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Avec la publication du dernier texte du camarade Steinklopfer, et la réponse qui suit ici, nous poursuivons, avec un peu de retard, le débat interne sur la situation mondiale et ses perspectives auquel on peut accéder dans un dossier de contributions remontant au 23e congrès du CCI en 2019[1] . Le premier échange de ce débat, sous le titre "Débat interne au sein du CCI sur la situation internationale", publié en août 2020, exposait les principales divergences, entre l'organisation et les camarades en désaccord, autour de l'évolution des antagonismes impérialistes et du rapport de force entre les classes, le camarade Steinklopfer discernant une tendance marquée à la formation de nouveaux blocs impérialistes et à une Guerre mondiale, sur la base d'une évaluation différente de celle du CCI concernant les défaites subies par la classe ouvrière dans les années 1980 et la capacité de cette dernière à entraver la marche vers la guerre mondiale. Mais il abordait également les causes sous-jacentes et les conséquences ultimes de la phase de décomposition.
À travers les deux textes suivants, "Explication des amendements du camarade Steinklopfer rejetés par le Congrès" et "Réponse au camarade Steinklopfer -août 2022", le débat a approfondi notre compréhension de la décomposition ; pour l'organisation, les positions développées par Steinklopfer tendaient à remettre en cause ce concept théorique, même si le camarade prétendait le défendre encore. En mai 2022, nous avons publié une contribution du camarade Ferdinand, qui avait voté pour les amendements proposés par le camarade Steinklopfer. Cet article portait sur l'approche du CCI concernant l'émergence de la Chine en tant que puissance mondiale, et la réponse de l'organisation, "Réponse à Ferdinand", était pour une grande partie destinée à répondre à ce que Ferdinand considérait comme notre sous-estimation de ce développement historique indubitablement important, un développement qui est à nouveau au cœur de la dernière contribution de Steinklopfer et de notre réponse. Dans les deux réponses du CCI, nous avons soutenu que, malgré certaines erreurs initiales, notre reconnaissance de l'importance historique de l'essor de la Chine est claire, la différence portant sur la façon dont nous l'interprétons dans le contexte de la phase terminale du capitalisme.
Nous invitons nos lecteurs à revenir sur ces articles afin de suivre les principaux fils du débat, qui a des implications très concrètes sur notre capacité à analyser les dangers réels auxquels sont confrontés la classe ouvrière et l'ensemble de l'humanité, et à comprendre pleinement à la fois le rôle de la classe ouvrière en tant que pôle alternatif à la barbarie capitaliste et la fonction de l'organisation révolutionnaire dans les conditions actuelles de la lutte prolétarienne.
Il est toujours plus évident que la civilisation capitaliste est à bout de souffle et qu’elle menace de plus en plus la survie de l’humanité. Les fractions les plus intelligentes de la classe dominante le reconnaissent déjà à travers leur notion de «polycrise» mettant en lien les pandémies, l’effondrement économique et écologique ainsi que la prolifération de guerres et de tensions militaires[2] . Pour les différentes composantes du milieu révolutionnaire marxiste, qui ont depuis plus d’un siècle maintenant mis en lumière l’alternative "socialisme ou barbarie", le glissement vers la barbarie devient de plus en plus concret. Mais il existe des divergences importantes entre les organisations de la gauche communiste concernant la forme et la trajectoire précises de ce glissement aujourd'hui, et donc sur les dangers les plus urgents auxquels sont confrontés la classe ouvrière et l'humanité dans son ensemble. La majorité de ces groupes affirment que nous assistons à la formation d'alliances ou de blocs impérialistes stables dominés par un leader incontesté, et donc à une trajectoire définie vers une nouvelle guerre mondiale. Cela implique également que la classe dirigeante a désormais la capacité de mobiliser la classe ouvrière -à l'échelle mondiale- pour l'enrôler dans l'effort de guerre de ces hypothétiques blocs concurrents. En particulier, tant l'organisation que les camarades en désaccord acceptent l'idée que le conflit impérialiste primordial sur la planète oppose les États-Unis à son nouveau challenger, la Chine, et que, surtout depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, il existe un danger croissant d'affrontements militaires non seulement entre des États impérialistes secondaires ou tertiaires, mais aussi entre les grandes puissances elles-mêmes. Nous pouvons également noter que le débat a clarifié certaines interprétations erronées de notre application du concept de décomposition. Par exemple, comme le note le camarade Steinklopfer dans son texte le plus récent : "Une autre clarification est la réponse qu'il apporte à ma critique selon laquelle le CCI considère désormais le "chacun contre tous" impérialiste comme une sorte de deuxième explication principale à l'entrée du capitalisme en décomposition. L'article explique que le CCI considère ce chacun contre tous comme un facteur contributif et non comme une cause de la décomposition. Je l'ai compris maintenant camarades, vous n'entendrez plus cette critique de ma part".
Néanmoins, il reste des désaccords fondamentaux entre les deux points de vue, concernant les implications de la tendance au "chacun pour soi" dans les relations impérialistes, et la capacité de la bourgeoisie à mobiliser la classe ouvrière pour la guerre. Et comme nous essaierons de le montrer à nouveau dans cet article, les positions adoptées par Steinklopfer dans sa contribution la plus récente tendent encore à remettre en cause les fondements de la notion de décomposition du CCI.
