Les caractéristiques historiques de la lutte des classes en France - Partie 3

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Cette troisième partie de notre série sera consacrée à la longue résilience du prolétariat en France, longtemps marqué par le traumatisme provoqué par l’écrasement de la Commune de Paris. Affaibli et divisé pendant plusieurs décennies, trahi et enrôlé plus tard dans « l’union sacrée », le prolétariat cherchera à relever la tête. Ce sera le cas progressivement durant la Première Guerre mondiale et surtout lors de la vague révolutionnaire des années 1920. Après une sombre période qui a suivi la défaite de la révolution mondiale, la classe ouvrière en France ne reprendra véritablement le chemin des luttes qu’en Mai 68, cette fois encore, pour se placer aux avant-postes du réveil de la classe ouvrière mondiale.

Après avoir été embrigadés dans la guerre, confrontés à la trahison du parti socialiste, de ses dirigeants et des syndicats ralliés à « l’union sacrée », les ouvriers en France, exposés à l’horreur, aux souffrances et aux privations, accueillaient avec enthousiasme et espoir la révolution prolétarienne éclatant en Russie en octobre 1917 et se répercutant par la suite à l’échelle internationale. Au niveau politique, malgré de grandes faiblesses, la scission du Congrès de Tours concrétisait d’ailleurs ces efforts du combat ouvrier en France.

Le prolétariat en France face à la vague révolutionnaire

Durant la guerre, les conflits sociaux à l’arrière s’étaient multipliés, comme dans d’autres pays, surtout à partir de l’année 1916. Cette année-là, par exemple, les ouvrières des aiguilles de l’habillement et de l’armement étaient en grève. En juillet, les grévistes de l’usine de Dion à Puteaux s’étaient arrêtés plusieurs semaines. En mai et juin 1917, les « midinettes » parisiennes du textile et les « munitionnettes » combattaient pour des augmentations des salaires (133 000 grévistes dont 80 % de femmes). (1) Sur le front, 30 000 à 40 000 soldats se livraient à des actes collectifs de refus d’obéissance. Les gréves touchèrent aussi les houillères de Moselle en novembre 1918, au moment même où les ouvriers et marins de Kiel se soulevaient en Allemagne. Malgré une période de terreur, de guerre et de censure, (2) la bourgeoisie était obligée de satisfaire rapidement les revendications pour les besoins prioritaires du front, mais aussi et surtout pour tenter de conjurer sa peur de la « contagion bolchevique ».

Si la situation du prolétariat mondial offrait toutes ses potentialités dès l’assaut révolutionnaire de l’Octobre rouge, (3) si l’effervescence révolutionnaire en Allemagne fin 1918 avait forcé les belligérants à signer l’armistice de manière précipitée, les difficultés et les obstacles n’allaient pas pour autant disparaître pour les ouvriers en France. En effet, dès l’armistice, une propagande massive et le déchaînement de l’hystérie chauvine cultivés sur le thème de la « victoire » accentuaient les divisions au sein du prolétariat. À l’opposition entre les idéologies nationalistes distillées entre pays vainqueurs et pays vaincus, s’ajoutait la terrible nouvelle de l’écrasement du soulèvement révolutionnaire de Berlin en janvier 1919 et la réaction des armées blanches. La colonne vertébrale du prolétariat international était désormais brisée et la Russie rouge allait être isolée, encerclée plus fortement par les troupes de l’Entente. Cela, même si la création de l’Internationale communiste (IC) en mars 1919 suscitait encore un vif espoir pour une nouvelle poussée de la révolution. Ce contexte, marquant surtout les faiblesses subjectives et les difficultés du prolétariat mondial face à l’action contre-révolutionnaire de la bourgeoisie, allait accentuer le reflux de la vague révolutionnaire qui devait provoquer par la suite la dégénérescence de la révolution.

