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Nous publions ci-dessous un courrier de lecteur signé Tibor, suivi de notre réponse. Nous ne pourrons traiter ici de l’ensemble des points soulevés par ce texte très riche, comme nous ne considérons pas notre réponse comme un point final au débat. Au contraire, nous encourageons tous nos lecteurs, et Tibor lui-même évidemment, à se saisir de ce début d’échanges pour poursuivre la discussion, par de nouveaux courriers ou lors de nos réunions publiques et permanence.
Chers camarades,
Voici comment Friedrich Engels décrivait les émeutes de la bière en Bavière qui eurent lieu au début du mois de mai 1844 : « La population laborieuse s’est regroupée en masse, a marché dans les rues, a attaqué des bâtiments officiels, brisé des vitres et détruit tout ce qui se trouvait sur son passage pour protester contre la hausse du prix de sa boisson préférée. […] Maintenant que le peuple a, pour la première fois, pris conscience qu’il pouvait modifier le système fiscal en effrayant le gouvernement, il apprendra vite qu’il est tout aussi facile de l’effrayer pour des affaires encore plus importantes. » (Souligné par moi, Tibor). Il pourrait donc apparaître a priori que la position authentiquement marxiste sur les émeutes soit un acquis du patrimoine révolutionnaire. En réalité, il n’en est rien. Ainsi, à l’occasion des émeutes de juin 2023 s’étant déclarées en France à la suite du meurtre du jeune Nahel par la police, les organisations de la gauche communiste ont défendu des positions parfois radicalement opposées. Tandis que certaines organisations ont salué ce mouvement, tout en insistant de façon plus ou moins prononcée sur ses limites évidentes, d’autres groupes, comme le CCI auquel s’adresse ce courrier, n’ont pas manqué de dénoncer l’impasse des « violences aveugles ». Ces divergences de taille montrent que loin d’être une évidence, la question des émeutes mérite de faire l’objet d’une clarification et d’une confrontation. C’est ce que ce courrier cherche à faire.
Les émeutes des banlieues s’inscrivent-elles sur le terrain de la classe ouvrière ?
Contrairement à ce qu’affirme l’extrême-gauche du capital, « tout ce qui bouge » n’est pas nécessairement « rouge », ou, exprimée de façon moins caricaturale, tout mouvement social n’exprime pas nécessairement la lutte de classe du prolétariat. Afin de savoir si un mouvement s’inscrit ou non sur le terrain du prolétariat, il importe de procéder avec méthode et de répondre à un certain nombre de questions. Schématiquement, les marxistes disposent de plusieurs moyens pour identifier la nature de classe d’un mouvement : la composition sociale des participants et participantes ; les méthodes et moyens de lutte employés ; la nature de classe des revendications. Une fois ces points envisagés, ce que nous allons faire dans la suite de ce courrier, il importe encore de replacer cette analyse dans une perspective dynamique et historique, ce qui sera fait dans un second temps.
Causes et composition sociale des émeutes
Commençons tout d’abord par la composition sociale des émeutiers. A priori personne ne nie l’appartenance de la majorité des émeutiers au prolétariat. Ce serait en effet faire preuve d’une méconnaissance évidente de la situation dans les banlieues françaises que de nier l’appartenance d’une majorité de ses habitants et habitantes à la classe ouvrière. Quand ils ne sont pas confrontés au chômage et à la pauvreté, ces prolétaires travaillent pour de grandes plateformes logistiques (Amazon) ou dans un auto-entrepreneuriat fictif visant à dissimuler la forme salariale d’exploitation (Uber, Deliveroo, etc.). Pour tout matérialiste, attaché à identifier les causes économiques et sociales qui produisent en dernière instance ces émeutes, il est évident que ces soulèvements s’expliquent d’une part par le fait que cette fraction du prolétariat est soumise d’un côté à une exploitation forcenée, se caractérisant notamment par une plus grande misère, un chômage plus important ou encore l’absence des palliatifs habituels (services publics). D’autre part, ils ont également pour causes une répression étatique sans limites, avec humiliations, contrôles au faciès, meurtres et un véritable racisme d’État encouragé par la police et la justice. Ces émeutes sont donc une réaction directe à une exploitation et à une répression de classe, ce que tout révolutionnaire devrait saluer comme une rupture du statu quo et un refus par une fraction du prolétariat de continuer à subir des conditions de vie et de travail insupportables. Quant aux arguments voyant dans les jeunes émeutiers une incarnation du sous-prolétariat avec ses délinquants et autres voyous, ceux-ci ne résistent pas à l’analyse dans la mesure où ce sont précisément dans les quartiers contrôlés par les dealers que rien n’a bougé, du fait de la nécessité pour ces groupes criminels de maintenir les « affaires » là où les émeutes représentent une menace pour ce commerce. Plus, ce sont même parfois les dealers qui ont agi pour mettre un terme aux émeutes. Si le CCI semble bien voir la composition sociale prolétarienne des émeutiers et les causes sociales et économiques de leur combat, il ne voit même pas ce qu’il y a de progressiste dans ce refus de continuer à subir sans broncher la violence de classe (alors même qu’il se réjouit, à raison, des nombreux slogans « enough is enough » et « trop c’est trop » que l’on rencontre dans les autres mouvements sociaux à l’échelle mondiale).
