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Dans le précédent numéro de notre Revue nous avons publié une polémique en réponse à celle de Revolutionary Perspectives n°5 (publication de la Communist workers' organisation, CWO) « Sectes, mensonges et la perspective perdue du CCI ». Ne pouvant, faute de place, traiter de tous les aspects abordés par la CWO, nous nous sommes cantonnés à répondre à une seule des questions : l'idée suivant laquelle la perspective dégagée par le CCI pour la présente période historique aurait totalement fait faillite. Nous avons mis en évidence que les affirmations de la CWO se basaient essentiellement sur une profonde incompréhension de nos propres positions et surtout sur une totale absence de sa part de cadre d'analyse de la période présente. Une absence de cadre qui est d'ailleurs fièrement revendiquée par la CWO, et le BIPR (Bureau International pour le Parti Révolutionnaire) auquel elle est affiliée, lorsqu'elle considère qu'il est impossible pour les organisations révolutionnaires d'identifier la tendance dominante dans le rapport de forces entre prolétariat et bourgeoisie, cours vers des affrontements de classe croissants ou bien cours vers la guerre impérialiste. En réalité, le refus du BIPR de considérer qu'il est possible, et nécessaire, pour les révolutionnaires d'identifier la nature du cours historique tire ses origines des conditions mêmes dans lesquelles s'est constituée, à la fin de la seconde guerre mondiale, l'autre organisation du BIPR et inspiratrice de ses positions politiques, le Partito Comunista Internaziona-lista (PCInt). Justement, dans le n°15 de la revue théorique en langue anglaise du BIPR, Internationalist Communist (IC), cette organisation revient, dans une nouvelle polémique avec le CCI, « Les racines politiques du malaise or-ganisationnel du CCI », sur la question des origines du PCInt et de celles du CCI. C'est essentiellement cette question que nous traiterons ici en réponse à cette polémique.
La polémique du BIPR traite du même thème que l'article de RP n° 5 : les causes des difficultés organisationnelles que le CCI a affrontées au cours de la dernière période. La grande faiblesse des deux textes, c'est qu'ils ne mentionnent nullement l'analyse que le CCI a faite pour sa part de ces difficultés ([1]) : aux yeux du BIPR celles-ci ne peuvent surgir que de faiblesses d'ordre programmatique ou dans l'appréciation de la situation mondiale actuelle. Incontestablement, ces questions peuvent être source de difficultés pour une organisation communiste. Mais toute l'histoire du mouvement ouvrier nous démontre que les questions liées à la structure et au fonctionnement de l'organisation sont des questions politiques à part entière et que des faiblesses dans ce domaine, plus encore que sur d'autre points programmatiques ou d'analyse, ont des conséquences de premier plan, et souvent dramatiques, sur la vie des formations révolutionnaires. Faut-il rappeler aux camarades du BIPR, qui pourtant se revendiquent des positions de Lénine, l'exemple du 2e Congrès du Parti Ouvrier Social Démocrate de Russie, en 1903, où c'est justement sur la question d'organisation (et nullement sur des points programmatiques ou d'analyse de la période) que s'est fait le clivage entre bolcheviks et mencheviks ? En fait, à y regarder de plus près, l'incapacité actuelle du BIPR à fournir une analyse sur la nature du cours historique trouve en bonne partie ses origines dans des erreurs politiques concernant la question d'organisation, et plus particulièrement sur la question des rapports entre fraction et parti. Et c'est justement ce que met en évidence une nouvelle fois l'article de IC. Afin que les camarades du BIPR ne puissent pas nous accuser de falsifier leur position nous donnons ci-dessous une longue citation de leur article :
« Le CCI a été formé en 1975 mais son histoire remonte à la Gauche Communiste de France (GCF), un groupe minuscule qui avait été formé au cours de la seconde guerre mondiale par le même élément ("Marc") qui allait fonder le CCI dans les années 70. La GCF était fondamentalement basée sur le rejet de la formation du Parti Communiste Internationaliste en Italie après 1942 par les ancêtres du BIPR.
