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Nous livrons à la connaissance et à la réflexion de nos lecteurs une contribution sur la crise économique1 que nous a fait parvenir un participant de très longue date aux réunions publiques du CCI. Ce camarade ayant assisté plus fréquemment à nos réunions depuis plus d'un an, il a pu notamment participer à animer des discussions sur des thèmes tels que la signification historique des événement de Mai 68 (et dont c'était l'année dernière le 40e anniversaire), l'analyse de la manifestation actuelle et particulièrement brutale de la crise historique du capitalisme ou encore la signification des mouvements de la jeunesse prolétarisée tels qu'ils se sont récemment manifestés dans certains pays d'Europe et en Grèce en particulier.
Outre la mise en évidence de l'inconsistance des explications et "solutions" couramment avancées par différents secteurs de la bourgeoisie face à l'impasse du système, l'intérêt de ce texte réside en ceci qu'il se base sur des présupposés théoriques ("difficulté croissante du capital à se valoriser") différents de ceux qui constituent la position majoritaire au sein du CCI pour expliquer les contradictions insurmontables du capitalisme (essentiellement l'insuffisance historique des débouchés extra-capitalistes). En ce sens, ce texte peut également être utilement utilisé tant dans la discussion de nos articles d'analyse de la phase actuelle de la crise mortelle du capitalisme2 que dans le débat interne au CCI qui s'est développé autours de l'étude de la période dite des "Trente Glorieuses" pour comprendre les contradictions fondamentales de l'accumulation capitaliste et dont nous avons entrepris la publication à l'extérieur de notre organisation3.
La première crise mondialisée
Confondre les effets et les causes, les conséquences et l’origine, est une des formes les plus fréquentes de la fausse conscience. La crise financière et économique présente en est une illustration parfaite, dans son analyse, son explication et les remèdes proposés. Rien en cela de surprenant tant les « experts », les gouvernements et les agents économiques eux-mêmes ne peuvent aller au delà des apparences et de la description empirique des faits.
Les faits, il est vrai, s’imposent avec une violence inédite et se déroulent avec la rigueur d’une tragique fatalité. Non pas que cette crise soit dans ses modalités originale, mais outre sa gravité, elle se singularise par son extension et par le paradoxe d’éclater et de se développer en raison même de ce qui visait à la prévenir. N’a-t-on pas assez dit que Ben Bernanke, successeur à la FED4 du « génie » Alan Greenspan, était un spécialiste de la crise de 1929 qu’il avait étudiée si intensément qu’il savait quelles erreurs ne pas commettre et comment la résoudre ? Quant à son génial prédécesseur il se vantait d’avoir découvert le secret d’une croissance ininterrompue, même si mezzo voce il s’était parfois inquiété de « l’exubérance irrationnelle des marchés »
Pourtant à partir de défaillances assez localisées, les crédits hypothécaires à risque (« subprime ») et d’une technique financière banalisée (« titrisation »), se sont succédés crise immobilière, crise bancaire, crise boursière, hausse puis effondrement des matières premières, chute des profits, de la consommation, du commerce international, puis récession et chômage, et ce n’est encore qu’un début.
Comment comprendre cet enchaînement implacable ? Tout ce que la bourgeoisie compte de politiques, économistes, universitaires, journalistes, s’essaye à cette tâche, chacun partant d’une partie des faits constatés, et brouillant à l’occasion les frontières idéologiques et politiques.
Les plus véhéments sont ceux qui dénoncent les « dérives » de la financiarisation, de l’économie financière opposée à l’économie réelle, au fond le bon capitalisme, celui qui produit, contre le mauvais, celui qui spécule. Même Sarkozy a embouché ces trompettes. Et en effet la financiarisation est une réalité. Le secteur financier, aux États Unis d’abord puis dans l’ensemble des pays industrialisés, a pris une place majeure. Il a pu représenter un poids apparemment disproportionné dans les profits des entreprises (30% aux USA) et a multiplié les « innovations financières » au travers de modèles mathématiques aussi raffinés qu’incompréhensibles. La titrisation si souvent citée en étant une, mais pas des plus complexes, même si par la mutualisation des risques elle a provoqué la panique (à retardement !) des investisseurs en raison de l’opacité de certains de ses montages. La rentabilité (apparente) de ces « produits financiers » (terme révélateur du fétichisme monétaire !) a justifié les salaires, bonus, stock options et autres parachutes dorés que se sont généreusement attribués dirigeants et acteurs de ces marchés, que seule la crise a fait, hypocritement, juger « immoraux ». Qui peut croire que le rôle et les mobiles des activités financières n’outrepassent pas la cupidité des individus et ne participent pas d’une unité fonctionnelle du capital ?
