La crise (allons-nous vers un nouveau 29 ?) - (I)

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  • "Nous avons enfin appris à gérer une économie moderne de façon à assurer son expansion continue." -Richard Nixon[1]

Nous constations dans notre précédent numéro "qu'il est des époques où l'histoire semble s’accélérer" et que, "depuis quelques années on assiste à un tel phénomène"[2].

Depuis juillet 1971, où nous écrivions ces lignes, l'actualité, poursuivant sa marche mouvementée, nous a gratifiés encore de l'annonce de la visite de Nixon à Mao, "du discours du 15 Août", de l'entrée de la Chine à l'O.N.U., de la guerre indo-pakistanaise et des récents accords de Washington qui entérinent la dévaluation du dollar. Même s'il n'y avait que ces événements successifs, le bilan de ces derniers mois serait déjà impressionnant, mais cette période se distingue encore par une "activité diplomatique" dont l'intensité ne s'était pas vue depuis l'immédiat avant-guerre de 1939 (nous ne citerons pas ici tous les déplacements de-* chefs d’Etats : la liste en est trop longue), et surtout parce que nous pourrions appeler " la grande peur" de la bourgeoisie mondiale. En effet, ces derniers mois, une interrogation angoissée a parcouru pratiquement tous les organes de la presse bourgeoise :

-"ALLONS-NOUS VERS UN NOUVEAU 29 ?"[3]

Si, à notre tour, nous posons la question, ce n'est certainement pas pour tenter de prendre place aux cotés de ces différents commentateurs de l'actualité, universitaires appointés par les diverses fractions de la bourgeoisie, mais bien parce que nous pensons, comme Marx et comme tous les révolutionnaires conséquents, "qu’une nouvelle révolution ne sera possible qu’à la suite d’une nouvelle crise"[4]. Pour nous, donc, les perspectives de la situation économique actuelle conditionnent d’une façon fondamentale la lutte prolétarienne des années futures et par suite la prévision de celle-ci implique la connaissance de celles-là.

Deux grands phénomènes dominent la situation actuelle de l'économie mondiale : la crise du dollar et la récession dont la moindre manifestation n’est pas l'augmentation du nombre de chômeurs qui a, d’ores et déjà, dépassé les dix millions pour les pays développés.

La crise et la dévaluation du dollar revêtent une importance considérable sans aucun rapport avec les dévaluations qui peuvent toucher les petites nations, et en particulier celles du tiers-monde, do manière quelquefois chronique. Ainsi, les dévaluations successives qui ont touché, ces dernières années, le peso uruguayen reflétaient la situation catastrophique de l’économie de ce pays, mais n’avaient aucune incidence sur la situation internationale. Par contre, la dévaluation du dollar exprime des difficultés qui ne touchent, ou ne toucheront pas, que les; Etats-Unis seuls :

  • d’abord parce que cette dévaluation a lieu dans un pays qui produit 40% de la richesse mondiale et qui fait 20% du commerce international .
  • ensuite, parce qu’une telle mesure n'a pas eu lieu depuis 1934 en pleine époque de la "grande dépression".
  • parce que le dollar était considéré comme l’équivalent de l’or (Gold Exchange Standard), faisant usage de monnaie universelle ;
  • enfin, parce que cette mesure vient après la dévaluation do deux autres monnaies majeures : la livre en 196?, le franc en 1969, ce qui traduit bien un malaise à l’échelle internationale.

Los thuriféraires du capital, les Rueff, les Barre, les Galbraith et Samuelson rivalisent d’ingéniosité pour trouver les "moyens techniques" de dénouer cette crise du dollar, "oubliant" de prendre en compte l’autre phénomène, la récession, dans leur analyse de la situation. Pour les économistes bourgeois il existe 4es problèmes monétaires qui doivent trouver une solution sur le plan monétaire et des "variations de la conjoncture" qu'on regarde faire en attendant des jours meilleurs. Cette vision parcellaire et étroite de la situation leur est dictée par l’alliance qu’ils ont contractée avec le capital ; une plus grande lucidité et une vue globale des choses leur donneraient le vertige puisqu’elles leur feraient apparaître le gouffre des contradictions insolubles au-dessus duquel est suspendu leur cher mode de production capitaliste.