Les implications de la montée en puissance de la Chine
Pour Steinklopfer, le changement le plus important survenu depuis 1990 est l'émergence de la Chine en tant que véritable challenger des États-Unis. Comme il le dit dans sa dernière contribution :
- "Nos Thèses sur la décomposition étaient justes au moment où elles ont été écrites. Ces thèses n'ont jamais dit que la tendance à la bipolarisation (au regroupement des rivalités autour de deux protagonistes principaux) ou à la formation de blocs impérialistes disparaissait. Ce qu'elles disent, et à juste titre, c'est qu'au moment de leur rédaction, il n'existait aucun pays (et aucun en vue) capable de rivaliser avec les États-Unis et que, par conséquent, la guerre mondiale n'était plus à l'ordre du jour. Dans cette situation, les Thèses avaient également raison d'insister sur le fait que, même sans guerre mondiale, le capitalisme restait tendanciellement condamné à finir par anéantir notre espèce, à travers des guerres locales, un chaos général, la destruction de la nature, etc. Il n'est pas surprenant que, trois décennies plus tard, la situation ait changé. Avant tout parce que la Chine est en train de développer le potentiel mondial nécessaire pour défier les États-Unis. Mais aussi parce que l'impérialisme russe a retrouvé sa capacité de contre-attaque (une puissance avec de nombreuses faiblesses, mais qui possède toujours des fusées intercontinentales qui menacent l'Amérique).
La montée en puissance de la Chine a remis la question de la guerre mondiale à l'ordre du jour de l'histoire. Cela représente, dans un sens, une sorte de "normalisation" par rapport à l'histoire du capitalisme décadent. La période après 1989, pendant laquelle la classe dirigeante ne se préparait pas à une guerre mondiale, était une exception à la règle. Une exception qui est désormais révolue. Cela ne signifie pas qu'une Troisième Guerre mondiale est inévitable : pendant toute la durée de la guerre froide, elle était également à l'ordre du jour, et pourtant elle n'a jamais éclaté. Ce dont nous pouvons être sûrs, en revanche, c'est que le prolétariat, l'humanité dans son ensemble et la planète devront payer un prix terrible pour le conflit sino-américain, d'une manière ou d'une autre, quelles que soient les formes qu'il prendra".
Comme nous le disons dans notre actualisation de "Militarisme et décomposition (mai 2022) –Revue internationale 168), lorsque nous avons analysé les possibilités de formation de nouveaux blocs impérialistes en 1990, nous n'avons pas pris en compte la montée en puissance de la Chine sur le plan économique et impérialiste. Il s'agit certainement d'une évolution d'une importance énorme et il ne fait aucun doute que, contrairement aux candidats que nous avions envisagés à l'époque (l'Allemagne et le Japon), la Chine s'est révélée être un challenger plus crédible à la domination mondiale des États-Unis. Malgré leurs profondes divisions, toutes les principales factions de la bourgeoisie américaine reconnaissent la nécessité de bloquer l'ascension de la Chine et, au moins depuis l'administration Obama, ont élaboré une stratégie d'encerclement de la Chine par le biais d'alliances militaires telles qu'AUKUS et la Quad, d'une pression économique croissante et de la tentative d'affaiblir l'"ami" militaire le plus puissant de la Chine, la Russie, en l'entourant de pays membres de l'OTAN et en la poussant à riposter en Ukraine. La Chine a elle aussi sa stratégie pour atteindre l'hégémonie mondiale, en renforçant sa puissance économique sur une longue période, en élargissant sa présence commerciale (et militaire) grâce à la construction des "nouvelles routes de la soie", et en se préparant ainsi aux confrontations impérialistes plus directes du futur.
Cependant, la réalité de cette "bipolarisation" entre les États-Unis et la Chine, et l'existence réelle de ces stratégies impérialistes à plus long terme, ne signifient pas que nous serions maintenant beaucoup plus avancés vers la constitution de nouveaux blocs impérialistes que nous ne l'étions en 1990. Certes, la Chine constitue maintenant un concurrent sérieux pour le rôle de leader du bloc, mais en même temps, s'est également renforcée la contre-tendance du chacun pour soi au niveau des relations internationales, et au sein des bourgeoisies nationales. L'imprévisibilité de la vie politique de la classe dirigeante américaine en est un signe clair. Une victoire de Trump lors des prochaines élections mettrait à mal la stratégie de l'administration actuelle vis-à-vis de la Chine en adoptant une attitude beaucoup plus conciliante à l'égard de la Russie, contrairement aux efforts actuels des États-Unis pour faire pression sur la Russie et affaiblir sa capacité à agir en tant qu'allié militaire sérieux de la Chine.
Trump donnerait également les coudées franches à Israël pour poursuivre sa politique de la terre brûlée au Moyen-Orient, ce qui ne peut avoir pour résultat que d'intensifier l'instabilité et la barbarie dans toute la région ; et l'attitude du "payez ou sinon", de Trump à l'égard des pays de l'OTAN, réduirait à néant les efforts de Biden pour ramener l'OTAN dans le giron militaire américain. Mais même si Biden gagne, cela n'améliorera pas substantiellement la capacité des États-Unis à imposer leur volonté à Israël ou à discipliner leurs "alliés" en Europe, où de puissantes forces centrifuges sont en gestation. Si la guerre en Ukraine, à première vue, semblait se conformer au modèle de deux camps clairement définis, typique de la période 1945-89, la guerre au Moyen-Orient et l'attaque terroriste IS-K à Moscou, exprimant une nouvelle menace aux frontières asiatiques de la Russie, ont notamment mis en lumière la nature véritablement chaotique des conflits inter-impérialistes d'aujourd'hui.
De leur côté, les rêves de la Chine de forger une alliance solide contre les États-Unis se heurtent également à des obstacles importants. La période de son "miracle économique" touche à sa fin sous le poids d'une vaste accumulation de dettes ; ces faiblesses économiques, associées à l'instabilité croissante au Moyen-Orient et ailleurs, menacent l'avenir de l'ensemble de son projet de "route de la soie" ; alors que dans le même temps, la puissance économique incontestable de la Chine rend tous ses voisins et alliés potentiels, y compris la Russie, extrêmement méfiants à l'idée de se soumettre à une nouvelle forme de domination chinoise.[3]
Bien entendu, plus les États-Unis intensifieront leur encerclement de la Chine, plus cette dernière sera poussée à se venger, notamment en envahissant Taïwan, ce qui provoquerait nécessairement une réponse militaire de la part des États-Unis, avec des risques d'escalade nucléaire non moins importants et peut-être même plus importants que ceux qui sont actuellement inscrits dans la guerre en Ukraine. Le camarade Steinklopfer se félicite que la réponse précédente qui lui a été adressée reconnaisse "que le danger de conflits atomiques incontrôlés est plus grand que pendant la guerre froide - et que ce danger continue de croître". Mais pour nous, de telles catastrophes incontrôlées sont profondément ancrées dans le processus même du chacun pour soi, du chaos impérialiste croissant, et sont donc tout à fait compatibles avec l'analyse théorique de la décomposition. Pour Steinklopfer, en revanche, la formation de blocs et une marche "contrôlée" vers la guerre mondiale ne contredisent pas la théorie de la décomposition :
- "Selon la réponse d'août 2022, Steinklopfer et Ferdinand insistent toujours sur le fait qu'ils sont d'accord avec le concept de décomposition, bien qu'à notre avis, certains de leurs arguments le remettent en question.
Quels sont ces arguments ?
Le premier argument cité est que Steinklopfer et Ferdinand ne comprennent pas que le chacun pour soi de la bourgeoisie est devenu un obstacle majeur à la formation de nouveaux blocs.
"Oui, je ne comprends pas cela. La formation de blocs impérialistes n'est elle-même pas l'opposé diamétral du chacun pour soi, mais au contraire un produit du chacun pour soi. Les blocs sont une forme possible prise par la lutte de chacun contre tous, puisque la concurrence est inhérente au capitalisme. Que cette lutte des États-nations les uns contre les autres prenne une forme plus chaotique et débridée, ou qu'elle prenne la forme d'alliances, voire de blocs, dépend des circonstances. Quelles circonstances ? Après 1989, les circonstances étaient telles qu'elles excluaient la formation de nouveaux blocs, et nos thèses ont eu raison de le reconnaître. La circonstance la plus importante était qu'il ne restait plus qu'une seule superpuissance, les États-Unis, de sorte que tous les autres avaient le souci primordial d'éviter que leur propre marge de manœuvre ne soit réduite ou éliminée par ce seul géant. Aujourd'hui, les circonstances changent. Si la Chine parvient à poursuivre son ascension actuelle, de sorte qu'elle deviendrait une deuxième superpuissance aux côtés de l'Amérique, tous les autres pays se trouveront de plus en plus contraints de choisir entre Washington et Pékin (ou, pour le dire plus correctement, ils devront définir eux-mêmes laquelle des deux puissances représente la plus grande menace pour leurs propres intérêts)"".
Mais notre position sur la possibilité de nouveaux blocs (développée non pas tant dans les Thèses sur la décomposition que dans le texte d'orientation Militarisme et décomposition (octobre 1990), publié en octobre 1990 ) ne se limitait pas au truisme selon lequel les blocs sont, en dernière analyse, le produit de la concurrence capitaliste, mais soutenait qu'en plus de l'absence d'un véritable candidat pour un nouveau leader, le désordre croissant de la nouvelle phase constituait lui-même une contre-tendance à la formation de nouveaux blocs. Dans la nouvelle période, citant le fait que "les tendances centrifuges entre tous les États, suite à l'exacerbation des antagonismes nationaux, ne peuvent qu'être accentuées", il poursuit :
- "plus les différentes fractions d'une bourgeoisie nationale tendent à s'entre-déchirer avec l'aggravation de la crise qui attise leur concurrence, et plus l'État doit se renforcer afin de pouvoir exercer son autorité sur elles. De même, plus la crise historique, et sa forme ouverte, exercent des ravages, plus une tête de bloc doit être forte pour contenir et contrôler les tendances à sa dislocation entre les différentes fractions nationales qui le composent. Et il est clair que dans la phase ultime de la décadence, celle de la décomposition, un tel phénomène ne peut que s'aggraver encore à une échelle considérable.
C'est pour cet ensemble de raisons, et notamment pour la dernière, que la reconstitution d'un nouveau couple de blocs impérialistes, non seulement n'est pas possible avant de longues années, mais peut très bien ne plus jamais avoir lieu : la révolution ou la destruction de l'humanité intervenant avant une telle échéance.(…)
Dans la nouvelle période historique où nous sommes entrés, et les événements du Golfe viennent de le confirmer, le monde se présente comme une immense foire d'empoigne, où jouera à fond la tendance au "chacun pour soi", où les alliances entre États n'auront pas, loin de là, le caractère de stabilité qui caractérisait les blocs, mais seront dictées par les nécessités du moment. Un monde de désordre meurtrier, de chaos sanglant dans lequel le gendarme américain tentera de faire régner un minimum d'ordre par l'emploi de plus en plus massif et brutal de sa puissance militaire.".