D’autres critiques, non moins virulents, vilipendent la politique irresponsable des États-Unis qui ont laissé s’accroître un endettement inconsidéré en contrepartie de déficits abyssaux. Nul en effet ne peut douter ni des dettes ni des déficits. Encore faut-il y regarder de plus près. L’endettement est général, pas seulement américain, et dans ses masses globales peu différent d’un pays à l’autre, bien que le rapport entre endettement public et privé puisse s’inverser, le premier l’emportant en France ou en Allemagne, le second en Grande-Bretagne ou en Espagne. Et par ailleurs il ne faut pas oublier qu’à tout déficit correspond un excédent et à toute dette une créance (ce qui est rarement rappelé quand on affirme laisser aux générations futures des dettes en omettant les créances, et sans dire que ceux qui remboursent ne sont pas ceux qui perçoivent les intérêts). Aussi tout dépend du point de vue. L’énorme déficit américain serait le signe d’un déclin de l’hégémonie des États-Unis. Mais on peut tout aussi bien affirmer en regardant la balance des paiements par l’autre côté que le non moins énorme excédent de la balance des capitaux exprime la domination maintenue et la confiance persistante des investisseurs dans cette même hégémonie. La preuve en serait que dans cette période de crise, d’origine si évidemment américaine, les capitaux continuent à s’investir dans les Bons du Trésor US, et que le dollar se renforce, à la surprise de tous les observateurs superficiels qui ne voient pas que la géopolitique commande la finance. Ainsi tous les excédents, certes chinois et moyen-orientaux, mais aussi russes, vénézuéliens, algériens ou ceux de tout ce qui dénonce « l’impérialisme américain », viennent contribuer à accroître sa dette et ne craignent rien tant qu’un affaiblissement du dollar ! Et ce alors même qu’ils ne peuvent douter que leurs créances qui se chiffrent en milliers de milliards de dollars sont une épargne forcée qu’ils thésaurisent sans grand espoir de pouvoir un jour la convertir en valeurs réelles…
Autre thème qui rejoint le précédent par la référence anglo-saxonne, les méfaits du néo ou ultralibéralisme, coupable de ne se fier qu’aux « anticipations rationnelles », à « l’autorégulation des marchés » et à la bonté infinie de la « main invisible »5. Mais qu’en est-il vraiment ? Jamais les réglementations (la « régulation ») n’ont été aussi larges et précises dans l’histoire du capitalisme. Les marchés boursiers sont contrôlés, les banques sont soumises à des batteries de ratios, les normes comptables ont été renforcées et presqu’unifiées, la création monétaire est sous l’emprise de banques centrales indépendantes, l’OMC veut discipliner le commerce et même ces agences de notation si souvent montrées du doigt ont été soutenues, célébrées comme outils indispensables, par ceux là mêmes qui les vouent aux gémonies. Que ces réglementations n’aient pas été efficaces ou aient été contournées, peut-être, mais les poser, en plus ou en moins, comme origine de la crise est pure mystification. Cela permet de développer deux argumentations contraires (mais au fond complémentaires), l’une dominante sur la nécessité du retour de l'État, du retour du politique, l’autre, plus discrète mais certainement appelée à plus de séduction dans le futur, sur l’excès et l’inefficacité de l’État.