Pour notre part, n'ayant pas de tels problèmes affectifs à résoudre, nous tenterons de déterminer les causes profondes qui sont à la base de ces deux phénomènes la crise et la dévaluation du dollar et la récession pour en révéler l’unité et dégager les perspectives immédiates et plus lointaines de l'humanité.

POURQUOI LA DEVALUATION DU DOLLAR ?

A cette question, Nixon s'empresse de -répondre, le 15 Août: "à cause des méchants spéculateurs acharnés à la perte de notre monnaie", et il s’empresse de prendre toute une série de mesures qui contredisent une telle vision simpliste[5]

Si on veut échapper à un tel simplisme, est utile de faire précéder toute réponse à cette question par quelques remarques sur la monnaie et son rôle dans l'économie.

Historiquement, la monnaie est apparue quand le simple troc s'est révélé trop rigide pour permettre les échanges entre les producteurs. A l'origine de toutes les sociétés marchandes on a vu apparaître et se singulariser une marchandise particulière ne se distinguant en rien des autres sinon qu’elle peut être utilisée par la quasi-totalité des membres de la société et que sa valeur d’usage se conserve dans le temps. Cette 'marchandise devient un équivalent général de la valeur reconnu par tous: tout vendeur est tenu d’accepter cette marchandise particulière en échange de ses produits et a la certitude qu'avec cette marchandise il pourra acquérir tous les biens nécessaires à sa consommation.

Cet équivalent général de la valeur, qui peut prendre des formes multiples suivant les sociétés (bétail, sel, dates, sucre, tabac, peaux d’animaux, ivoire, métaux précieux,.. .et billets de papier convertibles en monnaie métallique auprès des instituts d'émission) se caractérise par trois fonctions essentielles :

  • il est un moyen d'échange général officiellement reconnu. En place du troc, les échangés suivent maintenant le schéma : marchandise A contre monnaie, monnaie contre marchandise B ;
  • il est également un moyen de thésaurisation qui permet de faire face aux inéquations temporaires qu'il peut exister entre la production et la consommation (telle marchandise produite pendant une saison sera consommée pendant toute l’année, telle autre, produite durant toute l’année sera consommée en quelques semaines.) ;
  • il est enfin et surtout un moyen de mesure de toutes les valeurs.

Cette condition est en effet indispensable pour que les autres soient assurées. En effet, l‘échange n'est possible que si est établie la proportion dans lesquelles s'échangent deux marchandises.

Cette proportion est donnée par le fait que le travail social moyen concentré dans deux marchandises s'échangeant est sensiblement le même[6]

Mais sur le marché, les agents ne comptabilisent pas la valeur des marchandises en heures de "travail social moyen" qu'elles renferment (et qui n'est en général pas connue) mais en unités de monnaie. Chacune d'elles, par conséquent est l'équivalent d'une certaine quantité de travail (le travail qu'il a fallu pour la fabriquer).

Actuellement, l'étalon universel monétaire est l'or -qui sert encore de base de référence- pour la fixation du rapport dans lesquelles s'échangent les différentes monnaies nationales. Et la valeur d'une certaine quantité d'or lui est conférée par le travail qu'il a fallu pour la produire. Par conséquent le taux de change des différentes monnaies nationales a encore à sa base une même quantité de travail socialement nécessaire qu'elles représentent, .ainsi si nous avons simultanément :

  • 1 heure de travail = 12 yens et ;
  • 1 heure de travail = 4 dollars[7] ;

l'échange entre les deux monnaies se fera corme suit :

4 dollars contre 12 yens c'est à dire 1 dollar contre 3 yens

Mais supposons que pour une raison quelconque l'heure de travail moyenne du travailleur américain ne vaille plus 4 dollars mais 6 dollars (à la suite d'une augmentation brutale et générale des salaires, par exemple) alors que celle du travailleur japonais continue à valoir 12 yens, l'échange 4 dollars contre 12 yens ne sera plus égal. Pour rétablir l'équilibre il faudra échanger 6 dollars contre 12 yens et le dollar ne vaudra plus que 2 yens au lieu de 3 précédemment.