Méthodes et moyens de lutte
Il est néanmoins évident que les causes et la composition sociale d’un mouvement ne sauraient suffire à prouver la nature de classe d’un mouvement. Cela nous conduit à aborder la question des méthodes de lutte. Et de toute évidence, c’est là le cœur de mon désaccord avec l’analyse du CCI. La thèse du CCI s’exprime de la façon suivante : les émeutes sont un danger pour le prolétariat. Nous avons déjà mentionné qu’Engels soutenait en 1844 la forme émeutière de lutte. De nombreux groupes prolétariens ont défendu des positions similaires. Un exemple parmi d’autres est le groupe résistant du troisième camp OCR pendant la Seconde Guerre mondiale qui mentionne parmi les luttes politiques à caractère prolétarien, les luttes anti-police et les émeutes à caractère revendicatif. À rebours de ces positions traditionnelles et historiques, citons l’article du CCI : « La classe ouvrière possède ses propres méthodes de lutte qui s’opposent radicalement aux émeutes et aux simples révoltes urbaines. La lutte de classe n’a strictement rien à voir avec les destructions et la violence aveugles, les incendies, le sentiment de vengeance et les pillages qui n’offrent aucune perspective. » En contrepoint, citons à nouveau l’article de Friedrich Engels : « La population laborieuse s’est regroupée en masse, a marché dans les rues, a attaqué des bâtiments officiels, brisé des vitres et détruit tout ce qui se trouvait sur son passage pour protester contre la hausse du prix de sa boisson préférée. […] La police, qui est comme partout particulièrement impopulaire dans le peuple, était violemment attaquée, battue et maltraitée par les émeutiers. » Cela suffit à prouver que sur cette question, le CCI révise l’acceptation marxiste de la violence, en rejetant par principe la violence spontanée et incontrôlée. Au contraire, les marxistes, bien loin de dénoncer les violences, comme n’importe quel vulgaire bourgeois ou comme le groupe gauchiste Lutte ouvrière (NB : le CCI se plaît à rejeter toute critique de ses positions sur les émeutes comme exprimant une position en tous points similaires à celle des groupes gauchistes, trotskistes, maoïstes, anarchistes, etc. Comment explique-t-il que sa position de dénonciation de la violence aveugle et sans perspectives des émeutes soit la même, mot pour mot, que celle du groupe gauchiste Lutte ouvrière ?), défendent la même perspective que Marx quand il écrivait dans l’Adresse de la Ligue des Communistes de 1850 : « Bien loin de s’opposer aux prétendus excès, aux exemples de vengeance populaire contre des individus haïs ou des édifices publics auxquels ne se rattachent que des souvenirs odieux, il faut non seulement tolérer ces exemples, mais encore en assumer soi-même la direction ». (Souligné par moi, Tibor). Remarquez que dans la phrase du CCI, la notion de « vengeance » est opposée à la lutte de classe tandis que chez Marx, elle est non seulement tolérée mais doit également être organisée par les révolutionnaires communistes. Ce que ces exemples montrent, c’est que le CCI rompt avec l’analyse marxiste de la violence de classe, se refusant, pour des raisons idéalistes et métaphysiques, à soutenir la violence, dès lors qu’elle est spontanée ou minoritaire, et ce même si c’est une partie de la classe qui y a recours. À un niveau plus fondamental, c’est sur le rapport entre violence et conscience que le CCI révise le marxisme. Pour lui, une lutte consciente sera la moins violente possible. Inversement, une lutte violente témoignera de la faiblesse du prolétariat. C’est en opposition totale avec les appels de Marx, d’Engels, de Lénine, de Trotsky, de Miasnikov ou encore de Bordiga à la terreur de classe. La lutte de classe c’est, comme l’affirmait Marx en reprenant une formule de Georges Sand, « le combat ou la mort, la lutte sanguinaire ou le néant. C’est ainsi que la question est invinciblement posée. » Dès lors, les formes de violence spontanées et minoritaires, loin d’être des impasses, témoignent d’une conscience, même embryonnaire, de cette réalité. C’est un point d’appui pour la lutte future du prolétariat. Le principal reproche que le CCI fait à cet argument est que la violence contribue à la division du prolétariat alors même que le but de la lutte de classe est la recherche d’une unité toujours plus grande. De toute évidence, il s’agit là d’une nouvelle position dogmatique et métaphysique du CCI. L’unité n’est pas une fin en soi, elle n’est qu’un moyen vers le but qui est celui de contribuer à la conscientisation du prolétariat qu’il a des intérêts qui lui sont propres, qui viennent s’opposer radicalement à ceux de la bourgeoisie, nécessitant dès lors une offensive finale contre la bourgeoisie et pour l’instauration du communisme. Défendre l’unité comme un dogme à chaque moment de la lutte est une erreur dangereuse. Au cours d’un épisode révolutionnaire, l’unité n’est pas une donnée initiale, elle ne représente qu’une perspective à moyen ou long-terme. Cela s’explique par l’hétérogénéité de la conscience de classe au sein du prolétariat. Un exemple suffira à prendre conscience de ce fait : à l’automne 1918, pendant la révolution allemande, les positions stratégiques et tactiques de Karl Liebknecht devaient nécessairement contribuer à diviser le prolétariat entre avant-garde consciente et arrière-garde restée sur le terrain bourgeois. Ce sont précisément les sociaux-démocrates qui dénonçaient Liebknecht comme un diviseur et se faisaient les parangons de l’unité. Avec ses appels métaphysiques à l’unité, le CCI aurait donc dû se trouver aux côtés du SPD. Heureusement, il est trop révolutionnaire pour se laisser mystifier par ses propres erreurs théoriques. Dès lors, ce que cet exemple illustre, c’est qu’il est erroné de demander à toute lutte de contribuer à l’unité. Si celle-ci reste une perspective, elle ne saurait être atteinte au début d’un mouvement et les révolutionnaires n’ont absolument pas à craindre de briser l’unité si cela bénéficie, comme avec le recours à la violence, à sa lutte de classe.
