Les deux mamelles auxquelles s’accrochent les communisateurs : Négation du prolétariat révolutionnaire, négation de la dictature du prolétariat

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« Comment une classe, agissant en tant que classe, telle qu’elle est dans la société capitaliste, peut-elle aboutir à l’abolition des classes, donc du capitalisme ? » Pour certains, il n’y aurait qu’une seule solution possible pour résoudre cet apparent paradoxe : « Il ne s’agit pas pour le prolétariat de triompher, de se libérer, de libérer le travail, d’étendre sa condition… mais bien d’abolir ce qu’il est.[1] » L’auto-négation du prolétariat ! tel est le crédo du courant moderniste tel qu’il apparut à la fin des années 1960 et qui est aussi connu sous le nom de courant ultra-gauche. On serait tenté de dire, avec Engels, « ce qui manque à ces messieurs, c’est la dialectique ». C’est vrai enfin ! comment peut-on éliminer ainsi la phase d’affirmation du prolétariat durant la période révolutionnaire, et ne garder que sa phase de négation lorsque, comme résultat de l’action du prolétariat lui-même, les classes disparaissent dans le cours de la période de transition du capitalisme au communisme ? Ces deux phases ne forment-elles pas ensemble une unité et une interrelation ? Autrement dit, comment peut-on séparer l’aboutissement, l’abolition des classes, de tout le processus qui y mène, en l’occurrence la constitution du prolétariat en classe puis en classe dominante ? N’y a-t-il pas unité entre le but et les moyens ? Cependant il n’y a pas que la dialectique qui manque à ces messieurs, comme on le verra dans ce rappel historique. On découvrira que les modernistes rejettent l’émancipation du prolétariat – « Il ne s’agit pas pour le prolétariat de se libérer » – qui constitue précisément l’unique moyen dont dispose l’humanité pour se libérer de l’abrutissante société de classes. L’idéologie moderniste relève du socialisme bourgeois qui proclame que la nature de la classe ouvrière au sein du capitalisme n’est pas révolutionnaire. On découvrira aussi que, selon les mots de Marx et Engels, « le socialisme bourgeois n’atteint son expression adéquate que lorsqu’il devient une simple figure de rhétorique[2]» . C’est à cette source que vinrent s’abreuver les communisateurs.

Les ravages de l’idéologie petite bourgeoise et l’apparition du modernisme

Le courant moderniste prend naissance durant la reprise historique de la lutte de classe à la fin des années 1960. Mai 68 en France, l’Automne chaud de 1969 en Italie, les luttes de 1970 en Pologne... sur tous les continents, le prolétariat se lance dans des luttes massives, s’affirme avec force, rompant ainsi avec des décennies d’apathie marquées par quelques flambées sans lendemain. La période initiale de luttes intenses, qui couvre les années 1970-1980 après la flamboyante année 68, ne peut être comprise sans prendre en compte un certain nombre de difficultés auxquelles furent confrontés le prolétariat et ses minorités révolutionnaires. Il faut en premier lieu signaler l’agitation étudiante qui avait commencé quelques années avant la reprise ouvrière et qui, de Berkeley à la Sorbonne, exprimait le poids de la petite bourgeoisie dans le mouvement. Contrairement à aujourd’hui, les étudiants provenaient dans leur écrasante majorité de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. Alors que le géant prolétarien était encore endormi, les premiers signes de la crise économique provoquèrent chez les petits bourgeois une forte inquiétude quant à leur avenir. La fièvre s’empara des universités partout dans le monde, attisée par les massacres de la guerre du Vietnam et par une société conservatrice étouffante. Dans les manifestations, des portraits de Guevara, de Castro, de Mao ou d’Ho Chi Minh apparaissent alors que ces personnages n’avaient strictement rien à voir avec le mouvement ouvrier[3]. Dans la petite bourgeoisie, classe sans avenir historique et totalement prisonnière du présent, les discours sur la révolution cachaient une révolte éphémère, une attitude contestataire totalement étrangère au combat prolétarien.

La deuxième difficulté importante tient à la rupture de la continuité qui reliait auparavant, dans le cours de l’histoire du mouvement ouvrier, les différentes organisations politiques successives. La contre-révolution qui venait de s’achever avait été si violente et si longue (1923-1968, 45 ans !) qu’elle avait réussi à détruire cette continuité. La Gauche communiste d’Italie qui, dans les années 1930, à travers les revues Prometeo, Bilan et Octobre, poursuivait le travail critique et militant entamé dès les années 1920 contre la dégénérescence de la IIIe Internationale, entra en crise et disparut durant la Deuxième Guerre mondiale, suivie au début des années 1950 par la disparition de la Gauche communiste de France (GCF) qui tentait d’en préserver les leçons et les principes. La tradition du militantisme communiste semblait engloutie dans les sables de l’oubli[4].

Enfin, la tendance au capitalisme d’État, propre à la décadence du capitalisme, n’avait connu aucun répit depuis la Deuxième Guerre mondiale et rendait la démocratie bourgeoise toujours plus totalitaire. Cette tendance exprimait la nécessité pour la bourgeoisie d’une intervention croissante de l’État pour faire face à la crise économique permanente et maintenir la paix sociale alors que la classe ouvrière était confrontée à une forte augmentation de l’exploitation. Toutes les organisations du prolétariat qui avaient trahi (syndicats et partis) sont maintenues en vie par la bourgeoisie qui va les mettre au service du capitalisme sous la forme d’organes d’encadrement du prolétariat. Dans une telle situation, l’histoire du mouvement ouvrier devenait de l’hébreu pour la plupart des jeunes s’éveillant à la vie politique. La trahison de la social-démocratie en 1914 (à travers l’Union sacrée) ou du parti bolchevik en 1924 (avec la proclamation du « socialisme dans un seul pays ») n’était pas vue comme le résultat d’un lent processus historique de pénétration de l’opportunisme au sein d’une organisation prolétarienne, avec un combat acharné des minorités de gauche pour tenter de la préserver, mais comme un destin funeste scellé dès l’origine pour toute organisation politique. Dans l’atmosphère des années 1970 où les conceptions libertaires étaient à la mode, tous ceux qui défendait la nécessité d’une organisation révolutionnaire étaient pris pour des apprentis bureaucrates, voire des staliniens.

Ces trois caractéristiques de la période et les difficultés qu’elles entraînèrent expliquent pourquoi le processus de politisation des luttes ouvrières n’a pu aboutir durant les années 1970 et 1980 alors même que la classe révolutionnaire avait resurgi sur l’avant-scène, qu’elle parlait à nouveau de révolution et cherchait à se réapproprier son histoire. Le poids de l’idéologie dominante ne pouvait qu’affecter cette nouvelle génération de prolétaires sans expérience tout comme les éléments politisés issus de différentes classes, en particulier l’idéologie portée par les différents cénacles gauchistes (anarchisme officiel, trotskisme, maoïsme) dont l’influence augmenta brusquement par l’adhésion massive des petits bourgeois. Fortement impressionnés par le réveil du géant prolétarien, ceux-ci crurent à son origine divine puis s’en détournèrent rapidement, déçus qu’il n’ait pas tenu sa promesse de l’avènement immédiat d’un monde de jouissance et de félicités. Le poids délétère de l’ouvriérisme et de l’immédiatisme en fut la conséquence.