Mais que se passerait-il si les Etats-Unis refusaient de dévaluer leur monnaie? Une même marchandise valant par exemple une heure de travail et produite à la fois par le Japon et les Etats-Unis vaudrait 6 dollars et 12 yens, alors que les monnaies s’échangeraient au taux de 4 dollars pour 12 yens. Un acheteur du marché mondial désirant se procurer cette marchandise et possèdent des dollars aurait intérêt à changer ces dollars contre des yens auprès de la banque fédérale américaine (qui, jusqu’à présent était censée accepter les dollars en échange de leur contrepartie officielle dans n'importe quelle monnaie) et ensuite d'acheter la marchandise en question au Japon. En effet, s'il achetait directement aux U.S.A il lui faudrait 6 dollars alors qu'en changeant ces dollars il obtiendrait 18 yens qui lui permettraient d'acheter 50% en plus de cette marchandise.

On assistera donc à un double phénomène :

  • plus personne ne voudra des marchandises américaines, le marché américain lui-même étant envahi par les marchandises étrangères ;
  • les détenteurs de dollars essaieront de s'en débarrasser et d'acheter à la place des yens (ou des marks ou des francs)

C’est exactement la situation qui se développe au cours de l’été71 et qui aboutit aux mesures du 15 août.

Celles-ci ont pour but essentiel d'empêcher la spéculation sur le dollar et par conséquent la fuite de capitaux en supprimant la convertibilité du dollar et de faire barrage aux marchandises étrangères en instaurant une taxe de 10% sur les importations. Mais ces mesures ne font que préluder à une véritable dévaluation qui a eu enfin lieu le 18 Décembre.

Nous avons vu par conséquent que la dévaluation est la mesure que doit adopter sous peine de catastrophe un pays quand le coût de production de ~ marchandises s'élève plus vite que celui des marchandises de ses concurrents. Quelles peuvent être les causes d'une telle élévation de ce coût? On peut en distinguer principalement trois :

1-une élévation plus que normale des salaires dos travail- de ce pays.

C'est le cas de la dévaluation de 1969 du franc qui a pour origine principale le déséquilibre provoqué par la hausse brutale de plus de 10% des salaires des travailleurs français à l'issue de la grève de mai-juin 1968,

En ce qui, concerne les Etats-Unis on peut en effet supposer que le taux élevé des salaires des travailleurs par rapport à ceux des autres pays a, à la longue pu constituer un handicap pour les produits américains. Mais ce taux reflète une productivité qui est de très loin la plus élevée du monde. D'ailleurs cet écart entre les salaires des travailleurs américains et les autres était déjà très important (sinon plus que maintenir^) dans la période qui a suivi la deuxième guerre mondiale et où l’économie américaine régnait en maîtresse incontestée. On peut d'autre part considérer que les hausses importantes obtenues ces dernières années par les salariés américains, consécutivement à la relance qui après 1965 a suivi la guerre du Vietnam, ont pu contribuer à grever les coûts de production des marchandises américaines. Mais pendant la même période les salaires des travailleurs allemands ont connu une hausse semblable ce qui n'a pas empêché les marchandises qu'ils produisaient de faire une concurrence des plus victorieuses aux marchandises américaines. Par conséquent, même si cette explication permet de rendre compte d'une certaine façon de la nécessité de dévaluer le dollar» elle ne peut le faire que d'une façon très partielle.

2°-Une augmentation de la productivité plus faible que celle des autres pays.

Ce fut le cas de l'Angleterre jusqu'en 1967 qui, n’ayant pas renouvelé suffisamment ses structures de production se trouvait une situation de stagnation de la productivité qui lui interdit sait de plus en plus la porte des exportations ». La dévaluation de la livre Sterling, payée par l'austérité des travailleurs anglais a permis à ce pays de rétablir sa balance commerciale et par suite de faire les investissements nécessaires.

