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Le spectacle d’horreur de la guerre impérialiste qui se déroule au Soudan illustre la poursuite et l’extension de la décomposition du capitalisme, qui s’accélère depuis le début des années 2020. Il exprime la profonde tendance centrifuge au chaos irrationnel et militariste qui affecte de plus en plus de régions de la planète. Quelles que soient les spécificités des deux gangs militaires qui s’affrontent au Soudan (et nous y reviendrons un peu plus loin), le grand responsable de cette nouvelle flambée de violence est le système capitaliste et ses représentants dans les grandes puissances : États-Unis, Chine, Russie, Grande-Bretagne, suivis par toutes les puissances secondaires actives au Soudan : Émirats Arabes Unis, Arabie Saoudite, Turquie, Israël, Égypte, Libye, etc. Vers la fin de l’année dernière, le 5 décembre, le ministère britannique des affaires étrangères a publié une déclaration sur l’avenir démocratique du Soudan qui commençait ainsi : « Les membres du Quad et de la Troïka (Norvège, Royaume d’Arabie Saoudite, Émirats Arabes Unis, Royaume-Uni et États-Unis) se félicitent de l’accord sur un cadre politique initial. Il s’agit d’un premier pas essentiel vers la mise en place d’un gouvernement dirigé par des civils et la définition d’arrangements constitutionnels qui guideront le Soudan pendant une période de transition dont le point culminant sera la tenue d’élections. Nous saluons les efforts déployés par les parties pour obtenir le soutien d’un large éventail d’acteurs soudanais en faveur de cet accord-cadre, ainsi que leur appel à la poursuite d’un dialogue inclusif sur toutes les questions qui les préoccupent et à la coopération en vue de construire l’avenir du Soudan ». Quelques semaines avant que de violents combats n’éclatent, le 8 avril, ces « partenaires internationaux » du Soudan parlaient encore d’un « retour imminent » à un régime civil et à un gouvernement démocratique impliquant les deux principales composantes du gouvernement soudanais : les Forces Armées Soudanaises (SAF) dirigées par le général Abdel Fatah al-Burham et la Force de Frappe Rapide (RSF), (1) dirigée par le général Hamdam Dagalo, alias « Hemediti ». Quelques jours seulement après le début des combats entre ces deux factions militaires soudanaises, il est apparu clairement que cette « démocratie », comme partout ailleurs est une illusion et que toutes les options immédiates et les perspectives à plus long terme pour la population du Soudan et de la région environnante vont aller de mal en pis. Cela est confirmé par la situation dans la capitale du Soudan, Khartoum : autrefois relativement paisible et animée, épargnée par les horreurs qui l’entourent et remplie de réfugiés du « conflit du Darfour » de 2003 (en réalité un génocide ethnique), (2) elle a été réduite à l’état de ruines en l’espace de quelques jours. Le manque d’eau, d’électricité et de services de santé s’accompagne de massacres et de viols perpétrés par les forces de l’ex-gouvernement.
La « désintégration de l’intérieur » du capitalisme
En 1919, l’Internationale communiste a tracé les perspectives du capitalisme : « une nouvelle époque est née ! L’époque de la dissolution du capitalisme, de sa désintégration intérieure, l’époque de la révolution communiste du prolétariat ». La réalité de cette époque du capitalisme a été confirmée par plus d’un siècle de guerre impérialiste croissante, seule réponse à une crise économique permanente. Nous vivons depuis plus de trente ans la phase finale de ce processus de décadence du capitalisme, la phase de décomposition. Et, depuis la pandémie de Covid, et plus encore la guerre en Ukraine, nous assistons à une accélération tragique. La putréfaction profonde de ce mode de production se mesure aujourd’hui par une véritable spirale de destruction à l’échelle de la planète, et notamment par la multiplication des guerres et des massacres (Ukraine, Myanmar, Yémen, Tigré…). Au Soudan, on assiste aujourd’hui à l’effondrement du « processus de paix de la communauté internationale », de l’État soudanais et du gouvernement militaire du Soudan, démontrant d’emblée une tendance plus large de ces agents des grandes puissances à avoir un fonctionnement peu fiable, irrationnel et d’abord motivé par la recherche de la première place : en témoigne le groupe russe Wagner, (3) (actif au Soudan, au Tchad et en Libye sous la direction du général Khalifa Haftar), qui semble de plus en plus se désolidariser de Moscou et prendre une dynamique propre. Cette tendance au chacun pour soi est encore soulignée par le fait que chacun des pays cités plus haut est tout à fait capable de prendre ses propres mesures unilatérales qui exacerberont encore davantage les tendances au chaos au Soudan et dans la région immédiate.