Le modernisme est un produit typique de cette époque. Alors que les conditions de l’explosion de Mai 68 étaient en train de mûrir, les artistes rassemblés dans l’Internationale situationniste (IS) (qui confondaient la bohème et la révolution) revendiquaient une révolution de la vie quotidienne. Au même moment, Jacques Camatte et ses amis quittaient le Parti communiste international d’Amadeo Bordiga (Programme communiste, Le Prolétaire) dont la sclérose semblait symboliser l’impuissance de la Gauche communiste et l’échec du « vieux mouvement ouvrier », termes que les modernistes reprirent du courant conseilliste. Tous réclamaient une nouvelle théorie révolutionnaire adaptée à la nouvelle réalité. En bref : il fallait être « moderne ». Ils crurent que les luttes ouvrières contre les effets de l’exploitation capitaliste étaient soit l’expression d’une intégration définitive à la société bourgeoise (qu’ils appelaient “la société de consommation”), soit une révolte contre le travail et crurent à l’émergence d’un nouveau mouvement ouvrier : « La montée en puissance et surtout le changement de contenu des luttes de classes à la fin des années 1960 ferma le cycle ouvert en 1918-1919 par la victoire de la contre-révolution en Russie et en Allemagne. Ce cours nouveau des luttes mit du même coup en crise la théorie-programme du prolétariat et toute sa problématique. Il ne s’agissait plus de savoir si la révolution est l’affaire des Conseils ou du Parti ni si le prolétariat est ou non capable de s’émanciper lui-même. Avec la multiplication des émeutes de ghetto et des grèves sauvages, avec la révolte contre le travail et la marchandise, le retour du prolétariat sur le devant de la scène historique marquait paradoxalement la fin de son affirmation.[5] »

Notre presse de l’époque comporte de nombreuses polémiques contre le courant moderniste, en particulier pour démontrer que, malgré l’évolution du capitalisme, la classe ouvrière restait la classe révolutionnaire et qu’en se focalisant sur les manifestations les plus apparentes de l’aliénation sociale les modernistes restent aveugles aux « sources qui leur donnent naissance et les nourrissent[6] » .

Il faut noter que plusieurs groupes modernistes, comme l’Internationale situationniste (René Riesel) ou Le Mouvement communiste (Gilles Dauvé), participèrent au début des années 1970 aux conférences organisées par Informations et correspondance ouvrières (ICO), lieux de discussions et de clarification politique essentiels à l’époque. On rencontrait aussi dans les conférences d’ICO les groupes conseillistes, des éléments du milieu anarchistes comme Daniel Guérin (OCL) ou Daniel Cohn-Bendit (que Raymond Marcellin, le ministre de l’Intérieur, avait expulsé de France), Christian Lagant (Noir et Rouge), et des éléments de la Gauche communiste comme Marc Chirik (de Révolution internationale), Paul Mattick (de la Gauche communiste allemande), Cajo Brendel (de la Gauche communiste hollandaise). Dans cette atmosphère de discussions politiques incessantes et passionnée, un certain nombre de modernistes rejoignirent d’ailleurs (en même temps qu’une majorité des éléments conseillistes) le courant de la Gauche communiste, la plupart du temps parce qu’ils furent convaincus par les arguments sur la nature prolétarienne d’Octobre 1917.

Une partie des éléments modernistes s’étaient en effet reconnus dans le milieu politique prolétarien. Cela ne signifie pas pour autant que la théorie moderniste puisse être qualifiée de communiste, encore moins de marxiste. Les différents groupes et individus de ce courant appartenaient plutôt au marais, cette zone intermédiaire qui rassemble tous ceux qui oscillent entre le camp du prolétariat et celui la bourgeoisie, qui sont encore en chemin vers l’un ou l’autre camp. Ceux parmi les éléments modernistes qui rejoignirent la Gauche communiste ne purent y parvenir qu’en rompant avec le modernisme et non pas grâce à lui. En effet, comme nous l’avons montré dans les articles précédents de cette série, la théorie moderniste est de nature bourgeoise et trouve ses racines dans l’École de Francfort, un groupe d’universitaires de l’Institut de recherche sociale, qui, dans les années 1950, crurent identifier une crise du marxisme et résolurent le problème en enterrant celui-ci. Certains d’entre eux, comme Marcuse, conclurent à l’intégration définitive du prolétariat dans la société de consommation, perdant ainsi toute nature de classe révolutionnaire. Elle trouve également ses racines dans le groupe Socialisme ou Barbarie (SouB) qui ne parvint pas à mener à son terme sa rupture avec le trotskisme et finit par rejeter le marxisme[7].

Gilles Dauvé est un bon exemple de la stérilité du modernisme apparus durant les années 1960. Fortement influencé par SouB, il entreprit de critiquer la thèse qui allait perdre ce groupe, et qui consistait à remplacer l’opposition entre classe dominante et classe exploitée par l’opposition entre dirigeants et dirigés, ce qui constitua pour SouB le premier pas vers l’abandon du marxisme. Mais dans la critique de cette thèse qui relève de l’autogestion et d’un socialisme d’entreprise, Dauvé ne parvient qu’à en prendre le contre-pied en prônant la négation immédiate des rapports de production capitalistes. Cela revenait à se maintenir sur le même terrain que SouB : « Nous pensons au contraire que la destruction du capitalisme ne doit pas être envisagée du seul point de vue de la gestion, mais à partir de la nécessité/possibilité du dépérissement de l’échange, de la marchandise, de la loi de la valeur, du salariat. Il ne suffit pas seulement de gérer, mais de bouleverser l’économie ; le simple fait de la gérer ne suffit pas à la bouleverser.[8] » Répondre simplement par la nécessité de l’abolition immédiate de la valeur, c’était vraiment se moquer du monde alors que l’enjeu était de démontrer que, du fait de sa place dans le mode de production capitaliste, le prolétariat est poussé par la nécessité et par sa conscience à transformer ses luttes contre les effets de l’exploitation en luttes contre les causes de l’exploitation, c’est-à-dire est capable, au cours du processus de la grève de masse et de la révolution, de se transformer lui-même et de transformer de fond en comble la société.