L’État sauveur suprême, incarnation de la raison dans les marchés, est, des keynésiens revendiqués aux tenants inavoués du capitalisme d’État, la chanson partout entonnée. Les milliers de milliards de dollars ou d’euros, des États-Unis à l’Asie, de l’Europe à la Russie, soudainement sortis d’un chapeau magique, se répandent pour sauver les banques, les assurances et demain les industries stratégiques. Tous deviendraient « socialistes », voire reconstitueraient le Kremlin soviétique sur les rives du Potomac. Et les partis de gauche (là où ils ne sont pas au pouvoir) hésitent entre l’approbation honteuse et l’irritation de voir leurs « idées » pillées.
Sur le revers de la médaille les vrais libéraux se lamentent d’un injuste procès. Non sans arguments, ils désignent les interventions de l’État, alors même qu’il était prétendu absent. La financiarisation a été nourrie et soutenue par l’émission de titres d’État qui en forment le compartiment le plus sûr, le plus actif, celui sur lequel s’appuie l’extension des innovations dont ils sont le socle et la garantie. Si les financiers ont usé et abusé des effets de levier et des crédits à risque c’est que la politique monétaire des banques centrales maintenait artificiellement bas les taux d’intérêt. Pour que les subprime se multiplient, il a fallu la volonté délibérée des Pouvoirs publics d’étendre la propriété aux populations les plus modestes, ainsi aux États–Unis, le Community Reinvestment Act et les garanties accordées par ces institutions parapubliques Fanny Mae et Freddy Mac, qui ont dû être ensuite sauvées (d’autant que les chinois y avaient investi une part considérable de leurs dollars !). Et c’est sur cette base que les crédits aux ménages ont pu, grâce au système dit HELOC (Home Equity Line of Credit ) qui adosse la dette aux prix croissants de l’immobilier, prendre une ampleur explosive (près de 95% du PIB, plus de deux fois le niveau français). Enfin les réglementations comptables et bancaires, si contraires selon les libéraux au sens de la responsabilité et à la crainte des sanctions naturelles du marché, ont eu pour effet pervers d’exciter l’imagination toujours fertile des financiers à trouver des techniques de contournement tout en se sentant protégés par le si étrangement nommé « aléa moral », c’est-à-dire la certitude d’être couvert par l’État (les contribuables !) des conséquences éventuelles des erreurs commises. Ce qui, à l’exception de Lehman Brothers sacrifiée sans doute non à la morale mais à l’intérêt bien compris de ses concurrents, s’est entièrement vérifié.
Car l’État, n’en déplaise à nos sociaux-démocrates ou sociaux-libéraux qui font semblant de croire qu’il représente l’intérêt général, n’est que l’instrument chargé d’assurer la pérennité de l’ordre existant. Selon les circonstances et les époques, il adapte son action, modeste ou arrogante, aux besoins des rapports sociaux, capable d’être pompier après avoir été pyromane, autoritaire après avoir été laxiste, se donnant même parfois la prétention de bousculer ses mandants quand les troubles sociaux menacent. Si quiconque en doutait encore, les acrobaties idéologiques de MM Paulson, Sarkozy ou autres Brown, nationalisant à qui mieux mieux, devraient convaincre les plus incrédules. En dépit des apparences et des discours, ce sont les financiers qui imposent leur stratégie et non les politiques qui affirmeraient leur autorité et leur détermination
Comment dans cette grande confusion des idées (et encore aurait-il été bon de dire un mot des ricardiens6 qui ne cessent de dénoncer un « capitalisme sans capital », qui savent qu’il n’y a de valeur que du travail, mais ne voient nulle part l’exploitation), remettre un semblant d’ordre, essayer de remonter la chaine des causes ? Pour cela il faut reconstituer le puzzle de ces pièces dispersées et en découvrir le principe d’organisation, ce qui implique analyse formelle et rappel historique
Directement ou indirectement toute crise se révèle par une surabondance de crédit, ou différemment dit, par un excès de création monétaire par rapport à la production marchande. Mais le crédit n’est pas une aberration, il est consubstantiel au capitalisme et indispensable à son accumulation. De la monnaie au crédit et du crédit au capital financier mondialisé la trajectoire fut aussi logique que nécessaire. La monnaie a cette spécificité d’un caractère double, d’où, au fond, tout découle. Elle est moyen de l’échange, donc équivalent immédiat entre les biens dont elle n’exprime que les valeurs relatives, et instrument de conservation de la valeur, donc équivalent dans le temps où elle doit assurer le maintien absolu de la valeur. Dès lors que le temps intervient dans l’échange, le crédit apparaît, et avec le crédit sa matérialisation sous forme de traites, billets à ordre, lettres de crédit, etc.., chacune de ces matérialisations pouvant servir auprès de prêteurs ou de banques, de garantie pour un nouveau crédit. Ainsi sur une même valeur produite se multiplient les titres de créances qui sont une anticipation sur une valeur future, potentielle. La généralisation de ce système de crédit, qui est une création monétaire, conduit dans le cours historique du capitalisme, par étapes successives vers l’autonomisation de la monnaie, sous des formes de plus en plus virtuelles et au travers de crises récurrentes, à la financiarisation généralisée. Ce caractère double de la monnaie expliquera aussi les politiques monétaires, apparemment concurrentes, mais qui ne font que mettre l’accent sur l’une ou l’autre de ses fonctions.