En quelques années, comme indiqué précédemment, nous avions conclu que, loin de maintenir un minimum d'ordre, le recours croissant des États-Unis à la force militaire, surtout en Afghanistan et en Irak, était devenu un facteur principal d'extension et d'intensification du désordre, et ce bien avant l'accélération marquée de la décomposition et du chaos dans les années 2020.
Nous pouvons ajouter qu'il est sûrement significatif que le camarade Steinklopfer ne mentionne pas le fait que l'événement fondateur qui a permis de parler de la décomposition comme d'une phase qualitativement nouvelle dans la vie du capitalisme était précisément l'effondrement d'un bloc impérialiste entier sans guerre mondiale - une expression profonde du processus de "désintégration intérieure" (pour reprendre le terme utilisé pour définir la nouvelle époque de décadence lors du congrès fondateur du Comintern en 1919) qui s'est imposée dans la phase finale de cette époque.
Ce que les Thèses sur la décomposition montrent clairement, et nous le répétons, c'est que la société se putréfie, se désagrège, parce qu'aucune des deux classes n'est capable d'offrir une perspective pour le futur ; et pour la classe dirigeante, il s'agit de la capacité d'unir la société derrière cette perspective, comme ce fut le cas pendant les années de la contre-révolution, lorsque la classe ouvrière avait subi une défaite frontale et historique. Nous reviendrons sur ce point lorsque nous examinerons la situation du prolétariat mondial aujourd'hui, mais nous devons d'abord examiner une question qui contribue davantage à la surestimation par le camarade de la capacité de la bourgeoisie à maintenir son contrôle sur la société : la question de l'écologie, de la destruction capitaliste de la nature.
Décomposition et croissance des "forces destructrices"
Dans l'Idéologie allemande de 1845 -alors que le capitalisme avançait vers son zénith- Marx et Engels prévoyaient déjà que "Dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation qui ne peuvent être que néfastes dans le cadre des rapports existants et ne sont plus des forces productives, mais des forces destructrices (le machinisme et l'argent)". Dans leur impatience de voir la révolution prolétarienne, ils considéraient ce changement de qualité comme plus ou moins imminent. Ils ont rapidement tiré les leçons des révolutions de 1848 et conclu que le capitalisme avait encore du temps devant lui avant que sa crise historique n'ouvre la porte à la révolution communiste ; mais Marx en particulier est revenu sur cette question vers la fin de sa vie, dans ses recherches sur les anciennes formes communautaires et les problèmes croissants du "métabolisme" de l'homme avec la nature, se demandant -face à la nécessité de répondre aux questions posées par les révolutionnaires en Russie- s'il serait nécessaire que chaque pays passe par les feux du développement capitaliste, avec toutes ses conséquences destructrices, avant qu'une révolution mondiale ne devienne une possibilité réelle. Là encore, la conquête effective du globe par l'impérialisme dans la dernière partie du XIXe siècle a montré que le processus de destruction brutale des formes précapitalistes et de pillage des ressources naturelles était inéluctable. Mais cette course effrénée n'a fait qu'accélérer le moment où le capitalisme a plongé dans son époque de "désintégration intérieure", signalée par le déclenchement de la Première Guerre mondiale, lorsque la révolution s'est présentée non seulement comme possible mais comme une nécessité si l'humanité voulait éviter une régression catastrophique.
Contre de nombreuses interprétations erronées, le CCI a toujours insisté sur le fait que la décadence du capitalisme ne signifie pas un arrêt du développement des forces productives, et peut même inclure un développement prodigieux dans certaines branches de la production. Cependant, précisément parce que la survie continue du capitalisme a été un fardeau sur le dos de l'humanité qui devient de plus en plus lourd au fil des décennies, nous voyons de plus en plus les forces productives du capital se transformer en forces destructrices. L'expression la plus évidente de ce changement est le développement du cancer du militarisme -une économie de guerre permanente pour répondre aux besoins d'une guerre impérialiste quasi-permanente. Ceci est classiquement illustré par l'avènement des armes nucléaires, dans lesquelles les progrès les plus profonds de la science ont été rassemblés pour produire des armes qui pourraient facilement détruire toute vie sur Terre, une sinistre réalisation des mots de Marx dans son discours à l'anniversaire du Journal du Peuple, en avril 1856 : "L'humanité acquiert la maîtrise de la nature, mais, en même temps, l'homme devient l'esclave des hommes et de sa propre infamie. La pure lumière de la science elle-même semble avoir besoin, pour resplendir, du contraste de l'ignorance. Toutes nos découvertes et tout notre progrès ont pour résultat, semble-t-il, de doter les forces matérielles d'une vie intelligente et de ravaler l'homme au niveau d'une simple force matérielle."[4]
Autre exemple frappant : le développement spectaculaire de l'informatique, d'internet et de l'intelligence artificielle. Potentiellement un moyen de raccourcir la journée de travail et de supprimer les travaux répétitifs et épuisants, le capital décadent s'est emparé de l'ordinateur et d'Internet pour brouiller la distinction entre vie professionnelle et vie privée, pour licencier massivement, pour diffuser les intoxications idéologiques les plus pernicieuses, tandis que la généralisation de l'intelligence artificielle -même si ses dangers potentiels peuvent être délibérément exagérés pour cacher des dangers plus imminents résultant de la production capitaliste- apparaît désormais non seulement comme une menace pour l'emploi, mais comme un moyen potentiel de remplacement et de destruction de l'espèce humaine.
