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Nous publions, ci-dessous, le rapport sur la lutte de classe présenté au 26e congrès du CCI. Ce document rédigé en décembre 2024 ne prend pas en compte les événements survenus en 2025 (retour de Trump à la Maison-Blanche, luttes massives en Belgique, etc.) mais la validité des perspectives tracées demeure. Ce rapport développe notamment des éléments d’analyse importants sur ce que le CCI appelle « la rupture dans la dynamique de la lutte de classes » et sur l’impact de la décomposition sur la classe ouvrière. Nous invitons nos lecteurs à consulter la « Résolution sur la situation internationale » de mai 2025 adoptée lors du même congrès.
La résolution sur la situation internationale adoptée lors du 25e congrès international, analysait la dynamique de la lutte de classe de la façon suivante : «La reprise de la combativité ouvrière dans un certain nombre de pays est un événement historique majeur qui ne résulte pas seulement de circonstances locales et ne peut s’expliquer par des conditions purement nationales. […] Portés par une nouvelle génération de travailleurs, l’ampleur et la simultanéité de ces mouvements témoignent d’un véritable changement d’état d’esprit dans la classe et rompent avec la passivité et la désorientation qui ont prévalu de la fin des années 80 jusqu’à aujourd’hui». L’été de la colère au Royaume-Uni en 2022, le mouvement contre la réforme des retraites en France à l’hiver 2023, les grèves aux États-Unis, notamment dans l’automobile, à la fin de l’été 2023, demeurent les manifestations les plus spectaculaires de la dimension historique et internationale du développement des luttes ouvrières. Les grèves de près de sept semaines des employés de Boeing ainsi que celle, inédites depuis un demi-siècle, de 45,000 dockers aux États-Unis, et ce en pleine campagne présidentielle, incarnent les derniers épisodes de la véritable rupture dans la dynamique de la lutte de classes par rapport à la situation des décennies précédentes. D’ailleurs, à l’heure où nous rédigeons ce rapport, la classe ouvrière des grandes puissances économiques s’apprête à subir des attaques sans précédent sous l’effet de l’accélération de la crise économique, faisant présager des réactions de luttes importantes dans les mois à venir. Mais ce mouvement de reprise de la combativité et de développement de la maturation souterraine de la conscience de classe se déroule dans un contexte d’aggravation de la décomposition où les effets simultanés de la crise économique, du chaos guerriers, du désastre écologique alimentent un tourbillon infernal de destruction. Le retour de Trump à la Maison-Blanche qui signifie une véritable montée en puissance du courant populiste dans la société américaine, va constituer un obstacle de poids supplémentaire auquel va devoir se confronter la lutte de classes non seulement aux États-Unis mais également à l’échelle internationale. Ce rapport vise à fournir une base de réflexion permettant d’approfondir et de prendre la mesure de la dynamique actuelle de la lutte de classe et ses implications historiques. Mais également, d’évaluer plus en détails les obstacles qui se dressent devant le prolétariat, en particulier l’impact des effets et des manifestations idéologiques de la décomposition.
I – La réalité d’une rupture dans la dynamique de la lutte de classe
L’analyse de la rupture dans la dynamique de la lutte de classe à partir de l’été 2022 a été accueillie non sans scepticisme, voire avec sarcasme au sein du milieu politique prolétarien, en particulier de la part des organisations historiques de la Gauche communiste telles que la Tendance communiste internationaliste (TCI) ou les groupes bordiguistes. De même, des doutes et des désaccords se sont exprimés dans les réunions publiques du CCI, y compris de la part des compagnons de route accoutumés à la méthode et au cadre d’analyse du CCI. Une situation exploitée par le milieu parasitaire[1] à l’image du site web Controverse qui n’a pas manqué d’utiliser nos erreurs d’analyse passées pour mieux railler notre analyse actuelle («Vous avez surestimé la lutte des classes dans le passé, qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ?»).
a – Défendre la méthode d’analyse marxiste
Ces réactions de rejet vis-à-vis de notre analyse étaient en réalité l’expression d’une démarche purement empiriste et immédiatiste. A contrario, si le CCI a été capable, presque immédiatement, de reconnaître un profond changement dans la série de grèves des travailleurs britanniques, c’est parce que nous avons su nous appuyer sur notre expérience, particulièrement la méthode qui avait permis à Marc Chirik de saisir le mouvement de Mai 68, non pas comme un simple évènement momentané de la classe ouvrière en France, mais l’expression d’un mouvement historique et international, alors que les groupes historiques de la Gauche communiste passaient totalement à côté de sa signification.
