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Depuis l’été 2022, l’intervention des révolutionnaires dans les luttes de la classe ouvrière est devenue une perspective de plus en plus concrète du fait que, après trois à quatre décennies de profond recul de la combativité et de la conscience dans la classe, le prolétariat a finalement à nouveau redressé la tête. La résurgence des luttes, qui a commencé par l’« été du mécontentement » en Grande-Bretagne, a été suivie de grèves, de manifestations et de diverses protestations ouvrières dans nombre d’autres pays, dont les États-Unis1.
Le Parti Communiste International, l’une des organisations de la Gauche Communiste qui publie Il Partito Comunista, a relaté son intervention dans plusieurs grèves ouvrières ces dernières années aux États-Unis, parmi lesquelles celle de quelques 600 ouvriers municipaux du traitement des eaux qui a débuté le 3 février 2023 à Portland dans l’Oregon. Cette grève a été saluée par des expressions de solidarité des autres ouvriers municipaux, certains rejoignant même les piquets. Au cours de cette grève, Il Partito a publié un article et diffusé trois tracts dans lesquels il dénonce le capitalisme en tant que système dictatorial d’exploitation, et tirait la leçon que : « ce n’est qu’en unissant ses armes au-delà des secteurs et des frontières que la classe ouvrière pourra véritablement lutter pour mettre fin à sa condition d’exploitation dans le capitalisme.2 »
Dans les conditions actuelles de renouveau international et historiquement significatif des luttes, après des décennies de désorientation et d’isolement, se lancer dans une lutte est en soi déjà une victoire. C’est pourquoi il est certainement important de signaler, comme l’a fait Il Partito, que les travailleurs municipaux de Portland ont été capables de développer leur unité et leur solidarité en réponse à l’intimidation, à la criminalisation et aux menaces de la bourgeoisie3.
Mais les révolutionnaires ne peuvent s’en tenir là. Dans l’intervention avec la presse, les tracts ou autre, ils doivent mettre en avant des perspectives concrètes, comme appeler les ouvriers à étendre la lutte au-delà de leur propre secteur, en envoyant des délégations vers d’autres lieux de travail et bureaux. Comme l’un de nos récents articles le souligne, dès aujourd’hui les ouvriers doivent « lutter tous ensemble, en réagissant de façon unitaire et en évitant de s’enfermer dans des luttes locales, au sein de son entreprise ou de son secteur4».
Mais pour cela, pour renforcer la lutte, la question centrale que les révolutionnaires doivent clairement poser aux ouvriers est : qui est aux côtés de la lutte et qui est contre elle ? Et à ce propos, le PCI ne diffuse qu’un brouillard mystificateur.
L’opportunisme sur la question syndicale…
Pour la Gauche communiste, le syndicalisme en tant que tel, c’est-à-dire non seulement les directions syndicales mais aussi les structures de base des syndicats, est devenu une arme de la bourgeoisie contre la classe ouvrière. Le syndicalisme, par définition une idéologie qui contraint la lutte dans les limites des lois économiques du capitalisme, est devenu anachronique dans le siècle des guerres et des révolutions, comme les révolutionnaires de la Première Guerre mondiale et la vague révolutionnaire qui a débuté en 1917 l’ont clairement montré. Les nouvelles conditions de l’ère actuelle nécessitent que les luttes aillent au-delà des particularismes du lieu de travail, de la région et de la nation, et prennent un caractère massif et politique. Parce que les syndicats n’ont plus aucune utilité pour la lutte ouvrière, la bourgeoisie a pu s’en emparer et les utiliser contre la tendance des luttes à l’auto-organisation et à l’extension. Dans une telle période, défendre les méthodes de lutte des syndicats comme un authentique moyen de développer la combativité dans la classe ouvrière n’est rien d’autre qu’une concession à l’idéologie bourgeoise, une forme d’opportunisme.
Confronté au problème des formes d’organisation que requiert la défense des conditions de vie de la classe ouvrière, qu’il les appelle syndicats de classe, réseaux ou coordinations, Il Partito défend une position opportuniste qu’il justifie comme suit : « depuis la fin du XIXe siècle, la soumission progressive des syndicats à l’idéologie bourgeoise, à la nation et aux États capitalistes5 » est une véritable tendance. Mais il n’explique pas comment il est possible que tous les syndicats ont été intégrés dans l’État capitaliste depuis les premières décennies du XXe siècle. Pour Il Partito, tout cela semble être une pure coïncidence, du fait qu’il n’explique pas que les conditions objectives ont fondamentalement changé depuis lors. Par contraste, il clame que les attaques économiques contre les ouvriers « mèneront à un renouveau des vieux syndicats libérés de l’idéologie bourgeoise » et « dirigés par le Parti communiste ». Ces syndicats seront même « un instrument puissant et indispensable pour le dépassement révolutionnaire du pouvoir bourgeois »6.
En d’autres termes : après la trahison des vieux syndicats, de nouveaux syndicats de classe vont émerger et, dans la bonne tradition bordiguiste, il est clair que, s’ils sont dirigés par un véritable Parti révolutionnaire, ils rempliront un rôle révolutionnaire. Mais ici il est nécessaire de sortir Il Partito de son rêve, vu que les conditions de la lutte révolutionnaire ont radicalement changé depuis le début du XXe siècle. Cela veut dire que la lutte ne peut plus du tout « être préparée à l’avance au niveau organisationnel, du fait que la lutte prolétarienne tend à aller au-delà de la lutte strictement économique pour devenir une lutte sociale, directement confrontée à l’État, qui se politise et demande la participation des masses de la classe. […] Le succès d’une grève ne dépend plus de fonds financiers collectés par les ouvriers, mais fondamentalement de leur capacité à étendre leur lutte.7 »
Et à cause de ces nouvelles conditions, les syndicats ne correspondent plus aux besoins de la lutte prolétarienne, et même le fait d’être dirigés par un Parti authentiquement révolutionnaire n’y changerait rien. La tentative de Il Partito de défendre l’existence d’organes permanents de lutte, au cours d’expressions ouvertes de lutte comme lors de périodes de leur absence, est de toute façon vouée à la faillite. Un renouveau des syndicats en tant qu’authentiques organisations de la classe ouvrière n’existe que dans l’imagination d’Il Partito, pour lequel le rôle du Parti dans la lutte non seulement est décisif, mais semble même être capable d’invoquer le pouvoir surnaturel d’adapter les syndicats aux besoins réels de la lutte ouvrière.
…mène les ouvriers sur la mauvaise voie
Le premier tract diffusé au cours d’une manifestation le dimanche 28 janvier était intitulé « Ouvriers municipaux de Portland : combattez pour la liberté de faire grève », une « liberté » attaquée par la proclamation de l’état d’urgence par la municipalité.
Avec la revendication de la « liberté de faire grève », ce tract a immédiatement mis les ouvriers sur la mauvaise voie. Au XIXe siècle, lorsque les syndicats étaient encore des organisations utiles de la classe ouvrière, dont le rôle était d’améliorer les conditions de vie et de travail au sein du capitalisme, une telle revendication était indubitablement correcte. Mais aujourd’hui, alors que les syndicats sont devenus une partie de l’État capitaliste, les ouvriers n’ont rien à gagner à soutenir le droit de faire grève. Une telle revendication en réalité n’est plus qu’un combat pour que les syndicats aient le contrôle des luttes ouvrières. La classe ouvrière n’a aucunement besoin de se battre pour la légalisation de ses propres grèves, parce que dans les conditions du capitalisme d’État totalitaire toute grève capable de créer un véritable rapport de force avec la bourgeoisie est par définition illégale. Le but de cette campagne pour le droit de grève est principalement de garantir que la lutte reste confinée aux étroites limites légales imposées par la politique bourgeoise et le contrôle syndical. Si la bourgeoisie garantit le droit de grève, le but en est d’abord de réduire les luttes ouvrières à d’inoffensives protestations, dans le but de faire pression sur l’un des « partenaires de négociations ».
Après la grève des travailleurs municipaux de Portland, les camarades de Il Partito ont, au printemps de cette année, « mis en place, en compagnie d’autres militants syndicaux, une coordination qu’ils ont appelée Class Struggle Action Network (CSAN), dont le but est l’unité des luttes ouvrières.8 » Ce CSAN est intervenu par exemple dans la grève des infirmières de juin dernier. Mais quelle est réellement la nature de ce CSAN ? Quelle pourrait être la perspective d’un tel réseau, « dont le but est d’unifier les luttes ouvrières »?
