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Le mouvement de lutte contre la réforme des retraites en France durant l’hiver 2019-2020 a vu le prolétariat de nouveau relever la tête avec dignité. Durant le mois de juillet 2018, alors que la grève à la SNCF polarisait l’attention des médias, des statistiques soulignaient que la France demeurait la « championne du monde de la grève ». (1) Tout ceci n’est pas le fruit du hasard. Le prolétariat en France conserve en Europe et dans le monde une réputation de combattant qui reste gravée dans la mémoire collective, en particulier depuis les événements de Mai 1968. Mais suite à l’effondrement du bloc de l’est et à la propagande sur la prétendue « mort du communisme », les mensonges sur la « disparition du prolétariat », l’expérience et la tradition du mouvement ouvrier ont systématiquement été attaquées par l’idéologie bourgeoise dominante. L’expérience historique des luttes en France, en apparence singulière, reste donc un des enjeux importants pour permettre au prolétariat de renouer avec son passé et son identité de classe sociale révolutionnaire. En permettant de mieux comprendre le singulier climat social en France, souvent révélateur du rapport de force qui existe au niveau international entre la bourgeoise et prolétariat, il s’agit de s’approprier de manière consciente l’esprit de combat des générations d’ouvriers qui ont préparé la voie de la révolution par des combats souvent héroïques.
Bien qu’à des époques historiques totalement différentes, la bourgeoisie en Europe aura été traumatisée par au moins deux événements majeurs de l’histoire du mouvement ouvrier en France : la Commune de Paris en 1871 et Mai 1968. Si aujourd’hui le monde a souvent les yeux fixés sur la situation sociale en France, c’est certes en lien avec le passé de la Commune et le souvenir des barricades, mais aussi et surtout, de l’impact des événements massifs et spectaculaires de Mai 1968. (2) Indéniablement, le prolétariat en France a joué un rôle politique très important sur un plan historique. Le souvenir de Mai 68, notamment, crispe toujours la bourgeoisie, particulièrement en France, comme le reconnaissait ouvertement l’ex-président Sarkozy qui ne cessait de dire qu’il fallait « en finir avec l’esprit de mai 1968 ».
Mai 1968 en France : le réveil du prolétariat mondial
Avec l’échec de la vague révolutionnaire internationale débutée en 1917, son isolement tragique donnant suite à un processus de dégénérescence, la Russie bolchevique devenait le symbole d’une terrible répression. La classe ouvrière s’étouffait dans une défaite sanglante signant le triomphe de la contre-révolution et du stalinisme au niveau international. Battue physiquement et embrigadée plus tard dans la Seconde Guerre mondiale, la classe ouvrière se retrouvait plongée dans une « longue nuit », écrasée sous le joug de la réaction. Un cauchemar qui allait durer près d’une cinquantaine d’années. Ce n’est qu’à la fin des années soixante que le prolétariat allait enfin retrouver le chemin de ses luttes, son « réveil » se manifestant partout dans les grands foyers industriels du monde et notamment dans les vieux pays de l’Europe occidentale. C’est en France que ses luttes furent les plus spectaculaires et les plus impressionnantes. La classe ouvrière allait se propulser ainsi aux avants postes de cette sortie de la contre-révolution par une explosion spontanée de colère, de contestations et de grèves, par des manifestations massives. Un épisode ouvrant la voie à l’émergence de multiples mouvements de grèves et de luttes dans le monde, s’insérant dans la même dynamique et ayant la même signification politique de fond. Ce mouvement en France allait devenir la plus grande grève de l’histoire : « Le 22 mai, il y a 8 millions de travailleurs en grève illimitée. C’est la plus grande grève de l’histoire du mouvement ouvrier international. Elle est beaucoup plus massive que les deux références précédentes : la “grève générale” de mai 1926 en Grande-Bretagne (qui a duré une semaine) et les grèves de mai-juin 1936 en France ». (3) L’émergence de minorités en recherche des