On peut considérer de même que là réside une des causes de la dévaluation du dollar. Dans les dernières années les pays européens et le Japon (et en particulier ce dernier pays) ont développé et modernisé leur capital d'une façon beaucoup plus rapide que les Etats-Unis, ce qui a eu pour effet une hausse importante de la productivité de ces pays. L'indice de cette hausse de productivité peut être fourni, du fait du nombre à peu près constant des travailleurs de l'industrie dans ces différents pays, par la croissance moyenne de là production d'articles manufacturés, croissance, qui se révèle être plus élevée dans la plupart des pays qu'aux Etats-Unis :

Canada »…………. : 5,3%-

France ............... : 5,7%

Allemagne.......... : 5,9%

Italie .................. : 8,8%

Japon................. : 14,2%

Contre…Etats-Unis............. : 4,7%[8]

Il semble, par conséquent, que là réside une des causes importantes des difficultés actuelles du dollar, mais, cette hausse insuffisante de la productivité à elle-même une origine qu'on est obligé dc chercher dans la troisième cause qui peut contraindre en général un pays à la dévaluation :

Des charges improductives trop lourdes pour l'économie de ce pays.

En effet, dans le prix de revient d'une marchandise commercialisée sur le marché mondial entrent : 1°, la rétribution des salariés l'ayant fabriquée (capital variable), 2°, le paiement des matières premières et des machines mises en œuvre pour cette fabrication (capital constant) et, 3°, le profit du capital. Mais ces trois quantités sont toutes les trois frappées par les prélèvements qu'opère l'Etat pour financer ses dépenses (impôt sur les salaires, sur le capital, sur les profits et autres taxes indirectes) ce qui fait que le travailleur ne perçoit jamais l'intégrité de la quantité d'argent dépensée par le capitaliste pour le payer, que l'achat de moyens de production représente pour ce dernier une dépense plus élevée que leur valeur effective et qu'enfin, son profit, c'est à dire, sa faculté d'accumuler est à son tour atteint. Par conséquent le volume des prélèvements faits par l'Etat est un des facteurs qui intervient sur le prix des marchandises qu'un pays vend sur le marché mondial ainsi que sur le taux d'accumulation et de développement de son capital.

Un autre élément vient grever les prix de vente des marchandises : c'est l'ensemble des dépenses, faîtes par le capitaliste, qui n'entrent pas directement dans la production elle-même (salaires ou moyens de production) mais sont cependant indispensables pour commercialiser les produits. Il s'agit de tous les frais de publicité, d'études de marchés, de gestion qui alimentent ce qu'on appelle le "secteur tertiaire". Ce secteur est particulièrement développé aux Etats-Unis où les "cols blancs" sont aujourd'hui plus nombreux que les "cols bleus" et continuent encore à gagner du terrain.

Ce facteur contribue également à expliquer les difficultés récentes de l'économie américaine, mais là encore, il ne peut s'agir que d'une explication partielle puisque les autres grands pays industriels se sont engagés également, bien qu'avec un certain retard, dans un tel processus de développement du secteur tertiaire au détriment des secteurs secondaires et primaires (salariés de l'industrie et agriculteurs) qui sont les seuls producteurs.

Revenons-en aux prélèvements effectués par l'Etat sur l'économie nationale. Une partie de ces prélèvements est destinée à financer des dépenses productives : ainsi les dépenses gouvernementales d'équipement(transports, télécommunications...) de santé et d'éducation, de prise en charge de secteurs déficitaires mais nécessaires au capital d'un pays (SNCF en France par exemple), toutes ces dépenses donc, ne sont pas perdues pour le capital puisqu'elles lui sont restituées sous forme d'une force de travail de meilleure qualité, de coûts de transports plus faibles, etc..., et viennent d'autant renforcer la compétitivité des marchandises de ce pays.

Mais l'autre partie de ces prélèvements est destinée à des dépenses totalement improductives bien que nécessaires au maintien des positions du capital national tant à l'intérieur (police, tribunaux, administration, armée) qu'à l'extérieur des frontières (corps expéditionnaires, appui militaire des régimes "frères" ou "alliés", "experts" de toutes sortes).

Les Etats-Unis qui, depuis la dernière guerre mondiale se qualifient de "gendarme du monde", sont la nation qui engouffre la quantité de très loin la plus élevée dans ces dépenses improductives.