La GCF affirmait que le Parti Communiste Internationaliste ne constituait pas une avancée par rapport à la vieille Fraction de la Gauche Communiste qui été allée en exil en France durant la dictature de Mussolini. La GCF avait appelé les membres de la Fraction à ne pas rejoindre le nouveau Parti qui avait été formé par des révolutionnaires comme Onorato Damen, relâché de prison avec l'effondrement du régime de Mussolini. Il donnait comme argument que la contre-révolution qui s'était abattue sur les ouvriers depuis leurs défaites dans les années 20 continuait encore et que, de ce fait, il n'y avait pas la possibilité de créer un parti révolutionnaire dans les années 40. Après que le fascisme italien se soit effondré et que l'Etat italien soit devenu un champ de bataille entre les deux fronts impérialistes la grande majorité de la fraction italienne en exil a rejoint le Parti Communiste Internationaliste (PCInt) en misant sur le fait que la combativité ouvrière ne resterait pas limitée au nord de l'Italie alors que la guerre approchait de sa fin. L'opposition de la GCF n'eut aucun impact à cette époque mais c'était le premier exemple des conséquences des raisonnements abstraits qui constituent un des traits méthodologiques du CCI aujourd'hui. Aujourd'hui le CCI va dire qu'il ne sortit aucune révolution de la seconde guerre mondiale et que c'est bien la preuve que la GCF avait raison. Mais cela ignore le fait que le PCInt était la création de la classe ouvrière révolutionnaire ayant eu le plus de réussite depuis la Révolution russe et que, malgré un demi siècle de domination capitaliste par la suite, elle continue à exister et s'accroît aujourd'hui.
La GCF, d'un autre côté, a poussé ses abstractions "logiques" un cran plus loin. Elle a considéré que puisque la contre-révolution était toujours dominante la révolution prolétarienne n'était pas à l'ordre du jour. Et si cela était le cas, une nouvelle guerre impérialiste devait advenir ! Le résultat en fut que la direction s'en alla en Amérique du Sud et la GCF disparut durant la guerre de Corée. Le CCI a toujours été quelque peu embarrassé par la révélation des capacités de compréhension du "cours historiques" par ses ancêtres. Toutefois sa réponse a toujours été de le prendre de haut. Quand l'ancienne GCF est revenue dans une Europe remarquablement préservée, au milieu des années 60, au lieu de reconnaître que le PCInt avait toujours eu raison quant a ses perspectives et à sa conception de l'organisation, elle a cherché à dénigrer le PCInt en affirmant qu'il était "sclérosé" et "opportuniste" et a dit au monde qu'il était "bordiguiste" (... Une accusation qu'elle a été obligée de retirer par la suite). Cependant, même après qu'elle ait été contrainte à cette rétractation, elle n'en avait pas fini avec sa politique de dénigrement des possibles "rivaux" (pour reprendre les termes du CCI lui-même) et maintenant le CCI essayait de soutenir que le PCInt avait "travaillé dans les partisans" (c'est-à-dire avait appuyé les forces bourgeoises qui cherchaient à établir un Etat démocratique italien). C'était une calomnie lâche et écoeurante. En fait des militants du PCInt avaient été assassinés sous les ordres directs de Palmiro Togliatti (Secrétaire général du Parti Communiste Italien) pour avoir essayé de combattre le contrôle des staliniens sur la classe ouvrière en gagnant une audience auprès des partisans. »
Ce passage, qui aborde les histoires respectives du CCI et du BIPR, mérite qu'on y réponde sur le fond, notamment en apportant des éléments historiques. Cependant, pour la clarté du débat, il nous faut commencer par rectifier certains propos qui dénotent soit la mauvaise foi, soit une ignorance affligeante de la part du rédacteur de l'article.
Quelques rectifications et précisions
En premier lieu, la question des partisans qui provoque une telle indignation chez les camarades du BIPR au point qu'ils ne peuvent se retenir de nous traiter de « calomniateurs » et de « lâches ». Effectivement nous avons dit que le PCInt avait « travaillé dans les partisans ». Mais ce n'est nullement une calomnie, c'est la stricte vérité. Oui ou non le PCInt a-t-il envoyé certains de ses militants et cadres dans les rangs des partisans ? C'est une chose qu'on ne peut cacher. Plus, le PCInt se revendique de cette politique, à moins qu'il n'ait changé de position depuis que le camarade Damen écrivait, au nom de l'Exécutif du PCInt, à l'automne 1976, que son Parti pouvait «se présenter avec toutes ses cartes en règle » en évoquant « ces militants révolutionnaires qui faisaient un travail de pénétration dans les rangs des partisans pour y diffuser les principes et la tactique du mouvement révolutionnaire et qui, pour cet engagement, sont même allés jusqu'à payer de leur vie. » ([2]) En revanche, nous n'avons jamais prétendu que cette politique consistait à « appuyer les forces qui cherchaient à établir un Etat démocratique italien ». Nous avons abordé à plusieurs reprises cette question dans notre presse ([3]), et nous y reviendrons dans la seconde partie de cet article, mais si nous avons critiqué impitoyablement les fautes commises par le PCInt lors de sa constitution, nous ne l'avons jamais confondu avec les organisations trotskistes, encore moins staliniennes. Plutôt que de pousser de hauts cris, les camarades du BIPR auraient mieux fait de donner les citations qui provoquent leur colère. En attendant qu'ils le fassent, nous pensons qu'il est préférable qu'ils remettent leur indignation dans leur poche, et leurs insultes avec.