positions de classe, cherchant à renouer de manière consciente avec l’expérience révolutionnaire du passé, afin de lutter de manière organisée, allaient former un milieu politique, favorisant un contexte de regroupement international. Du fait de l’inexpérience de ces minorités et de leurs faiblesses, de la rupture de la continuité avec les pratiques politiques et organisationnelles des organisations du passé, qui avaient été largement décimées ou avait trahies du fait de la profonde défaite des années 1920, ces nouvelles minorités allaient tenter de se réapproprier les positions de classe oubliées, enfouies sous les décombres de la contre-révolution. Un chemin difficile, semé d’embûches, pour mener vers une réappropriation et clarification sur les bases d’une filiation politique qui avait été maintenue par d’infimes minorités révolutionnaires durant les années 1930, qui avaient su se regrouper et résister en menant un travail de fraction, c’est-à-dire de lutte au sein du cadre de la IIIe Internationale, par un travail critique et d’élaboration théorique. Elles seules ont été capables de tirer les leçons de la défaite et mener une activité politique jusqu’au resurgissement des luttes à la fin des années 1960. Ainsi, la Gauche communiste (4) allait pouvoir transmettre un riche bagage politique à ceux qui allaient se confronter et se regrouper dans de nouvelles forces politiques. C’est aussi sur ces bases et dans la continuité de la Gauche Communiste de France et du groupe Internationalisme, lui-même en continuité avec la Gauche italienne et Bilan, juste après la guerre, animé par notre camarade Marc Chirik, qu’une dynamique allait faire fructifier l’expérience la plus riche et rigoureuse dans le sillage de Mai 1968. Ceci allait permettre, entre autres, la création en France du groupe Révolution internationale en 1972, puis en 1975, la création du Courant communiste international. Ainsi, Mai 1968 allait prendre de l’importance à deux niveaux :
– en renouant et reliant le nouveau milieu révolutionnaire émergent au fil historique de la Gauche communiste, à ses apports politiques, à la rigueur et à l’intransigeance de sa méthode : deux des trois conférences internationales de la Gauche communiste, dans les années 1980, se tenant par la suite à Paris (la première à Milan en 1976) allaient, malgré leur échec pour mener plus loin la clarification, permettre une décantation politique et tirer des leçons politiques importantes ; (5)
– en réveillant le géant prolétarien, ce qui fût le point de départ de toute une expérience au travers de vagues de luttes internationales qui se poursuivirent dans les années 1980, ponctuées par la grève de masse en Pologne, jusqu’à l’effondrement du bloc de l’Est.
Mai 68 montrait l’importance de la massivité du prolétariat pour la lutte, son expression spontanée, avec ses propres méthodes de lutte : les assemblées générales ouvrières, le débat politique ouvert, centré sur les besoins politiques de la lutte et sur une perspective de classe, la capacité de prendre en main la lutte de manière autonome, la solidarité et la réflexion collective. Ce n’est pas un hasard si lors du mouvement contre la réforme des retraites de l’hiver 2019-20, des manifestants affirmaient : « Ce qu’il faut faire, c’est une grève générale. Il nous faut un nouveau Mai 68 ! »
Mai 1968, c’est aussi et surtout des forces politiques révolutionnaires qui surgissent, capables de palier une faiblesse chronique : celle d’une implantation insuffisante et difficile du marxisme en France. Alors que le prolétariat allemand avait été l’épicentre et un phare de la théorie marxiste durant le XIXe et le début du XXe siècle, sa profonde défaite durant les années 1920, notamment après l’écrasement de la Commune de Berlin en 1919, rendait difficile son retour futur au cœur de la lutte et de la résurgence du prolétariat sur le devant de la scène. C’est en France que le prolétariat allait plus nettement reprendre tout cet héritage par un véritable travail international de synthèse, en intégrant celui de ses propres traditions et l’expérience des gauches issues de la IIIe Internationale.
