hénin-Beaumont est une commune de l’ex-bassin minier, elle compte 25  000 habitants et un taux de chômage officiel de 19,4 %.

5) Gérard Dalongeville est maire (PS) de 2001 à 2009. La ville est placée sous contrôle budgétaire à partir de 2002. En 2009, plusieurs élus sont mis en examen. Gérard Dalongeville est en prison (détention provisoire) de façon quasi-ininterrompue depuis 2009.

Récent et en cours: