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Dans le n° 151 de "World Révolution" (notre organe de presse en Grande-Bretagne) comme dans "RI" n° 209, nous avons publié un article intitulé: "Malgré ses graves erreurs, Trotski n'a pas trahi le prolétariat". Nos arguments étaient les suivants: il est nécessaire de distinguer Trotski du trotskisme. Ce dernier, en tant que courant politique, est passé dans le camp bourgeois par sa participation aux fronts de "résistance" durant la seconde guerre mondiale et par son soutien "critique" à l'impérialisme russe, donc, par voie de conséquence, aux Alliés. De cela, posions-nous, il n'est cependant pas correct de déduire que Trotski lui-même avait définitivement trahi la classe ouvrière. En dépit de nombreuses et graves erreurs qui le conduisaient dans cette direction, le dernier pont n'a pas été franchi parce que sa position est restée ouverte sur la question cruciale de la guerre mondiale impérialiste et sur celle de la "défense de l'URSS". Trotski est mort en 1940, avant la généralisation du conflit à toutes les puissances du monde.
Quand un groupe politique prolétarien a-t-il définitivement cessé de vivre pour la classe ouvrière ?
L'histoire du mouvement ouvrier nous montre qu'une organisation politique passée en tant que telle dans le camp ennemi, celui de la bourgeoisie, est définitivement perdue pour le prolétariat. En ce sens, ni la social-démocratie ni les partis communistes issus de la IIIe Internationale (IC), qui ont respectivement trahi la classe ouvrière en 1914 et 1935, ne redeviendront jamais plus ouvriers. Mais la même expérience nous révèle aussi que la trahison ne met pas immédiatement fin à toute réaction prolétarienne au sein des organisations faillies. C'est par exemple de ces réactions au cœur des PS après 1914 que naîtront, après une âpre lutte politique de plusieurs années, l'IC et les PC. Il en est allé de même pour les groupes trotskistes. Si, dans leur globalité, les courants trotskistes sont passés avec armes et bagages au service de la bourgeoisie à l'occasion de la seconde guerre mondiale, on sait que durant ce conflit impérialiste et même après, entre 1945 et 1949, des éléments indéniablement prolétariens, prenant acte de la trahison, ont combattu pour dégager du trotskisme des minorités qui maintenaient ferme le principe internationaliste. Citons les Révolutionnaire Kommunistische Deutschlands (RKD) et, en Grèce, le groupe autour de Stinas, pendant la guerre ; Munis, Natalia Trotski, la propre épouse et compagnon de lutte du grand révolutionnaire, ainsi que Socialisme ou Barbarie, au lendemain de la tuerie impérialiste. Nous souhaitons donc encore une fois, ici, rétablir l'exactitude de notre position. Quand Staline a fait assassiner Trotski, en 1940, il n'était pas en compétition avec un "bureaucrate" capitaliste rival, mais il cherchait à supprimer l'homme qui, plus qu'aucun autre à ce moment-là, restait le symbole de la révolution prolétarienne mondiale.
Notre position a soulevé des incompréhensions et même un certain degré de scandale dans le milieu révolutionnaire. Chez certains, cela donne matière à un honnête questionnement pour les camarades qui partagent plusieurs de nos positions fondamentales. Mais d'autres réactions sont malhonnêtes parce qu'elles proviennent:
- soit de ceux qui considèrent Trotski et l'Opposition de Gauche comme un gang rival des "bureaucrates" capitalistes autour de Staline et Cie (il s'agit de divers groupes et éléments conseillistes) ;
- soit de ceux qui se servent de n'importe quel argument pour "prouver" que le CCI dégénère en direction du trotskisme. Parmi ces derniers, on trouve le cénacle qui publie Perspectives Internationalistes, véritable parasite du milieu politique prolétarien actuel.
Une campagne contre le CCI
Ce qui est plus nouveau, c'est l'attitude d'une organisation marxiste comme la CWO[1] - que nous jugions encore comme sérieux[2] de même que l'ensemble des groupes se réclamant de la Gauche Communiste d'Italie, qui cherche à trouver des justifications "historiques” à cette piètre campagne contre le CCI. Voici comment, dans le n° 52 de son organe de presse, "Workers’ Voice", au sein d'un article consacré à une réunion publique que le CCI a tenue sur l'histoire de la Fraction Italienne, ce groupe défend sa thèse:
"La question de l'opportunisme amena un membre de la CWO à demander si le CCI n'était pas en train de devenir 'opportuniste' aujourd'hui en affirmant que Trotski n'avait pas trahi la classe ouvrière. La réponse du CCI fut que Trotski n'avait jamais trahi le prolétariat car il n'avait pas soutenu les forces impérialistes pendant la seconde guerre mondiale (on est légitimement en droit de penser que, s'il n'avait pas été assassiné, il aurait certainement dénoncé l'impérialisme russe). Ils (les membres du CCI, NDR) ont alors retourné la question en demandant quand pensions-nous que le trotskisme était devenu contre-révolutionnaire. (...)