La nature de classe des revendications
Enfin, la dernière dimension à étudier est celle des revendications et de leur nature de classe ou non. C’est là que s’exprime toute la faiblesse de ces émeutes. La clarté des revendications et des perspectives qu’exprime un mouvement est le produit de la conscience manifestée par ce mouvement. En l’occurrence, il est indéniable que cette conscience de classe était seulement embryonnaire et que les participants et participantes n’avaient pas conscience d’appartenir à une classe sociale aux intérêts communs, à savoir le prolétariat. Cela se manifeste de façon extrêmement claire par le fait qu’outre les violences de classe (contre la police, les mairies, les préfectures, les centres commerciaux, les prisons et autres incarnations du capitalisme et de l’État bourgeois répressif), les émeutiers s’en sont également pris à leur propre classe, que ce soit physiquement en prenant à partie des prostituées (sans doute pour des motifs de puritanisme complètement étrangers à la classe ouvrière) ou matériellement en attaquant des voitures (de prolétaires !), des écoles ou encore des hôpitaux, services publics, qui bien que simples palliatifs, restent malgré tout utile pour la vie quotidienne d’une grande majorité du prolétariat. Le CCI a donc raison quand il affirme que ces luttes ne contribuent pas à l’unification du prolétariat. Mais à cela, deux remarques sont immédiatement nécessaires. Contrairement à ce qu’il affirme quand il prétend que les émeutes sont condamnées par une majorité du prolétariat des banlieues, les témoignages tendraient plutôt à montrer le soutien des aînés à la révolte des jeunes. Néanmoins, il ne s’agit ici que de témoignages, et il est absolument impossible pour des révolutionnaires que d’évaluer scientifiquement le degré d’adhésion ou de rejet au sein du prolétariat des banlieues vis-à-vis des émeutes. La seconde remarque à faire est que même s’il est évident que la bourgeoisie fait et fera tout son possible pour diviser le prolétariat en insistant sur la violence et les limites de ces luttes pour provoquer l’indignation du reste du prolétariat, la tâche des révolutionnaires, plutôt que de crier avec les loups et de mêler ses cris à ceux de la bourgeoisie et de certains prolétaires, est bien plutôt de refuser cette division et de contribuer par sa propagande à montrer que tous ces prolétaires, qu’ils participent aux émeutes, ou qu’ils les réprouvent, contaminés par la propagande mensongère des médias bourgeois, appartiennent à une seule et même classe et ont des intérêts communs. C’est cette tâche que le CCI abandonne quand il se contente de dénoncer les émeutes.
Une analyse comparée de la lutte contre la réforme des retraites et des émeutes au niveau de la conscience
En définitive, quel est le degré de conscience de ces luttes ? Tout d’abord, il importe de replacer ces luttes dans leur dynamique historique. Elles surgissent à la suite de décennies de recul de la conscience de classe à l’échelle mondiale (depuis au moins les années 1980 et les nombreuses défaites rencontrées par le prolétariat). Il serait absurde (et le CCI en convient) de reprocher aux luttes actuelles de ne pas être au niveau de la conscience des années 1970, et a fortiori, des années 1920. Pourtant, alors que le CCI en convient pour les luttes économiques, il rejette cet argument pour les émeutes et se contente de dénoncer l’absence de conscience. Au contraire, une analyse comparée des luttes contre la réforme des retraites et des émeutes dresse un tout autre tableau, beaucoup plus dialectique et anti-schématique, que celui du CCI. C’est ce que je me propose de faire pour conclure ce courrier.
Être conscient d’être un prolétaire implique trois choses : 1) la conscience d’appartenir à une seule et même classe exploitée avec des intérêts communs ; 2) la conscience d’avoir des intérêts antagoniques et radicalement opposés à ceux de la bourgeoisie ; 3) la nécessité de s’auto-organiser hors de tout cadre bourgeois. Or, il apparaît qu’au regard de ces trois critères, chacun de ces deux mouvements est le miroir inversé de l’autre. Ainsi, la lutte contre la réforme des retraites doit être saluée pour sa massivité et sa tendance à l’unification de l’ensemble du prolétariat, indépendamment du métier, de l’âge, du genre, etc. (même si les impasses localistes et corporatistes ont été encouragées par les syndicats, et que le prolétariat n’a pas été encore en mesure de les rejeter). C’est un point de départ salutaire pour de futures luttes. Par contre, les deux autres dimensions ont manqué cruellement. L’encadrement syndical, qui s’est maintenu du début à la fin du mouvement, a conduit à l’organisation de manifestations-promenades guillerettes et légalistes où la haine de la bourgeoisie et la compréhension de la nécessité d’une lutte radicale et violente contre la classe ennemie faisaient complètement défaut. De même, l’auto-organisation n’est jamais parvenue à s’exprimer, ce qui est l’une des causes majeures de la défaite du mouvement. À nouveau, ces limites étaient inévitables dans la phase historique actuelle mais elles doivent être dénoncées si le prolétariat veut tirer les leçons de la défaite pour aller de l’avant. Si on observe maintenant les émeutes au regard de ces mêmes trois critères, on constate que l’auto-organisation fait également défaut, non pas dans la mesure où ce mouvement est organisé par la bourgeoisie (syndicats, gauchistes) mais dans la mesure où il n’est pas organisé du tout. Par contre, là où l’unité faisait la force du mouvement contre la réforme des retraites, son absence fait la faiblesse des émeutes. Par l’action de la bourgeoisie et du fait de la faiblesse de la conscience au sein de la classe, les émeutiers ont été opposés au reste du prolétariat, et cette division entre prolétaires n’a jamais été remise en question (y compris par le CCI). Enfin, la dimension de compréhension de la nécessaire lutte contre la bourgeoisie, la haine de l’ennemi, était bien présente dans les émeutes, alors qu’elle était absente dans le cadre de la lutte contre la réforme des retraites.
En conclusion, il ne s’agit donc pas (comme ce fut le cas dans un autre courrier de lecteur dont les enjeux étaient relativement similaires à ceux actuels) de s’interroger sur lequel de ces deux mouvements est le plus radical. Il ne s’agit pas non plus de prendre l’un de ces deux mouvements comme modèle et l’autre comme incarnation de toutes les impasses et de tous les pièges de la bourgeoisie. Il s’agit plutôt, dans le cadre d’une analyse dialectique, attentive à appréhender la nature nécessairement contradictoire des phénomènes sociaux, d’identifier aussi bien les signes d’un réveil de la conscience au sein de la classe ouvrière que les manifestations des faiblesses encore extrêmement importantes de la classe dans le cadre de sa lutte contre la bourgeoisie. Cette tâche qui est celle des révolutionnaires fait clairement défaut dans l’analyse du CCI.
Tibor
Réponse du CCI
Avant tout, nous voulons saluer ce courrier, pour plusieurs raisons :
– Par ce texte, Tibor participe à la nécessité pour les révolutionnaires de débattre, de confronter les divergences et les arguments, afin de parvenir aux positions les plus claires et les plus justes possibles.
– Le camarade a fait un véritable effort théorique pour exposer les différentes positions en jeu et pour fonder sa critique sur l’histoire du mouvement ouvrier.
– Comprendre la réelle nature des émeutes de banlieues et leur impact sur la classe ouvrière est effectivement une question très importante pour l’avenir.
La charge de Tibor contre la position du CCI sur les émeutes des banlieues en France est sévère : « le CCI révise l’acceptation marxiste de la violence » ; « comme n’importe quel vulgaire bourgeois ou comme le groupe gauchiste Lutte ouvrière » ; « pour des raisons idéalistes et métaphysiques » ; « il s’agit là d’une nouvelle position dogmatique et métaphysique du CCI » ; « le CCI aurait donc dû se trouver aux côtés du SPD »…
Nous répondrons à ces critiques par la suite. Mais le plus important est ici de souligner dans quel cadre, Tibor porte ces critiques : « Tandis que certaines organisations ont salué ce mouvement, tout en insistant de façon plus ou moins prononcée sur ses limites évidentes, d’autres groupes, comme le CCI auquel s’adresse ce courrier, n’ont pas manqué de dénoncer l’impasse des “violences aveugles”. Ces divergences de taille montrent que loin d’être une évidence, la question des émeutes mérite de faire l’objet d’une clarification et d’une confrontation. C’est ce que ce courrier cherche à faire ». « Heureusement, [le CCI] est trop révolutionnaire pour se laisser mystifier par ses propres erreurs théoriques ». Autrement dit, le camarade Tibor conçoit bien ce débat au sein du milieu politique prolétarien, dans le camp révolutionnaire. Et c’est dans ce cadre que se placera aussi notre réponse, en se voulant à la fois fraternelle et sans concession.
Avec quelle méthode lire les textes classiques du marxisme ?
Commençons directement par ce qui peut paraître comme le socle le plus solide de la démonstration du camarade : ses citations historiques.
C’est en reprenant quelques mots d’Engels puis de Marx que Tibor croit prouver que « le CCI révise l’acceptation marxiste de la violence ». Seulement, l’approche historique nécessite de comprendre les écrits dans leur contexte, dans leurs combats et dans leur évolution.
Quand Engels décrit les émeutes de la bière de Munich, on est en 1844, l’Allemagne est encore la Prusse, le roi Louis Ier gouverne et la féodalité s’accroche au pouvoir contre les assauts de la bourgeoisie naissante. Le mouvement prolétarien est dans sa phase d’immaturité, et ses luttes consistent le plus souvent à pousser le plus loin possible les avancées de la bourgeoisie révolutionnaire contre la féodalité réactionnaire. L’insurrection de juin 1848 en France n’a pas encore eu lieu. Or, c’est ce mouvement qui fera apparaître pour la première fois avec netteté le clivage de classe et la force autonome du prolétariat capable de se dresser directement face à la République bourgeoise : « fut livrée la première grande bataille entre les deux classes qui divisent la société moderne ». (1) Quatre années plus tôt, en 1844, au-delà de toute l’immaturité et des limites du mouvement lié à l’époque, Engels salue donc la révolte de deux-mille ouvriers et la prise de conscience de leur force collective parce qu’il s’agit alors d’un petit pas en avant.
Quant à la citation de Marx, datée de 1850, le camarade effectue presque un contresens. La « vengeance populaire contre des individus haïs ou des édifices publics » qu’il fallait « tolérer » consistait, en l’occurrence, à « mettre à exécution [les] présentes phrases terroristes » de la petite-bourgeoisie démocratique dans le contexte de la lutte de la bourgeoisie allemande contre la monarchie et ses palais. Ce texte ne cesse d’ailleurs d’insister sur la nécessité pour le prolétariat de « s’organiser » par lui-même et de « centraliser » le plus possible son combat : « … il faut que les ouvriers soient armés et bien organisés. Il importe de faire immédiatement le nécessaire pour que tout le prolétariat soit pourvu de fusils, de carabines, de canons et de munitions et il faut s’opposer au rétablissement de l’ancienne garde nationale dirigée contre les ouvriers. Là où ce rétablissement ne peut être empêché, les ouvriers doivent essayer de s’organiser eux-mêmes en garde prolétarienne, avec des chefs de leur choix, leur propre état-major et sous les ordres non pas des autorités publiques, mais des conseils municipaux révolutionnaires formés par les ouvriers. Là où les ouvriers sont occupés au compte de l’État, il faut qu’ils soient armés et organisés en un corps spécial avec des chefs élus ou en un détachement de la garde prolétarienne. Il ne faut, sous aucun prétexte, se dessaisir des armes et munitions, et toute tentative de désarmement doit être repoussée, au besoin, par la force. Annihiler l’influence des démocrates bourgeois sur les ouvriers, procéder immédiatement à l’organisation propre des ouvriers et à leur armement et opposer à la domination, pour le moment inéluctable, de la démocratie bourgeoise les conditions les plus dures et les plus compromettantes : tels sont les points principaux que le prolétariat et par suite la Ligue ne doivent pas perdre de vue pendant et après l’insurrection imminente ».