Par conséquent, aujourd’hui, tout comme à la fin des années 1960, le CCI est la seule organisation à être en mesure de comprendre la portée historique d’une dynamique internationale du développement des luttes ouvrières dans le monde depuis 2022, du fait de la compréhension :
– du cadre d’analyse de la décadence du capitalisme et de la sortie de la contre-révolution depuis la fin des années 1960, contrairement au courant bordiguiste ou à l’analyse du cours à une troisième guerre généralisée défendue par la TCI sous-entendant une classe ouvrière défaite politiquement ;
- que l’accentuation de la crise économique à l’échelle mondiale constitue le terreau le plus fertile pour le développement de la combativité ouvrière à l’échelle internationale ;
- que le développement et l’ampleur de cette combativité ouvrière à partir de l’été 2022 au Royaume-Uni, inédit depuis les années 1980, dans le plus ancien prolétariat de l’histoire, recouvrait nécessairement une portée historique et internationale ;
- que ce changement d’état d’esprit au sein de la classe est le produit du développement de la maturation souterraine qui s’opère au sein de la classe depuis le début des années 2000 ;
- que la rupture ne se réduit pas à l’ampleur et la multiplication des luttes partout dans le monde mais s’accompagne du développement de la réflexion à l’échelle internationale dans les différentes couches de la classe ouvrière et tout particulièrement, par une réflexion en profondeur au sein des minorités politisées ;
- que cette dynamique s’inscrit dans le long terme et contient donc la potentialité de la récupération de l’identité de classe et de la politisation des luttes (jalons indispensables pour que la classe ouvrière ait les capacités de s’affronter directement à l’État bourgeois), après des décennies de reflux de la conscience au sein de la classe.
Ici réside toute la force de la méthode marxiste héritée de la Gauche communiste : une capacité à discerner les changements majeurs dans la dynamique de la société capitaliste, bien avant qu’ils soient devenus trop évidents pour pouvoir être niés.
b – La nécessité de dépasser les confusions sur la question
Pour autant, il est indispensable de saisir pleinement les conséquences et les implications de notre analyse et de combattre les approches superficielles qu’elle peut engendrer. Parmi les principales :
- Réduire la rupture à la seule ampleur de l’expression de la combativité et au développement des luttes, en négligeant la dimension primordiale de maturation souterraine au sein de la classe.
- Penser que le développement des luttes peut permettre à la classe ouvrière de contrer les effets de la décomposition ou que le populisme fragilise l’État bourgeois dans sa capacité à faire face à la réaction de la classe.
- Considérer l’effet tourbillon [des effets simultanés de la crise économique, du chaos guerriers, du désastre écologique… et la rupture comme deux dimensions parallèles, étanches l’une vis à-vis de l’autre.
Fondamentalement, ces interprétations erronées expriment une difficulté à analyser la dynamique de la lutte de classe dans le contexte historique de la décomposition. Parmi les raisons de fond que l’on peut invoquer :
- Une tendance générale à sous-estimer la phase de décomposition et donc à ne pas prendre en compte la juste mesure de son impact négatif sur la lutte de classe,
- Une difficulté à assimiler le caractère désormais inadapté du concept de cours historique. Ceci a notamment contribué à déformer le prisme à travers lequel envisager la lutte de classe : «Ainsi, 1989 marque un changement fondamental dans la dynamique générale de la société capitaliste en décadence. Avant cette date, le rapport de force entre les classes était le facteur déterminant de cette dynamique : c’est de ce rapport de force entre les classes que dépendait le résultat de l’exacerbation capitaliste : soit le déclenchement de la guerre mondiale, soit le développement de la lutte de classes avec, en perspective, le renversement du capitalisme. Après cette date, cette dynamique générale de décadence capitaliste n’est plus directement déterminée par le rapport de force entre les classes. Quel que soit le rapport de force entre les classes, tant qu’aucune classe n’est à même d’imposer sa solution, le capitalisme va continuer à sombrer dans la décadence, car la décomposition sociale tend à échapper au contrôle des classes en conflit[2]».