Les communisateurs dans le marécage putride du nihilisme

Le n° 84 d’Information et correspondance ouvrières parait en août 1969 avec un compte rendu et des documents de la Conférence d’ICO qui s’est tenue à Bruxelles en juin 1969. Il contient deux textes essentiels : l’un a été rédigé par Marc Chirik, « Luttes et organisations de classe », et sera repris dans Révolution internationale ancienne série n° 3 (décembre 1969) sous le titre « Sur l’organisation ». Il représente une étape décisive dans le renforcement du courant de la Gauche communiste qui va se traduire en 1972 par l’unification en France de trois groupes sous le nom de Révolution internationale. L’autre texte significatif est celui de Gilles Dauvé, « Sur l’idéologie ultra-gauche », qui entreprend une critique du courant moderniste qui s’était développé lui aussi durant les événements de Mai. On y trouve ce passage significatif : « La bureaucratie bolchevique avait pris le contrôle de l’économie : les ultra-gauches veulent que ce soit les masses. Encore une fois l’ultra-gauche est restée sur le terrain du léninisme, se contentant là aussi d’apporter une réponse différente à la même question.[9] »

C’était le signe qu’un nouveau courant était en train d’apparaître au sein du modernisme. Il restait fidèle à l’auto-négation du prolétariat et considérait toujours Marx comme un « réformiste révolutionnaire », puisqu’il prônait la réduction du temps de travail et l’utilisation des bons de travail. Mais il estimait que Marx avait fait un pas décisif avec la notion de domination réelle du capital sur le travail qui explique, selon Dauvé, pourquoi le prolétariat n’a plus les moyens de s’affirmer de façon révolutionnaire [10]. Il reprenait aussi de Marx la tendance irrésistible vers le communisme. Celle-ci conservait sa nature de mouvement au sein du capitalisme mais elle perdait, chez Dauvé, son second sens de but final du combat pour l’émancipation prolétarienne. Cette tendance était uniquement vue comme un processus de dissolution du capitalisme, et elle prit son nom de baptême, « la communisation ». Alors que l’IS venait de se dissoudre (1972), ce nouveau courant commença à se développer sous l’impulsion de Jacques Camatte, Gilles Dauvé, Michel Bérard et Roland Simon (Intervention communiste puis Théorie communiste) qui rompit avec les Cahiers du communisme de conseils quand celui-ci rejoignit Révolution internationale.

Les communisateurs ou adeptes de la communisation étaient en train de couper les derniers fils qui les reliaient à cette époque à la reprise historique de la lutte de classe. Ils commencèrent par reprendre la dénomination de « courant ultra-gauche ». Cette terminologie, produit des confusions de l’époque, tentait de rassembler pêle-mêle tous ceux qui se démarquaient du gauchisme, mais il avait l’avantage pour les communisateurs de rendre crédible une sorte de continuité/dépassement par rapport à la Gauche communiste. Les leçons tirées par eux de cette première étape de la reprise historique de la lutte de classes sont centrées sur le rejet du « travail » : « Révolution signifiait révolution du travail, socialisme ou communisme signifiait une société du travail. Et c’est cela que la critique du travail par une frange minoritaire mais dynamique des prolétaires a rendu caduc dans les années 1960-1970.[11] »

Effectivement, le conflit de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie est souvent présenté, dans l’histoire du mouvement ouvrier, comme un conflit entre travail et capital. Ce que la petite-bourgeoisie a du mal à comprendre, c’est que le prolétariat est bien le représentant du travail qui est à la fois le travail aliéné, l’exploitation, mais aussi celui qui a joué un rôle central dans l’émergence de l’humanité. Le prolétariat est précisément la classe du travail parce que pour s’émanciper il n’a pas d’autre moyen que d’abolir le travail salarié, et il ne peut le faire sans transformer en profondeur le travail ; autrement dit : passer des sociétés de classes à une société sans classe, des sociétés de pénurie fondée sur l’économie à une société d’abondance où « le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous » (Manifeste du Parti communiste). Les modernistes constatent que le prolétariat a pris pour ennemi le capital et ils en concluent, à la manière de Proudhon, que s’il le reconnaît comme tel, c’est qu’il se compromet avec lui et donc en reste à la société bourgeoise dont il revendique seulement la gestion. Tel est le tour de passe-passe anarchiste utilisé par les modernistes.

Les communisateurs connurent une nouvelle phase de développement au moment où le courant moderniste initial entra en crise à la fin des années 1980. Ce fut en effet à cette époque la dispersion générale chez celui-ci en raison des désillusions petites bourgeoises. Certains optèrent pour l’écologie radicale ou pratiquèrent le primitivisme, d’autres partirent élever des moutons au Larzac[12] ou se présentèrent aux élections sous l’étiquette écologique, d’autres comme Raoul Vaneigem[13] étaient persuadés que la « pulsion de vie » allait mettre à bas le capitalisme. Il y eut ceux (représentés par le groupe Krisis et Anselme Jappe aujourd’hui) qui prétendirent que dans Le Capital, la lutte de classe n’était qu’une option secondaire pour Marx et que c’était le capitalisme lui-même qui aboutirait spontanément au communisme, d’autres enfin se compromirent dans le négationnisme et le soutien à Faurisson[14] puis se rallièrent aux Gilets jaunes et vantèrent systématiquement le caractère subversif des émeutes.

Les communisateurs tentèrent de réagir, d’autant plus que Camatte, de son côté, abandonnait toute référence au prolétariat et inventait sa théorie de la classe universelle qui présentait l’humanité elle-même comme le sujet révolutionnaire. Alors que le terme communisme a deux sens, celui d’un nouveau mode de production débarrassé des classes, des frontières nationales et de l’État, et celui d’un processus à l’œuvre au sein même du capitalisme, « l’abolition des conditions existantes », qui rend compte du heurt de plus en plus violent entre les forces productives et les rapports de production, à la fois dans le domaine économique et dans celui de la lutte de classe, ils le mutilèrent et revendiquèrent leur nouvelle invention, unijambiste mais si moderne, « la communisation, l’abolition sans transition du capital ».

Les communisateurs essayèrent ensuite de démontrer que c’était la situation historique elle-même qui avait changé. La domination réelle du capital, la mondialisation et la restructuration industrielle auraient ruiné tout ce qui restait encore comme possibilité pour le prolétariat de s’affirmer. Le prolétariat restait révolutionnaire « potentiellement », mais il fallait surtout insister sur l’idée que cette potentialité ne devenait une réalité qu’au travers de son auto-négation. « Avec l’objectif de la libération du travail comme réappropriation prolétarienne des forces productives et du mouvement de la valeur, c’est l’idée même d’une nature positivement révolutionnaire du prolétariat qui entrait en crise –et le néo-conseillisme situationniste avec. En effet, l’I.S., tout en mettant dans les formes du programme un contenu non programmatique –l’abolition sans transition du salariat et de l’échange, donc des classes et de l’État– conservait ces formes : les conditions objectives et subjectives de la révolution, le développement des “moyens techniques” et la recherche de sa conscience par le prolétariat, redéfini comme la classe quasiment universelle de tous les dépossédés de l’emploi de leur vie.[15] » C’était une question de vie ou de mort, pour survivre et tenter de dévoyer quelques jeunes à la recherche d’une cohérence révolutionnaire il fallait réaffirmer l’existence d’un prolétariat révolutionnaire et proclamer haut et fort la nécessité du communisme, d’une révolution conduisant à une insurrection mondiale capable de détruire l’État. C’est ainsi qu’on en arrive à ce sommet de l’hypocrisie chez Gilles Dauvé : « Cœur et corps du capitalisme, le prolétariat est aussi le vecteur possible du communisme.[16] »