En moins d’un siècle la monnaie se libérera de sa matérialité métallique, or et argent, d’abord après la Première Guerre mondiale, puis définitivement en 1971 quand Nixon supprimera toute référence du dollar en or et toute possibilité de conversion. Alors seront créées les conditions d’une multiplication illimitée des titres, de toutes formes, de toutes durées, de toute liquidité, qui, avec l’aide des technologies de l’information, assureront une presque parfaite fluidité et flexibilité du capital. Dès lors la monnaie apparaitra comme une richesse en soi, capable de s’auto-valoriser, indépendamment du travail et de la production sociale. Le capital financier devient dominant et s’unifie dans un même fétichisme. Les taux d’intérêt, la valeur actualisée des placements, semblent déterminer l’ensemble des évolutions et des équilibres économiques. Les banques et les institutions financières, publiques, privées ou internationales, répartissent le capital entre les différentes activités, les différents pays, en fonction des rendements attendus, des risques estimés, le déplaçant quasi instantanément, non sans, à l’occasion provoquer des crises brutales et localisées (Asie en 1997) ou des bulles dévastatrices (internet en 2001).
Mais malgré ses limites, cette mobilité du capital, expression de la prééminence du capital financier, est à la fois condition et produit de la mondialisation. Financiarisation et mondialisation ont partie liée, résultats d’un même développement historique. Ils forment un ensemble structuré qui tend à réaliser l’allocation des ressources la mieux adéquate à l’accumulation. Mais ce système, dans lequel il serait vain de chercher une frontière entre « économie réelle » et financière, est affecté d’un vice constitutif. La faculté du crédit à se gonfler démesurément, d’une façon qui apparaît rationnelle tant que l’ensemble des titres, actions, obligations, produits dérivés et autres signes des dettes entassées continuent à percevoir leur rémunération , alors même qu’ils se détachent de la production réelle de valeur, aboutit au développement d’un capital fictif. Et ce caractère fictif ne se révèle que lorsque, à un point quelconque de la chaîne des créances et des dettes, un débiteur insolvable, un investissement sinistré, inverse les anticipations et entraîne ventes précipitées et panique. Rien d’autre ne s’est produit avec les subprime et l’enchaînement qui s’en est suivi. Si la crise est à la fois bancaire, boursière et monétaire c’est que le capital financier a unifié la monnaie et le capital. Aussi se manifestant dans la sphère de la circulation, les mesures proposées pour réduire la crise dans sa racine ne dépassent pas la surface des choses et restent cantonnées à la simple énumération de réglementations, contrôles et autres moralisations.