Dès lors, l’analyse de deux pôles opposés et contradictoires qui se développent de façon concomitante, s’inscrit dans le cadre exposé ci-dessus. Pour autant, ces deux dimensions de la situation, en apparence parallèles, s’imbriquent l’une et l’autre. C’est bel et bien dans un monde alimenté par le chacun pour soi, l’atomisation sociale, l’irrationalité de la pensée, le nihilisme, le tous contre tous, le chaos guerrier et environnemental et les politiques de plus en plus incohérentes et destructrices des bourgeoisies nationales, que la classe ouvrière est contrainte de développer son combat et de faire mûrir sa réflexion et sa conscience. Par conséquent, et comme nous l’avons très souvent répété, la période de décomposition ne constitue pas une nécessité pour la marche vers la révolution, et joue encore moins en faveur de la classe ouvrière. ([3]) Pour autant, les dangers considérables que la décomposition fait peser sur la classe ouvrière et l’humanité dans son ensemble ne doit pas conduire la classe ouvrière et ses minorités révolutionnaire à adopter une attitude fataliste en baissant pavillon. La perspective historique de la révolution prolétarienne reste toujours ouverte !
II – Les luttes contre les attaques économiques constituent le terrain privilégié à la récupération de l’identité de classe
Les répercussions de la crise actuelle seront les plus profondes et les brutales de toute la période de la décadence sous les effets cumulés de l’inflation, des coupes budgétaires[4], des plans de licenciements (aggravé notamment par l’introduction de l’Intelligence artificielle dans l’appareil de production[5]) et de la baisse drastique des salaires. Cette situation signifie que la bourgeoisie aura de moins en moins de marge de manœuvre dans sa capacité à accompagner les effets de la crise économique comme ce fut le cas dans les décennies précédentes et les politiques économiques planifiées par l’administration Trump ne peuvent qu’avoir pour effet d’accroître davantage le marasme économique mondial. Par conséquent, face à la paupérisation croissante et la dégradation considérable des conditions de travail que va subir la classe ouvrière du fait de l’intensification de l’exploitation de la force de travail, les conditions vont mûrir pour que la classe ouvrière riposte. Mais dans cette situation générale, nous devons surtout prendre la mesure que toutes ces attaques touchent de façon simultanée les trois zones principales du capitalisme (États-Unis, Chine, Allemagne). L’Europe va connaître un démantèlement sans précédent de l’industrie automobile, certainement de la même ampleur que celui du charbon et de l’acier au cours des années 1970 et 1980. Il faut donc se préparer à voir surgir des luttes de grande ampleur dans les années à venir, en particulier dans les principaux centres du capitalisme, et dès à présent approfondir les implications profondes de cette nouvelle donne.
Pour ne donner que quelques exemples, le prolétariat allemand qui était jusqu’à présent à l’arrière-garde de la lutte de classe, va jouer un rôle beaucoup plus central dans le combat de la classe contre le capital. En Chine, l’explosion du chômage, en particulier chez les jeunes (25%), va effriter de plus en plus le mythe d’une Chine moderne et prospère et entraînera des réactions de la part d’un prolétariat inexpérimenté, encore largement impacté par la doctrine maoïste, l’arme idéologique du capitalisme d’État dans ce pays. De même, l’ampleur de la crise n’a pas épargné le prolétariat de Russie qui subissait de plein fouet les conséquences de l’économie de guerre. Cela nous conduit à attendre des réactions de cette fraction de notre classe, sans pour autant négliger les faiblesses profondes causées par la contre-révolution et aggravées par la décomposition.
Il faut aussi s’intéresser de plus près à la lutte des classes dans la région indo-pacifique. L’année 2024 a été marquée par des grèves dans de nombreux secteurs (automobile, construction, éducation…) dans plusieurs pays de la région (Inde, Chine, Corée du Sud, Japon, Taïwan, Indonésie) contre la baisse des salaires, les fermetures d’usines et la dégradation des conditions de travail.
Cependant, si effectivement les attaques économiques forment le terrain le plus favorable pour le développement de la lutte de classe, non seulement sur le plan défensif immédiat (un élément vital dans la récupération de l’identité de classe) mais aussi dans l’émergence d’une compréhension consciente que le mode de production dans son ensemble est totalement en faillite et doit céder la place à une nouvelle société, nous devons évaluer de façon plus précise les types d’attaques les plus propices pour le développement de la solidarité et de l’unité au sein de la classe à court terme comme à long terme.