Ce CSAN n’est pas apparu en réaction à un besoin particulier des ouvriers de prendre la lutte dans leurs propres mains, pour envoyer des délégations massives aux autres travailleurs, pour organiser des assemblées générales ouvertes à tous les ouvriers ou pour tirer les leçons afin de préparer de nouvelles luttes. Rien de tout cela ; le Réseau a été créé complètement en-dehors de la dynamique concrète de la lutte par les camarades d’Il Partito, « inspirés par les mêmes principes et méthodes qui ont permis la création du Coodinamento Lavoratorie Lavoratrici Autoconvocati en Italie9 » au cours des années 80. Et sur le site web de ce Réseau10, on peut lire, et ce n’est pas un accident, un article d’Il Partito qui exprime clairement que le but est de travailler « à la renaissance des syndicats de classe ».
Comme nous l’avons souligné plus haut, les syndicats sont aujourd’hui des instruments de l’État bourgeois et toute renaissance sous la forme d’une organisation réellement prolétarienne est impossible. Ainsi, la politique d’Il Partito ne peut qu’enfermer les ouvriers combatifs dans une lutte vaine et décourageante. Dans ce contexte, le CSAN connaîtra le même destin que tout organe créé artificiellement : soit rester un appendice d’Il Partito11, soit devenir une expression radicale du syndicalisme bourgeois. Mais plus sûrement il disparaîtra après les tentatives d’Il Partito de le maintenir artificiellement en vie. Ainsi il pourra enterrer cet enfant mort-né en silence, sans qu’il soit nécessaire de tirer d’autres leçons de cette expérience.
Dans la grève des travailleurs municipaux, « des camarades ont participé aux piquets et aidé les ouvriers à les renforcer12 ». L’article sur l’intervention dans la lutte des infirmières ne parle que de l’intervention des « participants aux piquets de solidarité » du CSAN. Cela donne l’impression qu’il n’y a eu en fait aucune intervention d’Il Partito distincte et séparée du Réseau. Ainsi les camarades d’Il Partito ont participé sur une base individuelle aux piquets de grève en février aussi bien qu’en juin. Mais pourquoi ? Parce que les ouvriers ne peuvent prendre eux-mêmes cette tâche en main ? Ou les camarades qui y ont participé l’ont-ils fait en tant que délégués d’autres lieux de travail ? Les réponses à ces questions ne se trouvent pas dans les articles d’Il Partito. Fondamentalement, derrière l’intervention d’Il Partito, nous devons souligner une grosse ambiguïté sur le rôle de l’avant-garde révolutionnaire de la classe.
La responsabilité des révolutionnaires
En premier lieu, la tâche de l’organisation politique de classe n’est pas d’aider la classe à renforcer un piquet de grève, de collecter de l’argent pour soutenir financièrement une grève, ni d’assumer d’autres tâches pratiques pour les ouvriers grévistes. Les ouvriers sont tout-à-fait capables de faire tout cela eux-mêmes, sans qu’on le fasse à leur place. Une organisation communiste a autre chose à faire, et ce n’est ni technique, ni matériel, mais essentiellement politique. La lutte de la classe ouvrière doit être renforcée par l’intervention politique organisée de l’organisation révolutionnaire.
En lien avec cette orientation d’être un facteur politique actif du développement de la conscience et de l’action autonome de la classe ouvrière, les organisations communistes doivent mettre en avant une analyse des conditions de la lutte de classe, lucide et dotée d’une méthode claire, afin d’être capables de dénoncer et combattre ces ennemis de la classe ouvrière que sont les syndicats. Il Partito, qui justifie de façon irresponsable la possibilité de réhabiliter le syndicalisme ou le combat à travers les syndicats, malgré des décennies de sabotage et d’enfermement des luttes par ces organes, ne peut dans ce cadre qu’affaiblir le combat de classe des ouvriers. Non seulement cette forme d’opportunisme sème la confusion, mais elle ne peut que mener les ouvriers dans une impasse.
Dennis, 15 novembre 2023
1 Lire notre tract : Grèves et manifestations aux Etats-Unis, en Espagne, en Grèce, en France… Comment développer et unir nos luttes ?, https://fr.internationalism.org/content/11186/greves-et-manifestations-a...
3 Ibid.
6 Ibid
7 La lutte du prolétariat dans le capitalisme décadent, Revue Internationale n°23, https://fr.internationalism.org/rinte23/proletariat.htm
9 Ibid.
11 Le premier bulletin « syndicaliste de classe » du CSAN en octobre a déjà annoncé « la réunion mensuelle collectivement organisée du CSAN [qui] fonctionnera elle-même sur le modèle du centralisme démocratique ».