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Dans la dernière partie de cette série, nous poursuivons notre historique sur la lutte de classe en France depuis les grandes vagues de luttes qui ont suivi les événements de Mai 1968. Nous verrons ainsi que toutes les caractéristiques combatives des luttes en France vont de nouveau se manifester. Nous reviendrons sur la progression de ces combats successifs pour en tirer les leçons essentielles et nous finirons en évoquant les difficultés croissantes liées à la phase de décomposition qui va suivre, dès la chute du mur de Berlin et l’éclatement de l’URSS. Nous finirons en concluant sur les défis posés par la pandémie de Covid-19.
Avec Mai 1968 en France, le « Mai rampant » de 1969 en Italie, les combats ouvriers de l’hiver 1970 en Pologne et toute une série de luttes ouvrières en Europe et sur d’autres continents : c’en était fini de la contre-révolution.
Les vagues de luttes de 1968 à l’effondrement du bloc de l’Est
Ce réveil prolétarien s’est par la suite traduit par toute une accumulation d’expériences au cours de vagues de luttes internationales qui se poursuivront jusqu’à l’effondrement du bloc de l’Est. Le prolétariat en France fut alors bien souvent en première ligne d’expériences très combatives, comme lors des grèves dans le secteur de la sidérurgie à Longwy et Denain en 1979. Il fut capable au cours des années 1980 de montrer bien souvent le chemin par des tentatives audacieuses de prise en main et d’extension de la lutte, malgré l’obstacle syndical (1) et l’entretien, par les organisations d’extrême gauche, des mystifications syndicales avec, par exemple, les politiques d’entrisme, le sabotage des luttes par l’étouffement et l’enfermement des ouvriers sur leur lieu de travail, dans les assemblées générales comme au sein même des syndicats. La classe ouvrière fût confrontée à toutes sortes de manœuvres, aux pièges les plus sophistiqués de l’encadrement syndical ou gauchiste, comme le piège de « l’autogestion » mis en avant par la CFDT et les trotskystes de la LCR, en particulier avec l’expérience de Lip en 1973 qui s’est avérée un véritable fiasco, au nom de « la défense de l’outil de travail » et entretenant l’illusion de pouvoir « sauver leur entreprise », c’est-à-dire l’autogestion de leur propre exploitation.
Le « syndicalisme de base » fût aussi une arme redoutable de la bourgeoisie pour saboter les luttes ouvrières, par exemple lors de la grève des cheminots en 1986, jouant sur le corporatisme pour isoler la lutte, à travers des « coordinations » créées à l’initiative d’organisations gauchistes. Ce fut également le cas au moment de la lutte des infirmières en 1988, avec les mêmes « coordinations » exploitant la méfiance vis-à-vis des syndicats officiels pour mener la résistance ouvrière dans une impasse. (2)
Sur le plan politique, le prolétariat devait surtout faire face à l’idéologie gauchiste, notamment la propagande des maoïstes et des trotskystes jouant le rôle de « rabatteurs » vers des institutions bourgeoises, pourtant de plus en plus rejetées, et des « partis de gouvernement », comme lorsque LO appelait, en 1974 et en 1981, à voter pour Mitterrand. Ce sale travail des gauchistes se manifesta notamment par les tentatives de recrédibiliser le jeu électoral, par la propagande démocratique en défense de l’État bourgeois. Plus ou moins ouvertement, ils se feront toujours les ardents défenseurs de « l’État providence », c’est-à-dire d’une imposture destinée à faire accepter l’ordre capitaliste.
Une telle présence des gauchistes en France, si on la compare à d’autres pays d’Europe occidentale, témoigne de tous les efforts de la bourgeoisie pour essayer de contrer, d’enrayer la lutte de classe et notamment de couper les ouvriers du véritable milieu politique prolétarien.
L’émergence de ce milieu fut d’ailleurs le produit du retour du prolétariat sur la scène de l’histoire et de la fin de la contre-révolution puisque la fin des années 1960 et les années 1970 furent marquées par le surgissement et le développement en de nombreux endroits du monde de groupes se rattachant, souvent de façon confuse, à la tradition et aux positions de la Gauche communiste. Le CCI s’est d’ailleurs constitué en 1975 comme regroupement d’un certain nombre de ces formations que la reprise historique du prolétariat avait fait surgir, (3) et particulièrement en France sous la poussée de la lutte massive de Mai 68. Un tel regroupement avait porté ses fruits grâce à un travail méthodique hérité de la Fraction italienne, de la Gauche communiste de France ainsi qu’au développement de la lutte de classe. (4) Ceci allait notamment permettre au Courant de surgir d’emblée sur la base d’une véritable centralisation à l’échelle internationale. En tant qu’organisation révolutionnaire, le CCI allait donc défendre le programme communiste et ainsi participer au développement de la prise de conscience au sein de la classe ouvrière. En particulier, il participait activement aux combats de la classe ouvrière comme notre presse territoriale en a rendu compte régulièrement au cours de cette période. Malgré ses faibles forces, notre organisation était présente dans les différentes luttes. Non seulement elle y a diffusé sa presse et des tracts, mais elle a participé directement, chaque fois que c’était possible, aux assemblées ouvrières pour y défendre la nécessité de l’extension des luttes et de leur prise en main par les ouvriers en dehors des différentes formes de syndicalisme, syndicalisme « officiel » ou syndicalisme « de base ».
