Submitted by Révolution Inte... on
La guerre actuelle au Moyen-Orient est une catastrophe pour les travailleurs et la population en général : le déchaînement de barbarie guerrière a fait plus de mille morts en Israël, des dizaines de milliers à Gaza et des centaines en Cisjordanie, terrorisé des populations entières, jeté des millions de personnes à la rue, sans eau, ni nourriture. Ce conflit a accentué des divisions presque insurmontables entre les travailleurs de ces territoires, où chacun est tenu de choisir un camp impérialiste, entre la barbarie du Hamas ou celle de l’État d’Israël, tandis que les intenses campagnes de propagande exercent une énorme pression sur les travailleurs de tous les pays pour qu’ils soutiennent Israël au nom de la lutte contre l’antisémitisme ou se joignent aux manifestations pro-palestiniennes « pour la paix » contre les massacres perpétrés par l’armée israélienne.
Globalement, les groupes anarchistes ont bien évidemment défendu sans vergogne la « résistance palestinienne » ou entretenu un silence complice. Rien de plus normal pour des groupes bourgeois et les idéologies de la petite-bourgeoisie radicale que d’apporter leur contribution aux discours bellicistes afin d’affaiblir la conscience de classe du prolétariat et le pousser dans le piège du nationalisme.
Seules quelques minorités internationalistes qui se revendiquent de l’anarchisme ont refusé de choisir en faveur de l’une des parties belligérantes, souvent avec d’importantes ambiguïtés. La CNT à Paris et le KRAS à Moscou ont ainsi publié un article intitulé : « Halte à la barbarie », qui n’appelle effectivement pas à la défense des intérêts nationaux de la Palestine ou d’Israël, mais qui ne défend toutefois pas clairement des positions internationalistes. L’article n’affirme pas explicitement que les travailleurs n’ont pas de patrie et que la réponse à la guerre se trouve dans le combat des exploités de tous les pays. En fait, il ne parle tout simplement pas de la classe ouvrière.
Heureusement, le KRAS a aussi publié une traduction d’un autre article intitulé « Contre le nationalisme israélien et palestinien ». Cet article est plus clair que celui de la CNT. Comme l’admet la préface : « Le texte publié exprime bien une position internationaliste, anti-nationaliste, anti-ethnique et de classe ».
D’autres groupes anarchistes ont défendu une position internationaliste plus claire, comme l’ont fait des organisations de la Gauche communiste. Nous avons déjà fait référence à ces déclarations dans un article disponible sur notre site web : « Positions internationalistes contre la guerre ». Parmi eux cependant, il y a l’Anarchist Communist Group (ACG) qui, tout en défendant une position internationaliste dans un premier article, (1) fait d’importantes concessions au nationalisme bourgeois dans un second article, intitulé : « The situation in Gaza ».
La défense masquée des luttes de “libération nationale”
Ce second article de l’ACG présente la guerre en Israël comme une confrontation entre une nation coloniale et une nation colonisée dans laquelle Israël serait « l’agresseur dominant, en raison de son statut d’État colonisateur ». Quelles sont les conséquences d’une telle analyse selon l’ACG ?
– Qu’il s’agisse d’une nation colonisatrice ou d’une nation colonisée, « les deux sont des entités qui, en fin de compte, font obstacle à la libération de la classe ouvrière palestinienne et à l’unité de classe de tous les travailleurs de la région ». Par conséquent, l’ACG s’oppose à l’État israélien ainsi qu’au régime du Hamas.
– L’Organisation de libération de la Palestine dans le passé, et le Hamas aujourd’hui, ne peuvent apporter la liberté aux Palestiniens. Aussi, cette libération doit venir de la classe ouvrière palestinienne, « la partie la plus opprimée de la classe ouvrière », dotée d’une « forte conscience politique » et dont la lutte est « une condition préalable à un mouvement révolutionnaire dans la région ».
– Mais la classe ouvrière palestinienne ne peut y parvenir seule, « le peuple palestinien, comme tout peuple,… ne peut être libéré que par une lutte de classe internationaliste ». L’ACG appelle donc « la classe ouvrière internationale à s’organiser pour soutenir et défendre ses homologues palestiniens ».
En soi, nous pourrions être d’accord avec certaines affirmations de cet article, en particulier avec l’appel à la « lutte de classe internationaliste ». Mais, il s’agit de l’arbre qui cache la forêt, car derrière tous ces mots radicaux (« lutte de classe internationaliste », « solidarité internationale », « lutte révolutionnaire »…) se cachent des concessions au nationalisme.
Pourquoi ? Selon l’article, Israël occupe une nation, la Palestine. Dès lors, il préconise que les travailleurs palestiniens combattent l’État israélien et organisent une autodéfense armée. Il affirme donc « le droit et la nécessité pour la classe ouvrière palestinienne de résister à l’État israélien ». La lutte contre l’occupation israélienne vise donc à éjecter Israël de la Palestine. Mais qu’est-ce d’autre qu’une lutte de libération nationale qui ne serait pas dirigée par la bourgeoisie mais par une partie de la classe ouvrière ? L’ACG dit « nous rejetons l’idée d’une libération sous une bannière nationale », mais dans l’article, il a déjà complètement ouvert la fenêtre à cette même idée.
En outre, l’article ne dit rien sur la nécessité pour la classe ouvrière en Palestine de lutter contre sa propre bourgeoisie. L’article ne mentionne pas l’existence d’un État palestinien ou d’une nation palestinienne. C’est une manière d’occulter le vrai enjeu. C’est la porte ouverte à l’idée que les travailleurs de Palestine ne devraient pas lutter contre la bourgeoisie palestinienne. Il ne s’agit que de résister à « l’État israélien, y compris par la méthode de la lutte révolutionnaire », lutte qui pourait « se distinguer des forces nationalistes ». Mais sur un tel terrain, la classe ouvrière en Palestine ne peut en aucun cas mener une véritable lutte de classe autonome et ne pourra pas se distinguer des forces nationalistes palestiniennes.
L’article ne se contente pas d’appeler les travailleurs palestiniens à se libérer de l’occupation israélienne, il lance même un appel aux travailleurs du monde entier pour qu’ils soutiennent cette lutte de « libération ». Abstraction faite de la question de savoir si le prolétariat en Palestine est actuellement capable de se battre sur son propre terrain de classe, ce dont on peut fortement douter, il n’appartient pas à la classe ouvrière mondiale de soutenir un certain secteur de la classe ouvrière pour se débarrasser du joug d’une domination coloniale.
Même s’il est vrai que les travailleurs en Palestine sont généralement plus pauvres que leurs frères de classe en Israël, et que leurs conditions de vie sont bien pires, cela ne change rien au fait que toute idée de « libération » d’une nation particulière n’est rien d’autre qu’un produit de la logique de l’impérialisme mondial, et ne peut donc avoir lieu que sur un terrain bourgeois. (2)
L’article suggère que la libération de cette domination coloniale entraînera également la libération des travailleurs palestiniens en tant que classe. Mais rien n’est plus faux ! La libération de la classe ouvrière dans n’importe quel pays ne peut se produire que par la destruction du capitalisme à l’échelle mondiale. Si l’article souligne que le capitalisme est la base de l’idéologie coloniale, il ne dit rien sur la nécessité de détruire le capitalisme pour abolir tous les États-nations.
En réalité, la position défendue par l’ACG dans cet article est très pernicieuse car, à première vue, elle semble effectivement défendre l’internationalisme prolétarien. Mais ce n’est qu’une apparence. Car si on le lit attentivement, c’est le contraire qui se révèle. L’article ne défend pas directement et ouvertement le nationalisme palestinien, mais sa logique, tout son raisonnement, va dans ce sens. Il s’agit, en vérité, d’un exposé très sophistiqué de l’idéologie de la libération nationale.
Dans les conditions de décadence du capitalisme, toute lutte pour la « libération nationale » est par définition une impasse, ne menant qu’à une chaîne ininterrompue d’affrontements militaires, à l’issue desquels ce n’est pas la classe ouvrière qui prend le pouvoir, mais une nouvelle faction bourgeoise. Dans l’histoire du capitalisme, il n’y a jamais eu de lutte de libération nationale dans laquelle la classe ouvrière ait pu se libérer de manière autonome de l’occupation et de la répression par des factions bourgeoises. Au contraire, toute tentative de se « libérer » d’une occupation étrangère dépend du positionnement d’autres puissances impérialistes qui l’exploiteront dans leur propre intérêt. Les intérêts de la population qui cherche à se « libérer » sont complètement subordonnés aux appétits impérialistes de ces puissances.
Un internationalisme sans fondement solide
Comme nous le rappelions dans un récent article, « l’anarchisme a toujours été divisé en toute une série de tendances, allant de ceux qui sont devenus une partie de l’aile gauche du capital (comme ceux qui ont rejoint le gouvernement républicain pendant la guerre de 1936-39 en Espagne), à ceux qui ont clairement défendu des positions internationalistes contre la guerre impérialiste, comme Emma Goldman pendant la Première Guerre mondiale ». (3) L’internationalisme des anarchistes qui cherchent sincèrement à défendre ce principe ne se fonde toutefois pas sur les conditions imposées au prolétariat par le capitalisme au niveau mondial, c’est-à-dire l’exploitation de sa force de travail dans tous les pays et sur tous les continents.
L’internationalisme prolétarien a, en effet, comme point de départ les conditions pour l’émancipation du prolétariat : par-delà les frontières et les fronts militaires, les races et les cultures, le prolétariat trouve son unité dans la lutte commune contre ses conditions d’exploitation et sa communauté d’intérêt dans l’abolition du salariat, dans le communisme. C’est ce qui fonde sa nature de classe. C’est précisément l’absence d’un fondement pour l’internationalisme de ces anarchistes dans le combat ouvrier contre l’exploitation capitaliste qui explique que l’ACG ait publié cet article. La raison en est que la dénonciation internationaliste de la guerre par l’anarchisme « fait plus partie de ces “principes” abstraits dans lesquels il recueille son inspiration générale et éternelle, comme l’anti-autoritarisme, la liberté, le rejet de tout pouvoir, l’anti-étatisme, etc., plutôt que d’une conception claire et établie que cet internationalisme constitue une frontière de classe inaltérable qui délimite le camp du capital et du prolétariat ». (4)
Une des conséquences est qu’au sein d’une même fédération anarchiste, les positions nationalistes et internationalistes peuvent facilement coexister sans poser de problèmes et sans provoquer de débats houleux. Cette absence de positionnement internationaliste cohérent est également illustrée par la référence, à la fin de l’article de l’ACG, à Palestine Action, un groupe gauchiste totalement pro-palestinien, qui s’en prend aux fournisseurs d’armes à Israël. Lors de la récente Radical Bookfair à Londres, ils ont refusé de discuter de l’argumentation du CCI qui soulignait le contexte impérialiste de la guerre, la qualifiant carrément d’analyse « infantile », reprenant ainsi la rhétorique du stalinisme contre la Gauche communiste.
L’échec de l’anarchisme organisé à combattre la guerre impérialiste sur une base prolétarienne a été clairement démontré en Espagne en 1936, ce qui n’est pas reconnu aujourd’hui par des groupes comme l’ACG ou les minorités internationalistes au sein de la CNT. Tous deux parlent toujours de la « révolution espagnole » au lieu de la guerre impérialiste en Espagne, une répétition générale pour la Seconde Guerre mondiale. Mais tirer les leçons de l’échec et des inconséquences de l’anarchisme face à la guerre n’est possible qu’en rompant avec son approche abstraite, en remettant en cause l’absence de fondement solide et matérialiste à ses proclamations « internationalistes ».
Face à la guerre impérialiste, une seule position rejette toute identification à l’un des camps en présence et trace en même temps une perspective pour mettre fin à toutes les guerres, c’est l’internationalisme prolétarien. Cela signifie que le capitalisme ne peut être renversé qu’à l’échelle mondiale, lorsque la classe ouvrière sera unie au-delà des frontières nationales. Ce point de vue représente la seule perspective qui puisse mettre fin à l’exploitation capitaliste, à la barbarie de la guerre qui menace de plus en plus l’existence même de l’humanité.
Dennis, 15 décembre 2023
1 « Neither Israel nor Hamas ! », sur le site web de l’ACG (11 octobre 2023).
2 L’article accuse même les travailleurs israéliens de complicité dans l’exploitation des travailleurs palestiniens : « la classe ouvrière juive israélienne est honteusement complice de l’oppression du prolétariat palestinien », mais il appelle néanmoins les travailleurs israéliens à exprimer leur solidarité avec les travailleurs palestiniens.
3 « Les anarchistes et la guerre : Entre internationalisme et “défense de la nation” », Révolution internationale n° 494 (2022).
4 « Les anarchistes et la guerre (1er partie) », Révolution internationale n° 402 (2009).