Mais dans l’urgence il faut bien colmater les brèches. Un des effets les plus singuliers de la financiarisation est l’inversion des qualités : tout doit être fait pour sauver les banques, perpétuer les échanges monétaires, mais des secteurs industriels productifs peuvent être abandonnés ! La représentation abstraite et virtuelle importe plus que le travail humain concret. Aussi faut-il aller au delà des phénomènes monétaires et financiers. Que s’est-il passé pour que ce « modèle » du capitalisme s’instaure ? Habituellement le point d’inflexion est posé au début des années 80, quand les « trente glorieuses » s’achèvent avec ce que les économistes appelaient le compromis fordiste, époque bénie du keynésianisme. Ces années, cela est bien connu et largement décrit, avaient vu s’articuler une forte croissance de la productivité du travail, un taux de profit élevé, des salaires nominaux en progression et une inflation persistante. Cependant une telle configuration ne pouvait être durable. La productivité du travail déclinant, donc les prix réels exprimés en heures de travail augmentant, la croissance nominale des revenus ne suffisait plus à soutenir le niveau de vie des salariés. Le taux d’inflation tendait alors à s’élever au delà de ce qui était supportable en terme de masse de profit accumulable. Car l’inflation n’est pas seulement, comme il est parfois dit, un « impôt sur la monnaie », elle est aussi une sorte de faillite étalée dans le temps. La question de la valorisation du capital se posait donc de façon aiguë. Le temps était venu, celui de Reagan et Thatcher, de reconstituer, au prix d’une violente attaque contre la classe ouvrière, les taux et la masse des profits. Le « coût du travail » a été brutalement réduit, et bien au delà de ce qu’indique le partage salaires/profit de la valeur ajoutée : le rendement du capital, par toute une série d’innovations, a pris la forme privilégiée de plus values qui en comptabilité nationale s’inscrivent en patrimoine. Des théories financières dites « modernes » ont été élaborées qui ne distinguaient plus fonds propres et dettes et qui, grâce à une politique monétaire de taux d’intérêt sous évalués, ont justifié effets de levier, OPA hostiles ou non, rachat de leurs actions par les sociétés. Car évidemment, et contrairement à l’opinion répandue, la rentabilité effective du capital n’atteignit jamais les 15% « exigés » par les investisseurs. Il s’agissait de pures manipulations qui permirent de concentrer la richesse en un nombre toujours plus réduit de mains. Concentration de richesse mais aussi concentration du capital et constitution de groupes monopolistiques, dont moins de 500 contrôlent les deux tiers du commerce mondial. Dans le même temps la mondialisation devenait le thème à la mode. Non que ce soit une nouveauté pour le capitalisme, mais sa mise en avant permettait de masquer sa réalité profonde : une redoutable division internationale du travail. La mobilité du capital, les techniques de production de masse, la réduction du prix des transports, la rapidité des communications, autorisèrent de déplacer vers des pays à prix du travail misérable la production matérielle à faible valeur ajoutée. Et non tant par délocalisations d’industries existantes que par développement de produits nouveaux imposés à coup de campagnes mondiales de marketing.
Les pays du centre du capitalisme, les États-Unis en premier lieu, trouvèrent dans les pays d’Asie, d’Amérique Latine des complices consentants. Complices qui acceptèrent de dévaloriser leur travail national autant par une exploitation forcenée que par le dumping monétaire. Il ne faut pas en effet s’y tromper : les milliers de milliards de dollars accumulés en Chine, Russie ou autres ne sont pas le signe d’un enrichissement mais d’un appauvrissement. Ces excédents sont la contrepartie de la sous-valorisation de leurs produits et du sacrifice de la consommation et de l’investissement imposé à leur population. Il en est de même, bien que ce soit contre intuitif, pour les pays producteurs de pétrole ou de matières premières, qui gaspillent leur richesse et la vendent au dessous de son prix réel de rente (prix de substitution). Par cela s’effectue un transfert massif de valeur vers les pays industrialisés, et c’est bien leur capacité à capter une part majeure de la richesse mondiale qui fonde l’hégémonie des USA et du dollar, donc qui en font, et sans doute pour longtemps encore, le centre directeur du marché mondial. La crise, si surprenante par l’étroitesse de sa cause et l’extension de ses conséquences, est le résultat circonstanciel (toute autre cause aurait pu en être l’origine) de cette organisation du capital.
