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Suite de la lettre du F.O.R. parue dans le n° précédent.
..."Mais, parlons de notre divergence sur la nature des événements en Espagne de 1936 (et même avant) à 1937. Il est pour le moins étrange que vous ne considériez pas comme révolutionnaire une insurrection qui aboutit à la suppression de fait de l'État bourgeois laissé sans police et sans armée, donc sans pouvoir, au surgissement de comités-gouvernement et de milices ouvrières un peu partout dans l'Espagne non occupée par les troupes franquistes, une insurrection enfin où le prolétariat s'est montré d'une dynamique telle qu'il n’avait jamais eu auparavant. Par ailleurs, vous affirmez que le prolétariat s 'est fait embrigader dans la "lutte anti-fasciste" ; mais cela n'est vrai qu'après l'écrasement de ses éléments les plus radicalisés après mai 37. Enfin, l’insurrection de mai 37 à Barcelone fut sans nul doute le point culminant, la marque de la conscience prolétarienne la plus radicale de la vague révolutionnaire débutée en 1917 car, pour la première fois (et il faut bien le dire, pour la dernière fois) le prolétariat s'affrontait les armes à la main â la fois au stalinisme et aux démocrates bourgeois. Que le prolétariat, fortement influencé par l'anarchisme, ait permis que l'État bourgeois républicain subsiste (même sans aucun pouvoir), ce qui lui a permis de se ressaisir et de, petit à petit, rassembler et organiser ses forces en vue de réprimer le prolétariat ; qu'il n'ait pas centralisé l’appareil d’État qu’il s’était constitué et qui exerçait sa seule autorité jusqu'à ce que l'État bourgeois se redresse, cela, nous ne le nions pas. Mais il est inutile que nous nous étendions plus longtemps sur ce sujet et passons aux implications qu'entraîne votre position sur la nature des événements espagnols de 1936 à 1937 en relation avec d’autres de vos positions.
Vous parlez de "crise révolutionnaire" pour mai. 68, alors que les événements qui sont advenus à cette époque, même s’il ne manque pas d'intérêt de se pencher sur eux, n'ont rien à voir avec un quelconque renversement de pouvoir. Il semblerait donc que la différence de langage au sujet de la révolution espagnole trouve des racines plus profondes qu'une simple méconnaissance par le CCI de l'histoire. Pour le CCI, le prolétariat est écrasé à partir de 1923, et la course à la guerre est inévitable à partir de 1929. Parler de "révolution espagnole" ne serait-il pas bien gênant car ce serait reconnaître que le prolétariat n'était pas écrasé partout et qu’il y avait encore des possibilités de révolution ? Par contre, si mai 68 fut le théâtre d'une "crise révolutionnaire", n’est-ce pas parce que la "crise" doit, selon les principes du CCI, permettre (grâce à lui en dernière instance) la révolution ? À nos yeux, donc, le CCI, loin de baser ses positions sur la réalité, base la réalité sur ses positions -c'est-à-dire la déforme.
Mais revenons sur le fait que vous affirmez que, au moment où ce que nous appelons la révolution espagnole éclatait, le prolétariat mondial était écrasé et le cours vers la guerre inéluctable, reprenant ainsi les positions de la fraction "Bilan" qui se contentait par conséquent ie se croiser les bras, acte, ou plutôt non-acte, considéré par vous corme éminemment révolutionnaire. Plus de révolution possible puisque le prolétariat mondial était écrasé, dites-vous. Tout d’abord, nous ne pensons pas que le prolétariat était écrasé en 1936, et, en général, nous affirmons que l’écrasement du prolétariat, quand il a lieu à un moment donné, peut très bien n'être que momentané et en aucun cas ne préjuge sur ses capacités de lutte et sur les perspectives de révolution dans la période en cours. D'autre part, l'application de vos positions aboutit â transformer la défense de l'internationalisme prolétarien et le défaitisme révolutionnaire en de simples formalités : lorsqu'une guerre est déclarée, le prolétariat est alors écrasé, sans quoi il pourrait immédiatement se lancer contre la guerre dans la révolution... Or, penser qu'il restera écrasé durant toute la période de guerre en agitant le défaitisme révolutionnaire et la défense de l'internationalisme prolétarien, c'est oublier que ces deux principes ont pour objectif de pousser le prolétariat mondial à la révolution... Mais que faire avec un prolétariat écrasé jusqu’à la fin de la période en cours c'est-à-dire de la guerre ? Ce qu'il faut bien retenir en conclusion de ceci, c 'est que la lutte des révolutionnaires ne doit à aucun moment cesser (comme "Bilan" l'a fait) même si le prolétariat est, dans l'immédiat, écrasé . Aussi, ne voir dans les événements en Espagne qu'un des jalons vers la guerre impérialiste (qui, en effet, se préparait) rendue dans le même temps inéluctable, c’est contredire à toute possibilité réelle de renversement par le prolétariat de quelque situation que ce soit.
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L'appréciation des événements en Espagne entre 36 et 39 constitue incontestablement une divergence majeure entre nos deux organisations. Nous profitons donc de votre lettre pour critiquer ce que nous considérons être une analyse complètement erronée de ces événements : celle qui en fait "le point culminant de la vague révolutionnaire débutée en 17."
Dans votre lettre vous ne "niez pas" que le prolétariat "fortement influencé par l'anarchisme, ait permis que l' État bourgeois subsiste... ce qui lui a permis de se ressaisir...et...de réprimer le prolétariat". Mais au lieu de tirer des enseignements de cette constatation, et de la confronter avec votre autre assertion suivant laquelle "ce prolétariat s'est montré d'une dynamique telle qu'il n'avait jamais eue auparavant", vous coupez court et concluez : "mais il est inutile que nous nous étendions plus longtemps sur ce sujet..." On comprend que vous n'ayez pas envie de vous étendre là-dessus, que vous n'ayez pas envie de comprendre comment un prolétariat que vous dites aussi conscient se soit finalement laissé battre de cette façon : cela risquerait d'être un peu douloureux pour vos bonnes certitudes quant à la haute valeur révolutionnaire des événements d'Espagne. Aussi nous nous "étendrons" un peu, à votre place, sur les enseignements à tirer de ces événements.
Avant cela, nous voudrions vous signaler une petite bourde de votre lettre : vous attribuez une note plus élevée aux ouvriers espagnols de 37 qu'aux ouvriers russes ou allemands de 17 ou de 18 parce que "pour la première fois, le prolétariat s'affrontait les armes à la main à la fois au stalinisme et aux démocrates bourgeois". D'une part, on voit mal comment des ouvriers auraient pu affronter le "stalinisme" en 17 ou 18. D'autre part, les ouvriers russes et allemands, s'ils n'avaient pas en face d'eux une alliance entre démocrates et staliniens (et pour cause!) ont dû, par contre, s'affronter à la sainte-alliance entre démocrates et socialistes qui, à leur époque, constituaient déjà le dernier rempart du capitalisme. C'est justement parce qu'ils ont su déjouer les pièges que leur tendaient les partis de gauche et "ouvriers" (mencheviks, socialistes-révolutionnaires, "troudoviks") que les ouvriers russes ont détruit le gouvernement bourgeois et instauré la dictature du prolétariat. Et c'est justement ce que n'ont pas été capables de faire les ouvriers espagnols. Leur réplique du 19 juillet 36 au putsch fasciste, la rapidité et l'ampleur avec lesquelles ils se sont mobilisés, le courage dont ils ont fait preuve pour attaquer, souvent à main nue, les casernes, sont une manifestation incontestable et remarquable de combativité prolétarienne. Mais si on ne peut pas les dissocier, combativité et conscience ne sont pas rattachées par un lien mécanique : à la haute combativité des ouvriers espagnols, et notamment catalans, correspondait un niveau de conscience finalement assez bas. En effet, il serait illusoire de distinguer un prolétariat d'un côté qui aurait été le "plus conscient" de l'histoire de la lutte de classe et de l'autre le fait qu'il était "fortement influencé par l'anarchisme". Le simple fait que l'anarchisme ait eu une telle influence parmi les ouvriers espagnols et non les conceptions communistes (au sens révolutionnaire s'entend, celui des bolcheviks ou des spartakistes et non évidemment au sens stalinien) est une manifestation de l'arriération politique et idéologique de ces ouvriers : à moins de penser que l'anarchisme représente la plus haute expression de la conscience prolétarienne. Mais, à notre connaissance, telle n'est pas votre analyse, puisque vous considérez justement comme une faiblesse du prolétariat l'influence qu'avait sur lui l'anarchisme.
Effectivement, l'anarchisme, sous sa forme anarcho-syndicaliste, avait une grosse influence sur les ouvriers d'Espagne 36. À ce phénomène, on peut attribuer plusieurs causes :
- le niveau d'arriération économique du pays, où le prolétariat, bien qu'as- sez nombreux, travaillait dans une multitude de petites entreprises, et était resté réceptif aux influences petites-bourgeoises (dont Proudhon avait été le grand théoricien) ;
- le fait, qu'épargné par la première guerre mondiale, le capitalisme espagnol n'avait pas eu l'occasion d'intégrer ouvertement les syndicats dans les rouages étatiques comme ce fut le cas par exemple en France en 14 où la CGT "révolutionnaire" et son chef Jouhaux avaient pratiqué la "présence" dans les cabinets ministériels ;
- le discrédit que le réformisme avait fait peser sur le socialisme et que la dégénérescence de la révolution russe avait fait peser sur le "marxisme autoritaire" coupable, d'après les anarchistes, de tous les maux qui accablèrent cette révolution.
Dans ces conditions originales, uniques en Europe, la crise économique mondiale des années 30 avait provoqué de très fortes réactions de la part des ouvriers espagnols, qui se reconnaissaient de plus en plus dans le langage radical de la CNT et dans son refus de participer aux compromissions coutumières des socialistes ou des staliniens. Mais la dure épreuve des faits allait être fatale à l'anarcho-syndicalisme. Incapable de comprendre que la première étape de la révolution prolétarienne réside dans la destruction de l' État capitaliste et dans l'instauration de la dictature du prolétariat, levier politique pour une transformation progressive des rapports économiques, la CNT, toute occupée à "implanter le communisme libertaire" dans chaque commune et dans chaque entreprise, a résolu la question du pouvoir politique de la façon la plus désastreuse qui fut : non en incitant les ouvriers à prendre ce pouvoir mais en les incitant à apporter leur soutien à l' État bourgeois. Et si on veut établir un rapprochement entre la révolution russe de 1917 et les événements d'Espagne en 36-37, on peut dire que la CNT a occupé, sur la scène politique, une position semblable à celle des mencheviks : soutien critique au gouvernement "démocratique", puis participation à ce gouvernement en vue de lui donner une coloration plus "ouvrière" (entrée des anarchistes à la "Generalitat" de Catalogne le 26 septembre 36, au gouvernement central le 4 novembre comparable à l'entrée des mencheviks au gouvernement provisoire en mai 1917). Et, de fait, les arguments mêmes utilisés par la CNT pour justifier sa participation sont du meilleur cru réformiste et social-démocrate : "La CNT a toujours été, par principe et par conviction, anti-étatiste et ennemie de toute forme de gouvernement. Mais les circonstances ont changé la nature du gouvernement et de l' État espagnols... Le gouvernement a cessé d'être une force d'oppression contre la classe ouvrière de même que l' État n'est plus l'organisme qui divise la société en classes. Tous deux cesseront encore plus d'opprimer le peuple avec l'intervention de la CNT dans leurs organes" ("Solidaridad Obrera“ du 13 novembre 1936).
Si on suit la thèse du FOR, on aboutit donc à la conclusion absurde que tout en se laissant mystifier par l'équivalent des mencheviks, tout en leur conservant sa confiance, tout en étant incapable de faire surgir en son sein un véritable parti révolutionnaire, de s'organiser en conseils ouvriers à l'échelle du pays, de prendre le pouvoir politique, le prolétariat espagnol était plus conscient, est allé plus loin que le prolétariat russe de 17, qui a repoussé les bavardages mencheviks, qui s'est donné le parti le plus avancé de l'histoire du mouvement ouvrier, qui s'est donné une auto-organisation et a pris le pouvoir à l'échelle d'un pays immense. On ne voit vraiment pas comment le FOR lui-même peut croire à ce qu'il avance! Peut-être estime-t-il que ces fameux "comités-gouvernements" étaient une forme d'organisation supérieure aux conseils allemands ou aux soviets russes. C'est là une conception défendue par Andres Nin, dirigeant du POUM[1] :
- "En Russie, il n'y avait pas de tradition démocratique, pas de tradition d'organisation et de lutte dans le prolétariat. Nous avons des syndicats, des partis, des publications, un système de démocratie ouvrière. On comprend l'importance qu'eurent les soviets. Le prolétariat n'avait pas ses organisations propres. Les soviets furent une création spontanée qui en 1905 et en 1917, prirent un caractère totalement politique. Notre prolétariat avait déjà ses syndicats, ses partis, ses organisations propres. C'est pour cela que les soviets n'ont pas surgi parmi nous."