Malgré tous ces obstacles, poussé par la dynamique de la vague révolutionnaire, surtout juste après la guerre, le prolétariat en France exprima une forte combativité, notamment lors des grandes grèves de 1919 et 1920 mais ne fut jamais en mesure de prendre le pouvoir aux dépens de la bourgeoisie française. Cette expérience cuisante, devait montrer que les syndicats, et notamment la CGT, assumaient bien un nouveau rôle depuis « l’union sacrée », celui de serviteur de l’État aux visées ouvertement anti-ouvrières. En avril 1919, Clemenceau pouvait déjà s’appuyer sur ces derniers, craignant une grève généralisée. Il allait d’ailleurs accorder la journée de huit heures afin de désamorcer la colère ouvrière, pour tenter de calmer la grogne à titre préventif. (4) En juin, les grèves des métallos, du métro et des transports en région parisienne, comme celle des fonctionnaires, restaient ainsi encadrées par les syndicats, même si elles menaçaient de se politiser. La question de la révolution était bien sur toutes les lèvres et dans les esprits.

En février et mars 1920, la menace se précisait avec la grève très dure des cheminots qui avait démarré à Périgueux avant de s’étendre aux autres compagnies et réseaux, puis à d’autres corporations, notamment aux mineurs du Nord. En mai, marquant le pas du fait de l’enfermement corporatiste soigneusement orchestré par l’action syndicale. Cette grève sera fortement réprimée, sans aucun scrupule, par le gouvernement du « socialiste » Millerand : emprisonnements, révocation de 10 % des cheminots grévistes, soit 18 000 prolétaires ! Le mouvement et les risques d’extension et d’unification pourront alors être contenus et enrayés par le sabotage des grandes fédérations syndicales, notamment grâce à leur tactique dite de « grèves par vagues ». Ces vagues successives ont permis un saucissonnage et un enfermement sectoriel et corporatiste des grèves, étalées dans l’espace et dans le temps, laissant « échapper la vapeur » en jouant sur des dynamiques à contretemps qui ne pouvaient qu’émietter la lutte et la mener à la défaite. Censée officiellement terrasser la bourgeoisie par des « vagues d’assaut », la politique syndicale isolait en réalité paquets par paquets les ouvriers en les épuisant et en les démoralisant, les divisant de manière délibérée : la CGT a d’abord, déclenché une première « vague » avec les marins, les dockers et les mineurs lancés, le 26 avril, seuls au combat. Puis, le 7 mai, une deuxième « vague » avec les ouvriers du bâtiment et les métallos. Ensuite, le 11 juin, une troisième est menée par des travailleurs du gaz et de l’électricité. Plus tard, les ouvriers agricoles… La CGT pouvait ainsi appeler en toute sécurité à la reprise du travail dès le 22 mai ! Cela, même si elle devait le payer immédiatement par un certain discrédit et une fonte brutale de ses effectifs. Une scission syndicale se produira même l’année suivante.

C’est dans ce contexte difficile que le Congrès de la SFIO se tint en décembre 1920 à Tours (ce lieu fut choisi suite à la forte combativité des cheminots du nœud ferroviaire de Saint-Pierre-des-Corps). (5) Lénine, au nom de l’Internationale communiste, adressera « à tous les membres du Parti Socialiste français, à tous les prolétaires conscients de France » un message optimiste et combatif, imprégné des difficultés importantes qui se présentaient à la classe ouvrière : « La France bourgeoise est devenue le rempart de la réaction mondiale. Le capital français s’est chargé de remplir, aux yeux de l’univers entier, le rôle de gendarme international […]. La révolution mondiale en marche n’a pas de pire ennemi que le gouvernement des capitalistes français. Cela impose aux ouvriers français et à leur parti un devoir particulièrement important. L’histoire a voulu que vous, prolétaires français, fussiez chargés de la mission la plus difficile mais aussi la plus noble, celle de repousser les attaques de la plus enragée, de la plus réactionnaire des bourgeoisies du monde ». (6)