Or ces dépenses, et en particulier les dépenses militaires sont une perte sèche pour l'économie d'un pays. Alors que la production de biens de production ou de consommation constitue une métamorphose dans la forme de la valeur (qui tend à augmenter en quantité à chaque cycle productif mais jamais à diminuer), la production d'armements aboutit à une destruction de la valeur. Effectivement la valeur des moyens de production est restituée intégralement après leur utilisation dans le produit et celle des biens de consommation dans la force de travail qu'ils permettent d'animer (aliments pour nourrir les ouvriers, voitures pour les amener à leur travail...), mais par contre la valeur des obus et des bombes s'envole en fumée si l'on peut dire, au moment de leur utilisation qui ne crée aucune valeur nouvelle, (quand elle n'en détruit pas).

Les dépenses d'armement sont donc, pour un pays, une charge qui pèse directement sur le prix de ses marchandises et par suite sur sa compétitivité dans l'arène internationale.

Une vérification éclatante en est donnée par ce qu'on a appelé les trois "miracles" de l'après-guerre : le taux de croissance exceptionnel des trois vaincus de la dernière guerre mondiale, l'Italie l'Allemagne et le Japon.

Certains n'ont voulu chercher à ces "miracles" d'autre explication que le degré de destruction exceptionnel subi par ces pays pendant la guerre. La nécessité de "repartir de zéro" dans la reconstitution des moyens de production a permis de donner à ceux-ci un modernisme et par suite une rentabilité bien plus grande que dans les autres pays. Cet argument est partiellement vrai mais il ne suffit pas à tout expliquer : le pays qui a aujourd'hui encore l'instrument de production le plus moderne et le plus rentable est celui qui a subi le moins de destructions pendant la dernière guerre : les Etats-Unis.

Il existe une autre explication bien plus solide à ces "miracles" de pays vaincus : leur défaite en a fait des pays sans armement ou à l'armement limité. Par suite, la part de production nationale destinée à ces dépenses improductives s'en est trouvée réduite d'autant permettant un essor de l'accumulation en conséquence.

Par conséquent, il apparaît clairement que les dépenses énormes d'armement que les Etats-Unis ont faîtes ces dernières années sont un facteur décisif dans l'enchérissement de leurs marchandises et par suite dans la situation qui a conduit à la dévaluation du dollar. Et l'insistance croissante avec laquelle le gouvernement des Etats-Unis demande à ses alliés d'assumer une plus grande part dans la défense du "monde libre" n'est pas pour contredire cette hypothèse[9].

De l'avis même des officiels américains les dépenses militaires à l'étranger sont une des causes essentielles du déficit chronique de la balance des paiements américaine qui est une des composantes de la crise du dollar. (En 1970, 3358 millions de dollars sur 9,5 milliards de déficit - d'après "Informations et Documents", n° 311, publication de l'ambassade américaine).

C0NSEQUENCES et PERSPECTIVES de la DEVALUATION

Nous avons donc vu qu’à l'origine de la récente dévaluation du dollar, on trouve :

  • une croissance trop importante des salaires ainsi qu'une augmentation de la productivité trop faible des travailleurs américains relativement à celle des travailleurs d* autres pays ;
  • le poids chaque- .jour plus écrasant des dépenses militaires des Etats-Unis, "Gendarme du Monde".

Par conséquent la dévaluation du dollar, pour être efficace, doit s'accompagner de mesures qui devraient agir suivant deux axes principaux :

  • un arrêt de la hausse dos salaires des travailleurs américains accompagnée d'une augmentation de.11 exploitation de ces travailleurs ;
  • une réduction massive des dépenses militaires.

Les mesures du premier type ont été prises dès le 15 Août: instauration d'un blocage des prix et des salaires accompagnée d'une exhortation à l'effort national à la paix sociale, et à laquelle l'A.F.L.-C.I.O. s'est empressé d'acquiescer en participant aux commissions chargées de contrôler ce blocage.

On pourrait penser que le blocage des prix qui accompagne le blocage des salaires saura empêcher une baisse du niveau de vie des travailleurs américains. En fait, ceux-ci subiront immédiatement les hausses des prix des produits de consommation importés qui eux, évidemment, devront se conformer au nouveau taux de change du dollar. Quant aux produits industriels importés par les capitalistes américains leur renchérissement se répercutera automatiquement sur le prix des marchandises qu'ils auront permis de fabriquer et -si le blocage sur les 'prix de celles-ci se maintient- sur le taux de profit des capitalistes, (qui pour rétablir la situation s'empresseront d'intensifier l’exploitation des travailleurs.)