Mais ce qui, pour Nin, constituait une force du prolétariat espagnol était, en réalité, une de ses plus grandes faiblesses. Ces fameux comités, en effet, au lieu d'être l'émanation directe des assemblées générales ouvrières, des organismes élus et révocables par elles, étaient la plupart du temps constitués par des délégués nommés par les différentes organisations se réclamant de la classe ouvrière : les syndicats CNT et UGT, les partis socialiste, stalinien et le POUM. Et il en était ainsi à tous les niveaux, les "comités de base" n'ayant pratiquement aucun contrôle sur les comités du "sommet" comme "le comité central des milices anti-fascistes" de Catalogne ou le "comité exécutif populaire" de Valence. À cet égard, le "conseil de défense" d'Aragon faisait figure d'exception puisque résultant de la fédération des divers comités de villes et de villages eux-mêmes nommés par des assemblées générales. Nous ne prétendons pas qu'une forme différente de ces comités aurait changé radicalement le cours des événements en Espagne. Contrairement aux conseil listes, nous ne sommes pas des fétichistes de la forme, nous ne disons pas que l'organisation des ouvriers en conseils les préservent de toute influence bourgeoise, mais nous affirmons, avec l'Internationale Communiste, que dans la période de décadence du capitalisme ouverte par la première guerre mondiale, ceux-ci constituent l'organisation autonome et générale de la classe ouvrière en période révolutionnaire, la "forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat" (Lénine)
Et ces fameux "comités" constitués sur la base de la lutte contre le fascisme, purent d'autant mieux devenir des auxiliaires du gouvernement de la République, avant de prononcer leur auto-dissolution, qu'ils étaient directement l'émanation d'organisations ouvertement hostiles aux luttes ouvrières ou incapables de leur indiquer une orientation de classe. Le FOR rejette l'idée qu'avant mai 37 le "prolétariat se soit fait embrigader dans la lutte anti-fasciste en dehors donc de son terrain de classe." C'est faux! Parmi tous les exemples qui illustrent le contraire nous ne donnerons, par manque de place, que cette déclaration de Joaquim Ascaso, président du conseil d'Aragon (pourtant le plus "radical" des différents comités) suite à une entrevue avec Largo Caballero le 31 octobre 1936 :
- "L'objet de notre visite a été de présenter nos respects au chef du gouvernement et de l'assurer de notre attachement au gouvernement du peuple. Nous sommes prêts à accepter toutes les lois qu'il promulguera et, de notre côté, nous demanderons au ministre toute l'aide dont nous avons besoin."
De fait, malgré une poussée initiale très forte dans les rangs ouvriers en faveur d'un renversement immédiat des institutions officielles de la bourgeoisie républicaine, ceux-ci ont finalement capitulé devant l'argument "qu'avant de faire la révolution, il fallait d'abord gagner la guerre" ressassé par les leaders anarchistes. Et cela, en l'espace de quelques semaines.
Dans votre lettre, vous comparez les événements de 1936 à ceux de mai 68 : pour vous, les premiers représentent une expression de la lutte de classe bien plus élevée que les seconds (que le CCI ne qualifie pas de "crise révolutionnaire" comme vous le dites). Certes, sur le plan de l'intensité des affrontements, la comparaison est à peine possible, cependant ce que vous ne voyez pas, c'est que ceux de 36 représentaient un ultime soubresaut rapidement dévoyé d'un prolétariat victime d'une contre- révolution chaque jour plus profonde, alors que ceux de 68 constituaient une première manifestation d'une reprise générale après cette terrible contre-révolution. Et c'est justement parce que les ouvriers d'Espagne luttaient dans un environnement international de silence de la lutte de classe, qu'au lieu de compter sur la solidarité internationale de leurs frères de classe et de faire appel à elle, ils se sont rendus aux arguments des larbins de la bourgeoisie comme Garcia Olives, lequel déclarait :
- "La bourgeoisie internationale refusait de nous fournir les armes dont nous avions besoin... Nous devions donner l'impression que les maîtres étaient non les comités révolutionnaires, mais le gouvernement légal : faute de quoi, nous n'aurions rien du tout. Nous avons dû nous plier aux inexorables circonstances du moment, c'est à dire accepter la collaboration gouvernementale."
C'est bien pour cela que nous considérons que ce qui ressort essentiellement des événements d'Espagne 36, ce n'est pas un quelconque aspect révolutionnaire des luttes de classe qui s'y sont menées, mais bien la façon dont ces luttes ont été dévoyées dans le soutien d'un camp de la bourgeoisie contre un autre, d'un camp impérialiste contre un autre.
[1] Parti Ouvrier d'Unification Marxiste, petit parti surtout influent en Catalogne qu'on peut situer à l'extrême-gauche de la social-démocratie puisqu'il collaborait avec "l'Indépendant Labour Party" et le PSOP de Marceau Pivert au sein du "Bureau de Londres".