Dans la réponse du camarade Steinklopfer, en revanche, le côté destructeur du "développement des forces productives" du capitalisme semble être gravement sous-estimé. Ainsi, pour lui, la transformation de millions de paysans en ouvriers par le miracle économique chinois, accompagnée de l'urbanisation frénétique de tout le pays, ne semble être qu'un gain pour la future révolution prolétarienne : "Au cours des 30 dernières années, c'est jusqu'à un demi-milliard de paysans en Chine qui ont été prolétarisés, ce qui constitue de loin le développement numérique le plus massif du prolétariat dans l'histoire du capitalisme. De plus, ce nouveau prolétariat gigantesque est, dans une large mesure, très habile, éduqué et inventif. Quel gain pour les capacités productives de l'humanité ! Quel potentiel surtout pour l'avenir !"
La classe ouvrière mondiale, en avançant vers la révolution, exploitera certainement le potentiel de ces nouvelles masses prolétariennes. Mais Steinklopfer ne mentionne pas le fait que l'industrialisation et l'urbanisation rapides de la Chine au cours des dernières décennies ont également été un facteur d'accélération de la crise écologique mondiale, y compris la gestation de pandémies comme l'explosion du Covid 19. Comme l'expliquent les "Thèses sur la décomposition", la prolongation de la vie du capital dans la phase de décomposition ne doit absolument pas être considérée comme une condition préalable nécessaire à la révolution prolétarienne mondiale. Au contraire, elles insistent sur le fait que la décomposition est essentiellement un facteur négatif dans le développement de la conscience de classe prolétarienne, tandis que la "mondialisation" du capital alimentée par la dette au cours des dernières décennies menace avant tout de saper les bases naturelles d'une future société communiste. Une fois de plus, nous pensons qu'il s'agit là d'une preuve supplémentaire que Steinklopfer, bien qu'il prétende être d'accord avec les thèses sur la décomposition, s'y oppose en réalité au niveau le plus essentiel.
Une autre preuve de la sous-estimation de la question écologique par Steinklopfer se trouve dans ce passage : "Bien que nous ne devions certainement pas sous-estimer les dangers gigantesques découlant de la relation destructrice du capitalisme avec la nature (dont la guerre impérialiste est une partie essentielle), il est tout à fait possible que la société bourgeoise -par ses manipulations technologiques et autres- puisse repousser l'extinction de notre espèce par des crises environnementales pour les 50 ou cent prochaines années (au prix d'une barbarie innommable, par exemple d'éventuels génocides contre les mouvements de réfugiés climatiques".
Dans cette optique, la destruction de la nature semble agir en quelque sorte "en parallèle" à la poussée guerrière, même si le camarade reconnaît que la guerre impérialiste en fait partie. Mais ce qui a été souligné par le CCI, en particulier depuis le début de la présente décennie, c'est l'interaction croissante entre la crise écologique et la guerre impérialiste : une démonstration lucide en est fournie par le coût écologique des guerres actuelles en Ukraine et au Moyen-Orient (augmentation rapide des émissions toxiques, menace de destruction de l'agriculture et de famine, danger de pollution nucléaire et d'autres formes de pollution, réduction des mesures "vertes" prévues par les gouvernements occidentaux afin de dédier plus de ressources à la guerre, etc.). Simultanément, l'épuisement des ressources naturelles et la course à l'exploitation des sources d'énergie restantes ne peuvent qu'exacerber la concurrence nationale et donc militaire. Nous pouvons également ajouter qu'un certain nombre d'études scientifiques ont montré que les "solutions technologiques" proposées par le capitalisme pour lutter contre le changement climatique (telles que l'injection massive de dioxyde de soufre dans la haute atmosphère terrestre afin d'épaissir artificiellement la couche de particules d'aérosols réfléchissant la lumière, ou l'idée de la bioénergie avec capture et stockage du carbone - BECCS) sont plus que susceptibles d'exacerber le problème à plus ou moins long terme.[5]
La classe ouvrière et le danger de guerre
(a) La question des "idéologies de bloc"
Nous avons déjà évoqué l'incapacité de la bourgeoisie à mobiliser la classe ouvrière des pays capitalistes centraux en vue d'une guerre mondiale. À un premier niveau, cela s'exprime par la résistance continue de la classe ouvrière aux tentatives de la bourgeoisie de réduire le niveau de vie dans "l'intérêt national", c'est-à-dire les intérêts impérialistes de l'État-nation. Mais le problème auquel est confrontée la bourgeoisie est également d'ordre idéologique. Pour rassembler différents pays autour d'un bloc impérialiste, il faut un ciment idéologique unificateur, comme l'antifascisme et la défense de la démocratie dans les années 30 et 40. À cette "idéologie de bloc" globale ont rapidement succédé, à la fin des années 40 et au cours des décennies suivantes, les fables de l'"antitotalitarisme" à l'Ouest et de la "défense de la patrie socialiste" à l'Est, bien qu'il faille dire que la capacité de la classe dirigeante de l'Ouest à changer d'ennemi, de l'Allemagne nazie à la Russie stalinienne, et à s'en tirer, n'aurait pas été possible si la contre-révolution n'avait pas encore battu son plein. En tant que force unificatrice, elle n'avait pas le pouvoir de l'antifascisme, car l'influence de l'idéologie stalinienne sur la classe ouvrière en Occident était encore forte à cette époque. Quoi qu'il en soit, l'un des signes que la période contre-révolutionnaire touchait à sa fin dans les années 1960 était la tendance de la classe ouvrière à se détacher de certains des principaux thèmes de l'idéologie bourgeoise. L'une des expressions de ce phénomène a été le développement de ce que l'on appelle le "syndrome du Vietnam" aux États-Unis, un aveu ouvert de l'incapacité de la classe dirigeante à poursuivre la mobilisation directe de la jeunesse prolétarienne au nom de l'"endiguement du communisme".