Durant les années 1980, c’est sur deux fronts que le CCI engageait le combat :
– la lutte contre le sectarisme des autres groupes se réclamant de la Gauche communiste. L’échec des Conférences de la Gauche communiste, l’implosion du PCI bordiguiste, le courant de la Gauche communiste le plus important des années 1970 en France, sont le produit de l’incapacité de l’avant-garde du prolétariat à s’ouvrir afin de mener un véritable débat en son sein.
– L’émergence du parasitisme pour isoler le CCI du milieu politique prolétarien et vis-à-vis des éléments en recherche des positions révolutionnaires. Le but du parasitisme étant clairement de détruire l’organisation héritière des traditions du mouvement ouvrier et, en particulier, de tout le legs de la Gauche communiste. La France est l’épicentre de cette attaque parasitaire.
Depuis 1968, le prolétariat en France est, probablement avec le prolétariat en Italie et en Grande-Bretagne, un des plus expérimentés au monde, celui qui a poussé le plus loin les expériences lors des trois grandes vagues de luttes internationales qui se sont achevées à l’aube des années 1990 : l’expérience de prise en main des luttes face à l’obstacle syndical, la confrontation la plus poussée face aux idéologies les plus radicales du gauchisme et du syndicalisme, font bien du prolétariat en France une fraction à la pointe de la lutte et une des plus réactives et conscientes aujourd’hui. Dans les années 1970 et 1980, après chaque vague de luttes internationales successives, le prolétariat en France commençait à tirer plus profondément des leçons de son expérience, parvenait à mieux combattre l’encadrement syndical, même s’il se heurtait encore fortement aux pièges de ces ennemis de classe. Ce n’est pas un hasard si ce sont surtout les syndicats français qui sont venus à la rescousse pour porter main forte au syndicat polonais Solidarnosc afin d’éteindre l’incendie de la grève de masse en Pologne en 1980.
Si, lors de la reprise des luttes en 1983, lançant une troisième vague commencée en Belgique, le prolétariat à fini par marquer le pas également en France, se concrétisant vers la fin des années 1980 par une sorte de « piétinement des luttes », c’était le résultat d’une faiblesse avant tout de la conscience du prolétariat international, notamment celles du milieu politique prolétarien qui avait été profondément marqué par le poids de la rupture avec les organisations politiques du prolétariat avant 1968 et par ses difficultés à prendre en charge un travail de réappropriation critique des expériences du passé. C’est ce facteur important qui, couplé à la difficulté de dégager une perspective clairement révolutionnaire dans les luttes par les ouvriers, allait fragiliser les prolétaires confrontés aux premiers effets délétères de la phase de décomposition du capitalisme.
La lutte du prolétariat dans la phase de décomposition du capitalisme
Après l’effondrement du bloc de l’Est à la fin des années 1980, produit spectaculaire de la nouvelle phase de la décadence dans laquelle le capitalisme venait d’entrer, sa décomposition, une immense propagande s’est partout déchaînée assimilant frauduleusement « stalinisme » et « communisme », proclamant « la fin du communisme », la « faillite du marxisme » et la « disparition de la classe ouvrière ». Cela allait saper durablement la confiance du prolétariat en sa force collective et occasionner un profond recul de la combativité et surtout de la conscience, jusqu’à lui faire perdre de vue la reconnaissance de sa propre existence comme classe. Depuis une trentaine d’années, semblant donner raison à tous ces discours intensifs et nauséabonds, le prolétariat, très affaibli, est resté confronté à de très nombreux obstacles, tant sur les lieux de travail en pleine mutation que face à la propagande idéologique incessante de la classe dominante.
Afin de faire oublier le sale travail des syndicats durant les décennies précédentes, la bourgeoisie toujours à l’offensive, devait orchestrer une manœuvre d’ampleur en 1995 dans le cadre des attaques du plan Juppé, avec pour pivot les cheminots, afin de recrédibiliser les syndicats, semant même l’illusion d’une prétendue « victoire ». (5)
Face à l’aggravation de la crise économique et face au risque de nouvelles poussées de combativité du prolétariat, la bourgeoisie devait en effet prendre les devants : « Décidée à anticiper la remontée générale de la combativité dans la classe ouvrière, la bourgeoisie a poussé le plus possible d’ouvriers dans un combat prématuré alors qu’ils n’avaient, dans la plupart des secteurs, pas encore la force ni la détermination pour engager massivement la lutte. Grâce à la réelle provocation que constituait le plan Juppé pour certains secteurs, les syndicats lancèrent d’abord ceux-ci dans la lutte. Forts de leur nouvelle image au sein de la classe ouvrière, ils parvinrent à entraîner derrière ces secteurs des centaines de milliers d’ouvriers de la Fonction publique, tout en gardant un contrôle étroit et total sur la lutte, du début à la fin, sans qu’ils aient eu à craindre le moindre débordement ». (6) En fait, l’essentiel des attaques du gouvernement de l’époque est passé. Non seulement le gouvernement Juppé a pu mettre en place sa réforme de la sécurité sociale, mais la classe ouvrière fragilisée face aux attaques de la bourgeoisie a dû subir par la suite de nombreux autres coups (licenciements massifs, précarisation…), sans pouvoir véritablement riposter.
Le poids de ces faiblesses se retrouvait ainsi accru huit ans plus tard, lors des grèves et manifestations de 2003. Prévoyant d’attaquer les retraites et de programmer de nouvelles suppressions de postes dans l’enseignement, afin de « dégraisser le mammouth » (dixit Claude Allègre, ancien ministre « socialiste » de l’Éducation nationale), le gouvernement et les syndicats se sont partagés le travail de manière à relayer au second plan les revendications les plus unificatrices, comme la question des retraites, pour focaliser l’attention et la colère des enseignants sur des « intérêts » purement corporatistes (la question de la décentralisation) permettant d’isoler fortement, là encore, le secteur public du reste de la classe, notamment les enseignants et d’induire, finalement, l’idée perverse que « la lutte ne paie pas ».
Si en 2006 la jeunesse reprenait le flambeau avec les méthodes de lutte du prolétariat contre le Contrat première embauche (CPE), par l’expression de la solidarité en direction des travailleurs qui se sont également mobilisés pour soutenir leurs enfants, par les assemblées générales souveraines ouvertes à tous, obligeant même le gouvernement Villepin à reculer, le mouvement ne parvenait pas à s’identifier comme expression d’une classe, à retrouver son identité de classe. (7) Même s’il permettait de souligner fortement les capacités du prolétariat à lutter dans un contexte de décomposition, s’il montrait le potentiel marqué par la résistance des futurs prolétaires face au monde du travail et à l’exploitation capitaliste, cela présentait une faiblesse qui sera exploitée par la suite, en particulier lors du mouvement contre la réforme des retraites en 2010, où la bourgeoisie et ses syndicats ont su œuvrer de nouveau pour dénaturer et faire oublier les leçons de 2006.
Déjà au moment du CPE, le leader de la CGT, à l’époque Bernard Thibault, affirmait pernicieusement et habilement (lors de l’émission radio du Grand jury RTL le 26 mars) que « les salariés n’ont pas les mêmes méthodes de lutte que les étudiants » ! En 2010, exploitant les difficultés en mettant des bâtons dans les roues du prolétariat, comme ce fut le cas lors des manifestations promenades à répétition, totalement stériles, chacun derrière « son syndicat » et « sa corporation », les syndicats enfonçaient le clou pour faire passer les nouvelles attaques sur les retraites et surtout affaiblir davantage la conscience ouvrière :
– par la pratique classique du saucissonnage de la lutte, la dépossession des ouvriers de toute initiative lors des rares assemblées générales ;
– la fausse solidarité derrière la mystification de « l’intersyndicale » comme simulacre d’unité (en réalité l’unité des diviseurs) ;
– par les actions faussement radicales comme les « grèves reconductibles » et le jusqu’auboutisme, chacun isolé dans son coin, méthode préconisée par exemple par le syndicat Sud/Solidaires afin d’épuiser la combativité et démoraliser les ouvriers en les coupant des autres secteurs ;
– par les « blocages », enfermant les ouvriers sur eux-mêmes en les laissant « mijoter dans leur jus », comme cela s’est produit dans les raffineries de pétrole sous la houlette de la CGT.
Si les journées des 7 et 23 septembre 2010 avaient pu réunir jusqu’à 3 millions de personnes, l’impression était finalement que la bourgeoisie, « quoi qu’on fasse », reste toujours droite dans ses bottes !
Doutant fortement de lui-même, oubliant sa propre expérience historique et ses grandes luttes, le prolétariat en est venu à perdre d’autant confiance sans retrouver sa propre identité de classe. Dans ce contexte difficile, la poussée des populismes au niveau international ne pouvait que s’exprimer et qu’obscurcir encore un peu plus l’horizon politique ces dernières années. Parmi les effets négatifs engendrant une plus grande confusion, le mouvement des « gilets jaunes » n’a pas été des moindres, véhiculant toutes sortes d’idéologies petite-bourgeoises mêlées à de rares slogans ouvriers noyés et très confus, alimentant un puissant courant de conservatisme : allant d’un démocratisme contestataire aux accents d’un nationalisme teinté parfois de xénophobie.
Cependant, au-delà de ces évolutions pesantes, la plus grande partie du prolétariat, même affaiblie, est restée en marge de la lutte interclassiste des « gilets jaunes ». Ce dernier garde toujours bien présent son potentiel de lutte comme seul fossoyeur du capitalisme. La réaction très combative du prolétariat en France lors de la réforme des retraites pendant l’hiver 2019 et au début 2020, de même que la gréve générale en Finlande, les luttes ouvrières aux États-Unis, en Espagne et ailleurs qui ont suivies, témoignent d’une force de résilience et de la réalité du fait que la lutte de classe n’est pas enterrée. Même si la période liée à la pandémie de Covid augmente les difficultés pour la classe ouvrière sur tous les plans, social, économique, politique et sanitaire, la lutte de classe, du fait des attaques inévitables qui vont suivre, ne pourra que pousser tôt ou tard à des luttes.
Toute l’expérience des combats du prolétariat en France, même si cela a été en grande partie oublié, fait partie de la mémoire ouvrière internationale. Les révolutionnaires, en tant que combattants, se devront de la rappeler. C’est une de leurs responsabilités essentielles de raviver ces leçons et toutes ces expériences face aux défis posés depuis la pandémie. Les révolutionnaires devront être attentifs aux expressions de colère, aux moindres luttes, en participant à favoriser l’effort de réflexion et de conscience qui, même s’il est encore très fragile, minoritaire et embryonnaire, se développe néanmoins au sein de notre classe au niveau international. Si le CCI a compris son rôle qui s’apparente à celui d’une fraction au sein de la classe ouvrière, ce n’est pas le cas pour les autres groupes de la Gauche Communiste, empêtrés dans leur opportunisme viscéral, incapables de comprendre le grand tournant du capitalisme vers la décomposition tels que les différents PCI bordiguistes qui, même très affaiblis, continuent néanmoins à avoir une influence sur un milieu politisé. Cette faiblesse du milieu politique prolétarien laisse un boulevard à la propagande mensongère du parasitisme qui trouve dans le marais anarchisant, hostile à toute forme d’organisation prolétarienne et théorisant la fin du prolétariat comme sujet révolutionnaire, le terreau idéal pour déverser ses calomnies contre le CCI. Cela constitue un handicap supplémentaire auquel est confrontée l’avant-garde du prolétariat au niveau international et plus particulièrement en France qui concentre le plus grand nombre de groupes parasites. Pour le CCI, ce combat est vital car il s’agit de détruire ce cordon sanitaire qui l’entoure afin de pouvoir intégrer les nouvelles forces militantes qui poursuivront le travail entrepris par la génération fondatrice de notre Courant.
Aujourd’hui comme hier, le prolétariat en France constitue une sorte de baromètre permettant d’aider à cerner le rapport de forces international entre les classes. Dans Où va la France ? Trotsky le constatait déjà en 1936 : « Le prolétariat français n’est pas un novice. Il a derrière lui le plus grand nombre de batailles de l’Histoire ».
WH, août 2021
1) On peut citer, par exemple, dans les années 1980, la tentative de prise en main et d’extension de la lutte entre les ouvriers de Chausson (constructeur de camions) et de la SNECMA (moteurs d’avions), ou l’expérience plus tardive des AG souveraines au moment de la lutte contre le CPE en 2006.
2) Cf. notre brochure : Octobre 1988 : Bilan de la lutte des infirmières.
3) Cf. « Construction de l’organisation révolutionnaire : les 20 ans du CCI », Revue internationale n° 80 (1995).
4) Différents groupes politiques se sont clarifiés et toute une évolution des débats permettait la création en France de Révolution internationale en 1972, puis en 1975, la création du CCI. Deux des trois conférences internationales de la Gauche communiste, dans les années 1980, se sont tenues à Paris.
5) Cf. notre brochure : Luttes de décembre 1995 dans la Fonction publique en France : victoire pour les syndicats ; défaite pour la classe ouvrière.
6) Idem.
7) Voir nos « Thèses sur le mouvement des étudiants du printemps 2006 en France », Revue internationale n° 125 (2e trimestre 2006).