Une tradition d’explosivité des luttes en France
Avec la Commune et Mai 1968, on retrouvait ainsi toutes les caractéristiques d’une vieille tradition de combat en France, faite d’irruptions de grèves spontanées et solidaires, de massivité dans la lutte et de vive fermentation politique. Si l’enfance du mouvement ouvrier et les premiers pas dans le combat de classe se sont déroulés dans l’Angleterre de la première révolution industrielle, le prolétariat a commencé peu après, bien que de manière très embryonnaire et ultra minoritaire, à se manifester aussi en France dans les nombreux soulèvements révolutionnaires urbains : notamment après les premières décennies du XIXe siècle, gardant en mémoire la révolution bourgeoise de 1789. Malgré la loi Le Chapelier de 1791 qui interdisait les grèves et s’attaquait aux premières formes de coalitions et d’associations ouvrières (Marx parlant à ce sujet de « coup d’État des bourgeois »), (6) des confrontations souvent violentes se multipliaient entre les ouvriers, formant peu à peu une classe compacte, solidaire et progressivement autonome, avec ses propres moyens de luttes face aux patrons et à la bourgeoisie. Contrairement à la Grande-Bretagne, où les luttes ouvrières seront marquées par le poids d’idées réformistes, la France verra surgir davantage le principe des organisations de masse et de classe, même si la plupart du temps, « les ouvriers ne disposent que d’une formation très sommaire » et sont seulement « capables d’explosions de colère ». (7) En ce sens, pour un pays où la société rurale était restée très marquée au XIXe siècle et où les ouvriers étaient fraîchement déracinés des campagnes, on assistait souvent à des scènes où « la classe ouvrière n’hésite pas à descendre dans les rues et à prendre les armes pour une cause qui n’est en réalité pas la sienne : la République ». (8) Dans les années 1830, au moment de la monarchie de juillet, les soulèvements parisiens des Trois Glorieuses rappellent encore les heures de gloire populaire de la révolution de 1789. Une singularité historique qui aura un immense poids sur la classe ouvrière. Mais dans la préface à la troisième édition du 18-Brumaire de Louis Bonaparte, Engels écrivait que « la France est le pays où les luttes de classes ont été menées chaque fois, plus que partout ailleurs, jusqu’à la décision complète, et où, par conséquent, les formes politiques changeantes, à l’intérieur desquelles elles se meuvent et dans lesquelles se résument leurs résultats, prennent les contours les plus nets. […] la lutte du prolétariat qui s’éveille contre la bourgeoisie régnante y revêt des formes aiguës, inconnues ailleurs ».
Aux côtés d’une population mécontente, bon nombre d’ouvriers saisonniers et une masse déjà politisée de prolétaires participent très tôt aux barricades avec détermination. Mais c’est dans un tout autre contexte, à Lyon, en 1831, qu’éclatera une de ces « formes aiguës », le soulèvement des canuts, première véritable grande grève du prolétariat, même si elle demeure très localisée. Suite à des baisses de salaires, les métiers à tisser seront arrêtés. De manière spontanée, des dizaines de milliers d’ouvriers dévaleront les pentes des collines de la Croix-Rousse et les armureries seront mises à sac. On s’emparera de fusils et les barricades seront aussitôt dressées. Sur le drapeau des canuts, on lira la devise : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant » ! Les autorités, effrayées, quitteront la ville. Le maréchal Soult et ses 20 000 hommes ne rétabliront l’ordre qu’au prix d’une terrible répression. Cette tendance à l’affirmation d’une très forte combativité et solidarité du prolétariat dans la lutte de classe, après l’expérience des canuts de 1831 puis de 1834, se renforcera par la suite. De nombreux débats ouvriers vont se mener dans les premiers foyers industriels, notamment et au sein de la Fédération des Justes, créée à Paris, qui avait été fortement éprouvée par la défaite de l’insurrection des blanquistes du 12 mai 1839 dans la capitale (provoquant une répression sévère et exil de ses membres à Londres). Cette fermentation parisienne continuelle allait contribuer ultérieurement à gagner le jeune Karl Marx au combat de classe. Tout une maturation allait ainsi se poursuivre, notamment avec des travaux de correspondance internationale et de centralisation, menés surtout par Marx et Engels eux-mêmes au cours de leurs exils. En 1846, par exemple, Engels organisait à Paris un comité de correspondants très actifs, comprenant plusieurs ouvriers. Toute cette vie politique allait contribuer à alimenter une réflexion internationale permettant au congrès de la Ligue des communistes de mandater Marx pour rédiger le célèbre Manifeste du parti communiste. La même année, en 1847, Marx aiguisait sa brillante polémique non moins célèbre face à l’anarchiste Proudhon, répondant à la Philosophie de la Misère par sa Misère de la Philosophie.