En cette période de décomposition, il est évident que la classe dirigeante des pays centraux manque sérieusement d'une idéologie qui pourrait servir à convaincre la classe ouvrière qu'il vaut la peine et qu'il est nécessaire de se sacrifier sur les autels de la guerre impérialiste. La "guerre contre la terreur", conçue expressément aux États-Unis pour remplacer l'anticommunisme comme justification de la guerre, s'est soldée par les fiascos de l'Afghanistan et de l'Irak et a donné naissance à encore plus de formes de terrorisme, comme l'État islamique. Il est vrai que l'appel à défendre la démocratie contre les "autocraties" en Russie, en Chine, en Iran et en Corée du Nord a été ressorti de la naphtaline, mais étant donné l'extrême scepticisme à l'égard du "processus démocratique" dans les pays avancés, il y a encore du chemin à parcourir avant qu'une nouvelle croisade pour la démocratie puisse être utilisée par la bourgeoisie pour huiler les rouages de la machine de guerre ; et bien que ce scepticisme soit en grande partie pris en main par les forces du populisme plutôt que par une critique prolétarienne de la démocratie, le populisme lui-même n'est pas plus efficace en tant qu'idéologie de guerre, car il est un produit direct de la décomposition et des fractures de la classe dirigeante qui en résultent ; et il ne peut s'alimenter qu'en attisant davantage ces divisions, réelles ou imaginaires (guerres culturelles, dénonciation des élites, transformation des immigrés en bouc-émissaires, etc.) Il n'est pas chargé de guider les grands États-nations dans un effort de guerre (ce qui n'exclut pas, bien sûr, le recours à des actes de guerre hautement "irresponsables" lorsqu'il s'empare des rênes du gouvernement).
Nous pourrions ajouter que le leader potentiel d'un nouveau bloc -la Chine- est beaucoup trop dépendant de sa méthode de gouvernement soit par la répression flagrante, soit par la pression économique, tout en manquant de la force idéologique nécessaire pour attirer d'autres forces mondiales dans son orbite. Ce que les commentateurs bourgeois aiment appeler le "capitalisme léniniste" est beaucoup moins efficace à ce niveau que les proclamations "socialistes" et "anti-impérialistes" de l'ex-URSS ou de la Chine elle-même sous Mao.
Ce sont des problèmes réels pour la bourgeoisie d'aujourd'hui, mais ils brillent par leur absence dans les arguments de Steinklopfer.
(b) Encore une fois sur la question des défaites
La réponse du camarade Steinklopfer aborde bien sûr la question des défaites subies par la classe ouvrière en évaluant la capacité de la classe dirigeante à entrer en guerre. Il expose sa position dans la deuxième partie de sa réponse (point 4) :
- "Depuis 1968, le prolétariat a subi un certain nombre de défaites. L'un des aspects les plus positifs de la présente réponse à Steinklopfer est qu'elle reconnaît plus clairement la réalité de ces défaites. Elle reconnaît à la fois la défaite de la politisation après 1968 et celle de la perte de l'identité de classe et de l'objectif communiste révolutionnaire par la classe ouvrière autour de 1989. Et elle reconnaît maintenant (comme Steinklopfer l'avait précédemment souligné) que la compréhension de ces défaites est cohérente avec notre théorie de la décomposition. Il s'agit là d'un véritable progrès si l'on considère qu'il n'y a pas si longtemps, l'organisation affirmait que tout discours sur les défaites était défaitiste....
En tout état de cause, nous sommes d'accord sur le fait que le prolétariat peut encore se remettre de ses faiblesses actuelles. Les défaites dont nous parlons ici ne font pas partie d'une contre-révolution, puisqu'elles n'ont pas été précédées d'une révolution ou d'une tentative de révolution. Cependant, il est extrêmement difficile de juger de la nature et de l'impact précis de ces défaites, car elles sont historiquement sans précédent. Jamais auparavant le prolétariat n'avait perdu son identité de classe et son objectif révolutionnaire comme il l'a fait actuellement. Tout cela rend plus difficile d'estimer par quels moyens la classe peut récupérer ses forces et à aller à nouveau de l'avant".
En réalité, l'organisation n'a pas découvert l'idée de défaites il y a quelques années lorsque la réponse précédente à Steinklopfer a été écrite, et elle pensait que le simple fait de parler de défaites était "défaitiste", elle devrait se critiquer pour cela. Comme nous l'avons dit dans la réponse précédente, le CCI a toujours adhéré à cette citation de Rosa Luxemburg : "la révolution est la seule forme de "guerre" -et c'est une autre loi particulière de l'histoire- dans laquelle la victoire finale ne peut être préparée que par une série de "défaites"" ("L'ordre règne à Berlin", 1919). Dans les années 1980, par exemple, nous avons écrit sur la grave défaite de la grève de masse en Pologne et de la grève des mineurs en Grande-Bretagne. La résolution sur le rapport de forces entre les classes du 23e congrès explique clairement que cette dernière s'inscrivait dans une contre-offensive globale de la classe dominante qui, avec les effets croissants de la décomposition sur la classe ouvrière, explique son incapacité à faire avancer la troisième vague de luttes depuis 1968, ce qui a certainement exacerbé l'énorme impact des campagnes idéologiques autour de l'effondrement du bloc de l'Est en 1989.