La multiplicité des attaques, telles que les fermetures d’entreprises et les suppressions d’emplois qui les accompagnent débouchent pour le moment sur de multiples luttes dans plusieurs pays. Mais elles demeurent largement isolées et débouchent sur une sorte d’impasse. Il est très difficile pour les travailleurs de lutter contre les fermetures d’usines, alors que la grève ne suffira pas à faire pression sur des patrons qui ont déjà l’intention de fermer des entreprises. Un exemple est la difficulté des travailleurs de Port Talbot au Pays de Galles à développer une lutte contre la fermeture de cette usine sidérurgique clé. En fait, de façon plus générale, il faudra examiner de près l’impact du chômage de masse sur le développement de la conscience du prolétariat. Car si cette résultante directe de la crise économique « peut en général contribuer à démasquer l’incapacité du capitalisme à assurer un futur aux prolétaires, il constitue également un puissant facteur de “lumpénisation” de certains secteurs de la classe, notamment parmi les jeunes ouvriers, ce qui affaiblit d’autant les capacités politiques présentes et futures de celle-ci[6]». Par conséquent, ce n’est que lorsqu’elle aura franchi un palier supplémentaire dans le développement de sa conscience, lorsqu’elle sera notamment en mesure de se concevoir en tant que classe ayant un rôle à assumer pour l’avenir de la société, que la question des licenciements massifs et du chômage de masse constitueront véritablement des éléments permettant à la classe de donner une réponse unie et solidaire contre les attaques de l’État bourgeois ainsi qu’à une réflexion plus en profondeur sur la faillite du capitalisme.
Les attaques sur les salaires peuvent en revanche engendrer un rapport de force plus favorable. D’ailleurs, les luttes ayant initié la rupture de 2022 portaient essentiellement sur la question des salaires. C’est aussi ce que semble avoir démontré le dernier épisode de luttes aux États-Unis au cours des derniers mois écoulés. Parce que le salariat forme la base du rapport entre le capital et le travail, la question de la défense des salaires forme l’«intérêt commun» de tous les ouvriers contre leurs exploiteurs. Cette lutte «les réunit dans une même pensée de résistance (coalition). Ainsi la coalition a toujours un double but, celui de faire cesser entre eux la concurrence, pour pouvoir faire une concurrence générale au capitaliste. Si le premier but de la résistance n’a été que le maintien des salaires, à mesure que les capitalistes à leur tour se réunissent dans une pensée de répression, les coalitions, d’abord isolées, se forment en groupe, et en face du capital toujours réuni, le maintien de l’association devient plus nécessaire pour eux que celui du salaire. […] Ainsi cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte, […] cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu’elle défend deviennent des intérêts de classe. Mais la lutte de classe à classe est une lutte politique[7]».
III – Guerre, décomposition et conscience de classe
Dans la période de luttes ouvrières massives entre 1968 et 1975, alors que les pays centraux du capitalisme avaient connu une période de prospérité, il y avait encore de fortes illusions sur la possibilité de restaurer les «années glorieuses», en particulier en élisant des gouvernements de gauche. Ainsi, bien que ces mouvements aient donné lieu à une politisation certaine des minorités[8], notamment avec la réanimation de la tradition de la Gauche communiste, le potentiel des luttes à donner lieu à une politisation plus générale de la classe était limité. Même dans les luttes des années 1980, il était encore beaucoup moins évident que le système capitaliste arrivait au bout de son rouleau, et les luttes des travailleurs, même si elles étaient massives et capables de faire obstacle à la guerre mondiale, n’ont pas réussi à généraliser une perspective politique pour le dépassement du capitalisme.
Le résultat fondamental de l’impasse entre les classes dans les années 1980 a été le développement de la nouvelle phase de décomposition, qui est devenue un obstacle supplémentaire à la capacité de la classe ouvrière de se reconstituer en tant que force révolutionnaire. Mais l’accélération de la décomposition a aussi permis de mieux comprendre que le long déclin du capitalisme a atteint une phase terminale où le choix entre le socialisme et la barbarie est devenu de plus en plus évident. Même si le sentiment que nous nous dirigeons vers la barbarie est beaucoup plus répandu que la conviction que le socialisme offre une alternative réaliste, la reconnaissance croissante que le capitalisme n’a rien d’autre à offrir à l’humanité qu’une spirale de destruction fournit toujours les bases d’une future politisation de la lutte des classes[9].
