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« Friedrich Engels s'est éteint à Londres le 5 août 1895. Après son ami Karl Marx (mort en 1883), [...] Marx et Engels ont été les premiers à montrer que la classe ouvrière et ses revendications sont un produit nécessaire du régime économique actuel qui crée et organise inéluctablement le prolétariat en même temps que la bourgeoisie ; ils ont montré que ce ne sont pas les tentatives bien intentionnées d'hommes au coeur généreux qui délivreront l'humanité des maux qui l'accablent aujourd'hui, mais la lutte de classe du prolétariat organisé. Marx et Engels ont été les premiers à expliquer, dans leurs oeuvres scientifiques, que le socialisme n'est pas une chimère, mais le but final et le résultat nécessaire du développement des forces productives de la société actuelle. »
C'est par ces lignes que Lénine commençait, un mois après le décès du compagnon de Marx, une courte biographie d'un des meilleurs militants du combat communiste.
Un combattant exemplaire du prolétariat
Engels, né à Barmen en 1820 dans la province rhénane de la Prusse, fut en effet un exemple de militant dévoué toute sa vie au combat de la classe ouvrière. Issu d'une famille d'industriels il aurait pu vivre richement et confortablement sans se soucier du combat politique. Or, comme Marx et beaucoup de jeunes étudiants révoltés par la misère du monde dans lequel ils vivaient, il va très jeune acquérir une maturité politique exceptionnelle au contact de la lutte des ouvriers en Angleterre, en France puis en Allemagne. Il était inévitable que dans la période historique où le prolétariat se constituait en classe, développait son combat politique il attirât un certain nombre d'éléments intellectuels dans ses rangs.
Engels fut toujours modeste sur sa trajectoire individuelle, ne manquant jamais de saluer l'apport considérable de son ami Marx. Cependant, à peine âgé de 25 ans, il agit en précurseur. Il est témoin en Angleterre de la marche catastrophique de l'industrialisation et du paupérisme. Il perçoit les promesses, en même temps que les faiblesses, du mouvement ouvrier dans ses balbutiements (le Chartisme). Il prend conscience que « l'énigme de l'histoire » réside dans ce prolétariat méprisé et méconnu, il fréquente les meetings ouvriers à Manchester où il voit les prolétaires s'attaquer franchement au christianisme et prétendre s'occuper de leur avenir.
En 1844, Engels écrit un article, Contribution à la critique de l'économie politique, pour les Annales franco-allemandes, revue publiée en commun à Paris par Arnold Ruge, un jeune démocrate, et par Marx qui, à ce moment-là, se situe encore sur le terrain de la lutte pour la conquête de la démocratie contre l'absolutisme prussien. C'est ce texte qui ouvre véritablement les yeux à Marx sur la nature profonde de l'économie capitaliste. Puis, l'ouvrage d'Engels, La condition de la classe laborieuse en Angleterre, publié en 1845, devient un livre de référence pour toute une génération de révolutionnaires. Comme l'écrit Lénine, Engels fut donc le premier à déclarer que le prolétariat « n'est pas seulement » une classe qui souffre, mais que la situation économique intolérable où il se trouve le pousse irrésistiblement en avant et l'oblige à lutter pour son émancipation finale. Deux ans plus tard, c'est aussi Engels qui rédige sous forme de questionnaire Les principes du communisme qui servira de canevas à la rédaction du mondialement connu Manifeste communiste, signé par Marx et Engels.
En fait, l'essentiel de l'immense contribution que Engels a faite au mouvement ouvrier est le fruit d'une étroite collaboration avec Marx, et réciproquement. Ils font véritablement connaissance à Paris durant l'été 1844. Dès lors commencera un travail commun pour toute une vie, une confiance réciproque rare, mais qui ne reposera pas simplement sur une amitié hors du commun, mais sur une communion d'idées, une conviction partagée du rôle historique du prolétariat et un combat constant pour l'esprit de parti, pour gagner de plus en plus d'éléments au combat révolutionnaire.
