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Ce n'est pas parce que le prolétariat est historiquement la classe révolutionnaire appelée à renverser le capitalisme, qu'il a fait son apparition au sein de la société capitaliste déjà prêt pour la révolution. Les objectifs et la dynamique des organisations politiques du prolétariat sont à comprendre dans les conditions historiques de leur existence. Non seulement pour définir ce que sont et ce que peuvent être les objectifs immédiats et les formes de la lutte prolétarienne, mais aussi pour voir quel était le degré de conscience atteint historiquement par la classe prolétarienne. Dans la première partie de cette série d’articles, nous avons expliqué que, de sa formation jusqu'à la Commune de Paris en 1871, une des tâches essentielles de la classe ouvrière et de ses efforts d'organisation consistait encore en la nécessité de s'affirmer comme classe spécifique face aux autres classes de la société. Dans ce contexte historique marqué par l'immaturité d'un prolétariat en cours de formation et sans expérience propre, les premières organisations du prolétariat en Belgique, loin de toute lutte politique et économique de la classe, sont souvent caractérisées par une vision selon laquelle la révolution doit être l’œuvre d'une minorité de conspirateurs ou par celle des socialistes utopistes, élaborant leurs plans tout en construisant déjà des embryons pour une future société à l’intérieur de la société capitaliste. Dans un contexte de développement des conditions sociales et économiques capitalistes, la classe ouvrière fait l’expé-rience amère de l’impossibilité de tout combat de classe commun au prolétariat et à la bourgeoisie. Autant l’expérience des luttes économiques des ouvriers, surtout celles soutenues par l'Association Internationale des Travailleurs (A.I.T.), que l’exemple du premier pouvoir de la classe ouvrière de l'histoire qu'avait constitué la Commune de Paris de 1871, permettront justement au mouvement ouvrier de faire un important saut sur le plan du dévelop-pement de son organisation et de sa conscience. Mais le reflux de la lutte de classe suite à la défaite écrasante de la Commune et le travail de sape des Bakouninistes dans le dos de l’AIT ont fait que ces leçons n'ont pas pu être tirées dans l'immédiat. Ce sont finalement les leçons de la Commune et l’expérience en Allemagne qui ont démontré l'absurdité de l'idée que les ouvriers auraient pu tout simplement ignorer l'activité politique, c'est-à-dire l'action revendicative vis-à-vis de l'Etat dans l'immédiat, et la prise du pouvoir politique dans la perspective révolutionnaire. C’est sur base de ces leçons que s’inscrit le processus entre 1876 et 1885 de la formation du Parti Ouvrier Belge (P.O.B.) centralisé, "expression d’un formidable développement, en Belgique comme partout en Europe, des luttes et de l’organisation au sein de la classe ouvrière. Elle représentait en même temps un extraordinaire espoir de bouleversement révolutionnaire de la société capitaliste pour l’ensemble des exploités." (1).
Intérêts immédiats et perspective socialiste
Si la création du P.O.B. en 1885 est un jalon essentiel, la pensée socialiste, elle, se cherche encore, " le débat véritable est à peine esquissé ; l’analyse théorique reste totalement absente " (2). Que d’ambiguïté encore, que d’équivoques déjà. Mais quels qu’aient été la confusion politique et le poids de l'opportunisme et du réformisme, dès sa constitution, le P.O.B., comme tous les partis sociaux-démocrates, avait comme programme maximum la révolution; la lutte syndicale et électorale était essentiel-lement le moyen pratique, le programme minimum adapté aux possibilités et nécessités de l'époque, pour préparer la réalisation de ce but. " Notre mouvement doit être révo-lutionnaire, sinon quant aux moyens, du moins quant au but " (3). Au 19ème siècle, période ascendante de la société capitaliste, la lutte pour la conquête de réformes et la limitation de l’exploitation capitaliste d’une part, la compréhension de cette lutte non comme une fin en soi mais comme un moment de la lutte globale révolutionnaire d’autre part, étaient complémentaires et correspondaient aux objectifs et aux possibilités de cette période. " Cependant, cette situation singulière impose à la fraction social-démocrate la tâche difficile d’apparaître non seulement comme un parti oppositionnel, mais en même temps comme la représentante d’une classe révolutionnaire. En d’autres termes, sa tâche n’est pas de se contenter de critiquer la politique des classes dominantes du seul point de vue des intérêts immédiats du peuple, c’est-à-dire de la société existante, mais de lui opposer, pied à pied, le projet d’une société socialiste qui dépassera la politique bourgeoise la plus avancée." (4). Cette double tâche se reflète aussi, malgré leurs faiblesses incontestables, dans les programmes du P.O.B. de 1885 et surtout celui de 1894, inspiré de celui du SPD Allemand (le programme de Erfurt) de 1891, nettement de signature marxiste. Ainsi non seulement, cette Charte de Quaregnon de 1894 condamne le régime capitaliste " qui divise la société en deux classes nécessairement antagonistes ", mais elle se prononce aussi pour " la suppression des classes " et " une transformation radicale de la société " parce que " le maintien du régime capitaliste est incompatible avec cet idéal " (points 3 et 4). Ce programme et cette action du P.O.B. s’inscrivent également dans un effort international d’organisation du prolétariat de clarification et de décantation. La marque du marxisme est indéniable, surtout depuis la fondation de la IIème internationale en 1889, qui installa son siège à Bruxelles ainsi que son Bureau International, en signe de confiance. Mais le P.O.B. ne réussira jamais à atteindre la clarté des marxistes du SPD allemand qu’il admirait tant. Car si les deux dimensions sont bel et bien dans leur programme et dans leurs discours, la conception restera très abstraite, suspendue dans le vide. La lutte pour la réforme tout de suite, et la lutte pour la révolution remise aux calendes grecques. Réforme et révolution sont souvent vues comme deux moments séparés de la conquête socialiste, au lieu de les voir s’imbriquer, conditionnées par la période historique du développement du capitalisme.