« Sauver nos ressortissants »… et c’est le sauve-qui-peut
Le Soudan était une colonie britannique jusqu’en 1956, quand les États-Unis ont sapé le rôle de l’impérialisme anglais suite à la crise du canal de Suez. Comme dans nombre de leurs colonies, les Britanniques avaient introduit la pratique du « diviser pour mieux régner », utilisant les clivages ethniques et géographiques pour faciliter leur contrôle. On a pu observer les conséquences à long terme de cette politique en 2011, lorsque le pays a été coupé en deux entre un Nord dominé par les Arabes et un Sud dominé par les Africains. Le Soudan, riche de ressources naturelles, est bordé par la Mer Rouge et a une frontière avec l’Égypte et la Libye en Afrique du Nord, l’Éthiopie et l’Érythrée dans la Corne de l’Afrique, l’État du sud-Soudan en Afrique de l’Est et les États du Tchad et de la République Centrafricaine en Afrique Centrale. Il est donc au centre de toutes les rivalités impérialistes régionales et mondiales qui se jouent en Afrique et au Moyen-Orient.
Lorsque le conflit actuel a éclaté, la principale préoccupation des hypocrites « partenaires » du Soudan a été d’abord d’évacuer d’abord leurs diplomates, puis leurs ressortissants du pays, tout en brûlant et détruisant les preuves de leur culpabilité meurtrière. Faisant écho à la « guerre des vaccins » du capitalisme lors de la pandémie de Covid-19, nous avons été témoins du « chacun pour soi », les intérêts nationaux compétitifs l’emportant sur toute forme de coopération : les avions affrétés ont décollé à moitié vides, parce que les papiers nécessaires n’avaient pas été présentés ou parce que les personnes concernées ne figuraient pas sur les listes d’embarquement du personnel qui contrôlait les départs. Lorsque d’autres ressortissants se voyaient attribuer une place dans les procédures d’évacuation, c’était dans le cadre d’un exercice cynique de relations publiques ou pour obtenir un avantage diplomatique sordide. Ces puissances en fuite ont laissé derrière elles un désordre total qu’elles ont elles-mêmes créé et un avenir sombre pour la région.
Il est inutile de citer des chiffres de victimes ou de destructions, car les chiffres « officiels » augmentent de façon exponentielle tous les jours : des dizaines de milliers de morts et de blessés graves, des millions de réfugiés et de déplacés, dont environ quinze millions vivent déjà des miettes des agences d’aide (elles-mêmes partie intégrante de l’impérialisme et de la guerre) et une malnutrition aiguë chez les femmes enceintes et les jeunes enfants, selon un communiqué de l’ONU du 11 avril dernier. Les ressortissants qui ont eu la chance de rentrer au pays ont été accueillis par des drapeaux et des titres de presse chauvins, alors que la grande majorité des Soudanais n’ont aucun moyen d’échapper à la guerre et à la famine et sont condamnés à la misère par les mêmes intérêts nationaux brandissant les drapeaux des États capitalistes qui sont venus apporter la « démocratie » au pays.
Pour ajouter au désordre de Khartoum et d’ailleurs, environ vingt mille prisonniers se sont évadés ou ont été libérés de prison (certains d’entre eux étant d’anciens meurtriers de masse et criminels de guerre condamnés par le gouvernement) ces évadés seront accueillis dans leurs camps respectifs, dans la mêlée générale, ce qui coûtera encore plus cher à la population et à ses espoirs déçus d’une quelconque forme de « paix ». Outre l’inflation galopante, le pillage organisé des approvisionnements, les agressions et les vols commis par les milices armées, la population doit faire face à des problèmes de santé publique et de sécurité.
Des postes de contrôle omniprésents ont fait leur apparition dans de nombreuses rues, et, pour ajouter à son désarroi et à la tension, les cessez-le-feu et les trêves se succèdent sans rien changer à la guerre en cours. (4)
La décomposition du capitalisme garantit la foire d’empoigne militaire
Les deux principaux chefs de guerre, les généraux Dagalo et Hemediti, « partenaires démocratiques » de l’Occident et « amis et alliés » de Moscou, se livrent une bataille féroce, les FAS ayant l’avantage de la puissance aérienne. Ce n’est pas un grand avantage dans ce genre de guerre, mais si la bataille doit se poursuivre, les deux camps auront bientôt besoin d’être réapprovisionnés en armes : les Russes fourniront-ils aux FAR des missiles antiaériens ou d’autres armes par l’intermédiaire de Wagner ? Haftar, soutenu par les Russes en Libye, augmentera-t-il le soutien qu’il apporte et a apporté aux FAR ? L’Arabie Saoudite et l’Égypte vont-elles s’impliquer davantage dans la fourniture d’armes aux Forces armées soudanaises, et Abu Dhabi et Riyad sont-ils à couteaux tirés sur cette question ? Les partisans de la FSR dans les Émirats Arabes Unis qui considèrent que la FSR fait partie de leur plan plus large de contrôle de la Mer Rouge et de la Corne d’Afrique consolideront-ils et renforceront-ils leur soutien ? La Grande-Bretagne et les États-Unis pourraient-ils s’impliquer davantage par le biais de certains de ces vecteurs ? Compte-tenu de la grande instabilité de la situation et de tous les acteurs impliqués, il y a trop d’incertitudes pour faire des prédictions, si ce n’est que la guerre se poursuivra et que le cadre général de la décomposition garantit qu’elle prendra de l’ampleur.