Ensemble, dès leur rencontre, Marx et Engels vont très vite dépasser leurs visions philosophiques du monde pour se consacrer à cet événement sans précédent dans l'histoire, le développement d'une classe, le prolétariat, à la fois exploitée et révolutionnaire. Une classe d'autant plus révolutionnaire qu'elle a cette particularité d'acquérir une claire « conscience de classe » débarrassée des préjugés et des auto-mystifications qui pesaient sur les classes révolutionnaires du passé, telle la bourgeoisie. De cette réflexion commune sortiront deux livres : La Sainte Famille publié en 1844 et L'idéologie allemande écrit entre 1844 et 1846, mais qui ne sera publié qu'au 20e siècle. Dans ces livres, Marx et Engels règlent leur compte aux conceptions philosophiques des « jeunes hégéliens », leurs premiers compagnons de combat, qui n'ont pas su dépasser une vision bourgeoise ou petite bourgeoise du monde. En même temps, ils y font l'exposé d'une vision matérialiste et dialectique de l'histoire, une vision qui rompt avec l'idéalisme (qui considère que « ce sont les idées qui gouvernent le monde ») mais aussi avec le matérialisme vulgaire qui ne reconnaît aucun rôle actif à la conscience. Pour leur part, Marx et Engels considèrent que « quand la théorie s'empare des masses, elle devient force matérielle ». C'est ainsi que les deux amis, totalement convaincus de cette unité entre l'être et la conscience, ne vont jamais séparer le combat théorique du prolétariat de son combat pratique, ni leur propre participation à ces deux formes du combat.
En effet, contrairement à l'image que la bourgeoisie en a souvent donnée, Marx et Engels ne furent jamais des « savants en chambre », coupés des réalités et des combats pratiques. En 1847, le Manifeste qu'ils rédigent ensemble s'appelle en réalité Manifeste du Parti communiste et doit servir de programme à la « Ligue des Communistes », une organisation qui s'apprête à prendre part aux combats qui s'annoncent. En 1848, lorsqu'éclate une série de révolutions bourgeoises sur le continent européen, Marx et Engels y participent activement afin de contribuer à l'éclosion des conditions qui permettront le développement économique et politique du prolétariat. Rentrés en Allemagne, ils publient un quotidien, La Nouvelle Gazette Rhénane qui devient un instrument de combat. Plus concrètement encore, Engels s'engage dans les troupes révolutionnaires qui mènent le combat dans le pays de Bade.
Après l'échec et la défaite de cette vague révolutionnaire européenne, la participation à celle-ci vaudra à Engels, aussi bien qu'à Marx, d'être poursuivis par toutes les polices du continent, ce qui les contraint de s'exiler en Angleterre. Marx s'installe définitivement à Londres alors qu'Engels va travailler jusqu'en 1870 dans l'usine de sa famille à Manchester. L'exil ne paralyse nullement leur participation aux combats de la classe. Ils poursuivent leur activité au sein de la Ligue des communistes jusqu'en 1852, date à laquelle, pour éviter à celle-ci une dégénérescence suite au reflux des luttes, ils se prononcent pour sa dissolution.
En 1864, lorsque se constitue, dans la foulée d'une reprise internationale des combats ouvriers, l'Association internationale des travailleurs, ils y participent activement. Marx devient membre du Conseil général de l'AIT et Engels l'y rejoint en 1870 lorsqu'il peut enfin se libérer de son travail à Manchester. C'est un moment crucial dans la vie de l'AIT et c'est côte à côte que les deux amis vont participer aux combats que mène l'Internationale : la Commune de Paris de 1871, la solidarité aux réfugiés après celle-ci (au Conseil Général, c'est Engels qui anime le service d'aide matérielle aux communards émigrés à Londres) et surtout la défense de l'AIT contre les menées de l'Alliance de la Démocratie socialiste animée par Bakounine. Marx et Engels sont présents, en septembre 1872, au Congrès de La Haye qui barre la route de l'Alliance et c'est Engels qui rédige la plus grande partie du rapport, confié par le Congrès au Conseil général, sur les intrigues des bakouninistes.
L'écrasement de la Commune a porté un coup très brutal au prolétariat européen et l'AIT, la « vieille internationale » comme l'appelleront désormais Marx et Engels, s'éteint en 1876. Les deux compagnons ne cessent pas pour autant le combat politique. Ils suivent de très près les partis socialistes qui se constituent et se développent dans la plupart des pays d'Europe, une activité que Engels poursuivra énergiquement après la mort de Marx en 1883. Ils sont particulièrement attentifs au mouvement qui se développe en Allemagne et qui devient le phare du prolétariat mondial. Ils y interviennent pour combattre toutes les confusions qui pèsent sur le Parti social-démocrate comme en témoignent la Critique du Programme de Gotha (rédigée par Marx en 1875) et la Critique du Programme d'Erfurt (Engels, 1891).