Outre la crise économique, qui reste la base essentielle du développement des luttes ouvertes de la classe et de la prise de conscience de la faillite du système, les deux éléments qui soulignent le plus clairement la réalité de l’impasse du capitalisme sont la prolifération et l’intensification des guerres impérialistes et l’avancée inexorable de la catastrophe écologique, symbolisée tout récemment par les inondations massives de Valence qui démontrent que cette catastrophe ne se limitera plus aux régions « périphériques » du système. Cependant, en tant que facteurs de l’émergence d’une conscience politique au sein de la classe, ces deux éléments ne sont pas égaux.
Nous avons depuis longtemps rejeté l’idée, à laquelle s’accrochent encore la plupart des groupes du milieu politique prolétarien, que la guerre, en particulier la guerre mondiale, offre un terrain favorable au déclenchement des luttes révolutionnaires. Dans des articles de la Revue Internationale des années 1980[10], nous avons montré que si cette conception s’appuyait sur l’expérience réelle des révolutions passées (1871, 1905, 1917), et si toute lutte de classe en temps de mobilisation pour la guerre pose inévitablement des questions politiques de manière très rapide, les inconvénients auxquels sont confrontés les mouvements révolutionnaires qui surgissent en réponse directe à la guerre l’emportent largement sur les «avantages». Ainsi :
- L’expérience de la Première Guerre mondiale a donné à la classe dirigeante une leçon très importante, qu’elle devait appliquer très systématiquement avant et à la fin de la Seconde Guerre mondiale : avant de lancer une guerre globale, il faut d’abord imposer une profonde défaite physique et idéologique au prolétariat, et lorsque les misères et les horreurs de la guerre provoquent des signes de réactions prolétariennes, il faut les écraser immédiatement (cf. la collaboration objective des forces Alliées et nazies dans l’anéantissement des révoltes ouvrières en Italie en 1943, les bombardements de terreur sur l’Allemagne, etc.).
- Le vieux schéma du défaitisme révolutionnaire, selon lequel la défaite de son propre gouvernement est favorable au développement de la révolution, a été réfuté par le fait que la division entre nations victorieuses et nations vaincues crée des divisions profondes dans le prolétariat mondial, comme on l’a vu le plus clairement au lendemain de la guerre de 1914-18.
- La technologie militaire du capitalisme a « progressé » au point que la fraternisation à travers les tranchées devient de moins en moins possible, et elle a également rendu beaucoup plus probable qu’une future guerre mondiale conduise rapidement à une escalade nucléaire et à une « destruction mutuelle assurée ».
Les guerres actuelles en Ukraine et au Moyen-Orient ont confirmé que les principaux obstacles à la guerre capitaliste sont beaucoup moins susceptibles de provenir de révoltes dans les pays directement engagés dans la guerre, que d’émerger des fractions centrales du prolétariat qui ne sont qu’indirectement impactées par la guerre impérialiste à travers les exigences croissantes de l’économie de guerre.
Cela ne signifie pas pour autant que la guerre n’est plus un facteur de développement de la conscience de classe et du processus de politisation. Au contraire, nous avons vu :
- que l’omniprésence de la guerre, notamment depuis l’invasion russe de l’Ukraine, reste un facteur important dans l’émergence de minorités remettant en cause l’ensemble du système capitaliste ;
- que la capacité des travailleurs à défendre leurs propres intérêts de classe malgré l’appel aux sacrifices au nom de la « défense de la liberté » a été un élément clé de la rupture de 2022. En outre, la reconnaissance du fait que l’on demande aux travailleurs de payer pour l’expansion de l’économie de guerre a été posée explicitement par certains des travailleurs les plus combatifs engagés dans les luttes après 2022, notamment en France[11].
Il est vrai que, dans ces deux exemples, il s’agit plus de la politisation des minorités que de la politisation des luttes. Cela n’est pas surprenant étant donné le nombre de pièges idéologiques auxquels sont confrontés ceux qui commencent à établir des liens entre le capitalisme et la guerre : d’une part, nous avons l’exemple de la façon dont les populistes en Europe et surtout aux États-Unis ont récupéré tout embryon de sentiment anti-guerre dans la classe, le transformant même, dans le cas de la guerre en Ukraine, en une orientation pro-russe à peine dissimulée. De l’autre, nous avons une foule de gauchistes qui brandissent une version de l’internationalisme qui peut même sembler dénoncer les deux camps belligérants en Ukraine, mais qui revient toujours, en fin de compte, à faire l’apologie de l’un ou l’autre camp. Et ces mêmes gauchistes, généralement beaucoup plus partisans dans leur soutien à l’«Axe de la Résistance» contre Israël, sont un facteur important dans l’exacerbation des divisions religieuses et ethniques attisées par la guerre au Moyen-Orient. Il n’est guère surprenant qu’une véritable réponse internationaliste aux guerres actuelles soit limitée à une minorité d’éléments en recherche. Et même au sein de cette minorité, ou encore au sein des groupes de la gauche communiste, les confusions et les incohérences ne sont que trop évidentes.
Dans la section finale des Thèses de la décomposition, nous avançons les raisons pour lesquelles la crise économique, contrairement aux principaux phénomènes de décomposition, reste le principal vecteur de la capacité de la classe ouvrière à redécouvrir son identité de classe et à se constituer en classe ouvertement opposée à la société capitaliste : «tandis que les effets de la décomposition (pollution, drogue, insécurité, etc.) frappent de la même manière les différentes couches de la société et constituent un terrain fertile pour les campagnes et les mystifications aclassistes (écologie, mouvements antinucléaires, mobilisations antiracistes, etc.) les attaques économiques (baisse des salaires réels, licenciements, augmentation de la productivité, etc.) résultant directement de la crise frappent directement et spécifiquement le prolétariat (c’est-à-dire la classe qui produit la plus-value et affronte le capitalisme sur ce terrain) ; contrairement à la décomposition sociale qui affecte essentiellement la superstructure, la crise économique s’attaque directement aux fondements sur lesquels repose cette superstructure ; en ce sens, elle met à nu toute la barbarie qui s’abat sur la société, permettant ainsi au prolétariat de prendre conscience de la nécessité de changer radicalement le système, plutôt que d’essayer d’en améliorer certains aspects[12]».
Ces formulations restent pour l’essentiel valables, même s’il n’est pas strictement vrai que la destruction de la nature n’est qu’un aspect de la superstructure, puisqu’elle est un produit direct de l’accumulation capitaliste et qu’elle menace de saper les conditions mêmes de la survie de la société humaine et de la poursuite de la production. Si l’aggravation de la crise écologique peut être un facteur potentiel de remise en cause, par de petites minorités[13] des fondements mêmes de la production capitaliste, elle reste un facteur de peur et de désespoir pour une grande partie de la classe. Le désastre écologique tend à frapper toutes les couches de la société de la même manière, même si ses effets les plus dévastateurs sont généralement ressentis par la classe ouvrière et les exploités, et reste donc «un terrain fertile pour les campagnes et les mystifications aclassistes». Ce qui tend à restreindre la capacité des éléments perturbés par le désastre écologique à comprendre que la seule solution passe par la lutte des classes.
En outre, les «solutions» immédiates proposées par les États capitalistes à la détérioration de l’environnement impliquent souvent des attaques directes contre le niveau de vie d’une partie de la classe ouvrière, en particulier des licenciements massifs pour remplacer la production basée sur les combustibles fossiles par des technologies plus «propres». En ce sens, les revendications pour sauver l’environnement sont plus souvent un facteur de division que d’unification dans les rangs de la classe ouvrière, contrairement à la crise économique qui tend à «niveler par le bas» l’ensemble du prolétariat.
La conclusion des Thèses n’inclut pas l’impact de la guerre sur le développement de la conscience de classe, mais ce que l’on peut dire, c’est que :
- la question de la guerre impérialiste (comme la crise économique prolongée et insoluble qui en est à l’origine) n’est pas un produit spécifique de la décomposition capitaliste, mais un élément central de toute l’époque de décadence.
- il existe un lien beaucoup plus étroit entre la crise économique et la guerre : en particulier, le développement d’une économie de guerre s’accompagne d’une attaque très évidente et assez généralisée contre le niveau de vie des travailleurs par le biais de l’inflation, de l’intensification du rythme de travail, etc. La résistance à cette agression sur un terrain de classe, même si elle n’est fondée sur une vision internationale claire que dans une infime minorité, ne peut manquer de soulever des questions profondément politiques sur le lien entre le capitalisme et la guerre, et sur les intérêts internationaux communs du prolétariat. C’est la raison principale pour laquelle la politisation des minorités au sens prolétarien se révèle fondée sur une réaction à la question de la guerre bien plus qu’aux phénomènes plus spécifiques de décomposition, y compris l’accélération de la crise écologique. Et à plus long terme, la menace croissante et l’irrationalité totale de la guerre seront un facteur réel de la politisation future des luttes. Mais nous devons souligner que ce n’est qu’à un stade plus avancé du développement de l’identité de classe et de la lutte de classe que ces étapes vers la politisation (que ce soit autour de la question de la guerre ou des expressions plus caractéristiques de la décomposition, comme la crise écologique) peuvent passer du niveau de petites minorités à des mouvements beaucoup plus larges et plus ouverts de la classe ouvrière.