Par conséquent, dans tous les cas la dévaluation du dollar ne peut signifier, pour les travailleurs américains, qu'une baisse de leur niveau de vie et une augmentation de leur exploitation. Cotte agression contre les conditions de vie des travailleurs américains sera d'autant plus violente qu'au lieu de restreindre les dépenses d'armement, pourtant responsables du déséquilibre monétaire, le prochain budget fédéral prévoit une augmentation assez considérable de celles-ci: 6,3 milliards de dollars par rapport à l'exercice précédent.

Or, il ne s’agit pas là d'une lubie du président Nixon qui serait retombé dans les nasses du "complexe militaro-industriel". En fait, cette décision malgré le sort qu'elle porte au redressement du dollar est contrainte par deux impératifs :

  • la place militaro-politique de l'impérialisme américain dans le monde : à l'heure ou s'annonce une recrudescence des divers conflits inter-impérialistes ( Indochine, Pakistan, etc.) et une redistribution des cartes entre les blocs, celui-ci a besoin du maximum de moyens pour maintenir ses positions face aux impérialismes russe et chinois, ses rivaux[10],
  • le chômage croissant aux USA la crise qui touche un grand  nombre des secteurs de pointe grands fournisseur de l’armée.

De la même façon que l'intensification de la guerre du Vietnam avait permis après 1965 une résorption du chômage et une certaine "relance" de l'économie américaine, le "désengagement" américain de ces pays, s'est répercuté immédiatement sur les branches industrielles concernées. En particulier, la réduction des effectifs du corps expéditionnaire a eu les conséquences les plus néfastes pour les compagnies aériennes américaines qui assuraient une bonne partie du transport des troupes.

(Pan Am et TR doivent leur survie aux commandes du Pentagone). Cette situation n'est pas étrangère à la crise que subit actuellement l'aviation Civile à l'échelle internationale, crise dont une des conséquences n'est rien moins que les faillites de Lockheed et de Rolls-Royce qui a plongé 40% de la population de Seattle dans le chômage et contribué à augmenter celui qui touche actuellement la Grande Bretagne. Sans tout expliquer, cette crise de l'aéronautique est particulièrement significative de la situation actuelle où toute réduction des dépenses militaires est synonyme d'augmentation du chômage et en particulier aux Etats-Unis où presque dix millions de salariés travaillent pour l'armement.

De tout cela il ressort, par conséquent que toutes les conditions ne sont pas réunies pour que la dévaluation du dollar soit une réussite c'est à dire qu'elle permette : 1° une baisse importante sur les prix des produits américains en concurrence avec les- marchandises d'autres pays, condition fondamentale pour un rétablissement des positions commerciales américaines dans le monde, et 2°, une "exportation du chômage" qui s’installe actuellement aux U.S.A. ( où le chiffre des sans-travail atteint les six millions ). D'ailleurs, l’éventualité d'une telle réussite semble s'estomper puisqu'on assiste en ce début d'année 72 à une nouvelle "fièvre de l'or" : sur la place de Londres, le 2 Février, l'once d'or s'est vendue 49,25 dollars, alors que depuis les accords de Washington, le taux officiel est de 38 $, soit une dévaluation de près de 30%.

: Pour résumer, l'économie américaine se trouve prise dans un cercle vicieux : les mesures prises pour réduire le chômage (augmentation de dépenses fédérales et en particulier d’armements) se traduisent par une difficulté à .exporter la production ce qui est source de chômage.

Par ailleurs il serait vain de penser que la faiblesse (relative) de l'économie américaine par rapport à ses concurrents soit en mesure d'assurer un regain de prospérité pour ceux-ci : une récession aux Etats-Unis se traduit immédiatement par une réduction de la demande y compris des produits étrangers et par suite se répercute à terme sur ces économies. Il n'est d'ailleurs pas besoin de faire des prévisions puisque c'est déjà la situation actuelle où on voit le chômage s'installer dans les principaux pays développés.