Malgré la longue présence des idées communistes en France et les résistances courageuses du prolétariat, les faiblesses théoriques de la gauche de la SFIO avaient favorisé la dispersion, un fort développement de l’opportunisme marqué par le réformisme, un poids des illusions démocratiques et républicaines conduisant à « l’union sacrée ». La scission au Congrès de Tours donnant naissance au PCF (SFIC) ne fut en réalité qu’une sorte de « compromis » sanctionnant l’échec des luttes, que l’IC encouragea par défaut, commettant en cela une lourde erreur. (7)

Quelques années plus tard en 1924, avec la « bolchevisation », c’est-à-dire la pression opportuniste de l’IC et du parti bolchevik sur le PCF, la résistance ouvrière s’est avérée extrêmement faible. Elle était d’ailleurs quasiment compromise au moment où le prolétariat mondial s’engouffrait dans la nuit de la contre-révolution stalinienne. (8)

La contre-révolution stalinienne et la difficile lutte contre la dispersion

Incapable de mener un combat résolu contre le développement de l’opportunisme, suivant dans le meilleur des cas les positions de l’IC, le nouveau Parti communiste en France s’avérera incapable de sécréter une aile de gauche conséquente, plus précisément une fraction sérieuse capable de lutter contre sa dégénérescence et celle de l’IC. (9) Son activisme, en pleine contre-révolution, face à la moindre grève, et son alignement stalinien en feront rapidement un des bourreaux les plus actifs du prolétariat. La dispersion très forte de petits groupes et la présence opportuniste de l’Opposition internationale trotskiste ne permettra pas de construire, malgré plusieurs tentatives et initiatives dans les années 1930, une unité et une force politique conséquente. Le travail de loin le plus sérieux d’analyse de la situation mondiale de l’entre-deux guerre, dans la continuité critique du travail de l’IC (avant qu’elle ne sombre dans le stalinisme), ne sera assuré que par une toute petite minorité, celle de la fraction de gauche du PC d’Italie qui, en exil, décida de publier en 1933 la revue Bilan. Le prolétariat, qui avait été tétanisé par la propagande vantant la « victoire » était désormais plongé dans les conditions terribles de la chape de plomb stalinienne. S’il allait tout de même être capable de se mobiliser en pleine période de contre-révolution, ce ne fut que dans le contexte d’un encadrement total sous le joug des forces de gauche de la bourgeoisie.

Ainsi, en mai et juin 1936, des tréfonds de son expérience et de son instinct de lutte, allait bien surgir une grande colère et une mobilisation massive du prolétariat en France. Mais la réalité de la défaite internationale du prolétariat permit à la bourgeoisie d’enfermer les ouvriers dans les usines et de les embrigader idéologiquement dans la guerre, les immenses manifestations ouvrières se plaçant directement sous le signe du drapeau tricolore avec le chant de La Marseillaise. Avec la propagande omniprésente de « l’antifascisme », le prolétariat devait céder ainsi aux mythes et aux sirènes démocratiques du Front populaire, ce qui le livra pieds et poings liés pour la seconde boucherie mondiale. Cette expérience terrible montrait la puissance du piège démocratique, mais aussi la nécessité pour la bourgeoisie de peaufiner sa propagande d’encadrement idéologique anti-ouvrière.

Seules d’infimes minorités, notamment au moment de la guerre d’Espagne en 1937 résisteront sur un terrain de classe et des militants comme Marc Chirik (10) rejoindront la Gauche italienne en défendant la bannière de l’internationalisme prolétarien. Ce camarade jouera un rôle essentiel pour préparer le futur, transmettre la méthode et le patrimoine organisationnel de la Fraction, permettant de renouer avec la tradition marxiste et d’assurer la continuité politique. C’est sous son initiative que se formera en 1942 le Noyau français de la Gauche communiste durant la guerre qui deviendra en 1944 la Fraction française de la Gauche communiste, puis finalement la Gauche communiste de France, publiant L’Étincelle et Internationalisme. Lors de l’orgie d’hystérie chauvine à la « Libération », ces camarades n’hésiteront pas à intervenir par tract et par voie de presse pour dénoncer le patriotisme, défendant de manière rigoureuse, là encore, le principe de l’internationalisme prolétarien.

Quelques années plus tard, en 1947, encore au pic de la contre-révolution, la classe ouvrière en France se montra capable de résister, notamment durant la grève chez Renault avec l’extension aux mines de charbon et dans d’autres secteurs, grèves suivies un an après d’une terrible répression par les CRS et l’armée. (11) À cette époque, les camarades d’Internationalisme intervenaient à contre courant de l’encadrement syndical et de la pression stalinienne dans ces grèves, vendant la presse, diffusant des tracts. Malgré les ténèbres dans laquelle la période l’avait plongée, la résistance ouvrière s’exprimait encore malgré tout. En 1953, la grève de tout le secteur public entraînait deux millions de grévistes dans la rue. Celle de Saint-Nazaire en 1955, où une émeute éclata, saccageant les locaux patronaux et syndicaux, suivi de nombreuses luttes dans les chantiers navals de plusieurs villes, montrait la réalité de fortes poussées de combativité. Mais le prolétariat n’allait enfin pouvoir sortir de la contre-révolution stalinienne et se propulser aux avant-postes du prolétariat international qu’avec le puissant élan de Mai 1968. (12)

Dans le prochain et dernier article de cette série, nous aborderons les luttes qui se sont développées après Mai 68 jusqu’à l’effondrement du bloc de l’Est qui a initié une période de recul de la conscience pour terminer sur la situation qui s’est ouverte par la pandémie de la Covid-19.

WH, août 2021

 

1) Les « midinettes » étaient appelées ainsi, car elles prenaient leur déjeuner, à midi, sur le pouce.

2) Le quotidien internationaliste Naché slovo (Notre parole), publié en russe à Paris depuis 1914 est interdit en 1916. Trotsky est expulsé de France le 31 octobre de l’année. Les internationalistes, très minoritaires, comme Rosmer ou Monatte, ont été constamment inquiétés.

3) Les fraternisations inquiétaient fortement la bourgeoisie. En France, des soldats russes devenus indisciplinés, censés venir en renfort, mais considérés comme de « fortes têtes » ont été internés dans un camp à la Courtine et sévèrement réprimés au cours de l’année 1917.

4) En 1891 à Fourmies (Nord), l’armée ouvrait le feu sur une manifestation d’ouvriers revendiquant les huit heures. Neuf d’entre eux tombaient sous les balles.

5) « Il y a 100 ans, le congrès de Tours, un anniversaire dévoyé ! », Révolution internationale n° 486 (janv.-fév. 2021).

6) Gérard Walter, Lénine (1971).

7) « La boutade de Lénine [adressée] à Trotsky qu’il “fallait nécessairement employer des planches pourries (Cachin) pour arriver aux militants sains de la classe ouvrière” cache les erreurs colossales qui furent commises et qui, toutes, se résument dans ce fait : la croyance que l’on pouvait, grâce à la victoire en Russie, suivre un autre chemin en France pour former un parti que celui suivi par les bolcheviques… ». Extrait de la Résolution « Pour une Fraction française de la Gauche communiste », publiée dans la revue Octobre n° 4 (1938) et reprise dans notre brochure sur La Gauche communiste de France.

8) En 1928, Staline faisait adopter par l’IC la doctrine du « socialisme dans un seul pays » qui est la négation même des principes internationalistes du marxisme.

10) « Il y a trente ans disparaissait notre camarade Marc Chirik », disponible sur le site internet du CCI (mars 2021).

12) Voir notre brochure : Mai 68 et la perspective révolutionnaire.

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