La Chine est très impliquée au Soudan et dans des machinations avec les deux factions de l’Armée, afin de maintenir sa stratégie « nouvelle route de la soie », qui a été mise à mal dans l’Éthiopie voisine. Les États-Unis rattrapent leur retard sur la Chine, mais le Président Biden a récemment intensifié l’activité militaire au Soudan, avec des ressources militaires supplémentaires déployées pour « combattre le terrorisme ». Mais il ne fait aucun doute qu’ils ont été pris au dépourvu et embarrassés par la déclaration britannique selon laquelle nous étions à quelques jours d’un « régime civil » au Soudan. La Russie a également traité avec les deux factions militaires et toutes deux ont parlé favorablement de la construction éventuelle d’un port russe sur la Mer Rouge. L’ensemble de la région ressemble désormais à une boîte de Pandore, avec une situation hautement volatile.
Les évacuations de Soudanais sont en grande partie terminées à ce jour et, comme d’habitude, la guerre est cyniquement reléguée loin des gros titres alors que le pays s’enfonce dans une misère toujours plus profonde. Le Soudan est un exemple de la dynamique du capitalisme et il y en a beaucoup d’autres : de dangereuses lignes de faille impérialistes s’ouvrent avec des tensions militaires croissantes au Moyen–Orient, autour de l’ex-Yougoslavie et du Caucase et, de manière générale, dans le monde entier. Le militarisme est le principal débouché laissé à l’État capitaliste. La guerre en Ukraine, avec ses effets locaux et mondiaux, fait rage. Au début du mois d’avril 2023, la Finlande est devenue le trente et unième pays à rejoindre l’OTAN et sa frontière de 1300 km a doublé la ligne de front avec la Russie. Comme elle l’a fait dans d’autres États de la ligne de front avec la Russie, l’OTAN sera d’abord prudente, puis renforcera ses forces et son armement le long de la frontière, forçant ainsi la Russie à faire de même.
La perspective à plus long terme dans les rapports impérialistes est la confrontation croissante avec la Chine préparée par les États-Unis, mais il y a là aussi des incertitudes et des variables. En attendant, le capitalisme s’enfonce dans la guerre irrationnelle et la barbarie. Le Soudan est une exemple de plus de sa « désintégration intérieure ».
Baboon, 5 mai 2023
1Le FSR trouve ses racines dans la redoutable milice Jangaweed, une machine militaire arabe qui tue et viole et qui a été intégrée au gouvernement soudanais après l’éviction du dictateur Omar al-Bashir en 2019. La Jangaweed est un produit de l’impérialisme des années 1980 et a été intégrée au gouvernement soudanais par ses services de renseignement avec le soutien de l’Occident.
2Il est très probable que cet élément de « nettoyage ethnique », un facteur croissant de décomposition du capitalisme, reprenne de plus belle au Darfour, où il n’a pas vraiment cessé depuis des années.
3Le groupe russe Wagner traite directement avec les deux factions militaires soudanaises, apparemment depuis 2018, et est actif autour du port du Soudan, les services de renseignement britanniques déclarant qu’il s’agit d’une « grande plaque tournante » pour eux (cité dans le journal The Eye, 29 avril). Ils affirment également que le groupe vise à « établir une “confédération” d’États anti-occidentaux ». Outre certains entraînements et activités au Soudan et dans la région, et son étroite collaboration avec le maréchal Khalifa Haftar de Libye, le groupe a également participé, par l’intermédiaire de son front « M Invest, Meroe Gold » établi par Moscou et le dictateur soudanais Bashir, à l’envoi de volumes de métal précieux hors du pays
4Pendant la guerre du Liban, de 1975 à 1990, des milliers de cessez-le-feu ont été demandés et ignorés. Le Liban a été en quelque sorte un « modèle » pour la guerre du Golfe, pour le début de la décomposition capitaliste et l’apparition des « États en faillite ». À ce jour, le Liban a été rejoint par le Yémen, la Syrie, l’Afghanistan, la Libye et maintenant le Soudan (le Pakistan n’étant pas loin de la zone de relégation). Ces régions n’ont pratiquement aucune possibilité de reconstruction effective dans le cadre du capitalisme.