Un autre point sur lequel il nous faut apporter une rectification et une précision concerne l'analyse de la période historique faite par la GCF au début des années 1950 et qui a motivé le départ d'Europe d'un certain nombre de ses membres. Le BIPR se trompe lorsqu'il prétend que le CCI est embarrassé par cette question et qu'il y répond « en le prenant de haut ». Ainsi, dans l'article consacré à la mémoire de notre camarade Marc (Revue Internationale n° 66) nous écrivions : « Cette analyse, on la trouve notamment dans l'article "L'évolution du capitalisme et la nouvelle perspective" publiée dans Internationalisme n° 46 (...). Ce texte rédigé en mai 1952 par Marc, constitue, en quelque sorte, le testament politique de la GCF. En effet, Marc quitte la France pour le Venezuela en juin 1952. Ce départ correspond à une décision collective de la GCF qui, face à la guerre de Corée, estime qu'une troisième guerre mondiale entre le bloc américain et le bloc russe est devenue inévitable à brève échéance (comme il est dit dans le texte en question). Une telle guerre, qui ravagerait principalement l'Europe, risquerait de détruire complètement les quelques groupes communistes, et notamment la GCF, qui ont survécu à la précédente. La "mise à l'abri" en dehors d'Europe d'un certain nombre de militants ne correspond dons pas au souci de leur sécurité personnelle (...) mais au souci de préserver la survie de l'organisation elle-même. Cependant, le départ sur un autre continent de son élément le plus expérimenté et formé va porter un coup fatal à la GCF dont les éléments qui sont restés en France, malgré la correspondance suivie que Marc entretient avec eux, ne parviennent pas, dans une période de profonde contre-révolution, à maintenir en vie l'organisation. Pour des raisons sur lesquelles on ne peut revenir ici, la troisième guerre mondiale n'a pas eu lieu. Il est clair que cette erreur d'analyse a coûté la vie de la GCF (et c'est probablement l'erreur, parmi celles commises par notre camarade tout au long de sa vie militante, qui a eu les conséquences les plus graves). »
Par ailleurs, lorsque nous avons republié le texte évoqué plus haut (dès 1974 dans le n° 8 du Bulletin d'étude et de discussion de RI, ancêtre de la Revue internationale) nous avons bien précisé : «Internationalisme avait raison d'analyser la période qui a suivi la 2e guerre mondiale comme une continuation de la période de réaction et de reflux de la lutte de classe du prolétariat (..). Elle avait encore raison d'affirmer qu'avec la fin de la guerre le capitalisme ne sort pas de sa période de décadence, que toutes les contradictions qui ont amené le capitalisme à la guerre subsistaient et poussaient inexorablement le monde vers de nouvelles guerre. Mais Internationalisme n'a pas perçu ou pas suffisamment mis en évidence la phase de "reconstruction" possible dans le cycle : crise-guerre-reconstruction-crise. C'est pour cette raison et dans le contexte de la lourde atmosphère de la guerre froide USA-URSS de l'époque qu'Internationalisme ne voyait la possibilité d'un resurgissement du prolétariat que dans et à la suite d'une 3e guerre.»
Comme on peut le voir, le CCI n'a jamais « pris de haut » cette question et n'a jamais été « embarrassé » pour évoquer les erreurs de la GCF (même à une époque où le BIPR n'était pas encore là pour les lui rappeler). Cela dit, le BIPR nous fait une nouvelle fois la preuve qu'il n'a pas compris notre analyse du cours historique. L'erreur de la GCF ne consiste pas en une évaluation incorrecte du rapport de forces entre classes mais dans une sous-estimation du répit que la reconstruction avait donné à l'économie capitaliste lui permettant pendant deux décennies d'échapper à la crise ouverte et donc d'atténuer quelque peu l'ampleur des tensions impérialistes entre blocs. Celles-ci pouvaient alors rester contenues dans le cadre de guerres locales (Corée, Moyen-Orient, Vietnam, etc.). Si à cette époque la guerre mondiale n'a pas eu lieu ce n'est pas grâce au prolétariat (lequel était paralysé et embrigadé par les forces de gauche du capital) mais parce qu'elle ne s'imposait pas encore au capitalisme.
Après avoir fait ces mises au point, il nous faut revenir sur un « argument » qui semble tenir à coeur au BIPR (puisqu'il l'employait déjà dans l'article de polémique de RP n° 5) : celui concernant la taille « minuscule » de la GCF. En réalité, la référence au caractère « minuscule » de la GCF renvoie à la « création de la classe ouvrière révolutionnaire ayant eu le plus de réussite depuis la Révolution russe », à savoir le PCInt qui, à l'époque, comptait plusieurs milliers de membres. Le BIPR veut-il par là nous démontrer que la raison de la plus « grande réussite » du PCInt était que ses positions étaient plus correctes que celles de la GCF ?
Si tel est le cas l'argument est bien maigre. Cependant, au delà de la pauvreté de cet argument, la démarche du BIPR touche à des questions de fond où se situent justement certaines des divergences fondamentales entre nos deux organisations. Pour être en mesure d'aborder ces questions de fond, il nous faut revenir sur l'histoire de la Gauche communiste d'Italie. Car la GCF n'était pas qu'un groupe « minuscule », c'était aussi le véritable continuateur politique de ce courant historique dont se réclament également le PCInt et le BIPR.
Quelques éléments d'histoire de la Gauche italienne
Le CCI a publié un livre, La Gauche communiste d'Italie, qui présente l'histoire de ce courant. Nous ne ferons ici qu'esquisser quelques aspects importants de cette histoire.
Le courant de la Gauche italienne, qui s'était dégagé autour d'Amadeo Bordiga et de la fédération de Naples comme Fraction « abstentionniste » au sein du PSI, a été à l'origine de la fondation du PC d'Italie en 1921 au Congrès de Livourne et a assumé la direction de ce parti jusqu'en 1925. En même temps que d'autres courants de gauche dans l'Internationale Communiste (comme la Gauche allemande ou la Gauche hollandaise), il s'est dressé, bien avant l'Opposition de gauche de Trotsky, contre la dérive opportuniste de l'Internationale. En particulier, contrairement au trotskisme qui se réclamait intégralement des 4 premiers congrès de lie, la Gauche italienne rejetait certaines des positions adoptées lors des 3e et 4e Congrès, et tout particulièrement la tactique de « Front Unique ». Sur bien des aspects, notamment sur la nature capitaliste de 1’URSS ou sur la nature définitivement bourgeoise des syndicats, les positions de la Gauche germano-hollandaise étaient au départ beaucoup plus justes que celles de la gauche italienne. Cependant, la contribution au mouvement ouvrier de la Gauche communiste d'Italie s'est révélée plus féconde que celle des autres courants de la Gauche communiste dans la mesure où elle avait été capable de mieux comprendre deux questions essentielles :
- le repli et la défaite de la vague révolutionnaire ;
- la nature des tâches des organisations révolutionnaires dans une telle situation.
En particulier, tout en étant consciente de la nécessité d'une remise en cause des positions politiques qui avaient été invalidées par l'expérience historique, la Gauche italienne avait le souci d'avancer avec une très grande prudence, ce qui lui a évité de «jeter le bébé avec l'eau du bain » contrairement à la Gauche hollandaise qui a fini par considérer octobre 1917 comme une révolution bourgeoise et à rejeter la nécessité d'un parti révolutionnaire. Cela n'a pas empêché la Gauche italienne de reprendre à son compte certaines des positions qui avaient été élaborées antérieurement par la Gauche germano-hollandaise.
La répression croissante du régime mussolinien, notamment à partir des lois d'exception de 1926, a contraint la plupart des militants de la Gauche communiste d'Italie à s'exiler. C'est donc à l'étranger, principalement en France et en Belgique, que ce courant a poursuivi une activité organisée. En février 1928 a été fondée à Pantin, près de Paris, la Fraction de Gauche du Parti communiste d'Italie. Celle-ci a essayé de participer à l'effort de discussion et de regroupement des différents courants de Gauche qui avaient été exclus de 1’IC dégénérescente et dont la figure la plus connue était Trotsky. En particulier, la Fraction avait comme objectif de publier une revue de discussion commune à ces différents courants. Cependant, ayant été exclue de l'Opposition de Gauche internationale, elle s'était résolue à partir de 1933 à publier pour son propre compte la revue Bilan en langue française en même temps qu'elle poursuivait la publication de Prometeo en langue italienne.
Nous n'allons pas ici passer en revue ni les positions de la Fraction ni l'évolution de celles-ci. Nous nous contenterons de rappeler une de ses positions essentielles qui fondaient son existence : les rapports entre parti et fraction.
Cette position a été progressivement élaborée par la Fraction à la fin des années 1920 et au début des années 1930 quand il s'agissait de définir quelle politique il convenait de développer vis-à-vis des partis communistes en voie de dégénérescence.
A grands traits, on peut résumer ainsi cette position. La Fraction de Gauche se forme à un moment où le parti du prolétariat tend à dégénérer victime de l'opportunisme, c'est-à-dire de la pénétration en son sein de l'idéologie bourgeoise. C'est la responsabilité de la minorité qui maintient le programme révolutionnaire que de lutter de façon organisée pour faire triompher celui-ci au sein du parti. Soit la Fraction réussit à faire triompher ses principes et à sauver le parti, soit ce dernier poursuit son cours dégénérescent et il finit alors par passer avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie. Le moment du passage du parti prolétarien dans le camp bourgeois n'est pas facile à déterminer. Cependant, un des indices les plus significatifs de ce passage est le fait qu'il ne puisse plus apparaître de vie politique prolétarienne au sein du parti. La fraction de Gauche a la responsabilité de mener le combat au sein du parti tant que subsiste un espoir qu'il puisse être redressé : c'est pour cela que dans les années 1920 et au début des années 1930, ce ne sont pas les courants de gauche qui ont quitté les partis de 1’IC mais ils ont été exclus, souvent par des manoeuvres sordides. Cela dit, une fois qu'un parti du prolétariat est passé dans le camp de la bourgeoisie, il n'y a pas de retour possible. Nécessairement, le prolétariat devra faire surgir un nouveau parti pour reprendre son chemin vers la révolution et le rôle de la Fraction est alors de constituer un « pont » entre l'ancien parti passé à l'ennemi et le futur parti dont elle devra élaborer les bases programmatiques et constituer l'ossature. Le fait qu'après le passage du parti dans le camp bourgeois il ne puisse exister de vie prolétarienne en son sein signifie aussi qu'il est tout à fait vain, et dangereux, pour les révolutionnaires de pratiquer « l'entrisme » qui constituait une des « tactiques » du trotskisme et que la Fraction a toujours rejeté. Vouloir entretenir une vie prolétarienne dans un parti bourgeois, et donc stérile pour les positions de classe, n'a jamais eu comme autre résultat que d'accélérer la dégénérescence opportuniste des organisations qui s'y sont essayées et non de redresser en quoi que ce soit ce parti. Quant au « recrutement » que ces méthodes ont permis, il était particulièrement confus, gangrené par l'opportunisme et n'a jamais pu constituer une avant-garde pour la classe ouvrière.
En fait, une des différences fondamentales entre la Fraction italienne et le trotskisme réside dans le fait que la Fraction, dans la politique de regroupement des forces révolutionnaires, mettait toujours en avant la nécessité de la plus grande clarté, de la plus grande rigueur programmatique, même si elle était ouverte à la discussion avec tous les autres courants qui avaient engagé le combat contre la dégénérescence de 11C. En revanche, le courant trotskiste a essayé de constituer des organisations de façon précipitée, sans une discussion sérieuse et une décantation préalables des positions politiques, misant essentiellement sur des accords entre « personnalités » et sur l'autorité acquise par Trotsky comme un des principaux dirigeants de la révolution de 1917 et de 11C à son origine.
Une autre question qui a opposé le trotskisme à la Fraction italienne était celle du moment où il fallait former un nouveau parti. Pour Trotsky et ses camarades, la question de la fondation du nouveau parti était immédiatement à l'ordre du jour dès lors que les anciens partis avaient été perdus pour le prolétariat. Pour la Fraction, la question était très claire : « La transformation de la fraction en Parti est conditionnée par deux éléments intimement liés ([4]):
/. L'élaboration, par la fraction, de nouvelles positions politiques capables de donner un cadre solide aux luttes du prolétariat pour la Révolution dans sa nouvelle phase plus avancée (...).
2. Le renversement des rapports de classe du système actuel (...) avec l'éclatement de mouvements révolutionnaires qui pourront permettre à la Fraction de reprendre la direction des luttes en vue de l'insurrection. » (« Vers l'Internationale 2 et 3/4 ? », Bilan n°l, 1933)
Pour que les révolutionnaires soient capables d'établir de façon correcte quelle est leur responsabilité à un moment donné, il est indispensable qu'ils identifient de façon claire le rapport de forces entre les classes et le sens de l'évolution de ce rapport de forces. Un des grands mérites de la Fraction est justement d'avoir su identifier la nature du cours historique au cours des années 1930 : de la crise générale du capitalisme, du fait de la contre-révolution qui pesait sur la classe ouvrière, il ne pouvait sortir qu'une nouvelle guerre mondiale.
Cette analyse a fait la preuve de toute son importance au moment de la guerre d'Espagne. Alors que la plupart des organisations se réclamant de la gauche des partis communistes ont vu dans les événements d'Espagne une reprise révolutionnaire du prolétariat mondial, la Fraction avait compris que malgré toute la combativité et le courage du prolétariat d'Espagne, il était piégé par l'idéologie antifasciste promue par toutes les organisations ayant une influence en son sein (la CNT anarchiste, 1’UGT socialiste ainsi que les partis communiste, socialiste et le POUM, un parti socialiste de gauche participant au gouvernement bourgeois de la « Generalitat ») et qu'il était destiné à servir de chair à canon dans un affrontement entre secteurs de la bourgeoisie (la « démocratique » contre la «fasciste ») préludant à la guerre mondiale qui devait survenir inévitablement. A cette occasion, il s'est formé dans la fraction une minorité qui pensait qu'en Espagne la situation restait « objectivement révolutionnaire » et qui, au mépris de toute discipline organisationnelle et refusant le débat que lui proposait la majorité, s'est enrôlée dans les brigades antifascistes du POUM ([5]) et s'est même exprimée dans les colonnes du journal de ce parti. La Fraction est obligée de prendre acte de la scission de la minorité qui, à son retour d'Espagne, fin 1936 ([6]), va intégrer les rangs de l'Union Communiste, un groupe ayant rompu sur la gauche, au début des années 1930, avec le trotskisme mais qui rejoint ce courant pour qualifier de « révolutionnaires » les événements d'Espagne et promouvoir un « antifasciste critique ».
Ainsi, en compagnie d'un certain nombre de communistes de gauche hollandais, la Fraction italienne est la seule organisation qui ait maintenu une position de classe intransigeante face à la guerre impérialiste qui se développait en Espagne ([7]). Malheureusement, à la fin de 1937, Vercesi qui est le principal théoricien et animateur de la Fraction commence à élaborer une théorie suivant laquelle les différents affrontements militaires qui se sont produits dans la seconde partie des années 1930 ne constituent pas les préparatifs vers une nouvelle boucherie impérialiste généralisée mais des « guerres locales » destinées à prévenir par des massacres d'ouvriers la menace prolétarienne qui se ferait jour. D'après cette « théorie » le monde se trouvait donc à la veille d'une nouvelle vague révolutionnaire et la guerre mondiale n'était plus à l'ordre du jour dans la mesure, notamment, où l'économie de guerre était sensée, par elle-même, surmonter la crise capitaliste. Seule une minorité de la Fraction, dont notre camarade Marc, est alors capable de ne pas se laisser entraîner dans cette dérive qui représentait une sorte de revanche posthume de la minorité de 1936. La majorité décide d'interrompre la publication de la revue Bilan et de la remplacer par Octobre (dont le nom est conforme à la « nouvelle perspective »), organe du Bureau International des Fractions de Gauche (italienne et belge), qu'elle veut publier en 3 langues. En fait, au lieu de «faire plus » comme la supposée « nouvelle perspective » l'exigeait, la Fraction est incapable de maintenir son travail d'auparavant : Octobre, contrairement à Bilan, paraîtra de façon irrégulière et uniquement en français ; de nombreux militants, déboussolés par cette remise en cause des positions de la Fraction tombent dans la démoralisation ou démissionnent.
La Gauche italienne durant la seconde guerre mondiale et la formation de la GCF
Lorsque la guerre mondiale éclate, la Fraction est désarticulée. Plus encore que la répression policière, de la part de la police « démocratique », puis de la Gestapo (plusieurs militants, dont Mitchell, principal animateur de la Fraction belge, sont déportés et meurent), c'est la désorientation politique et l'impréparation face à une guerre mondiale sensée ne pas advenir qui sont responsables de cette débandade. Pour sa part, Vercesi proclame qu'avec la guerre le prolétariat est devenu « socialement inexistant », que tout travail de fraction est devenu inutile et qu'il convient donc de dissoudre les fractions (décision qui est prise par le Bureau International des fractions) ce qui contribue encore à la paralysie de la Fraction. Cependant le noyau de Marseille, constitué de militants qui s'étaient opposés aux conceptions révisionnistes de Vercesi avant la guerre, poursuit un travail patient pour reconstituer la Fraction, un travail particulièrement difficile du fait de la répression et de l'absence de moyens matériels. Des sections sont rétablies à Lyon, Toulon et Paris. Des contacts sont pris avec la Belgique. A partir de 1941 la Fraction italienne « reconstituée » tient des conférences annuelles, nomme une Commission Executive et publie un Bulletin international de discussion. Parallèlement se constitue en 1942, sur les positions de la Fraction italienne, le Noyau français de la Gauche communiste auquel participe Marc, membre de la CE de la FI et qui se donne comme perspective de constituer la Fraction française.