Ainsi, Engels, tout comme Marx, fut avant tout un militant du prolétariat, partie prenante des différents combats menés par celui-ci. Au soir de sa vie, Engels confia que rien n'avait été plus passionnant que le combat de propagande militante. Il évoquait, en particulier sa joie de collaborer à une presse quotidienne dans l'illégalité, avec La Nouvelle Gazette Rhénane en 1848, puis avec le Sozialdemocrat dans les années 1880, lorsque le parti subissait les rigueurs de la loi de Bismark contre les socialistes.
La collaboration d'Engels et de Marx fut particulièrement féconde ; même éloignés l'un de l'autre, ou lorsque leurs organisations étaient dissoutes, ils continuèrent à lutter, entourés de compagnons fidèles eux aussi au travail de fraction indispensable dans les périodes de reflux, maintenant cette activité de minorité par de multiples correspondances.
C'est à cette collaboration également qu'on doit les ouvrages théoriques majeurs rédigés aussi bien par Engels que par Marx. Ceux écrits par Engels résultaient grandement de l'échange permanent d'idées et de réflexions qu'il avait avec Marx. Il en est ainsi de L'Anti-Dühring (publié en 1878 et qui a constitué un des instruments essentiels de la formation des militants socialistes d'Allemagne) comme de L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat (1884) qui expose le plus précisément la conception communiste de l'Etat sur laquelle se baseront par la suite les révolutionnaires (notamment Lénine dans L'Etat et la révolution). Même Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, publié après la mort de Marx, n'a pu être écrit qu'à la suite de la réflexion menée en commun, depuis leur jeunesse, par les deux amis.
Réciproquement, sans la contribution d'Engels, l'ouvrage majeur de Marx, Le Capital, n'aurait jamais vu le jour. Déjà, c'est Engels, comme on l'a vu, qui en 1844 avait fait comprendre à Marx la nécessité de s'attaquer à une critique de l'économie politique. Par la suite, toutes les avancées, toutes les hypothèses contenues dans Le Capital ont fait l'objet de longues correspondances : c'est ainsi par exemple qu'Engels, directement impliqué dans la fonctionnement d'une entreprise capitaliste, a pu fournir des informations de première main sur ce fonctionnement. De même, les encouragements et les conseils permanents d'Engels ont contribué beaucoup à ce que le premier livre de l'ouvrage soit publié en 1867. Enfin, alors que Marx avait laissé à sa mort une masse considérable de brouillons, c'est Engels qui les a mis en forme pour en faire les livres II et III du Capital (publiés en 1885 et 1894).
Engels et la 2e Internationale
Ainsi, Engels, qui n'a jamais prétendu qu'au rôle de « second violon », a laissé cependant au prolétariat une oeuvre à la fois profonde et d'une grande lisibilité. Mais il a aussi et surtout permis, après la mort de Marx, que soient légués un « esprit de parti », une expérience et des principes organisationnels qui on valeur de continuité et qui ont été transmis jusqu'à la IIIe Internationale.
Engels avait participé à la fondation, en 1847, de la Ligue des Communistes puis de l'AIT en 1864. Après la dissolution de la 1ère Internationale, Engels joua un rôle important dans le maintien des principes lors de la reconstitution d'une deuxième Internationale à laquelle il ne ménagea jamais ses conseils. Il avait estimé prématurée la fondation de cette nouvelle Internationale, mais pour combattre la réapparition d'intrigants comme Lassalle ou la résurgence de l'opportunisme anarchisant, il avait mis tout son poids pour vaincre l'opportunisme au congrès international de fondation à Paris en 1889. En fait, jusqu'à sa mort, Engels s'efforcera de lutter contre l'opportunisme qui ressurgira, notamment dans la social-démocratie allemande, contre la veulerie de l'influence petite-bourgeoise, contre l'élément anarchiste destructeur de toute vie organisationnelle et contre l'aile réformiste de plus en plus séduite par les chants de sirène de la démocratie bourgeoise.