Réformes sociales et droits politiques
La deuxième partie du 19ème siècle ouvre une période d’expansion du capitalisme en Belgique qui en fait une des premières puissances industrielles d’Europe et établit ainsi un cadre dans lequel l’amélioration durable des conditions d’existence du prolétariat constituait une réelle possibilité. Mais, contrairement à ce que pensent certains milieux libertaires aujourd’hui, les réformes du 19ème siècle n'étaient pas un cadeau, fruit de la politique d'une bourgeoisie libérale. Le caractère étriqué de l’Etat belge a maintenu en vie les contradictions internes de la bourgeoisie et fortement restreint sa volonté de réformes. Au contraire, c’est justement cette situation d’une bourgeoisie belge s’opposant si obstinément à toute réforme qui fait que c’est seulement au travers de mouvements massifs, largement étendus, combatifs et organisés que la classe ouvrière réussit à obtenir des réformes sociales et politiques (voir première partie de cette série). Dans ce cadre, les efforts d’organisation de la classe, la recherche d’un programme politique cohérent et d’une action efficace sont autant d’armes qui conditionnent leurs avancées. Ce sera donc à partir de 1885, après plus de dix ans d’échecs, que le P.O.B., concentration de sa force, permit à la classe ouvrière d'arracher à la bourgeoisie des améliorations de sa situation déplorable, de sa condition de travail et des droits politiques, et ceci à travers ses luttes économiques et politiques. Jusqu’à 1880 la Belgique était considérée comme le pays socialement le plus arriéré des pays industriels et connaissait encore un système de vote censitaire. Ce retard sera partiellement rattrapé, à la lueur des incendies sociaux de 1886 et des grèves massives de quelques dizaines à quelques centaines de milliers d’ouvriers, avec ou sans le soutien officiel de la direction du P.O.B. comme celles de 1887, 1888, 1891, 1893, 1902 et 1913, qui suivirent jusqu’à la veille de la première guerre mondiale en 1914.
En 1886, le P.O.B. à peine constitué sera plongé dans la première grande révolte ouvrière déclenchée dans tous les bassins industriels, et elle marquera son évolution politique. Le P.O.B. fut donc déchiré devant le choix : soutenir l’aventure et mettre en péril son organisation, ou se désolidariser et perdre tout son crédit dans la classe. Son choix sera pragmatique, mi-chèvre mi-choux, et marquera sa politique depuis. " L’organisation d’abord, la clarté après ; non à l’aventure anarchiste, oui à la discipline ". Mais si le P.O.B. était déchiré devant l’am-pleur et la fureur du mouvement, les dirigeants du pays ont compris l'avertissement. La bourgeoisie a vu pour la première fois le danger d’une classe ouvrière déchaînée, et en même temps une classe qui à travers la construction du P.O.B. prend confiance dans sa force, organise la solidarité et construit son organisation centralisée. La répression ne suffit plus, il faut céder. " La terreur d’abord, une ébauche de sagesse et de réforme par la suite " (5).