Notre réponse, c'est que la Gauche Italienne a défini la date. Trotski rompit les discussions avec la Gauche en 1933 et, en 1935, il abandonna toute tentative pour essayer de former une tendance révolutionnaire en insistant pour que ses épigones adoptent l'entrisme. Pour la Gauche Italienne, cela était, selon ses propres termes, 'franchir le Rubicon' dans le camp de l'ennemi. (...)
Si ce n'est pas une politique anti-ouvrière, alors l'entrisme est une politique révolutionnaire et nous devrions rouvrir le débat avec les trotskistes[3]. Aussi pourquoi le CCI a-t-il ouvert cette porte ? Bien, nous sommes convaincus que ce n’est pas pour engager un regroupement avec les trotskistes (c'est le CCI qui nous l'a dit) mais pour justifier la carrière politique de son fondateur[4]."
Dans ce passage, il y a une affirmation de base qui mérite immédiatement notre réplique. L'affirmation de la CWO, sur le moment où Trotski et les trotskistes sont passés dans le camp bourgeois, présente un semblant d'analyse politique, mais elle est historiquement hors de propos.
Trotski est-il passé dans le camp bourgeois en 1935 ?
Réglons en passant un point d'histoire que nos sourcilleux contradicteurs devraient savoir, eux qui sont si prompts à fixer des dates aussi précises et sans recours. C'est en 1934 et non en 1935 que Trotski écrit "Pourquoi nous adhérons à la SFIO ?" (cet article est en effet publié en septembre 1934 par "La Vérité", organe du courant officiel trotskiste en France).
Avant de répondre sur l'histoire des relations entre la Fraction Italienne et Trotski, nous devons rappeler que des ruptures au sein du mouvement ouvrier ont existé indépendamment d'un passage de l'une ou l'autre des deux parties dans le camp bourgeois. C'est le cas des "tribunistes" hollandais, qui ont quitté la social-démocratie, et également celui des bolcheviks comme des mencheviks, qui se sont organisationnellement séparés en 1903. L'histoire plus récente du "bordiguisme" nous fournit un autre exemple: le divorce politique de 1952 entre "Battaglia Comunista" et "Programma Comunista", en Italie, ne fait pas passer un des deux groupes dans le camp de la bourgeoisie. Il en va pareillement de Trotski et de la Gauche Italienne après leur rupture organique en 1933. Celle-ci ne voulait pas dire que l'un des deux groupes avait définitivement trahi la classe ouvrière.
La CWO devrait tenir compte plus largement de l'article cité par elle, celui du n°11 (septembre 1934) de "Bilan", l'organe de la Gauche Italienne, qui a pour titre : "Les bolcheviks-léninistes entrent à la SFIO". La Fraction y écrit certes que la tactique entriste rendait nécessaire de "mener une lutte impitoyable et sans merci contre lui (Trotski, NDR) et ses partisans qui ont passé le Rubicon et rejoint la social-démocratie". Mais elle dit aussi plus loin : "Actuellement, (Trotski) sombre et on se demande s'il s'agit d'une chute totale, définitive de sa part, ou bien s'il s'agit seulement d'une éclipse que les évènements de demain dissiperont." Et en fait, trois ans après, dans le n° 38 de sa revue, la Gauche Italienne continuait d'exprimer sa solidarité foncière à Trotski. Dans le texte "Trotski pourra-t-il rester au Mexique ?", rédigé en réponse à une campagne internationale de dénigrement contre ce révolutionnaire, elle se prononce ainsi : "Nous présenterons à Trotski, duquel nous séparent de profondes divergences de principe et que nous avons combattu sur le terrain idéologique sans le confondre avec ses suiveurs, toute notre solidarité de classe. Nous appelons les ouvriers à prendre vigoureusement sa défense, et à réagir violemment contre toute atteinte à sa personne. Et demain, lorsque le feu de la révolution resurgira des cendres du mouvement ouvrier actuel, Trotski trouvera une place : celle qui revient à son dévouement indéfectible à la classe ouvrière, à ses capacités géniales.".