L’effondrement du mur de Berlin et l’intense campagne idéologique de la bourgeoisie sur la faillite du communisme a donné lieu à un nouvel essor du courant de la communisation. Sous le choc de cette campagne, le prolétariat subit un recul de sa conscience et de sa combativité. Il n’avait pas mené de lutte décisive précédemment, il n’était donc pas battu mais il fut confronté à la perte de son identité de classe. C’était pour les communisateurs une confirmation de leurs thèses : il fallait que le prolétariat abandonne sans remord cette identité de classe, sa nature de classe exploitée et ses luttes revendicatives pour plonger immédiatement dans l’auto-négation révolutionnaire. Le prétendu nouveau mouvement ouvrier devait rompre avec ce qu’ils appellent le programmatisme, terme désignant en fait les moyens et le processus qui mènent au but final.

On l’aura compris, la communisation c’est avant tout la démolition des tâches politiques du prolétariat, c’est-à-dire un vertigineux retour en arrière, un retour à la situation qui précède l’œuvre de la Ière Internationale qui, contre les anarchistes, avait rappelé que toute lutte de classe est une lutte politique et que l’émancipation du prolétariat passe par la prise du pouvoir politique à l’échelle internationale, le seul levier à sa disposition pour parvenir à dissoudre des catégories économiques du capitalisme. Les communisateurs pouvaient affirmer sans honte : « Avec la liquidation de la politique par le capital parvenu à dominer réellement la société, la critique anarchiste de la politique peut être intégrée à la théorie communiste : l’auto-négation du prolétariat sera en même temps la destruction de tous les rackets politiques, unis dans la contre-révolution capitaliste[17]. »

Le résultat pitoyable de tout ce remue-ménage est très simple. Les communisateurs n’avaient qu’une seule idée en tête, corriger Marx à l’aide de Bakounine qui, le premier, avait clamé les vertus créatrices de la destruction, qui prônait un socialisme sans transition. « Nous persisterons, disait Bakounine, à refuser de nous associer à tout mouvement politique qui n’aurait pas pour but immédiat et direct l’émancipation complète des travailleurs[18]. » C’est quoi ce « but immédiat et direct » sinon l’auto-négation du prolétariat et le passage sans transition au communisme ?

Les communisateurs contre la dictature du prolétariat

Nous avons vu que les communisateurs s’inspirent du nihilisme anarchiste, que, comme Bakounine en son temps, ils sont entrés en guerre contre toute forme d’organisation révolutionnaire qu’ils présentent comme un racket, qu’ils cherchent à détruire toute référence au programme, aux principes, aux traditions, à la continuité historique, à la théorie, à la conscience et à la perspective révolutionnaire du prolétariat. En bref, contrairement aux naïvetés enfantines des modernistes des années 1970, les communisateurs sont aujourd’hui extrêmement dangereux pour la lutte du prolétariat. Ils reflètent la société bourgeoise en décomposition et s’y accommodent. Il s’agit en effet d’une société où, pour la classe dominante, il ne reste plus qu’à gérer les situations de crise au jour le jour, à agiter le bâton de la violence d’État, où le passé et le futur ont disparu, où la pensée tourne en rond, psalmodiant une méfiance générale envers toute démarche scientifique, toute démarche politique. Chez les communisateurs, l’immédiatisme a été poussé à son comble, à la caricature.

Pour ces messieurs, le communisme ce n’est pas « un nouveau mode de production, mais la production de l’immédiateté des rapports entre individus singuliers, l’abolition sans transition du capital et de toutes ses classes, prolétariat inclus », il faut donc rejeter la « réalisation léniniste ou conseilliste de la dictature du prolétariat »[19].

À l’opposé de ce galimatias, la rigueur du marxisme, comme théorie vivante du prolétariat, est un vent de fraîcheur. S’appuyant sur une connaissance approfondie des révolutions bourgeoises, de l’antiquité grecque et romaine[20], et du rôle historique du prolétariat, Marx forge le concept de dictature du prolétariat qui représente un acquis théorique fondamental : « Ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent. […] Mon originalité a consisté : 1. à démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ; 2. que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3. que cette dictature elle-même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes[21]. »

La formulation elle-même n’apparaît pour la première fois qu’en 1850 dans Les luttes de classes en France mais elle est déjà présente en filigrane dans le Manifeste du Parti communiste. Après une longue période où le prolétariat s’était surtout mobilisé dans la lutte pour des réformes, la notion de dictature du prolétariat réapparaît là où le conflit de classes était devenu le plus aigu, en Pologne et en Russie où la révolution de 1905 annonçait les grandes luttes révolutionnaires de la décadence capitaliste. Le deuxième congrès du POSDR adopta un programme rédigé par Plekhanov et Lénine où, pour la première fois dans l’histoire des partis social-démocrates, figurait ce principe.

La dictature du prolétariat n’a rien à voir avec les différentes formes du totalitarisme de la bourgeoisie telles qu’on les trouve en Russie, en Chine, aux États-Unis ou en France. Elle signifie avant tout qu’une période de transition entre le capitalisme et le communisme est nécessaire, et ceci pour deux raisons.

Cette nécessité découle d’abord du fait que, pour la première fois dans l’histoire, la classe révolutionnaire est aussi la classe exploitée. Contrairement à la bourgeoisie révolutionnaire, le prolétariat n’a aucun pouvoir économique sur lequel il pourrait s’appuyer pour construire progressivement les éléments de la société communiste au sein du capitalisme. Il ne peut commencer cette œuvre qu’en dehors du capitalisme. L’acte de la prise du pouvoir politique n’est donc pas, comme pour la bourgeoisie, le couronnement d’un pouvoir économique en croissance au sein de l’ancienne société, mais le point de départ pour que le prolétariat puisse modifier en profondeur les formes d’organisation de la production sociale. L’insurrection est donc la première étape et non la dernière de la transformation sociale qu’il est appelé à accomplir. Il doit rompre d’abord le cadre politique de l’ancienne société.