Dans l'hypothèse d'une "réussite" de la dévaluation du dollar nous assisterons à une "exportation" directe des difficultés et du chômage américain vers les autres pays : depuis le 15 Août c'est d'ailleurs ce qui s’est partiellement passé et en particulier en Amérique Latine où les mesures Nixon ont fait souffler un vent de panique dans les milieux d'affaires. En tout état de cause, la puissance économique, politique et militaire, des Etats-Unis est encore assez forte pour retarder sa propre crise au détriment des "partenaires". Mais, là encore, il ne peut s'agir d'une solution définitive : la crise dans les autres pays réduira la demande de produits américains ce qui entraînera une récession aux Etats-Unis mêmes.

Quelle que soit l'hypothèse qui se réalisera, la perspective des prochaines années est donc un ralentissement de l'activité économique et une augmentation du chômage : un grand nombre d'économistes bourgeois ne s'y trompe pas qui annonce une récession accrue pour les années 72 et 73[11].

A ce stade nous pouvons déjà conclure, par conséquent à la faillite des théories néo-keynésiennes pour qui une action concertée et une demande importante de la part de l’Etat, étaient capables de garantir le plein-emploi et une expansion continue dans les pays industriels.

Le même constat d’échec s'applique aux conceptions qui ont pénétré jusque dans les rangs du mouvement révolutionnaire et suivant lesquels la production d'armements était capable de constituer des débouches illimités pour la production capitaliste et par suite de résoudre le problème de la surproduction. Le cercle vicieux évoqué plus haut, dans lequel se trouve enfermée l ’économie américaine et à sa suite toutes les autres économies, apporte à cette thèse un cinglant démenti : toutes les dépenses militaires engagées ces dernières années n'ont pas empêché le capitalisme de s'engager sur la voie d’une nouvelle récession et ceci de l'avis même de ses plus fidèles apologistes[12].

Mais pour pessimistes que soient ces économistes, leur audace ne va pas au-delà de la caractérisation de la crise actuelle comme une crise cyclique, semblable à celles qui, au siècle dernier, frappaient régulièrement les pays capitalistes tous les sept ou onze ans. La récession qui s’avance serait un "remake" de celle qui a touché les Etats-Unis vers 1965 en un peu plus grave mais qui, après une période de réadaptation et de réajustement du marché, céderait la place à une nouvelle expansion généralisée. Cette opinion est d'ailleurs partagée par un certain nombre de courants prétendus "marxistes" ou "révolutionnaires" (que nous critiquons par ailleurs[13]), pour qui le capitalisme serait parvenu à contrôler ou limiter ses crises économiques, la contradiction mortelle de ce mode de production résidant dans l'antagonisme irréconciliable entre exploiteurs et exploités, ou entre "dirigeants et exécutants"

La question qu’il faut donc poser est la suivante :

LA CRISE QUI COMMENCE EST-ELLE DU TYPE 19° SIECLE AVEC UNE REPRISE ASSUREE. APRES, UNE PHASE TEMPORAIRE D'INSTABILITE ET DE REAJUSTEMENT OU BIEN, RESSEMBLE-T-ELLE A CELLE DE 1929 QUI NE FUT SUIVIE D'AUCUNE REPRISE NOTOIR E ET ABOUTIT A LA GUERRE?

LES CRISES AU 19° SIECLE ET AU 20° SIECLE

Entre les crises telles qu'elles se déroulaient au siècle dernier et celles, beaucoup moins nombreuses qui ont secoué le 20° siècle une comparaison est facile à établir :