1848 et l’affirmation du prolétariat comme classe
En février de l’année suivante, malgré les débats intenses et la progression des idées communistes, le mouvement de la classe ouvrière restera encore fortement marqué par l’idée d’une république sociale et la revendication du suffrage universel. Mais grâce à toute la maturation politique et aux débats qui ont précédé, tant à Paris qu’au niveau européen, la classe ouvrière jouera dès le départ un rôle moteur vers la confrontation : « c’est les armes à la main que la bourgeoisie devait refuser les revendications du prolétariat ». (9) Avec l’insurrection de juin, directement face à la République bourgeoise, le clivage de classe et la force autonome de la classe ouvrière apparaîtra alors de manière très nette aux yeux de Marx : « fut livrée la première grande bataille entre les deux classes qui divisent la société moderne ». (10) Les 22 et 23 juin, sur la place du Panthéon, des cris spontanés dans la foule scandaient « du pain ou du plomb », « la liberté ou la mort » et aussi « aux armes ! ». Dans tout l’est parisien, des barricades s’élevèrent, majoritairement composée d’ouvriers et d’officiers de la garde nationale. Face à ces ouvriers en lutte, les forces de répression se situaient principalement à l’ouest de Paris, notamment la garde nationale des quartiers ouest, la garde mobile et, bien entendu, les troupes commandées par le général Cavaignac. Ainsi, la République se dressait, les armes à la main, directement face aux prolétaires. La bourgeoisie affichait sa prétendue volonté de « conciliation » face à ce qu’elle jugeait être « une sauvagerie » (rappelant ainsi la mésaventure de Mgr. Affre, archevêque de Paris, qui s’était rendu avec de « bonnes intentions » sur une des barricades place de la Bastille pour y être mortellement blessé). Mais les événements qui allaient suivre montrèrent où se situait la véritable « sauvagerie ». Les insurgés furent écrasés dans un véritable bain de sang. Il y eut plusieurs milliers de morts et 25 000 combattants des barricades furent arrêtés et 4 000 prisonniers déportés en Algérie. Dès le 24 juin, l’état de siège donna légalement au général Cavaignac le loisir vengeur de rétablir l’ordre « démocratique » et « républicain ». En plus de la répression physique, on vit la dissolution des ateliers nationaux, la censure et la suppression de journaux, la fermeture de clubs, la suppression de « légions » de la garde nationale. L’ordre pouvait ainsi de nouveau régner sur Paris ! La lutte héroïque des ouvriers parisiens entre février et juin 1848 fut là aussi grande d’enseignements pour l’avant-garde du prolétariat : « En imposant la République au Gouvernement provisoire, et, par ce dernier, à toute la France, le prolétariat se mettait immédiatement au premier plan en tant que parti indépendant ; mais du même coup, il jetait un défi à toute la France bourgeoise. Ce qu’il avait conquis, c’était le terrain en vue de la lutte pour son émancipation révolutionnaire, mais non cette émancipation elle-même ». (11) En fin de compte, « le 25 février 1848 octroya la République à la France, le 25 juin lui imposa la révolution : après juin, révolution voulait dire : renversement de la société bourgeoise, alors qu’avant février, le mot signifiait renversement de la forme de l’État ». (12)
L’héritage de la Commune de 1871
Si Mai 1968 a éclaté en France, ce n’est pas sans rapport avec les journées de juin 1848 évoquées précédemment et le lointain passé de la Commune. Un passé toujours présent dans la mémoire et évoqué parfois dans les assemblées ouvrières. Le prolétariat, indocile, s’est quelques fois remis à parler de cette expérience, de « la révolution ». En 1968 bien sûr, mais plus récemment lors du mouvement de la jeunesse contre le CPE, en 2006, ou on pouvait entendre dans les AG des allusions à Mai 68 et voir refleurir sur des banderoles ce vieux slogan « Vive la commune ! ». Le caractère insurrectionnel et hautement politique de la Commune de Paris en 1871 s’avéra d’une expérience historique des plus élevées, inestimable et de portée internationale, servant déjà de source d’inspiration pour les bolcheviks et de référence lors de la vague révolutionnaire des années 1920. Avec le massacre de plus de 20 000 ouvriers lors de la Semaine sanglante, la bourgeoisie et les troupes du général Galliffet mettaient fin à la première grande expérience révolutionnaire du prolétariat. Malgré l’immaturité des conditions historiques de la révolution mondiale, le prolétariat se montrait déjà la seule force capable de remettre en cause l’ordre capitaliste. Le prolétariat avait mûrit et depuis 1864, date de naissance de la Ier Internationale, il continuait son œuvre pour se constituer en classe et les débats animés autour des idées de Blanqui et de Proudhon se poursuivaient dans les milieux ouvriers. Au sein de l’Internationale la confrontation politique permettait progressivement au prolétariat en France de tirer des leçons et d’avancer dans une unité croissante. Pour la première fois de l’histoire, avec la Commune, les ouvriers montraient qu’ils pouvaient s’emparer du pouvoir. Le Comité central de la garde nationale et des « émeutiers » s’installa à l’Hôtel de ville et adopta le drapeau rouge. Deux jours après sa proclamation, la Commune s’attaquait immédiatement à l’appareil d’État à travers l’adoption de toute une série de mesures politiques : suppression de la police des mœurs, de l’armée permanente et de la conscription (la seule force armée reconnue étant la Garde nationale), suppression de toutes les administrations d’État, confiscation des biens du clergé, déclarés propriété publique, destruction de la guillotine, école gratuite et obligatoire, etc. Le principe de la révocabilité permanente des élus était la condition pour qu’aucune instance de pouvoir ne s’impose au-dessus de la société. Seule une classe qui vise à l’abolition de toute domination d’une minorité d’oppresseurs sur l’ensemble de la société pouvait prendre en charge cette forme d’exercice du pouvoir. Ce mode d’organisation de la vie sociale allait donc dans le sens non de la « démocratisation » de l’État bourgeois, mais de sa destruction. Le prolétariat en France permit ainsi, par sa pratique, de tirer une leçon fondamentale que Marx signalait déjà en 1852 dans Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte : « Toutes les révolutions politiques jusqu’à présent n’ont fait que perfectionner la machine d’État au lieu de la briser ». Cette dernière révolution du XIXe siècle annonçait déjà les mouvements révolutionnaires du XXe siècle : elle montrait dans la pratique que « la classe ouvrière ne peut se contenter de prendre telle quelle la machine d’État et la faire fonctionner pour son propre compte. Car l’instrument politique de son asservissement ne peut servir d’instrument politique de son émancipation ». (13) Cette leçon était réaffirmée vingt ans après par Engels : « le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il [l’État] est un mal dont hérite le prolétariat vainqueur dans la lutte pour la domination de classe et dont, tout comme la Commune, il ne pourra s’empêcher de rogner aussitôt au maximum les côtés les plus nuisibles, jusqu’à ce qu’une génération grandie dans des conditions sociales nouvelles et libres soit en état de se défaire de tout ce bric-à-brac de l’État. Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d’une terreur en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat ». (14) Si cet épisode restera une expérience fondamentale dans la mémoire collective, ses leçons politiques essentielles demeurent encore assez méconnues. Elles font partie du patrimoine ouvrier et constituent bel et bien une part de son identité politique.