IV – La capacité de la classe dominante à faire face au regain de la lutte de classe
Aussi fragmentée et affaiblie soit-elle par l’avancée de la décomposition de son propre mode de production, la bourgeoisie ne perdra jamais la capacité de répondre au développement de la lutte des classes. En réponse à la reprise des luttes depuis 2022 et tout particulièrement au développement de la maturation souterraine de la conscience, nous avons ainsi vu la classe dirigeante utiliser largement ses instruments «classiques» de contrôle du prolétariat :
- Les syndicats, qui ont radicalisé leur langage en anticipation ou en réponse au déclenchement des combats ouvriers. C’était un élément très clair dans les luttes en Grande-Bretagne par exemple, où la direction des syndicats les plus directement impliqués dans les luttes était assumée par des éléments très à gauche comme Mick Lynch du syndicat des travailleurs des chemins de fer, le RMT.
- Les groupes de gauche, en particulier les trotskistes, dont certains («Revolutionary Communist Party», «Révolution Permanente», etc.) ont recommencé à parler de communisme et, comme nous l’avons déjà mentionné, peuvent sembler défendre des positions internationalistes, en particulier en réponse à la guerre en Ukraine. Beaucoup de ces groupes ont recruté avec succès parmi les jeunes, un écho atténué de ce qui s’était passé après les combats de mai-juin 1968 en France.
Il ne fait aucun doute que le rôle des syndicats et de la gauche se poursuivra dans la période à venir.
V – Le poids de la décomposition et l’instrumentation de ses principales manifestations par la bourgeoisie
Comme nous l’avons mentionné plus haut, nous avons vu surgir l’idée dans les discussions que les luttes actuelles de la classe pourraient permettre de repousser les effets de la décomposition, ou que la décomposition affaiblit la bourgeoisie dans sa capacité à riposter contre la classe ouvrière. De tels arguments remettent en cause l’idée que la décomposition ne favorise pas la lutte de la classe ouvrière. La peur, le repli, le désespoir provoqués par la généralisation de la barbarie guerrière ; le nihilisme, l’atomisation, l’irrationalité de la pensée engendrée par l’absence d’avenir et la destruction des rapports sociaux, sont autant d’obstacles au développement d’une lutte collective, unie et solidaire et à la maturation de la pensée.
Mais nous voyons aussi comment la bourgeoisie utilise les produits de sa propre décomposition contre le développement des luttes ouvrières, en particulier :
- Les campagnes contre le populisme et l’extrême droite, le produit le plus « chimiquement pur » de la décomposition, font revivre l’idéologie ancestrale de l’antifascisme et de la défense de la démocratie. Ces campagnes, qui s’intensifieront sans aucun doute à la suite de la victoire de Trump aux élections américaines, ont le double avantage de persuader les travailleurs de placer la défense de l’illusion démocratique au-dessus de la lutte pour leurs propres intérêts de classe « égoïstes », et de contrer la menace de l’unité de classe en entraînant différents secteurs de la classe ouvrière derrière les camps capitalistes concurrents.
- Cette stratégie de division se retrouve également dans les différentes formes de « guerres culturelles », qui jouent sur le conflit entre les «woke» et les « anti-woke » autour de nombreuses questions (genre, migration, environnement, etc.) ainsi qu’autour des conflits de plus en plus violents entre les partis politiques.
- Le développement des campagnes anti-immigration par les partis de droite et d’extrême droite vise à instiller une atmosphère de pogrom, en faisant des migrants et des étrangers des boucs émissaires et en les rendant responsables de la baisse du niveau de vie. Ce type de poison idéologique ne peut être contré que par la capacité de la classe à forger son unité et sa solidarité face aux attaques matérielles auxquelles sont confrontés tous les prolétaires. La situation sera également marquée par des révoltes des couches intermédiaires et par des mouvements interclassistes, que la bourgeoisie utilisera pour dénaturer les luttes et le processus de réflexion.