Lorsqu'en 1942-43 se développent dans le Nord de l'Italie de grandes grèves ouvrières conduisant à la chute de Mussolini et à son remplacement par l'amiral pro-allié Badoglio (grèves qui se répercutent en Allemagne parmi les ouvriers italiens soutenues par des grèves d'ouvriers allemands), la Fraction estime que, conformément à sa position de toujours, « le cours de la transformation de la Fraction en parti en Italie est ouvert » Sa Conférence d'août 1943 décide de reprendre le contact avec l'Italie et demande aux militants de se préparer à y retourner dès que possible. Cependant ce retour ne fut pas possible en partie pour des raisons matérielles et en partie pour des raisons politiques du fait que Vercesi et une partie de la Fraction belge y étaient hostiles considérant que les événements d'Italie ne remettaient pas en cause « l'inexistence sociale du prolétariat ». A sa conférence de mai 1944, la Fraction condamne les théories de Vercesi ([8]). Cependant ce dernier n'est pas arrivé au bout de sa dérive. En septembre 1944 il participe, au nom de la Fraction (et en compagnie d'un autre membre de celle-ci, Pieri) à la constitution de la « Coalizione antifa-scista » de Bruxelles aux côtés des partis démocrate chrétien, « communiste », républicain, socialiste et libéral et qui publie le journal L'Italia di Domani dans les colonnes duquel on trouve des appels à la souscription financière pour soutenir l'effort de guerre allié. Ayant pris connaissance de ces faits, la CE de la Fraction a exclu Vercesi le 20 janvier 1945. Cela n'a pas empêché ce dernier de poursuivre encore plusieurs mois son activité dans la « Coalizione » et comme président de la « Croce Rossa » ([9]).
Pour sa part, la Fraction maintenue poursuivait un travail difficile de propagande contre l'hystérie antifasciste et de dénonciation de la guerre impérialiste. Elle avait maintenant à ses côtés le Noyau français de la Gauche communiste qui s'est constitué en Fraction française de la Gauche communiste et qui a tenu son premier congrès en décembre 1944. Les deux fractions distribuent des tracts et collent des affiches appelant à la fraternisation entre les prolétaires en uniforme des deux camps impérialistes. Cependant, à la conférence de mai 1945, ayant appris la constitution en Italie du Partito comunista internazionalista avec les figures prestigieuses de Onorato Damen et Amadeo Bordiga, la majorité de la Fraction décide la dissolution de celle-ci et l'entrée individuelle de ses membres dans le PCInt. C'était là une remise en cause radicale de toute la démarche de la Fraction depuis sa constitution en 1928. Marc, membre de la CE de la Fraction, et qui avait été le principal animateur de son travail durant la guerre, s'oppose àcette décision. Il ne s'agissait pas d'une démarche formaliste mais politique : il estimait que la Fraction devait se maintenir tant qu'elle ne s'était pas assurée des positions du nouveau parti qui étaient mal connues et vérifier si elles étaient bien conformes à celles de la Fraction ([10]). Pour ne pas être complice du suicide de la Fraction, il démissionne de sa CE et quitte la conférence après avoir fait une déclaration expliquant son attitude. La Fraction (qui pourtant n'est plus sensée exister) l'exclue pour « indignité politique » et refuse de reconnaître la FFGC dont il était le principal animateur. Quelques mois après, deux membres de la FFGC qui avaient rencontré Vercesi, lequel s'était prononcé pour la constitution du PCInt, scissionnent et constituent une FFGC-bis avec le soutien de cette organisation. Pour éviter toute confusion, la FFGC prend le nom de Gauche Communiste de France (GCF) tout en se réclamant de la continuité politique de la Fraction. Pour sa part, la FFGC-bis se voit « renforcée » par l'entrée dans ses rangs des membres de la minorité exclue de la Fraction en 1936 et du principal animateur de l'Union Communiste, Chazé. Cela n'empêche pas le PCInt et la Fraction belge de la reconnaître comme « seul représentant en France de la Gauche communiste ».
La « minuscule » GCF a arrêté en 1946 la publication de son journal d'agitation, L'Etincelle, estimant que la perspective d'une reprise historique des combats de classe, telle qu'elle avait été mise en avant en 1943, ne s'était pas vérifiée. En revanche, elle a publié, entre 1945 et 1952, 46 numéros de sa revue théorique Internationalisme, abordant l'ensemble des questions qui se posaient au mouvement ouvrier au lendemain de la seconde guerre mondiale et précisant les bases programmatiques sur lesquelles allaient se constituer Internacionalismo en 1964 au Venezuela, Révolution Internationale en 1968 en France et le Courant Communiste International en 1975.
Dans la seconde partie de cet article, nous allons revenir sur la fondation du Partito Comunista Internazionalista, inspirateur du BIPR et « création de la classe ouvrière révolutionnaire ayant eu le plus de réussite depuis la Révolution russe » aux dires de celui-ci.
Fabienne.