Voilà la réalité du mouvement à cette époque, son contexte et ses buts. Quel rapport avec les émeutes des banlieues d’aujourd’hui ? Le camarade croit-il vraiment que les émeutes de cet été ont fait prendre conscience à la classe ouvrière qu’elle pouvait « effrayer le gouvernement » et lui apprendre « qu’il est tout aussi facile de l’effrayer pour des affaires encore plus importantes » ?
Le camarade voit-il maintenant le gouffre qui sépare les récentes émeutes écrasées en moins d’une semaine par la répression policière et les combats de classe des années du milieu du XIXᵉ siècle qui permettaient à Marx et Engels de fixer comme but de « procéder immédiatement à l’organisation propre des ouvriers et à leur armement » ?
Poursuivons. Parce qu’en réalité l’action révolutionnaire de Marx et Engels va à l’exact opposé de ce que croit trouver Tibor dans quelques phrases mal comprises. Dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre, publié en allemand en 1845, Engels esquisse les grandes lignes du développement de la révolte de la classe ouvrière : « La première forme, la plus brutale et la plus stérile, que revêtit cette révolte fut le crime. L’ouvrier vivait dans la misère et l’indigence et il voyait que d’autres jouissaient d’un meilleur sort. Sa raison ne parvenait pas à comprendre pourquoi, précisément lui, devait souffrir dans ces conditions, alors qu’il faisait bien davantage pour la société que le riche oisif. Le besoin vainquit en outre le respect inné de la propriété ; il se mit à voler… Mais les ouvriers eurent tôt fait de constater l’inanité de cette méthode. Les délinquants ne pouvaient par leurs vols, protester contre la société qu’isolément, qu’individuellement ; toute la puissance de la société s’abattait sur chaque individu et l’écrasait de son énorme supériorité ».
Ni Marx, ni Engels ne voyaient la violence et l’infraction à la loi comme révolutionnaire en soi et ils étaient prêts à critiquer les actions qui vont contre le développement de la lutte de la classe ouvrière, même quand elles apparaissaient comme spectaculaires et provocatrices. Ainsi, en 1886, Engels a vivement attaqué l’activité de la Fédération sociale-démocrate et son organisation d’une manifestation de chômeurs qui, tout en passant par Pall Mall et d’autres quartiers riches de Londres sur le chemin de Hyde Park, a attaqué des magasins et pillé des boutiques de vin. Engels a fait valoir que peu de travailleurs y avaient pris part, que la plupart des personnes impliquées « étaient sorties pour rigoler et dans certains cas, étaient déjà à moitié bourrées » et que les chômeurs qui y avaient participé « étaient pour la plupart de ce genre qui ne souhaitent pas travailler : des marchands de quatre saisons, des oisifs, des espions de la police et des voyous ». L’absence de la police était « tellement visible que ce n’était pas seulement nous qui croyions qu’elle était intentionnelle ». Quoi qu’on puisse penser de certaines expressions d’Engels aujourd’hui, sa critique essentielle suivant laquelle « ces messieurs socialistes [c’est-à-dire les dirigeants de la FSD] sont déterminés à faire apparaître de façon immédiate un mouvement qui, ici comme ailleurs, réclame nécessairement des années de travail » demeure pleinement valable. La révolution n’est pas le produit du spectacle, de la manipulation ou du pillage.
Aborder l’histoire ex nihilo, en figeant quelques phrases, en les extrayant de leur contexte, en leur faisant dire ainsi ce que l’on espère, comme les religieux font avec leurs versets, n’est-ce pas plutôt cela qui constitue une démarche « dogmatique », « idéaliste » et « métaphysique » ? (2)
Les émeutes de banlieues d’aujourd’hui constituent un danger pour la lutte de classe à venir
Sur de ces fondations historiques bancales, le camarade Tibor élève les murs porteurs de son argumentaire. Selon lui, compte-tenu de la faiblesse actuelle de la lutte du prolétariat, de ses illusions vis-à-vis de l’État, de la démocratie, etc., la « haine » des émeutiers envers les flics et les représentants de l’ordre est un pas en avant :
– « Il s’agit plutôt, dans le cadre d’une analyse dialectique, attentive à appréhender la nature nécessairement contradictoire des phénomènes sociaux, d’identifier aussi bien les signes d’un réveil de la conscience au sein de la classe ouvrière que les manifestations des faiblesses encore extrêmement importantes de la classe dans le cadre de sa lutte contre la bourgeoisie ».
– « … la dimension de compréhension de la nécessaire lutte contre la bourgeoisie, la haine de l’ennemi, était bien présente dans les émeutes, alors qu’elle était absente dans le cadre de la lutte contre la réforme des retraites ».