  • dans les deux cas on assiste à une surproduction de marchandises qui ne trouvent plus d'acheteurs solvables, un grand nombre d'entreprises font faillite, ce qui jette dans le chômage un nombre exceptionnel de travailleurs et abaisse de façon importante les salaires de ceux qui gardent leur travail : dans un cas comme dans l'autre l'excédent de richesses conduit à un surcroît de misère pour ceux qui les produisent ;
  • par contre la conclusion de ces crises est tout à fait différente d'après l'époque où elles ont lieu. Au siècle dernier, après une période de recul et d’instabilité, l’économie repartait de plus belle : l'élimination des entreprises les moins rentables et l'ouverture de nouveaux marchés suffisait à rétablir la situation. Au 20° siècle, le monde n'a connu que deux crises générales du capitalisme : en 1913 et en 1929, mais dans les deux cas, celles-ci ont abouti à des guerres mondiales[14] qui ont plongé l'humanité dans une barbarie dépassant de loin tout ce que Marx et Engels pouvaient imaginer quand ils utilisaient ce terme. Alors que la surproduction, au siècle dernier, se produisait dans le cadre des marchés existants mais n’excluait pas la possibilité de trouver de nouveaux débouchés dans d'autres secteurs non encore explorés (et, par suite, autorisait une solution pacifique à la crise), la surproduction au 20° siècle est générale. Pour résoudre la crise il n’existe plus la possibilité pour chaque nation de partir à la conquête de marchés encore vierges : cette conquête se fait, forcément au détriment d'une autre nation.

Par suite, les crises du 20° siècle ont comme prolongement logique et inéluctable la guerre impérialiste où chaque nation tente de ravir par la force les marchés de sa rivale. Ces guerres se traduisent donc par une destruction massive do capital (moyens de production et travailleurs) : les périodes de prospérité du 20° siècle, sont, par ces faits, des périodes de reconstruction du capital détruit pendant la période antérieure. Au cycle expansion-récession-nouvelle expansion du siècle dernier a succédé le cycle : CRISE-GUERRE-RECONSTRUCTION-CRISE...

Si, comme le dit Trotsky, les crises du siècle dernier étaient comme le s battement du cœur le Capitalisme qui connaissait alors son plein développement, les crises de ce siècle sont comme le râle de son agonie.

G. Ciné (A suivre)

 

   

 


[1] Sentence prononcée en Janvier 1969 au cours du discours inaugural de son mandat de Président des Etats-Unis d’Amérique.

[2] R.I. N° 5. "La fin des illusions" p.55.

[3] (1) Cf. Le Monde du 5 Novembre 71 : "Va-t-on, vers une nouvelle "grande crise"" par André "Piettre.

[4] (2) Rheinische Zeitung 1850.

[5] Rappelons ici l'essentiel de ces mesures :

  • -suppression de la convertibilité en or du dollar ;
  • instauration d’une taxe de 10% sur toutes les exportations ;
  • blocage des prix et des salaires pendant 90 jours ;
  • réduction de certaines dépenses fédérales
  • allégement de certains impôts sur le capital afin de relancer l’expansion et lutter contre le chômage
  • réduction de l'aide à l'étranger

[6] Marx a montré qu'il n'existe que rarement une telle identité. En règle générale, le prix d'une marchandise, c’est à dire, le rapport dans lequel s'échange cette marchandise avec la marchandise monnaie, quintessence de toute valeur, oscille autour de sa valeur, c'est à dire le travail social moyen nécessaire à sa fabrication.

[7] (°) Ces proportions sont arbitraires et ne prétendent avoir aucun rapport avec' la réalité.

[8] Chiffres annuels moyens calculés entre 1945 et 1968 et donnés par l'O.C.D.E. en Décembre 1970.

[9] Le graphique n°1 permet de se faire une idée de l'évolution des dépenses militaires ces dernières, années.

[10] La récente installation en Grèce d'importantes bases navales qui renforcent d'autant le régime des colonels malgré les hauts cris de la bourgeoisie libérale américaine traduit bien cette tendance au renforcement des positions militaires de U.S.A. face à celles de l'U.R.S.S. qui, depuis le conflit du Moyen-Orient a fait son entrée en méditerranée.

 

[11] Voir "Le Monde" du 25-1-72, page 13 : "Pas de retour prochain au plein-emploi en Europe."

[12] Le graphique N° 3 donne une idée particulièrement nette du ralentissement actuel de•1 'économie mondiale.

[13] Voir "Volontarisme et confusion" dans le prochain numéro de R .I.

[14] Il est à noter que la Guerre de 14 éclate avant que la crise de 1915 n’ait pu connaître son plein épanouissement, ce qui autorise certains à dire que cette guerre n'est pas directement liée à une crise économique.-

Questions théoriques: