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Le 18 septembre dernier s’est tenu une nouvelle permanence du CCI. Cette rencontre en ligne a permis aux participants d’aborder de nombreux sujets afin de mieux comprendre une situation internationale de plus en plus complexe et mouvante. Si les questions d’actualité, comme le retrait des États-Unis d’Afghanistan, le camouflet de la France autour de la vente de sous-marins ou la question des migrants ont été abordés, un point plus particulier de la situation nous a amené à débattre d’une notion élaborée au moment de la révolution russe de 1917 : la théorie du « maillon faible ».
C’est en abordant la question sociale, en lien avec les difficultés actuelles du prolétariat à mener son combat, qu’a été posée cette question théorique du « maillon faible ». Il s’agit d’une : « thèse ébauchée par Lénine et développée par ses épigones, suivant laquelle la révolution communiste débuterait, non dans les grands bastions du monde bourgeois, mais dans des pays moins développés : la “chaîne capitaliste” devait se briser à son “maillon le plus faible” ». Trois positions se sont dégagées dans la discussion :
– la première, défendue par quelques camarades, reprenait à son compte cette théorie développée par Lénine. Par exemple, une intervention avançait ceci : « l’idée de Lénine d’attaquer la révolution dans un pays où la bourgeoisie est la plus faible me semble valable. […] Il est difficile de faire la révolution dans les pays centraux car la bourgeoisie est très implantée et maîtrise la situation ». Une autre intervention, allant dans le même sens, évoquait la « force numérique du prolétariat en Chine », sous-entendant que ce pays pouvait être un possible « maillon faible » pour le futur, du fait du grand nombre d’ouvriers : « la Chine a su développer, avec des moyens capitalistes, une classe ouvrière dont on ne parle jamais. Mais on ne sait jamais ce qui se passe en son sein, alors qu’elle a une histoire ».
– la seconde position, défendue par quelques camarades, consistait à dire que la théorie du « maillon faible » n’avait au fond plus lieu d’être, eu égard à la faiblesse actuelle du prolétariat : « Il n’y a pas de maillon faible. C’est le prolétariat dans son ensemble qui est dans une situation de faiblesse ».
– Enfin, le troisième positionnement, celui du CCI, rejetait la théorie du « maillon faible ».
La question du “maillon faible” se pose-t-elle encore aujourd’hui ?
Avant de revenir sur les différents points de vue qui se sont exprimés, nous voudrions apporter une réponse à la seconde position défendue dans le débat, celle selon laquelle la théorie du « maillon faible » est en quelque sorte devenue sans objet. Nous pensons, au contraire, que déterminer comment « briser la chaîne capitaliste » reste une question que doivent se poser en permanence les révolutionnaires, même si, naturellement, cet objectif lié au but final, le communisme, n’est pas réalisable à tout moment. En effet, derrière une telle question est posée celle du projet communiste lui-même. En faisant dépendre la question que pose la théorie du « maillon faible » des luttes immédiates du prolétariat ou d’un rapport de force sanctionnant les faiblesses immédiates de la classe, cette approche se base sur une vision photographique du mouvement ouvrier. Il s’agit d’une démarche contraire à la façon dont la classe développe sa conscience sur un plan historique. En réalité, la pertinence d’une critique de la théorie du « maillon faible » ne dépend pas du rapport de force immédiat entre les classes, ni des conditions de la lutte dans tel ou tel endroit du globe à l’instant t, mais exprime une des grandes leçons historiques du mouvement ouvrier permettant de saisir le processus conscient, réel et concret de la lutte de classe.
La révolution de 1917 confirme-t-elle la validité de la théorie du “maillon faible” ?
Comme nous l’avons souligné dans nos réponses, si les conditions historiques très particulières liées à la Première Guerre mondiale ont permis l’éclatement de la révolution en Russie et la prise du pouvoir par les ouvriers dans un bastion où la bourgeoisie était effectivement « faible », cet événement ne valide pas pour autant le point de vue de Lénine et le fait qu’il faudrait faire de cette exception une règle.