Pour vérifier cette « analyse dialectique » et effectivement « contradictoire », partons de la description que le camarde fait lui-même de ces fameuses émeutes : « La dernière dimension à étudier est celle des revendications et de leur nature de classe ou non. C’est là que s’exprime toute la faiblesse de ces émeutes. […] Cela se manifeste de façon extrêmement claire par le fait qu’outre les violences de classe (contre la police, les mairies, les préfectures, les centres commerciaux, les prisons et autres incarnations du capitalisme et de l’État bourgeois répressif), les émeutiers s’en sont également pris à leur propre classe, que ce soit physiquement en prenant à partie des prostituées (sans doute pour des motifs de puritanisme complètement étrangers à la classe ouvrière) ou matériellement en attaquant des voitures (de prolétaires !), des écoles ou encore des hôpitaux, services publics, qui bien que simples palliatifs, restent malgré tout utile pour la vie quotidienne d’une grande majorité du prolétariat ».
Nous sommes bien d’accord avec le camarade : pouvoir se déplacer, ne serait-ce que pour aller au boulot, se soigner, apprendre à lire et à écrire… « restent malgré tout utile pour la vie quotidienne d’une grande majorité du prolétariat ». Mais, le camarade peut-il sérieusement affirmer qu’attaquer des prostituées, brûler les voitures de ses voisins, des bus, des écoles, des hôpitaux… en quoi est-ce comparable aux actions violentes du prolétariat des années 1850 ?
Le camarade a raison sur un point, les émeutiers sont très majoritairement des enfants de la classe ouvrière. Il décrit d’ailleurs fort justement la réalité des banlieues : « Ce serait en effet faire preuve d’une méconnaissance évidente de la situation dans les banlieues françaises que de nier l’appartenance d’une majorité de ses habitants et habitantes à la classe ouvrière. Quand ils ne sont pas confrontés au chômage et à la pauvreté, ces prolétaires travaillent pour de grandes plateformes logistiques (Amazon) ou dans un auto-entrepreneuriat fictif visant à dissimuler la forme salariale d’exploitation (Uber, Deliveroo, etc.) ». Et les émeutiers sont la partie la plus écrasée, rejetée, exclue de cette classe ouvrière précarisée. Le camarade y voit là une preuve de la nature ouvrière de leurs explosions de violences. En réalité, justement à cause de l’absence encore aujourd’hui d’un mouvement ouvrier suffisamment puissant pour entraîner dans le sillage de sa lutte les parties les plus affaiblies d’elles-mêmes et toutes les couches de la société, cette jeunesse ouvrière marginalisée ne peut que sombrer dans le nihilisme, la violence aveugle, la haine et la destruction. Voilà quelle réalité éclairent les voitures, les bus et les écoles brûlées. Une explosion de colère qui se retourne contre la classe ouvrière elle-même.
Oui, mais ils ont aussi brûlé des « centres commerciaux », « incarnations du capitalisme » entend-on protester le camarade Tibor. Il y a là un malentendu entre le romantisme du camarade qui voit ces émeutes de loin et les émeutiers eux-mêmes. Il y a en effet eu des magasins pillés et des centres commerciaux incendiés. Mais pour les émeutiers, il ne s’agissait pas d’attaquer le capitalisme et ses symboles. Bien au contraire ! Ces attaques reflètent la domination de la culture marchande plutôt qu’un défi à celle-ci. La notion de « shopping prolétarien », élaborée par certains, peut sembler opposée aux lois et à la morale bourgeoises, mais est étrangère au cadre prolétarien de l’action collective pour défendre des intérêts communs. L’acquisition individuelle de marchandises n’échappe jamais réellement aux prémisses les plus basiques de la propriété capitaliste. Au mieux, une telle appropriation individuelle peut permettre à l’individu et à ses proches de survivre un peu mieux qu’avant. C’est compréhensible, mais ce n’est absolument pas une menace pour la domination bourgeoise, ni même une velléité de menace.
Il reste encore ce que le camarade nomme « les violences de classe » : « contre la police, les mairies, les préfectures, les prisons et autres incarnations du capitalisme et de l’État bourgeois répressif ». Ici, ce n’est plus un simple malentendu, c’est du pur aveuglement. Ces émeutes ne sont même pas comparables à l’idéologie des black-blocs qui, eux, s’imaginent vraiment assaillir le capitalisme en s’attaquant à ses symboles. Lors des émeutes, les jeunes balançaient des feux d’artifice sur des commissariats et des caillasses sur les flics sans autre aiguillon que leur rage face aux contrôles incessants, au harcèlement quotidien, aux violences humiliantes, au racisme coutumier et parfois au meurtre, ignominieusement appelé « bavure ». C’est une explosion de colère impuissante. Le camarade connaît cet argument, et il croit y répondre en affirmant : « … quel est le degré de conscience de ces luttes ? Tout d’abord, il importe de replacer ces luttes dans leur dynamique historique. Elles surgissent à la suite de décennies de recul de la conscience de classe à l’échelle mondiale (depuis au moins les années 1980 et les nombreuses défaites rencontrées par le prolétariat). Il serait absurde (et le CCI en convient) de reprocher aux luttes actuelles de ne pas être au niveau de la conscience des années 1970, et a fortiori, des années 1920. Pourtant, alors que le CCI en convient pour les luttes économiques, il rejette cet argument pour les émeutes et se contente de dénoncer l’absence de conscience. Au contraire, une analyse comparée des luttes contre la réforme des retraites et des émeutes dresse un tout autre tableau, beaucoup plus dialectique et anti-schématique, que celui du CCI ». Guy Debord a souvent affirmé que la dialectique pouvait casser des briques, mais nous doutons quand-même de l’utilisation qu’en fait le camarade Tibor dans le cadre émeutier.