Ainsi, "Bilan", dont le CCI suit là-dessus l'exemple, ne classait pas Trotski dans le camp de la bourgeoisie et ne pensait pas que la tactique entriste, bien que constituant une grave capitulation face à la bourgeoisie, représentait la trahison finale.
Mais il pourrait y avoir plus grave encore du point de vue de la CWO. En effet, la Fraction était plus pointilleuse sur la question de la guerre impérialiste. Et on se doit de rappeler que l'organe de la Fraction publiait dans son n° 46 (décembre 1937-janvier 1938) un article sur la position de Trotski face à la guerre en Chine où elle le traite de "renégat" et parle de "trahison" en fonction de son soutien à la bourgeoisie chinoise contre l'invasion japonaise. Rétrospectivement, nous pouvons affirmer que ce jugement est prématuré puisque la ligne de partage n'est pas une guerre locale mais la guerre mondiale (voir la note 3). Comme nous l'avons déjà mentionné, le Trotski de 1940 n'avait pas fermé toutes les portes à une révision des positions opportunistes et désastreuses qui l'avaient conduit à l'extrême limite du camp prolétarien, à l'orée de celui de la bourgeoisie. Et en fait, c'est bien en suivant la logique de ses dernières interrogations que Natalia Trotski, Munis et d'autres ont été capables de rompre avec le trotskisme officiel de la IVe Internationale; en mesure de prendre une position internationaliste authentique contre l'impérialisme "soviétique" et la seconde guerre mondiale.
Le débat ne porte pas sur les faits mais sur la méthode. La Gauche Italienne nous a enseigné la prudence dans les jugements politiques. C'est une leçon que devrait méditer la CWO. Avant de rejeter définitivement un groupe politique dans le camp de la bourgeoisie -même si nous devons en dénoncer avec la plus grande sévérité les tares opportunistes- il faut s'appuyer sur des critères concrets et objectifs comme le rejet de l'internationalisme pendant une guerre impérialiste. C'est ainsi, par exemple, que la minorité de la Fraction Italienne qui adopte la même position que Trotski en 1936 pendant la guerre d'Espagne (engagement dans les milices du POUM) est vivement stigmatisée mais n'est pas rejetée, "ipso facto", dans les rangs de la classe ennemie.
Au cours des années 70, nous avons eu une discussion du même genre avec la CWO sur la question de la dégénérescence de la Révolution, russe (qui, par un décret de nos censeurs, doit à tout prix s'achever en 1921). Au milieu de la décennie suivante, nous l'avons encore eue avec la tendance qui a quitté le CCI et formé la "Fraction Externe du CCI" (FECCI), mais, cette fois-ci, la dispute portait sur la date exacte de la fin définitive des partis socialistes et communistes. Dans les deux cas nos critiques rejetaient la méthode marxiste en faveur d'un pseudo-radicalisme sectaire et armé de désastreux ultimatums du type: ou vous acceptez que le bolchevisme est mort en 1921 ou bien vous justifiez Kronstadt; admettez que les PS trahissent tous en 1914 et les PC en telle année ou vous êtes des sociaux-démocrates et des staliniens vous-mêmes.
Ayant survécu à ces diffamations, le CCI peut bien résister à l'accusation de "trotskisme". Par contre, nous insistons, dans la tradition de "Bilan", sur la nécessité d'être méthodique et prudent avant de reléguer des parties de notre propre classe dans le camp adverse.
Eymeric, d'après "Word Révolution", n° 160, janvier 1993.
[1] Communist Workers Organization, BM Box, London WCIN.
[2] Plusieurs évènements récents nous en font douter, comme la publication de façon irresponsable, dans les dernières parutions des organes de cette organisation, d'informations mettant en danger des militants révolutionnaires.
[3] Le manque de méthode de la CWO, son incapacité à saisir le concept d'opportunisme, est particulièrement révélé dans cette phrase. Les camarades ne semblent pas encore comprendre que des organisations prolétariennes peuvent défendre certaines positions fondamentalement bourgeoises sans automatiquement passer dans le camp capitaliste. Pour prendre un exemple moins lointain, ce n'est pas parce que "Programme Communiste" -"Le Prolétaire” a soutenu les Khmers rouges dans les années 70, position franchement bourgeoise, qu'il faut "ipso facto" ranger ce groupe parmi les forces politiques de la classe capitaliste.
[4] La CWO évoque ici la personne de notre camarade Marc, décédé à la fin de 1990. Dans le prochain numéro de notre journal, en poursuivant la citation du même article de "Workers' Voice" avec la partie dédiée aux prétendues "icônes du CCI", nous aurons à faire justice des odieuses accusations portées contre ce militant.