Tout au contraire, malgré la tentative héroïque et l’extraordinaire expérience de la prise du pouvoir par les soviets, l’échec de la vague révolutionnaire mondiale apporte déjà la réponse. En effet, si la classe ouvrière en Russie a pu bénéficier de l’apport exceptionnel des bolcheviks et, particulièrement, de Lénine, il faut en premier lieu rappeler que cet apport est avant tout celui d’un combat du prolétariat international.
Par ailleurs, si la classe ouvrière a pu prendre le pouvoir en Russie du fait de la guerre qui s’éternisait et du fait d’une bourgeoisie peu préparée, surprise et divisée, le capitalisme mondial, qui semblait vaciller sur son « point faible », a très rapidement repris du poil de la bête. En effet, après la prise du pouvoir d’Octobre 1917, la bourgeoisie a su rapidement tirer des enseignements et faire bloc contre la révolution : tant pour écraser le prolétariat en Allemagne que pour isoler la Russie rouge. Ainsi, comme au moment de la Commune en 1871, les ennemis impérialistes se sont rapidement coalisés contre leur ennemi de classe. La guerre étant un facteur de radicalisation et de prise de conscience révolutionnaire, les bourgeoisies des deux camps (de l’Entente et de la triple Alliance) ont rapidement signé un armistice. Elles ont ensuite coopéré pour étouffer dans le sang et par la famine le bastion russe excentré et écraser la révolution mondiale.
C’est une coopération certes différente, mais de même nature, que nous avons pu observer bien plus tard en 1980 lors de la grève de masse en Pologne. Au moment où le prolétariat exprimait sa lutte de manière autonome dans le bloc de l’Est, les bourgeoisies occidentales, par le biais de « conseillers » syndicaux (notamment de la CFDT), prêtaient main forte aux dirigeants staliniens et syndicalistes afin de contenir et briser le mouvement. Cela, en accentuant les préjugés liés à l’idéologie démocratique par une propagande destinée à enfermer les ouvriers dans l’étau syndical, celui de l’organisation Solidarnosc. La bourgeoisie a cherché, en effet, à briser la force du mouvement qui s’exprimait dans un processus de grève de masse qui rencontrait un énorme écho dans la classe ouvrière de nombreux pays. Il fallait donc à tout prix casser cette dynamique en enfermant le mouvement dans une logique syndicale, privant la classe de la maîtrise de sa lutte, en la livrant pieds et poings liés à la répression féroce du général Jaruzeslki, à la force brutale de l’État.
La Chine, nouveau “maillon faible“ ?
Un pays comme la Chine, au développement industriel spectaculaire, au prolétariat très nombreux et à la bourgeoisie « faible » (si on considère ses archaïsmes et rigidités héritées du modèle stalinien) n’est-il pas le nouveau « maillon faible » en faveur d’une future révolution ? S’il est vrai que le prolétariat en Chine a bien une histoire, comme l’a souligné une camarade, s’il est effectivement nombreux et concentré dans de grandes usines et villes gigantesques, il ne possède cependant pas la même expérience ni le même poids politique que dans les pays centraux du capitalisme. D’abord, parce qu’il a été totalement écrasé par la contre-révolution stalinienne des années 1920, notamment dans les métropoles comme Shanghaï ou Canton. Ensuite, parce qu’il a été laminé par des décennies de maoïsme, de bourrage de crâne nationaliste, noyé dans les archaïsmes eux-mêmes utilisés et exploités afin d’abrutir des masses longtemps restées incultes et sous le joug du parti-État.
Après les traumatismes des guerres, la pénurie chronique, les famines et ensuite la « révolution culturelle », l’ère ouverte plus tardivement par Deng Xiaoping n’a fait que renforcer l’illusion d’un « nouveau modèle » ultra-nationaliste. Ce rouleau compresseur n’a laissé que peu d’espace au prolétariat en Chine, notamment celui fraîchement déraciné des campagnes, complètement isolé du reste du monde, pour l’instant un des plus perméables à la mystification démocratique, comme on a pu le constater déjà en 1989 lors du soulèvement de la place Tian’anmen et plus récemment lors des mouvements pro-démocratie à Hong Kong.