Dans ces quelques lignes, il y a une incompréhension, celle de la différence radicale de nature entre le mouvement social contre les retraites et les émeutes. En manifestant, en se regroupant dans la rue, par centaines de milliers, en commençant à se reconnaître comme des travailleurs, en percevant la force d’être unis, les ouvriers se battent sur leur terrain de classe. Quel que soit leur niveau de conscience, leur lutte permet de nourrir leur réflexion et leur organisation. Cette approche dynamique est essentielle. La dialectique, c’est le mouvement. Où mène l’émeute ? Où mènent ces nuits durant lesquelles des gamins de 14-17 ans sortent pour piller les magasins et affronter une police surarmée ? À un développement de la conscience de la classe ouvrière ? À un renforcement de sa capacité à s’organiser ? Absolument pas. Les émeutes mènent à la destruction, au chaos. Elles sont le contraire de la perspective que peut offrir la lutte du prolétariat.
D’ailleurs, on voit déjà comment ces émeutes évoluent décennies après décennies. 2005 en France, 2011 en Angleterre, 2023 de nouveau en France… la tendance est vers de plus en plus de violence et de pillages. Elles touchent des parties de plus en plus larges de la jeunesse, en ne se limitant plus simplement aux banlieues mais en touchant aussi les petites villes de campagne confrontées à l’explosion du chômage et à l’absence d’avenir. Et, en face, une police de plus en plus armée et meurtrière.
Pour se convaincre de la différence de nature entre ces deux types de mouvements, le camarade devrait se pencher sur ce qu’en dit la bourgeoisie. Ce que dit et fait « l’ennemi de classe » est toujours riche en enseignements. À l’échelle internationale, les émeutes sont chaque fois sur-médiatisées. Les journaux se répandent en images chocs, c’est au journaliste qui montrera la plus grosse flamme. En 2005, la Une des journaux aux États-Unis titraient « Paris is burning » (Paris brûle). La bourgeoisie serait-elle devenue suicidaire en exposant ainsi de si belles preuves de « la haine de l’ennemi de classe » ? Ou bien idiote en faisant la publicité de luttes représentant une avancée pour la conscience révolutionnaire du prolétariat ?
Une autre hypothèse est peut-être plus crédible : la bourgeoisie étale les émeutes parce que ces destructions étayent sa propagande, diffusent l’idée que toute révolte est destruction, que toute violence mène au chaos. En accentuant la peur, la bourgeoisie profite des émeutes pour pousser au repli, pour atomiser, pour enfoncer le clou du sentiment d’impuissance et, in fine, pour présenter l’État comme le garant de l’ordre et de la protection.
Par contre, quand un mouvement social se développe, le black-out est la règle. Les informations sont diffusées au compte-gouttes. Que sait-on des grèves actuelles aux États-Unis ? Rien, mis à part que Biden et Trump sont allés rendre visite aux grévistes. Quelles images ont été diffusées lors du mouvement social en France ? Celles de poubelles qui brûlent ! Celles des black-blocs s’affrontant aux rangées de CRS ! Quand des millions de manifestants se rassemblent sur un terrain de classe, les médias braquent leur projecteur sur dix poubelles en flammes et cinquante jeunes recouverts de noir balançant des pavés ! En 2006, lors du mouvement contre le CPE en France, quand des milliers d’étudiants précaires se rassemblaient en assemblées générales et attiraient à eux, dans la rue, de plus en plus de travailleurs, de chômeurs, de retraités, le grand journal Times, dont la portée et la réputation internationale n’est plus à faire, titrait : « Riots » (« Émeutes ») ! N’est-ce pas là un élément qui devrait lui aussi faire réfléchir le camarade ?
Pour Tibor, se confronter directement à la police, s’attaquer aux commissariats et autres bâtiments étatiques est un pas en avant vers la reconnaissance de « l’ennemi de classe ». Mais n’est-ce pas précisément le piège qu’a tendu la bourgeoisie à la classe ouvrière lors du dernier mouvement en France ? En donnant l’ordre à ses flics de provoquer, d’exciter, que cherchait-elle si ce n’est de faire dégénérer les manifestations dans la violence stérile ? Pour faire peur, pour décourager à venir se rassembler dans la rue, pour empêcher toute discussion et développement de la conscience.
C’est là un piège classique. Déjà, en mai 1968, les premiers à jeter des pavés pour entraîner derrière eux les plus combatifs dans une bagarre perdue d’avance avec les CRS étaient les infiltrés, les traîtres, les indics. Parce que ce type de confrontation aux flics ne sert pas la classe ouvrière, elle sert la classe dominante ! L’histoire du mouvement ouvrier nous enseigne que la meilleure réaction face ce piège est l’exact opposé de la confrontation stérile, l’exact opposé de la tentation émeutière. En ne cédant pas aux provocations lors du mouvement contre les retraites en France, les travailleurs se sont inscrits dans une longue tradition prolétarienne.
Voilà ce que nous écrivions en 2006 déjà : « Les étudiants et les jeunes en lutte ne se font aucune illusion sur le rôle des prétendues “forces de l’ordre”. Elles sont les “milices du capital” (comme le scandaient les étudiants) qui défendent, non pas les intérêts de la “population” mais les privilèges de la classe bourgeoise. […] Cependant, certains de ceux qui étaient venus prêter main forte à leurs camarades enfermés dans la Sorbonne ont tenté de discuter avec les gardes mobiles […]. Ceux qui ont essayé de discuter avec les gardes mobiles ne sont pas des naïfs. Au contraire, ils ont fait preuve de maturité et de conscience. Ils savent que derrière leurs boucliers et leurs matraques, ces hommes armés jusqu’aux dents sont aussi des êtres humains, des pères de famille dont les enfants vont être eux aussi frappés par le CPE. Et c’est ce que ces étudiants ont dit aux gardes mobiles dont certains ont répondu qu’ils n’avaient pas d’autre choix que d’obéir ». (3)
Voilà ce qu’écrivait Trotski au sujet de la confrontation d’avec les Cosaques, ces « perpétuels fauteurs de répression et d’expéditions punitives » (4), en 1917 : « Cependant, les Cosaques attaquaient la foule, quoique sans brutalité […] ; les manifestants se jetaient de côté et d’autre, puis reformaient des groupes serrés. Point de peur dans la multitude. Un bruit courait de bouche en bouche : “Les Cosaques ont promis de ne pas tirer”. De toute évidence, les ouvriers avaient réussi à s’entendre avec un certain nombre de Cosaques.[…]. Les cosaques se mirent à répondre individuellement aux questions des ouvriers et même eurent avec eux de brefs entretiens […]. Un des authentiques meneurs en ces journées, l’ouvrier bolchevik Kaïourov, raconte que les manifestants s’étaient tous enfuis, en certains points, sous les coups de nagaïka de la police à cheval, en présence d’un peloton de Cosaques ; alors lui, Kaïourov, et quelques autres ouvriers qui n’avaient pas suivi les fuyards se décoiffèrent, s’approchèrent des Cosaques, le bonnet à la main : “Frères Cosaques, venez au secours des ouvriers dans leur lutte pour de pacifiques revendications ! Vous voyez comment nous traitent, nous, ouvriers affamés, ces pharaons [les policiers à cheval]. Aidez-nous !” Ce ton consciemment obséquieux, ces bonnets que l’on tient à la main, quel juste calcul psychologique, quel geste inimitable ! Toute l’histoire des combats de rues et des victoires révolutionnaires fourmille de pareilles improvisations ».
En réalité, derrière ce désaccord sur la nature des émeutes, s’en cache un plus profond : ce qu’est la violence de classe. Nous ne pouvons développer ici ce point. Nous encourageons nos lecteurs à creuser la question et à venir en débattre avec nous, par écrit ou lors de nos réunions publiques.
Notre position est synthétisée dans notre article « Terreur, terrorisme et violence de classe », disponible sur notre site internet. Nous nous limiterons ici à une seule citation : « Dire et redire cette tautologie “violence = violence” et se contenter de démontrer que toutes les classes en usent, pour établir sa nature identique, est aussi intelligent, génial, que de voir une identité entre l’acte du chirurgien faisant une césarienne pour donner naissance à la vie et l’acte de l’assassin éventrant sa victime pour lui donner la mort, par le fait que l’un et l’autre se servent d’instrument qui se ressemblent : le couteau exerçant sur un même objet : le ventre, et une même technique apparemment fort semblable : celle d’ouvrir le ventre. Ce qui importe au plus haut point ce n’est pas de répéter : violence, violence, mais de souligner fortement leur différence essentielle et dégager le plus clairement possible ce en quoi, pourquoi et comment la violence du prolétariat se distingue et diffère de la terreur et du terrorisme des autres classes ».
Pour renverser le capitalisme et construire la véritable communauté humaine mondiale, la classe ouvrière sera obligée, dans le futur, de se défendre aussi par la violence contre la terreur de l’État capitaliste et de toutes les forces d’appoint de son appareil répressif, mais la violence de classe du prolétariat n’a strictement rien à voir avec les méthodes des émeutes des banlieues.
Dans les années à venir, le capitalisme va continuer de plonger dans la crise économique, dans la guerre, dans la dévastation écologique, dans la barbarie. Deux types de mouvements vont se développer : d’un côté, les réactions de désespoir et les explosions de violence nihiliste ; de l’autre, les mouvements sociaux sur le terrain de la classe ouvrière, avec toutes ses faiblesses, mais porteuse de solidarité, de discussion et d’espoir.
Si, pour les révolutionnaires, toutes les réactions des opprimés, tous les cris de douleur et de révolte, attirent la sympathie, la vraie solidarité est celle qui pointe les pièges et les impasses, celle qui participe au développement de la conscience ouvrière, à son organisation et à sa perspective révolutionnaire.
L’effort collectif de clarification doit se poursuivre, parce qu’il s’agit là, à terme, d’une question vitale pour la lutte de la classe ouvrière, et donc pour toute l’humanité.
Pawel, 3 octobre 2023
1 Marx, Lutte de classe en France (1850).
2 Quant à l’appui historique qu’espère trouver le camarade auprès de l’OCR (« Un exemple parmi d’autres est le groupe résistant du troisième camp OCR pendant la Seconde Guerre mondiale qui mentionne parmi les luttes politiques à caractère prolétarien, les luttes anti-police et les émeutes à caractère revendicatif »), c’est un appui qui se dérobe et finit de faire trébucher Tibor. Rappelons simplement ce qu’écrivaient nos ancêtres d’Internationalisme en août 1946 à ce sujet : les OCR ont « séjourné trop longtemps dans le trotskisme, d’où ils ne se sont dégagés que très tard, reproduisant encore, cette agitation pour l’agitation, c’est-à-dire l’agitation dans le vide, faisant de cela le fondement de leur existence en tant que groupe. [...] Dans l’échec de l’OCR, ils ne voient pas la rançon de la formation précipitée d’une organisation qu’ils voulaient achever, et qui fut en réalité artificielle, hétérogène, groupant des militants sur un vague programme d’action, imprécis et inconsistant. » (Internationalisme n° 12). De la quarantaine de militants constituants l’OCR en 1944, seulement un an après, dès la fin de la guerre, une partie rejoint le bordiguisme et l’autre moitié se tourne vers… l’anarchisme. Cette organisation disparaîtra totalement en 1946. Cette référence historique qui mène à la faillite n’est pas due au hasard, elle est le résultat logique de la position défendue par le camarade. C’est vers ce genre de références et d’exemples que mène le chemin emprunté par ce courrier.
3 « Les CRS à la Sorbonne : Non à la répression des enfants de la classe ouvrière ! » (Tract de 2006).
4 Histoire de la Révolution russe (1931).