VI – La nécessité pour le prolétariat de réagir sur son propre terrain de classe
Face à cet énorme assaut idéologique, la seule réponse possible du point de vue du prolétariat doit être :
- La récupération des leçons des combats passés qui peuvent mettre en évidence le rôle de sabotage des syndicats et de la gauche et préparer le terrain pour les luttes auto-organisées et unifiées d’une phase supérieure de la rupture.
- Le développement, dans et autour des luttes ouvertes, de la prise de conscience du prolétariat en tant que classe opposée au capital, qui est indispensable à la fois pour la capacité de la classe à défendre ses revendications immédiates et pour le développement d’une compréhension de sa mission historique en tant que fossoyeur du capital.
Il va sans dire que l’organisation révolutionnaire a un rôle irremplaçable à jouer dans l’évolution de la conscience dans cette direction. La capacité du CCI à assumer son rôle dépend précisément de sa capacité à prendre la mesure des immenses défis auxquels la classe ouvrière sera confrontée dans les décennies à venir.
CCI, 31 décembre 2024
[1]Il s’agit de petits groupes ou individus, animés par le ressentiment, dont la vie « militante » consiste à discréditer et tenter de détruire les organisations révolutionnaires. Les organisations révolutionnaires ont toujours eu à se défendre contre cette véritable plaie et la Gauche communiste n’est aujourd’hui pas épargnée. Cf. «Les fondements marxistes de la notion de parasitisme politique et le combat contre ce fléau», publié sur le site web du CCI.
[2]«Rapport sur la question du cours historique», Revue internationale n°164.
[3]«Durant cette période, son objectif sera de résister aux effets nocifs de la décomposition en son propre sein en ne comptant que sur ses propres forces, sur sa capacité à se battre de façon collective et solidaire en défense de ses intérêts en tant que classe exploitée (même si la propagande des révolutionnaires doit en permanence souligner les dangers de la décomposition). C’est seulement dans la période prérévolutionnaire, quand le prolétariat sera à l’offensive, lorsqu’il engagera directement et ouvertement le combat pour sa propre perspective historique, qu’il pourra utiliser certains effets de la décomposition, notamment la décomposition de l’idéologie bourgeoise et celle des forces du pouvoir capitaliste, comme des points d’appui et qu’il sera capable de les retourner contre le capital.», Thèses sur la décomposition.
[4]L’État français prévoit plusieurs dizaines de milliards d’économie quand Elon Musk a promis de couper près de 2 000 milliards de dollars dans les dépenses du budget fédéral.
[5]Des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers d’emplois sont menacés dans les principaux pays centraux du capitalisme (France, Allemagne, Royaume-Uni, États-Unis…) dans les mois et années à venir.
[6]«Thèses sur la décomposition», Revue internationale n° 107.
[7]Karl Marx, Misère de la Philosophie, chapitre II, «Section V. Les grèves et les coalitions des ouvriers».
[8]Pour la distinction entre la politisation des minorités et la politisation des luttes, voir le «Rapport sur la lutte internationale des classes au 24e congrès du CCI», Revue internationale n° 167.
L’article intitulé «Après la rupture dans la lutte de classe, la nécessité de la politisation des luttes» paru dans la Revue internationale n°171, offre une base permettant d’approfondir la question de la politisation afin d’en cerner sa signification profonde dans la phase de décomposition.
[10]«Pourquoi l’alternative guerre ou révolution : La guerre est-elle une condition favorable pour la révolution communiste ? », Revue internationale n°30 ; « Le prolétariat face à la guerre », Revue internationale n°65.
En Iran, lors de grèves et de manifestations récentes [à l’été 2024] parmi les travailleurs des secteurs de la santé, de l’éducation, des transports et du pétrole, ainsi que les retraités de l’industrie sidérurgique confrontés à une forte hausse des prix, la compréhension du fait que la poussée inflationniste est un produit de l’économie de guerre s’est exprimée dans le slogan lancé dans les villes d’Ahvaz et de Shush : «Assez de bellicisme, nos tables sont vides».
[12]«Thèses sur la décomposition», Revue internationale n°107.
[13]Le développement de ces minorités, ou plutôt la nécessité objective de les empêcher de parvenir à une critique cohérente du capital, explique l’émergence d’une aile radicale du mouvement de protestation écologique, notamment les partisans de la «décroissance».