La responsabilité du prolétariat des pays centraux
La position de Lénine sur la théorie du « maillon faible », erronée au moment où il l’avait formulée, est d’autant plus invalidée aujourd’hui qu’elle est devenue une idée très dangereuse pour la classe ouvrière. Elle tend non seulement à sous-estimer la force de la bourgeoisie au niveau mondial, mais aussi à développer une conception biaisée de la lutte de classe et de la situation réelle du prolétariat. Penser que dans la périphérie du capitalisme, l’état de la conscience, la colère et la combativité pourraient déboucher sur un mouvement révolutionnaire, susceptible d’orienter le prolétariat mondial est un leurre. Aujourd’hui, le poids de la contre-révolution, celui des campagnes idéologiques de masse et les mystifications démocratiques et nationalistes, dans un contexte où les effets de la décomposition se sont renforcés, pèseront plus fortement dans les pays de la périphérie où le prolétariat est généralement moins nombreux, moins concentré et surtout moins expérimenté.
Le prolétariat n’est pas un bloc monolithique où toutes les parties seraient homogènes. Le prolétariat a bien une histoire, une expérience, une avant-garde révolutionnaire, mais qui restent liées à l’histoire même du capitalisme et aux conditions variées de son développement dans des nations différentes. Marx et Engels insistaient sur le fait que si le prolétariat était bien une force politique internationale, si les prolétaires de tous les pays devaient s’unir, le cœur de la révolution mondiale, pour les raisons invoquées, était situé au centre de la vieille Europe industrielle. C’était aussi le point de vue de Rosa Luxemburg qui avait tiré les leçons de la grève de masse en 1905 en Russie pour le mouvement international, soulignant au moment de la prise du pouvoir par les bolcheviks en 1917 que « la question en Russie » n’était que « posée » et ne pouvait se résoudre qu’à l’échelle mondiale. Paradoxalement, Lénine lui-même attendait avec impatience des soulèvements en Europe occidentale, plus particulièrement en Allemagne.
La conception du CCI est nourrie par une méthode qui prône une lutte globale et mondiale. Nous n’opposons nullement les prolétaires du « centre » à ceux de la « périphérie ». Nous défendons au contraire l’unité internationale des travailleurs. Ce n’est pas parce que certaines parties du prolétariat sont plus expérimentées que d’autres, qu’elles s’opposent ou se trouvent en concurrence. Le prolétariat, comme classe exploitée, prend conscience de son combat dans un processus hétérogène et non linéaire. Son combat est justement celui de s’unir et s’organiser de façon consciente au niveau international. La classe dominante utilise et instrumentalise, d’ailleurs, systématiquement les faiblesses des luttes et les préjugés démocratiques qui existent chez les ouvriers dans les pays périphériques contre le prolétariat des pays centraux, notamment en Europe. C’est une des raisons pour laquelle le prolétariat des pays centraux a besoin du lien vital avec les luttes de ses frères de classe de la périphérie. Il doit absolument défendre, par son combat, le principe de l’unité internationale du combat contre le capital.
Si le prolétariat mondial parvient à affirmer de nouveau sa perspective révolutionnaire, la clé du succès sera déterminée par le sort du vieux centre industriel en Europe :
– parce que c’est l’endroit de l’enfance du mouvement ouvrier, les débuts de l’expérience révolutionnaire depuis les premiers assauts de 1848 jusqu’à la Commune et à Mai 68 ;
– parce que la bourgeoisie et les mystifications démocratiques, syndicales y sont les plus sophistiquées et le prolétariat le plus aguerri ;
– parce qu’il s’est confronté aussi à la contre-révolution et aux pièges démocratiques les plus pernicieux et radicaux ;
– parce que du fait de la proximité de multiples frontières entre les nations les plus puissantes d’Europe, la question de l’internationalisme se pose d’emblée au prolétariat ;
– parce que le milieu de la Gauche communiste, bien que minoritaire et encore faible, y est le plus présent et le plus nombreux ;
Le prolétariat devra poursuivre un effort conscient pour renouer avec sa mémoire et ses traditions basées sur 200 ans de luttes acharnées au cœur du capitalisme. Cela pour, quand le moment sera venu, montrer le chemin, offrir une perspective, étendre le plus rapidement possible son combat au reste du monde.
WH, 10 octobre 2021