La question qui nous oppose ici n'est pas de savoir si l'on parle ou non de défaites, mais de la nature, de la qualité de ces défaites. Pour nous, la notion même de décomposition est fondée sur l'argument selon lequel la classe des pays avancés, à aucun moment depuis les années 80, n'avait subi une défaite frontale, historique, comparable à ce qu'elle avait vécu dans les années 20, 30 et 40. C'est pourquoi nous avons parlé d'une impasse et non d'une victoire de la bourgeoisie. C'est pourquoi nous soutenons toujours que les conditions préalables à la mobilisation de la classe pour une guerre mondiale restent les mêmes. Selon nous, la preuve de cette absence de défaite historique et de la capacité continue du prolétariat à répondre à la crise capitaliste est fournie par la rupture de la lutte des classes qui se poursuit depuis les mobilisations du prolétariat en Grande-Bretagne à l'été 2022 et qui n'a pas faibli. Le camarade Steinklopfer ne mentionne pas ces événements historiquement importants dans son texte. Il est vrai que celui-ci a été écrit en septembre 2022, avant que la reprise des luttes ne soit confirmée par l'éclosion de mouvements dans d'autres pays (notamment en France) mais, même à l'automne 2022, il aurait été possible de faire une évaluation préliminaire du mouvement en Grande-Bretagne et de l'analyse qu'en fait l'organisation - plus particulièrement de notre insistance sur le fait que ces luttes marquent le début de la récupération de la perte de l'identité de classe mentionnée dans la réponse de Steinklopfer.
(c) Sur le développement de la conscience de classe
Dans les deux parties de la réponse du camarade Steinklopfer, figurent deux points sur la question spécifique de la conscience de classe. Dans la première partie, il reprend nos critiques à son idée selon laquelle, au lieu d'assister à une "maturation souterraine" de la conscience de classe, nous vivons en réalité un processus de "régression souterraine".
- "Mais il y a une autre idée dans la Réponse, qui est que je nie la validité du concept de maturation souterraine. Cette idée est basée sur le fait que j'ai parlé d'une "régression souterraine", c'est-à-dire d'une stagnation ou d'une régression de l'avant-garde politisée dans son ensemble. Tout cela pose une question très intéressante : la maturation souterraine est-elle nécessairement toujours un processus linéaire, accumulatif, dans lequel aucune stagnation et surtout aucune régression n'est possible ? Pourquoi en serait-il ainsi ? Parce que la réalité change constamment, les travaux politiques et théoriques doivent nécessairement suivre les évolutions. S'ils ne le font pas, cela ne représenterait-il pas une sorte de régression du développement souterrain de la conscience du milieu révolutionnaire ?"
Pour commencer, la réponse du camarade fait fausse route lorsqu'il demande "la maturation souterraine est-elle toujours un processus linéaire et accumulatif" ? Nous n'avons jamais parlé de la maturation de la conscience dans la classe, qu'elle soit ouverte ou cachée, au grand jour ou souterraine, comme d'un processus linéaire qui doit toujours aller de l'avant. Ce que nous avons dit depuis que nous avons commencé à utiliser cette idée dans les années 1980, c'est que, même dans les périodes où stagne la conscience dans la classe, la conscience de classe, la conscience communiste, peut s'approfondir et progresser grâce aux activités théoriques des révolutionnaires, comme elle l'a fait dans les années 1930 par exemple grâce au travail des fractions de gauche. En même temps, nous avons soutenu qu'un tel processus de maturation ne se limite pas à la réflexion et à l'élaboration des organisations politiques, mais peut aussi se développer à une échelle beaucoup plus large, surtout dans les périodes où la classe ouvrière n'a pas été écrasée par la contre-révolution. À notre avis, les mouvements de grève actuels témoignent précisément d'un tel processus, qui n'est pas seulement une réponse aux attaques immédiates auxquelles la classe est confrontée, mais la manifestation d'un mécontentement qui s'est accumulé pendant des années ("trop c'est trop"), et qui a également donné des signes d'une réapparition de la mémoire ouvrière, comme dans les références aux luttes de 1968 et de 2006 dans le mouvement en France. Parallèlement à cela, on voit apparaître des éléments plus directement politisés à la recherche de positions claires, notamment autour du problème de l'internationalisme. Tels sont les fruits d'une véritable croissance souterraine et les révolutionnaires commettraient une grave erreur en ne les remarquant pas. Enfin, s'il est vrai qu'une partie de la gauche communiste "régresse" dans l'opportunisme ou reste paralysée par des formules dépassées, nous ne pensons pas que le CCI lui-même soit victime d'une telle stagnation ou d'un tel retour en arrière, même si le combat contre l'influence de l'idéologie dominante est nécessairement permanent pour toutes les organisations révolutionnaires.
Le deuxième point concerne le lien entre les différentes dimensions de la lutte des classes : économique, politique et théorique.