La financiarisation, c’est-à-dire l’autonomie de la monnaie comme indifférente à la production des biens tout en restant dépendante des valeurs réelles, qui permet à la fois création monétaire privée indéfinie et fluidité internationale du capital, articulée sur un procès de valorisation toujours plus difficile, produit un mélange explosif au moindre incident dans la chaine des crédits. Que l’endettement soit celui des États, des banques, des ménages ou des entreprises a peu d’importance, au bout du compte c’est l’ensemble du capital qui doit être dévalorisé, quel que soit le lieu où la crise prend naissance.
Aussi la « sortie de crise » est-elle problématique. Une simple socialisation des pertes, donc un ajustement par la baisse des salaires, le chômage, l’impôt, ne saurait être suffisant, si loin d’être à la mesure la globalité et de l’internationalisation de la crise. L’injection de « liquidités », par les États nationaux dans les banques, par le FMI dans les de plus en plus nombreux pays insolvables, ne sauraient que repousser les solutions recherchées, puisque la crise ne provient pas d’un manque de liquidités mais au contraire d’un excès, liquidités qui ne circulent plus (la « trappe à liquidités » de Keynes) et qui ne sont que le symptôme d’un capital qui ne peut se valoriser. Les réponses sont toujours les mêmes. Les économistes « classiques » libéraux défendent que la « purge » doit aller à son terme, que l’urgence est de préserver la stabilité et la valeur de la monnaie (son rôle de conservation) et donc d’en détruire le surplus sans contrepartie. Mais la brutalité du remède tuerait le malade, disent les « anti-monétaristes » keynésiens. Pour éviter que la crise ne devienne sociale, il faut des plans de relance, du déficit budgétaire et au bout du compte l’inflation, qui aboutit aussi à une dévalorisation du capital, mais de façon dissimulée et indolore.
En l’absence de toute perspective politique radicale (peut être faudra-t-il encore quelques crises majeures pour qu’elle s’ouvre) le retour de l’État keynésien, ou dit tel car il est douteux que Keynes s’y reconnaisse, est le plus probable. Outre les conséquences internationales -sans doute une nouvelle répartition des forces mais toujours contrairement à ce qui s’écrit partout sous direction américaine, fut-elle plus subtile- dans chaque pays l’État deviendra plus interventionniste, dans la répression et non dans la providence, la politique monétaire plus active et l’inflation acceptée. L’Europe pourrait en exploser et l’euro vivre des jours difficiles. L’hétérogénéité économique des pays européens devrait leur imposer de retrouver une liberté monétaire pour compenser les inévitables différentiels d’inflation. Les banques centrales de chaque pays entreraient en contradiction avec la BCE, qui en tout état de cause ne serait plus capable de définir et de mener une politique commune. Avec le retour au seigneuriage monétaire, le triomphe des souverainistes accompagnerait le renforcement du rôle du dollar et une période d’incertitudes politiques dont nul ne peut dire si elle serait favorable ou défavorable à une lutte des classes qui serait paradoxalement plus encore internationalement déterminée.
Galar
1 Toutes les notes qui apparaissent dans le texte ont été ajoutées par le CCI et consistent à expliciter certaines références en vue d'en faciliter la compréhension par le lecteur.
4 La Fed (pour "Federal Reserve") est la banque centrale des États-Unis.
5 Ce terme de "main invisible" est employé à plusieurs reprises dans trois ouvrages d'Adam Smith (1723-1790), un philosophe du "siècle des lumières", professeur à l'université de Glasgow, qui est aussi le père fondateur de l'économie politique "classique", du temps où la bourgeoisie était encore une classe révolutionnaire. Par la suite, certains de ses épigones ont repris ce terme pour avancer l'idée que la "main invisible" du marché se charge, au delà des intérêts opposés de ses différents protagonistes, d'établir un équilibre économique dont tous ces derniers sont bénéficières et d'assurer une prospérité pérenne à la société.
6 Les économistes qui se réclament des théories de David Ricardo (1772-1823), un des grands noms de l'économie politique classique, dont la thèse que le travail est la seule source de valeur pour une marchandise a été reprise et développée par Marx.