C'est ainsi que suite aux luttes s’ouvre une période de révision de la législation protectrice du travail et que les conditions d'existence de la classe ouvrière connaissent des améliorations réelles. A côté de l'élévation générale du niveau de vie, on assistait à une élévation du niveau culturel (souvenons-nous de l’immense analphabétisme qui régnait en Belgique, allant de 60 à 90% selon les régions; la bourgeoisie attendra jusqu’en 1913 pour instaurer l’instruction primaire obligatoire !). Déjà en 1886 et 1887, plusieurs révisions ont lieu dont la loi sur la fin du payement des salaires en marchandises, en 1888 sur l'inspection et la sécurité des lieux de travail, en 1889 une première révision de la loi pour imposer une limite légale au travail des enfants et des femmes (suivie par des compléments en 1892, 1911 et 1914) et sur l'hygiène (logement et lieu de travail), en 1890 l’instauration d’une caisse accidents de travail, entre 1897 et 1907 l’intervention de l’Etat dans le financement des caisses chômage et à partir de 1900 l’organisation d’une première caisse retraites. Quant au pouvoir d’achat, en 50 ans (1846 – 1899) il a plus que doublé, surtout de 1877 à 1899. Finalement à propos de la réduction de la durée de la journée de travail, l’AIT avait mené une série de combats importants pour la réduire de 14 à 12 ou parfois à 10 heures. Mais l’action de conscientisation amorcée par l’AIT fut continuée par l’agitation qui précéda la création du P.O.B. qui prit la relève, pour devenir très intense dans la dernière décennie du 19ème et la première du 20ème siècle. C’est le P.O.B. qui va lancer et populariser la revendication des " trois-huit " dès le 1er mai 1886, organisant une grève générale dans les bassins liégeois. Il inscrit la revendication dans sa charte de 1894, bien qu’en réalité c’est plutôt celle des 10h qui doit être généralisée. A travers toute une série de grèves, manifestations et meetings, souvent pris en charge par sa commission syndicale dès 1899, pour appuyer des projets de loi qu’il dépose en faveur de l’ensemble des travailleurs, le P.O.B. réussira surtout entre 1905-1914 à réaliser la journée de 9 à 10h. En 1905, le repos dominical devenait loi. Ajoutons néanmoins que la Belgique resta jusqu’à la veille de la première guerre mondiale le pays des bas salaires et des longues journées de travail, surtout en Flandre du fait de l’absence de grandes industries. C’est surtout par la solidarité de classe et l’exemple contagieux des luttes dans le sud du pays, que les ouvriers en Flandre profiteront, certes avec retard, des fruits du combat pour améliorer les conditions de vie de toute la classe ouvrière.
La révolte de 1886 eut pour autre résultat la révision de la Constitution et l'instauration du suffrage universel mitigé par le vote plural. Même si le combat pour le Suffrage Universel démarra, en Belgique, dès 1830, lui aussi ne connut son apogée qu'avec la création du P.O.B.. Depuis le combat victorieux des marxistes contre les visions d’absentéisme politique proudhoniennes, la lutte pour les réformes sociales et celle pour les droits politiques sont de plus en plus liées. Le Suffrage Universel " est la clé de toutes les autres réformes politiques et économiques que notre parti a pour objet de réaliser " proclamait L. Bertrand, au congrès du P.O.B. en 1891. Car dans cette période ascendante du capitalisme, dès les premières affirmations du prolétariat comme classe, la lutte pour les droits politiques démocratiques constituait, à côté de la lutte pour des réformes, l'axe des moyens de résistance véritablement efficaces. " La grande importance de la lutte syndicale et de la lutte politique réside en ce qu'elles socialisent la connaissance, la conscience du prolétariat, l'organisent en tant que classe ", écrit Rosa Luxembourg dans Réforme ou Révolution (I,5).
Le P.O.B. fera ainsi dans sa lutte pour le suffrage universel, même si on peut, si on doit, critiquer bon nombre d’aspects de sa démarche. Pour y arriver, il a eu recours à plusieurs reprises à la grève de masse générale, une arme impressionnante que bien peu de partis socialistes européens se sont résolus à placer dans leur arsenal. La grève de masse générale a longtemps été considérée parmi les marxistes comme une utopie d'autant plus dangereuse que, dans l'esprit de ses partisans, elle viserait à éloigner la classe ouvrière de l'action politique et à lui substituer les séductions jugées romantiques et anarchisantes de l'action directe. L'avoir fait a longtemps conféré au P.O.B. une réputation d'énergie quasi révolutionnaire. Il y a cependant l'apparence et la réalité consciente. Car les leaders du P.O.B., ont toujours considéré que la grève de masse ne pourrait éclater qu'en dernier recours, lorsque tous les autres moyens auraient épuisé leurs effets et se seraient avérés inefficaces. Mais cela n’empêche pas de constater avec R. Luxembourg que "Dans la lutte menée en 1886 à l’heure actuelle pour le suffrage universel, la classe ouvrière belge fit usage de la grève de masse comme moyen politique le plus efficace. C’est à la grève de masse qu’elle dut, en 1891, la première capitulation du gouvernement et du Parlement : les premiers débuts de révision de la Constitution ; c’est à elle qu’elle dut, en 1893, la seconde capitulation du parti dirigeant : le suffrage universel au vote plural" (6). Et qui dit grève de masse sait que " l’importance de chaque grève de masse réside, en grande partie, dans son déclenchement même, dans l’action politique qui s’y exprime, dans la mesure où il s’agit de manifestations spontanées ou qui éclatent sur l’ordre du Parti, qui durent peu de temps et manifestent un esprit combatif. " (7). En 1894 le P.O.B. récoltera les fruits de son action. Il sortira gagnant des élections et fera son entrée au parlement avec 28 élus, ce qui fera fureur en Europe. La déclaration du P.O.B. de 1895 après cette victoire électorale souligne encore à cette époque qu’il faut " voir surtout dans chaque campagne électorale une œuvre de propagande : l’expression de l’idée socialiste est seule poursuivie, et il se trouve que les mandats lui viennent par surcroît "(8). Le socialisme découvre le Parlement, dit le professeur M. Liebman dans son étude sur le P.O.B., mais pas encore le parlementarisme. En effet, nombreuses sont les interventions parlementaires, pleines de rage contre l’exploitation capitaliste, l’injustice et les cruautés de l’ordre établi. Elles deviennent les interprètes des revendications ouvrières, les défenseurs des combattants, les porteurs du programme socialiste, les professeurs en marxisme. Pour l’anecdote : Les comptes-rendus de la chambre sautent de 17.700 abonnements à 61.180 et l’éditeur en triple le prix afin de contrer son succès.