A la fin du siècle dernier, la bourgeoisie avait toléré le développement du suffrage universel. En Allemagne, en particulier, le nombre d'élus socialistes put donner une impression de force dans le cadre de la légalité aux éléments réformistes et opportunistes du parti. L'historiographie bourgeoise et les ennemis du marxisme se sont servis de déclarations d'Engels, en partie justifiées, contre les vieilleries barricadières, pour laisser croire que le vieux militant était devenu un pacifiste réformiste lui aussi ([1]). En particulier, la préface qu'il écrivit, en 1895, au texte de Marx sur Les luttes de classe en France, était invoquée comme démonstration qu'Engels jugeait périmé le temps des révolutions. C'est vrai que cette introduction contenait des formulations fausses (2), mais le texte publié n'avait presque plus rien à voir avec l'original. En effet, ce document avait été tronqué une première fois par Kautsky pour éviter des poursuites judiciaires, puis, une autre fois, le texte avait été vraiment expurgé par Wilhem Liebknecht. Engels écrivit à Kautsky pour exprimer son indignation de trouver dans le Vorwärts un extrait de son introduction qui le faisait « apparaître comme un partisan à tout prix de la légalité » (1er avril 1895). Deux jours après, il se plaignait également à Lafargue : « Liebknecht vient de me jouer un joli tour. Il a pris de mon introduction aux articles de Marx sur la France de 1848-1850 tout ce qui a pu lui servir pour soutenir la tactique à tout prix paisible et antiviolente qu'il lui plaît de prêcher depuis quelques temps. »
Malgré les multiples mises en garde d'Engels, l'inféodation à l'opportunisme des Bernstein, Kautsky et compagnie allait déboucher sur l'éclatement de la deuxième Internationale en 1914 contre la vague social-chauviniste. Mais, cette internationale avait bien été un lieu du combat révolutionnaire contrairement aux dénégations des modernes conteurs d'histoire à la GCI (3). Ses acquis politiques, l'internationalisme qu'elle avait affirmé à ses congrès (notamment ceux de 1907 à Stuttgart et de 1912 à Bâle), les principes organisationnels (défense de la centralisation, combat contre les intrigants et les jeunes arrivistes, etc.) n'étaient pas perdus pour l'aile gauche de l'Internationale d'Engels, puisque les Lénine, Rosa Luxemburg, Pannekoek et Bordiga, parmi tant d'autres, allaient reprendre l'étendard révolutionnaire farouchement défendu par le vieux combattant jusqu'au bout.
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La fille de Marx, Eleanor, dans un article que lui avait demandé une revue socialiste allemande pour les 70 ans d'Engels, a rendu un hommage mérité à l'homme et au militant : « Il n'y a qu'une chose qu'Engels n'a jamais pardonné - la fausseté. Un homme qui n'est pas vrai envers lui, plus encore celui qui n'est pas fidèle à son parti, ne trouve aucune pitié auprès d'Engels. Ce sont, pour lui, des péchés impardonnables. Engels ne connaît pas d'autres péchés... Engels, qui est l'homme le plus exact du monde, qui a plus que n'importe qui, un sentiment très vif du devoir et surtout de la discipline envers le parti, n'est pas le moins du monde un puritain. Personne, comme lui, n'est capable de tout comprendre, et, partant, personne ne pardonne aussi aisément nos petites faiblesses ». En republiant ce texte, la presse socialiste de l'époque (numéro d'août 1895 du Devenir social), presse socialiste de l'époque salua la mémoire du grand combattant : « Un homme est mort qui s'est volontairement maintenu au second plan, pouvant être au premier. L'idée, son idée, est debout, partout vivante, plus vivante que jamais, et défiant toutes les attaques, grâce aux armes qu'il a, avec Marx, contribué à lui fournir. On n'entendra plus retentir sur l'enclume le marteau de ce vaillant forgeron ; le bon ouvrier est tombé ; le marteau échappé de ses mains puissantes est à terre et y restera peut-être longtemps ; mais les armes qu'il a forgées sont toujours là, solides et brillantes. S'il n'est pas donné à beaucoup d'en pouvoir forger de nouvelles, ce que, du moins, nous pouvons tous faire, ce que nous devons faire, c'est de ne pas laisser rouiller celles qui nous ont été livrées ; et, à cette condition, elles nous gagneront la victoire pour laquelle elles ont été faites ».
F. Médéric
(3) Sur la défense du caractère prolétarien de la deuxième internationale, voir notre article « La continuité des organisations politiques du prolétariat : la nature de classe de la social-démocratie », Revue Internationale n° 50.