- "Ma divergence est que je suis en désaccord avec l'organisation parce qu'elle pense que la lutte économique est le creuset principal du redressement de la classe, à partir duquel le développement politique et théorique peut se faire. Pour moi, au contraire, ce creuset principal n'existe pas. Le prolétariat ne peut commencer à avancer que lorsqu'il progresse sur les trois niveaux. Notre attente que la politisation en particulier se développe à partir des luttes économiques a déjà été démentie dans les années 1980. Pourquoi aurait-elle plus de succès maintenant en l'absence d'une identité de classe et d'une perspective révolutionnaire ? Il n'y a pas un seul creuset principal. Lorsque le prolétariat progresse, il le fait selon les trois dimensions de sa lutte historique : les dimensions économiques, politique et théorique.
En fait, jamais dans l'histoire du prolétariat, ses organisations politiques et ses œuvres théoriques ne se sont développées unilatéralement à partir de la lutte économique. Au 19ème siècle, les organisations révolutionnaires du prolétariat en Europe (comme le mouvement chartiste en Grande-Bretagne ou la social-démocratie en Allemagne) se sont développées à partir d'une rupture politique avec la bourgeoisie progressiste, dans certains cas même révolutionnaire, sur la base de la reconnaissance : notre but n'est pas la révolution bourgeoise mais la révolution prolétarienne. La même chose s'est produite, sous une forme plus embryonnaire, déjà en 1525 pendant la guerre des paysans en Allemagne et pendant les révolutions bourgeoises anglaise et française. Aujourd'hui, l'un des points de départ devra être la rupture avec les illusions réformistes bourgeoises, la reconnaissance que la voie à suivre se trouve réellement au-delà du capitalisme".
Bien qu'affirmant l'unité de ces trois dimensions, nous pensons que le camarade persiste en fait à isoler l'économique des aspects politiques et théoriques. Les luttes du prolétariat ne sont pas restées sur le plan purement économique après les jours grisants de mai-juin 68 à Paris. Le côté inévitablement politique de tout mouvement de grève digne de ce nom était déjà affirmé par Marx et Engels dans la période ascendante, mais c'est encore plus vrai à l'époque de la décadence où la tendance de la lutte est de se heurter au pouvoir de l'État. Les travailleurs polonais de 1976 et 1980 le savaient parfaitement, tout comme les mineurs britanniques en 1972,74 et 84. Le problème, bien sûr, est que la possibilité de pousser plus loin cette politisation implicite a été et continue d'être entravée par la domination idéologique de la bourgeoisie, activement imposée par les forces chargées de maintenir la lutte des classes sous contrôle, en particulier les syndicats et les partis de gauche. Mais il n'en reste pas moins que la nécessité de développer une vision plus large et plus profonde de l'orientation de la lutte des classes, en la reliant à l'ensemble de l'avenir de l'humanité, nécessite le stimulus de la crise économique et la volonté des travailleurs de se battre sur leur propre terrain. Cette approche a déjà été mise en avant dans les parties finales des Thèses sur la décomposition, et est confirmée une fois de plus par le renouveau actuel des luttes de classe qui font les premiers pas vers la récupération de l'identité de classe, en trouvant une voie à travers le brouillard de confusion créé par le populisme, la politique identitaire et les mobilisations interclassistes. Et le combat pour faire avancer la dimension politique et théorique de ces mouvements revient plus spécifiquement à l'organisation révolutionnaire. D'autre part, la tendance à séparer la dimension économique de la dimension politique de la lutte des classes, que nous pouvons encore discerner dans le texte de Steinklopfer, a toujours été le premier pas vers la vision moderniste qui voit la classe ouvrière piégée dans sa résistance purement économique, voire pleinement intégrée à la société bourgeoise. En même temps, à part souligner la nécessité pour l'organisation révolutionnaire de développer ses armes théoriques (ce que personne ne désapprouve en soi), l'ensemble des implications pour notre activité militante - défense et construction de l'organisation, intervention dans la lutte des classes -reste inexploré dans les contributions de Steinklopfer et Ferdinand, et devrait être approfondi dans la discussion si on veut qu'elle avance.
Amos, avril 2024
[1] Dossier: Internal debate on the world situation, ICC Online.
[2] See Update of the Theses on Decomposition (2023), International Review 170
[3] Steinklopfer n'est pas d'accord pour dire que les États-Unis ont poussé la Russie à envahir l'Ukraine parce qu'une telle tactique contient le risque d'une escalade nucléaire. Mais de tels risques n'ont jamais empêché le bloc occidental de s'engager dans la même stratégie d'encerclement et de provocation contre l'URSS pendant la guerre froide -une stratégie que les États-Unis considèrent comme un grand succès, puisqu'elle a conduit à l'effondrement de l'"Empire du Mal" sans conflit militaire mondial. Comme Steinklopfer le dit lui-même, "le monde est entre les mains d'imbéciles" , tout à fait prêts à risquer l'avenir de l'humanité pour défendre leurs intérêts impérialistes.
[4] Les révolutions de 1848 et le prolétariat. K. Marx.
[5] Voir par exemple la critique des solutions technologiques proposées par Jason Hickel, dans "Less is More, How Degrowth will save the world", 2020. Hickel critique également de façon convaincante les idées du "Green New Deal" de la gauche. Mais les théoriciens de la "décroissance" - y compris le "communisme de la décroissance" de Kohei Saito - restent encore dans l'horizon du capitalisme, comme nous visons à le montrer dans un prochain article.