La deuxième raison fondamentale tient au fait que l’épuisement des conditions de l’ancienne société ne signifie pas nécessairement et automatiquement la maturation et l’achèvement des conditions de la nouvelle société. À travers l’accroissement de la productivité du travail, de la concentration et de la centralisation du capital, de la socialisation internationale de la production, le capitalisme crée les prémisses du communisme, mais pas le communisme lui-même. En d’autres termes, le dépérissement de l’ancienne société n’est pas automatiquement maturation de la nouvelle, mais seulement condition de cette maturation. Citant L’Anti-Dühring d’Engels, la Gauche communiste d’Italie indiquait dans sa revue Bilan : « Il est évident que le développement ultime du capitalisme correspond non pas à « un plein épanouissement des forces productives » dans le sens qu’elles seraient capables de faire face à tous les besoins humains, mais à une situation où la survivance des antagonismes de classe non seulement arrête tout le développement de la société mais entraîne sa régression.[22] »

Sans réserve, sans propriété, le prolétariat n’a à sa disposition que le levier politique pour transformer le monde. Comme le montre l’expérience historique, il en est capable grâce à sa conscience et à son unité, deux forces gigantesques qui se matérialisent par son organisation de masse, les conseils ouvriers, et son avant-garde, le parti communiste mondial. Mais pour créer une société d’abondance, condition première de l’émancipation humaine, il doit briser non seulement le cadre politique de l’ancienne société mais aussi les rapports de production bourgeois qui entravent un nouvel essor de forces productives enfin libérées des ravages de l’industrie capitaliste.

  • « Ceci naturellement ne pourra s’accomplir, au début, que par une violation despotique des droits de propriété et des rapports de production bourgeoise, c’est-à-dire par des mesures qui, au point de vue économique, paraîtront insuffisantes et insoutenables,[23] mais qui, au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont indispensables comme moyen de révolutionner le mode de production tout entier. » Le principe de la dictature du prolétariat rappelle quelle est la seule force capable de mener cette œuvre jusqu’à son terme, une classe historique homogène placée au cœur des contradictions du capitalisme, le travail salarié. Par sa pratique révolutionnaire, le prolétariat se révèle comme la dernière classe exploitée de l’histoire humaine. « Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe, s’il s’érige par une révolution en classe régnante et, comme classe régnante, détruit violemment les anciens rapports de production, il détruit, en même temps que ces rapports de production, les conditions d’existence de l’antagonisme des classes ; il détruit les classes en général et, par-là, sa propre domination comme classe. »

D’autre part, la dictature du prolétariat est le prolongement et le sommet de la lutte entre les deux classes fondamentales de la société. En prenant le pouvoir le prolétariat affirme qu’il n’y a pas d’autre voie, pas de compromis possible pour se débarrasser des antagonismes de classes. Cette période révolutionnaire est marquée par une alternative franche et brutale : ce sera ou bien la dictature de la bourgeoisie ou bien la dictature du prolétariat. Il n’a pas besoin de dissimuler ses buts et affirme clairement face au monde que « le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre »[24] et il se doit de le dire haut et fort pour entraîner l’ensemble de l’humanité vers une maîtrise de ses propres forces sociales, en rupture avec les forces aveugles du passé.

La conquête du pouvoir et la dictature du prolétariat restent au cœur du programme communiste. Tel est le résultat auquel aboutit la théorie scientifique du marxisme : « Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement – et le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne – elle ne peut ni dépasser d’un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de la gestation, et adoucir les maux de leur enfantement.[25] »

Lorsque l’émergence des conseils ouvriers a créé une situation de double pouvoir, la situation ne peut se dénouer que par la prise du pouvoir par le prolétariat et la démolition de l’État bourgeois. L’insurrection est le moment de ce dénouement. La conquête du pouvoir est devenue la priorité absolue sur laquelle toutes les forces du prolétariat sont concentrées. Chercher à contrôler ou à aménager la production et la distribution serait illusoire et une dangereuse perte d’énergie tant que ce pouvoir n’est pas entre les mains du prolétariat. Comme il serait également catastrophique de vouloir forcer le processus en appelant prématurément à la conquête du pouvoir alors que les conditions nécessaires ne sont pas réunies. Contre Gramsci, la Gauche italienne écrivait dans son organe Il Soviet en juin 1919 : « On ne peut considérer la mise en pratique du programme socialiste sans garder toujours présente à l’esprit la barrière qui nous en sépare nettement dans le temps : la réalisation d’une condition préalable, à savoir la conquête de tout le pouvoir politique par la classe travailleuse ; ce problème précède l’autre, et le processus de sa résolution est encore loin d’être précisé et défini. L’étude concrète de réalisations socialistes vitales pourrait bien entraîner certains à les envisager en dehors de l’atmosphère de la dictature prolétarienne qui les nourrit, à les croire compatibles avec les institutions actuelles, et à glisser ainsi vers le réformisme.[26] »

Tous ces principes résultants de l’expérience historique et du travail théorique, on l’a vu, n’ont aucun sens pour les communisateurs. Chaque question soulevée par la perspective révolutionnaire n’entraîne chez eux qu’une réponse métaphysique. Voyons comment ils présentent, par exemple, la contradiction entre besoins vitaux et transformation des rapports sociaux : « En 1999-2001, certains piqueteros argentins ont entrepris des productions dont le produit n’était pas l’unique objectif. Une boulangerie communautaire piquetero faisait des pains, et l’acte productif était aussi un élément de changement des rapports inter-personnels : absence de hiérarchie, pratique du consensus, auto-formation collective… Pour chaque participant, “l’autre en tant que tel lui [était] devenu un besoin” [Marx].[27] » Le piège de l’interclassisme qui étranglait alors les ouvriers argentins était encore aggravé par l’encadrement des chômeurs par l’État avec l’aide des organisations péronistes et gauchistes[28]. La complicité des communisateurs avec ces organes de l’État bourgeois apporte une nouvelle confirmation de la nature bourgeoise de l’idéologie moderniste.

L’expérience historique : de l'hébreux pour les communisateurs

Les deux moments dans l’histoire où le prolétariat a pu s’emparer du pouvoir, la Commune de Paris en 1871 et Octobre 1917 en Russie, ont apporté des enseignements précieux et ont permis de corriger et d’enrichir le programme révolutionnaire du prolétariat. Ils ont tout d’abord pleinement confirmé ce que la théorie marxiste avait commencé à élaborer depuis sa naissance à la fin des années 1840. L’accouchement d’un nouveau mode de production ne peut se faire que dans la violence, par l’affrontement brutal des classes historiques. Dans ce processus, la superstructure que représentent le pouvoir politique et l’État vont jouer un rôle essentiel. Ils sont les instruments au moyen desquels les hommes font l’histoire et rendent possible l’émergence d’une nouvelle société qui restait emprisonnée dans les flancs de l’ancienne.

Une fois au pouvoir, le prolétariat s’organise pour ne pas perdre ce pouvoir et pour stimuler l’agitation révolutionnaire dans les autres régions du monde. Pour ce faire, il commence par dissoudre l’armée permanente et les forces de police et s’arroge le monopole des armes. Il détruit l’État bourgeois dont la bureaucratie et les forces de répression sont devenues inaptes aux tâches révolutionnaires. Et lorsqu’un nouvel État réapparait dans la période révolutionnaire comme phénomène inévitable parce que les classes et les intérêts antagoniques n’ont pas disparu, il se doit de prendre le contrôle de cet État pour le retourner contre l’ancienne classe dominante et intervenir dans le domaine économique. Dans ses notes sur un texte de Bakounine, Marx décrit cette situation révolutionnaire : « Cela signifie que tant qu’existent d’autres classes, et en particulier la classe capitaliste, le prolétariat la combat (car ses ennemis et l’ancienne organisation de la société n’ont pas encore disparu avec son accession au pouvoir), et doit donc employer des moyens violents, c’est-à-dire des moyens de gouvernement ; s’il reste lui-même encore une classe et si les conditions économiques sur lesquelles se fondent l’existence et la lutte des classes n’ont pas encore disparu, elles doivent être abolies ou transformées par la violence et le processus de transformation, accéléré par la violence.[29] »

Tant que le pouvoir international des Conseils ouvriers ne sera pas assuré, il est certain que les premières mesures économiques, administratives et juridiques, instaurées par le semi-État de la période de transition paraitront bien insuffisantes, comme le souligne déjà le Manifeste du Parti communiste. La priorité est de barrer la route à la contre-révolution, d’entrainer dans le mouvement les couches intermédiaires et les sans-travail du monde entier. Il est impossible de prévoir le temps que va prendre cette étape de la révolution, mais on sait qu’elle va imposer au prolétariat de lourds sacrifices. Durant tout ce temps, la nécessité d’assurer le fonctionnement de la société implique inévitablement la persistance des relations d'échange avec la petite paysannerie.

Avec un remarquable esprit de synthèse, Lénine résume ainsi toute la trajectoire historique qui rend possible la victoire du prolétariat : « Les utopistes se sont efforcés de « découvrir » les formes politiques sous lesquelles devait s’opérer la réorganisation socialiste de la société. Les anarchistes ont éludé en bloc la question de formes politiques. Les opportunistes de la social-démocratie contemporaine ont accepté les formes politiques bourgeoises de l’État démocratique parlementaire comme une limite que l’on ne saurait franchir et ils se sont fendu le front à se prosterner devant ce « modèle », en taxant d’anarchisme toute tentative de briser ces formes.[30] » Les communisateurs, quant à eux, pulvérisent le processus de transition d’une société à une autre en éludant totalement sa source : la constitution du prolétariat en classe dominante capable à la fois d’assurer son pouvoir sur la société et de sauvegarder son autonomie politique et son but communiste.

Malgré les limites que la situation impose au départ, le prolétariat ne pourra vaincre que s’il oriente dès l’origine la société vers le communisme. Il doit saisir toutes les opportunités pour attaquer la séparation entre la ville et la campagne, entre l’industrie et l’agriculture, attaquer la division du travail capitaliste et toutes les formes mercantiles et réorienter toute la production vers la satisfaction des besoins humains.

Parmi les premières mesures prises dont va dépendre la dynamique révolutionnaire, on peut citer :

  • La socialisation immédiate des grandes concentrations capitalistes et des principaux centres d'activité productive.
  • La planification de la production et de la distribution - les critères de production doivent être la satisfaction maximale des besoins et non plus l'accumulation.
  • a réduction massive de la journée de travail.
  • L’augmentation substantielle du niveau de vie.
  • a tentative d'abolir la rémunération basée sur le salaire et sur sa forme monétaire.
  • a socialisation de la consommation et de la satisfaction des besoins (transport, loisirs, repas, etc.).
  • La relation entre les secteurs collectivisés et les secteurs de production encore individuels, notamment dans les campagnes, doit tendre vers un échange collectif organisé par le biais de coopératives, supprimant ainsi le marché et l'échange individuel.
    ("Le communisme est à l'ordre du jour de l'histoire - Marc Chirik et l'État de la période de transition"  ; Revue internationale 168)

Une expérience aussi importante qu’Octobre 1917 ne pouvait qu’apporter de nombreuses leçons, en positif comme en négatif. En particulier la dégénérescence puis l’échec de la révolution. Celle-ci a été étouffée par l’isolement international, en particulier du fait de l’échec de la révolution en Allemagne. Il lui fallait tenir dans l’attente de nouvelles tentatives révolutionnaires dans les pays centraux du capitalisme tout en résistant aux assauts des armées blanches et à la coalition des pays développés dont les troupes débarquèrent sur le territoire russe. Très rapidement cet isolement a entraîné la dégénérescence de la Révolution russe et la montée de l’opportunisme au sein du parti bolchevik. L’un des facteurs de la dégénérescence de la révolution a été la collusion entre le pouvoir prolétarien et le nouvel État issu de la révolution[31]. Marx, comme le montre sa Critique du programme de Gotha, semblait avoir résolu le problème une fois pour toutes : « Entre la société capitaliste et la société communiste, se situe la période de transformation révolutionnaire de l’une en l’autre. À cette période correspond également une phase de transition politique, où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat.[32] »

Cependant, la théorie marxiste de l’État avait déjà permis d’entrevoir le problème. Ainsi, Engels, dans l’introduction à La Guerre civile en France écrit : « Mais, en réalité, l’État n’est rien d’autre qu’une machine pour l’oppression d’une classe par une autre, et cela, tout autant dans la République démocratique que dans la monarchie ; le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’il est un mal dont hérite le prolétariat vainqueur dans la lutte pour la domination de classe et dont, tout comme la Commune, il ne pourra s’empêcher de rogner aussitôt au maximum les côtés les plus nuisibles, jusqu’à ce qu’une génération grandie dans des conditions sociales nouvelles et libres soit en état de se défaire de tout ce bric-à-brac de l’État.[33] »

La Révolution russe a démontré que l’État, loin d’être une simple “machine” pouvant changer de fonction en changeant de mains, était avant tout un produit de toutes les sociétés de classes du passé et portait en lui toutes les formes d’oppression possibles. Aucun des révolutionnaires de l’époque n’avait imaginé que la contre-révolution bourgeoise s’élancerait victorieusement du cœur même de l’État, d’un État pourtant qualifié de prolétarien, et qu’elle serait capable de reconstituer ex nihilo une nouvelle classe bourgeoise russe en s’appuyant sur la bureaucratie et son expression politique, la fraction stalinienne.

Dans un travail de bilan extrêmement précieux durant les années 1930, la Gauche communiste d’Italie a apporté une contribution fondamentale à cette question[34]. La Gauche communiste de France (GCF) dans les années 1940-50 suivi par le Courant communiste international sont les seuls à reprendre, au sein du courant de la Gauche communiste d’aujourd’hui, ce cadre politique solide permettant d’affronter demain les problèmes complexes de la période de transition. Laissons Marc Chirik résumer ces principes : « La société transitoire est encore une société divisée en classes et comme telle, elle fait surgir nécessairement en son sein cette institution propre à toutes les sociétés divisées en classes : l’État. Avec toutes les amputations et mesures de précautions dont on peut entourer cette institution (fonctionnaires élus et révocables, rétributions égales à celle d’un ouvrier, unification entre le délibératif et l’exécutif, etc.) qui font de cet organe un demi-État, il ne faut jamais perdre de vue sa nature historique anti-communiste et donc anti-prolétarienne et essentiellement conservatrice. L’État reste fondamentalement le gardien du statu quo.

Si nous reconnaissons l’inévitabilité de cette institution dont le prolétariat aura à se servir comme un mal nécessaire,

  • pour briser la résistance de la classe capitaliste déchue ;
  • pour préserver un cadre administratif et politique uni à la société à une époque où elle est encore déchirée par des intérêts antagoniques ;
  • nous devons rejeter catégoriquement l’idée de faire de cet État le drapeau et le porteur du communisme. Par sa nature d’État (« nature bourgeoise dans son essence » dit Marx), il est essentiellement un organe de conservation du statu quo et un frein au communisme. À ce titre, il ne saurait s’identifier ni au communisme ni à la classe qui le porte avec elle : le prolétariat qui, par définition, est la classe la plus dynamique de l’histoire puisqu’elle porte la suppression de toutes les classes y compris elle-même. C’est pourquoi, tout en se servant de l’État, le prolétariat exprime sa dictature non pas par l’État, mais sur l’État. C’est pourquoi également, le prolétariat ne peut reconnaître aucun droit à cette institution à intervenir par la violence au sein de la classe ni à arbitrer les discussions et l’activité des organismes de la classe : conseils et parti révolutionnaires.[35] »

De leur côté, les communisateurs, parce qu’ils ont coupé le prolétariat de son programme, c’est-à-dire de sa perspective révolutionnaire et de son expérience historique, sont incapables de tirer des leçons de l’histoire. Ils ne peuvent proposer aucune orientation révolutionnaire, seulement les désillusions, le brouillard et la nuit, des aventures désastreuses et finalement la défaite. En faisant miroiter l’avènement immédiat du communisme, ils jouent le même rôle destructeur que Bakounine, ce parasite du mouvement ouvrier : « Les premiers chrétiens tiraient de leur représentation du ciel le modèle de leur organisation ; nous devrions à l’instar prendre pour modèle le ciel social de l’avenir dont Monsieur Bakounine nous propose l’image ; au lieu de combattre, prier et espérer. Et les gens qui nous prêchent ces folies se donnent pour les seuls révolutionnaires véritables.[36] »

Adeptes de la méthode spéculative, ils ignorent totalement la méthode dialectique. Ils sont incapables de poser correctement les contradictions, de comprendre leur dépassement et inventent bien souvent des contradictions qui n’ont aucun rapport avec la réalité. Par exemple la prétendue contradiction entre classe ouvrière et prolétariat, c’est-à-dire, selon les modernistes, entre la classe exploitée qui contribuerait uniquement à la reproduction du capital et la classe révolutionnaire produite par leur imagination. Voilà où cela nous mène à propos de la Révolution allemande de 1918-1919 : « L’écrasement de la Révolution allemande par la social-démocratie bouleverse bien des conceptions […]. Toute une conception s’effondre pour ces révolutionnaires : c’est le mouvement ouvrier organisé, lui-même, qui leur fait face comme principale force contre-révolutionnaire, qui tient l’État, qui organise les Corps francs… Mais en sus, lors du premier Congrès des Conseils d’ouvriers et de soldats d’Allemagne, c’est le SPD qui a la majorité ![37] »

Nous reconnaissons bien là l’état d’esprit de la petite bourgeoisie contestataire de 1968 qui croyait voir dans le PCF une première étape de la conscience de classe au lieu d’y voir l’expression du capitalisme d’État qui permet à la bourgeoisie de pénétrer au sein du prolétariat –grâce aux syndicats, aux partis de gauche et aux gauchistes– pour l’encadrer et tenter d’empêcher, précisément, toute prise de conscience, tout mouvement d’ensemble ; de même, la social-démocratie qui venait de passer dans le camp de la bourgeoisie en soutenant la guerre impérialiste est présentée ici comme une émanation du prolétariat. Mais depuis 56 ans, l’eau a coulé sous les ponts. Une telle affirmation est aujourd’hui devenue criminelle puisque cela entretient une confusion entre la classe révolutionnaire et l’ennemi de classe dissimulé sous le masque d’un faux socialisme, confusion dont le prolétariat de l’époque a eu tant de mal à se défaire et qui l’a entrainé tout d’abord dans les massacres de la Première Guerre mondiale. Les communisateurs ne s’en tiennent pas là pour autant et participent aussi à la gigantesque campagne idéologique d’État qui veut faire passer le stalinisme pour du communisme et confond Staline et Lénine. C’est la petite pierre qu’ils apportent aux efforts de la bourgeoisie pour empêcher la classe ouvrière de retrouver son identité de classe et sa perspective révolutionnaire après le recul des années 1990.

En reprenant depuis 2022 le chemin de ses luttes de résistance pour des revendications immédiates, le prolétariat a une nouvelle fois contredit les attentes des communisateurs. Ces luttes forment la base matérielle qui va permettre au prolétariat de retrouver son identité de classe, de résister au déchaînement des guerres impérialistes régionales, de développer sa conscience et de retrouver sa perspective révolutionnaire. A contrario, le prolétariat qui trotte dans la tête des communisateurs, comme hier dans celle des petits bourgeois de 1968, est imaginaire et fantasmatique, il n’a rien à voir avec le processus historique réel. Grâce à sa méthode et à ses convictions révolutionnaires, Marx avait déjà dénoncé à l’avance ces idéalistes prétentieux et leur rhétorique pompeuse : « En face d’une première explosion de la révolte des ouvriers silésiens, la seule tâche d’un cerveau pensant et épris de vérité n’était pas de juger l’événement comme un pédant, mais au contraire d’en étudier le caractère particulier. Il est vrai qu’il y faut un peu de compréhension scientifique et un peu d’amour des humains, tandis que pour l’autre opération, une phraséologie toute faite, teintée d’un vain amour-propre, suffit amplement.[38] »

Avrom Elberg


[1]. Roland Simon, dans Histoire critique de l’ultragauche, Marseille, éd. Senonevero, 2009, p. 19.

[2]Manifeste du Parti communiste, chapitre III, Littérature socialiste et communiste, 2. Le socialisme conservateur et bourgeois.

[3]. Parmi ces quatre disciples de Staline, seuls deux, Mao et Ho Chi Minh, ont appartenu dans leur jeunesse au mouvement ouvrier avant d’être entrainé dans l’opportunisme et dans la trahison sous l’étendard du « socialisme en un seul pays ».

[4]. La Gauche communiste germano-hollandaise disparut elle aussi au travers d’une dégénérescence conseilliste qui aboutit souvent dans le gauchisme. Plusieurs groupes politiques actuels proviennent de la Gauche italienne. Ils appartiennent bien, pour la plupart, au Milieu politique prolétarien, mais ont remis en cause les principales positions acquises par la Gauche communiste d’Italie depuis sa naissance au congrès de Bologne en 1912 jusqu’à l’autodissolution de la Fraction italienne en mai 1945.

[5]. François Danel, préface à l’anthologie, Rupture dans la théorie de la révolution. Textes 1965-1975, publiée par les éditions Entremonde en 2018, p. 9.

[6]. Voir en particulier l’article contre les situationnistes paru dans Révolution internationale ancienne série n° 2 en février 1969 : « Comprendre Mai ».

[7]. Voir « Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme » dans la Revue internationale n° 161 (2e semestre 2018) et n° 162 (1er semestre 2019). Voir également "Critique des soi-disant "communisateurs" (III) - Jacques Camatte : du bordiguisme à la négation du prolétariat (1ère partie)" et "Critique des soi-disant “communisateurs” (III) : Jacques Camatte : Du bordiguisme à la négation du prolétariat, 2ème partie", dans la Revue internationale 171.

[8]. Jean Barrot (Gille Dauvé), Communisme et question russe, Paris, La Tête de Feuilles, 1972, p. 23.

[9]. Cité dans Rupture dans la théorie de la révolution, Op. Cit., p. 212.

[10]. Cet argument tombe piteusement à l’eau puisque la domination réelle du capital sur le travail, que Marx a explicité, est une révolution dans le procès technique du travail qui se généralise au début du XIXe siècle et que les communisateurs confondent avec l’apparition du capitalisme d’État en 1914 sous la contrainte de la guerre impérialiste. Mais l’objectif recherché est aussi de jeter un voile de confusion sur la théorie subversive de la décadence du capitalisme adoptée par l’Internationale communiste à son premier congrès.

[11]. Gilles Dauvé, De la crise à la communisation, Paris, éd. Entremonde, 2017, p. 21.

[12]. Ce fut le cas de René Riesel, leader situationniste de Mai 68, qui pendant un temps anima la Confédération paysanne avec José Bové.

[13]. Vaneigem, lui aussi leader situationniste de Mai 68, ne cache pas aujourd’hui ses liens d’amitiés avec Robert Ménard, le maire d’extrême droite de Bézier en France. Ce dernier est certainement l’inspirateur de ce morceau de bravoure : « Je ne condamne pas (et de quel droit ?) le fatras des analyses, des débats, des savantes expertises fustigeant le capitalisme. Mon indifférence ou ma réserve tiennent à un simple constat : aux critiques du vieux monde il manque une dimension essentielle, l’insurrection du cœur » Raoul Vaneigem, Du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations à la nouvelle insurrection mondiale, Le Cherche midi, 2023, p. 13.

[14]. Au début des années 1990, il y a eu en France toute une campagne montée par des résidus de "l'ultra-gauche" autour des "révélations" du Sieur Faurisson à propos de la soi-disant non-existence des camps de la mort nazis, campagne récupérée pour une large part par l'extrême-droite. En remettant à la mode les thèses éculées de l'antisémite Faurisson, "l'ultragauche négationniste" a, déjà à l’époque et au même titre qu'un Le Pen, bien servi la propagande bourgeoise de la gauche visant à entraîner les ouvriers derrière la défense de l'État démocratique au nom du "retour du péril fasciste". Lire à ce propos notre article "Le marais de "l'ultra-gauche" au service des campagnes de la bourgeoisie" dans notre brochure "Fascisme & démocratie deux expressions de la dictature du capital"

[15]Rupture dans la théorie de la révolution, Op. Cit., p. 9.

[16]De la crise à la communisation, Op. Cit., p. 116.

[17]Rupture dans la théorie de la révolution, Op. Cit., p. 13.

[18]. Cité dans B. Nicolaïevski, O. Mænchen-Helfen, La vie de Karl Marx, Paris, Gallimard, 1970, p. 336.

[19]Rupture dans la théorie de la révolution, Op. Cit., pp. 10 et 22.

[20]. Durant l’antiquité, la république romaine, confrontée à une crise interne profonde, s’était donné la possibilité de confier momentanément le pouvoir à un tyran. Selon la loi de dictatore creando, le sénat romain pouvait se déssaisir partiellement du pouvoir pour une durée ne pouvant excéder six mois.

[21]. Karl Marx, Lettre du 5 mars 1852 à Joseph Weydemeyer, dans K. Marx, F. Engels, Correspondance, tome III, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 79.

[22]. Il s’agit d’un article de Mitchell appartenant à la série « Les problèmes de la période de transition » publié dans Bilan n° 28 (février-mars 1936) et republié dans la Revue internationale n° 128 (1er trimestre 2007).

[23]. Un prochain article de cette série abordera la question de la politique économique mise en œuvre par la dictature du prolétariat pour aboutir à la dissolution de toutes les catégories économiques du capitalisme.

[24]. Les trois dernières citations proviennent du Manifeste du Parti communiste, Chapitre II : « Prolétaires et communistes ».

[25]. K. Marx, Préface de 1867 au Capital, La Pléiade I, p. 550.

[26]. Dans Programme communiste n° 72, décembre 1976, p. 39.

[27]De la crise à la communisation, Op. Cit., p. 125.

[28]. Voir l’article de nos camarades, « Argentine : la mystification des “piqueteros” (NCI) », dans la Revue internationale n° 119, 4e trimestre 2004.

[29]. K. Marx, Notes critiques à « Étatisme et anarchie », dans Marx/Bakounine, Socialisme autoritaire ou libertaire, Paris, éd. UGE-10/18, 1975, tome 2, p. 375.

[30]. Lénine, L’État et la Révolution, dans Œuvres 25, p. 467.

[31]. Nous laissons de côté ici un autre facteur important de la dégénérescence, le substitutionnisme, c’est-à-dire l’exercice du pouvoir par le parti, ce qui a provoqué la destruction des conseils ouvriers russes.

[32]Critique du programme du parti ouvrier allemand, Op. Cit., p. 1429.

[33]. Friedrich Engels, Introduction à K. Marx, La Guerre civile en France, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 301.

[34]. Voir notre livre La Gauche communiste d’Italie.

[35]. Marc Chirik, « Problèmes de la période de transition », dans la Revue internationale n° 1, avril 1975.

[36]. Friedrich Engels, Le Congrès de Sonvilier et l’Internationale, dans K. Marx, F. Engels, Le Parti de classe, Paris, Petite Collection Maspero, 1973, tome 3, p. 53.

[37]Histoire critique de l’ultragauche, Op. Cit., p. 29.

[38]. K. Marx, Gloses critiques en marge de l’article « Le Roi de Prusse et la réforme sociale. Par un Prussien », La Pléiade III, p. 414.

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