Le poids d’une énorme défaite et de faiblesses jusqu’à 1968
Après la défaite terrible de la Commune de Paris, un coup d’arrêt allait marquer le mouvement ouvrier en France. En fin de compte, jamais il n’allait complètement se remettre de la réaction qui allait s’abattre par la suite. On peut même dire que jusqu’aux lointains événements de Mai 1968, il allait rester divisé et profondément affaibli politiquement. Cela, malgré les efforts effectués pour promouvoir la lutte révolutionnaire et la théorie marxiste, comme ce fut le cas avec le combat de Jules Guesde et la fondation du Parti ouvrier en 1882, devenu Parti Ouvrier Français jusqu’en 1902. Mais de grandes luttes particulièrement longues et très dures allaient encore suivre malgré tout et marquer les esprits près d’une décennie plus tard. On peut citer l’exemple de Decazeville en 1886 où une grève très dure se prolongea 109 jours et où l’ingénieur Watrin fut lynché par des mineurs exaspérés. De même, en 1891, une grève très tendue à Carmaux, soutenue par Jaurès, allait durer près de trois mois. De nombreuses luttes et grèves se poursuivirent aussi avant le premier conflit mondial, contre la guerre, ponctuées par l’assassinat de Jaurès. (15) Des mutineries de 1917 au combat de Monatte et Rosmer, aux grèves à « l’arrière » durant la guerre, en passant par la vague révolutionnaire des années 1920, la solidarité et une forte combativité furent les caractéristiques majeures dont le prolétariat en France a hérité, faisant désormais partie de son ADN. C’est également une des leçons que nous devons retenir pour les luttes du futur.
Ce que nous pouvons conclure pour ce premier article, en dépit du terrible coup porté de manière durable par la défaite de la Commune, c’est que le prolétariat en France est depuis longtemps et malgré tout, l’un des plus combatifs et politisés au monde. Comme nous l’écrivions dans notre « Résolution sur la situation en France » au 23e congrès de notre section en France : « C’est une des spécificités de la classe ouvrière en France, relevée déjà par les marxistes au XIXe siècle, suite à la révolution de 1848 et de la Commune de Paris, le caractère explosif et hautement politique de ses luttes. Ainsi, on pouvait lire sous la plume de Kautsky, lorsqu’il était encore révolutionnaire : “Si en Angleterre, dans la première moitié du XIXe siècle, c’était la science économique qui était la plus avancée, en France c’était la pensée politique ; si l’Angleterre était régie par l’esprit de compromis, la France l’était par celui du radicalisme ; si en Angleterre le travail de détail de la lente construction organique prédominait, en France c’était celui que nécessite l’ardeur révolutionnaire” ». En dépit des difficultés de la classe ouvrière aujourd’hui, cette appréciation de Kautsky reste pleinement valable. Alors que la bourgeoisie entretient l’amnésie en attaquant en permanence la mémoire ouvrière, il est nécessaire de se réapproprier toute cette expérience des luttes en France qui possède une dimension largement universelle.
WH, 19 décembre 2020
1) « La France, championne du monde de la grève », Statista (6 juillet 2018).
2) Lire notre brochure : Mai 68 et la perspective révolutionnaire.
3) « Mai 69 : Le réveil de la classe ouvrière (partie III) », Révolution internationale n° 390 (mars 2008).
4) C’est-à-dire des minorités qui avaient su mener le combat contre la dégénérescence de la révolution au sein, puis en dehors des anciens partis de l’Internationale communiste, passés ensuite dans le camp de la bourgeoisie. Citons en particuliers le combat mené par la Gauche italienne des années 1930, issue du groupe Bilan.
5) Voir notre article : « Les conférences internationales de la Gauche Communiste (1976-1980) – Leçons d’une expérience pour le milieu prolétarien ».
6) Extraits de la loi Le Chapelier : « Tous attroupements composés d’artisans, ouvriers, compagnons, journaliers, ou excités par eux contre le libre exercice de l’industrie et du travail […], ou contre l’action de la police et l’exécution des jugements rendus en cette matière […] seront tenus pour attroupements séditieux, et, comme tels, ils seront dissipés par les dépositaires de la force publique, sur les réquisitions légales qui leur en seront faites, et punis selon toute la rigueur des lois sur les auteurs, instigateurs et chefs desdits attroupements, et sur tous ceux qui auront commis des voies de fait et des actes de violence ».
7) Gérard Adam, Histoire des grèves (1981).
8) Idem.
9) Marx, Les luttes de classe en France (1850).
10) Idem.
11) Idem.
12) Idem.
13) Marx, La Guerre civile en France (1871).
14) Engels, Introduction à La Guerre civile en France (1891).
15) « Jean Jaurès et le mouvement ouvrier », Révolution internationale n° 448 (septembre-octobre 2014).