Rectificatif
Le BIPR nous a demandé de rectifier la phrase suivante de notre article « Une politique de regroupement sans boussole » {Revue internationale n° 87, p. 22) : « A la 4e conférence [des groupes de la Gauche communiste], la CWO et BC ont relâché les critères afin de permettre que la place du CCI soit prise par le SUCM. » Le BIPR nous a dit qu'en réalité la 4e conférence s'est réunie sur les critères qui avaient été adoptés à la fin de la 3e, le SUCM ayant affirmé être d'accord avec ces critères. Nous prenons acte de ce fait. Nous sommes intéressés à ce que les polémiques entre le CCI et le BIPR, comme tous les débats entre révolutionnaires, s'appuient sur les questions de fond et non sur des malentendus ou des détails erronés.
[1] Voir l'article sur le 12e Congrès du CCI dans ce numéro.
[2] Lettre publiée dans la Revue Internationale n° 8 avec notre réponse : <r Les ambiguïtés sur les "partisans" dans la constitution du Parti Communiste Internationaliste en Italie ».
[3] Voir article de la Revue Internationale n° 8.
[4] Nous avons souvent abordé dans notre presse ce qui, conformément à la conception élaborée par la Gauche italienne, distingue la forme parti de la forme fraction (voir en particulier notre étude « Le rapport Fraction-Parti dans la tradition marxiste » dans la Revue Internationale n° 59, 61, 64 et 65). Pour la clarté de la question on peut rappeler ici les éléments suivants. La minorité communiste existe en permanence comme expression du devenir révolutionnaire du prolétariat. Cependant l'impact qu'elle peut avoir sur les luttes immédiates de la classe est étroitement conditionné par le niveau de celles-ci et du degré de conscience des masses ouvrières. Ce n'est que dans des périodes de luttes ouvertes et de plus en plus conscientes du prolétariat que cette minorité peut espérer avoir un impact sur ces luttes. Ce n'est que dans ces circonstances qu'on peut parler de cette minorité comme d'un parti. En revanche, dans les périodes de recul historique du prolétariat, de triomphe de la contre-révolution, il est vain d'espérer que les positions révolutionnaires puissent avoir un impact significatif et déterminant sur l'ensemble de la classe. Dans de telles périodes, le seul travail possible, et il est indispensable, est celui d'une fraction : préparer les conditions politiques de la formation du futur parti lorsque le rapport de forces entre les classes permettra à nouveau que les positions communistes aient un impact dans l'ensemble du prolétariat.
[5] Un membre de la minorité, Candiani, prend même le commandement de la colonne poumiste « Lenin » sur le front d'Aragon.
[6] Il faut noter que les événements d'Espagne ont provoqué des scissions dans d'autres organisations (l'Union Communiste en France, la Ligue des Communistes en Belgique, la Revolutionary Workers' League aux Etats-Unis, la Liga Comunista au Mexique) qui se retrouvent sur les positions de la Fraction italienne rejoignant ses rangs ou constituant, comme en Belgique, une nouvelle fraction de la Gauche Communiste internationale. C'est à cette époque que le camarade Marc quitte l'Union Communiste et rejoint la Fraction avec qui il était en contact depuis plusieurs années.
[7] La majorité de la Fraction, contrairement à la légende qu'a entretenue la minorité ainsi que d'autres groupes, ne s'est pas cantonnée à observer de loin les événements d'Espagne. Ses représentants sont restés jusqu'en mai 1937 en Espagne, non pour s'enrôler sur le front antifasciste mais pour poursuivre, dans la clandestinité face aux tueurs staliniens qui ont failli les assassiner, un travail de propagande pour essayer de soustraire quelques militants à la spirale de la guerre impérialiste.
[8] Durant cette période, la Fraction a publié de nombreux numéros de son bulletin de discussion ce qui lui a permis de développer toute une série d'analyses notamment sur la nature de l'URSS, sur la dégénérescence de la révolution russe et la question de l'Etat dans la période de transition, sur la théorie de l'économie de guerre développée par Vercesi et sur les causes économiques de la guerre impérialiste.
[9] A ce titre, il en est venu à remercier « son excellence le nonce apostolique > pour son « appui à cette oeuvre de solidarité et d'humanité » tout en se déclarant certain « qu'aucun italien ne se couvrirait de la honte de rester sourd à notre pressant appel » {L'Italia di Domani n°l 1, mars 1945)
[10] En ce sens, la raison pour laquelle Marc s'oppose à la décision de la Fraction, en mai 1945, n'est pas celle donnée par IC : « que la contre-révolution qui s'était abattue sur les ouvriers depuis leurs défaites dans les années 20 continuait encore et que, de ce fait, il n'y avait pas la possibilité de créer un parti révolutionnaire dans les années 40 » puisqu'à ce moment-là, tout en soulignant les difficultés grandissantes rencontrées par le prolétariat du fait de la politique systématique des Alliés visant à dévoyer sa combativité sur un terrain bourgeois, Marc n'avait pas encore remis en cause explicitement la position adoptée en 1943 sur la possibilité de former le parti.