Les nuages opportunistes apparaissent
César de Paepe déclarait déjà en 1890 : " Si nous voulons le Suffrage Universel, c'est pour éviter une révolution car réforme ou révolution, Suffrage Universel ou bouleversement universel, tel est le dilemme qui se pose au peuple belge en ce moment " (9). Cette tendance au réformisme et à l'opportunisme ne fit que s'accentuer, surtout après l'entrée du P.O.B. au Parlement en octobre 1894, époque décidément cruciale pour tout le mouvement socialiste international. Cette tendance au réformisme et à l'opportunisme éclata avec force en 1902, lorsque la tactique pacifique et légaliste du P.O.B. entraîna la déconfiture du mouvement ouvrier. Et pourtant, tout cela n'avait pas empêché le P.O.B. de s'associer à l'Internationale pour désapprouver l'Allemand Bernstein, qui prônait depuis 1898 une adaptation franche de la social-démocratie au régime capitaliste, et le Français Millerand qui avait accepté un portefeuille dans le cabinet Waldeck-Rousseau. Mais lors des grèves générales de 1902 et 1913, le P.O.B. trahit en effet le mouvement ouvrier au profit de compromis parlementaires avec les libéraux, orientation qui caractérisait de plus en plus la IIème internationale dans son ensemble et qui se distinguait par le fait d’opposer la lutte légale et parlementaire à la révolution ; " Louis Bertrand, vétéran du mouvement socialiste, ne cacha pas qu'il serait prêt à faire fi des consignes de l'Internationale si les libéraux proposaient au P.O.B. d'entrer avec eux au gouvernement. Et Vandervelde lui-même envisagea alors la possibilité, pour son groupe parlementaire, de voter le budget de la guerre si les libéraux consentaient à améliorer le système électoral " (10). Rosa Luxembourg n'a pas manqué, d'ailleurs, dans sa brochure L'expérience belge de grève générale (1902) de critiquer fermement l'attitude des socialistes belges à cet égard, ainsi que dans d’autres critiques qui suivirent. Mais la logique réformiste en 1902 était devenue dominante et irréversible dans le P.O.B. "Ce qui importe le plus dans ce raisonnement du camarade Vandervelde, c'est la conclusion inéluctable que le triomphe de ce suffrage universel n'est plus à attendre que par la méthode parlementaire". La courbe réformiste était prise.
Dans la troisième partie à paraître, nous développerons d’avantage sur l’avancée de l’opportunisme et du réformisme dans le P.O.B. et sur le combat des différentes oppositions contre celui-ci n
Lac / 07.04.2006
1.Le lent et difficile combat pour la constitution des organisations ouvrières, Internationalisme nr.324
2.M. Liebman, Les socialistes belges 1885-1914, p52
3.E. Vandervelde dans Le Peuple, 13 février 1894
4.R. Luxembourg, Social-démocratie et parlementarisme, Sächsische Arbeiterzeitung, 5 et 6 décembre 1904
5.M. Liebman, Les socialistes belges 1885-1914, p.62
6.R. Luxembourg, l’expérience belge, Neue Zeit, 1902
7.R. Luxembourg, Nouvelle expérience belge, Leipziger Volkszeitung, 13 mai 1913
8.C. Renard, La conquête du suffrage universel en Belgique, 1966, p.145
9.G. Van Meir, De geschiedenis van de BSP, p. 18
10.C. Renard, Octobre 17 et le mouvement ouvrier belge, p.14