Capitalisme et lutte de classe en Pologne, 1970-71, (I.C.O. (*)) : Insurrection ouvrière et journalisme politique

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  • "Les employés du gaz et de l’électricité ne coupent la distribution que dans les quartiers où habitent les policiers et les membres du parti, les quartiers ouvriers et les chantiers continuant à être alimentés... Il semble que ces faits spontanés au début aient été rapidement organisés par les comités de grève... Le comité de grève du chantier naval WARSKI, le plus important, s’est transformé en comité de grève central... C'est lui qui organise le ravitaillement, le faisant venir de fort loin... C'est lui qui assure les communications jusqu'à Gdansk... La grève est organisée méticuleusement. Les chantiers sont sous la surveillance de tous. Les hauts parleurs de l'usine diffusent les informations sur les événements. D'autres groupes patrouillent sur les rives de l'Oder, d'autres en armes gardent les bâtiments de la direction... La milice ouvrière armée, munie de brassards distinctif..."

Durant l'hiver 1970-71, la Pologne dite "socialiste" et plus particulièrement les ports de la Baltique Gdansk et Szczecin, étaient le théâtre d’affrontements très violents entre la classe ouvrière et le pouvoir d'Etat dit "ouvrier".

Ces insurrections sont les faits les plus marquants de la reprise prolétarienne internationale; jamais depuis la vague révolutionnaire des années 1917-23 la classe ouvrière n'avait fait preuve d'autant de détermination, de conscience, et de capacité d'organisation autonome, A ce titre, ils méritent toute l'attention du mouvement ouvrier international, qui sachant en tirer le maximum d'enseignements, enseignements qui sont les seuls acquis véritables de la lutte, leur donneront leur véritable dimension historique .

L'année 1968 est l'année du resurgissement de la crise mondiale du capitalisme. La Pologne, pays le plus dévasté par les deux guerres est pratiquement pillée par le "grand frère" russe depuis 1945, en a subi très durement les premiers assauts et le prolétariat payé très cher les frais. Diminuer les coûts de production en s'attaquant au niveau de vie des ouvriers pour pouvoir percer un marché mondial plus que saturé, voilà la préoccupation majeure de chaque bourgeoisie nationale. La Pologne, pays capitaliste à part entière, n'échappe pis à cette loi inflexible de l'économie de marché; d'ailleurs les dirigeants polonais affirment eux-mêmes cette réalité :

  • "... Parce que nous devons suivre la compétition économique créée par le rapide développement des autres pays, pour garantir à la Pologne sa bonne position digne d’elle dans la division internationale du travail, c'est-à-dire dans la communauté (sic) internationale." (Gierek, 8ème Plénum, 6-7/2/71)

Ainsi, en 1969, l'application "de nouvelles normes techniques de travail" visant à diminuer le prix de revient des marchandises polonaises aura pour conséquence une baisse générale de 15 % des salaires, baisse qui provoquera des grèves nombreuses, mais isolées, donc vite étouffées. Malgré tout, au fil des mois, la situation ne va qu'en s'aggravant, et faisant fi des dangers que cela représente, la bourgeoisie d'Etat, valet du capital, est contrainte de prendre de nouvelles mesures; elles sont de taille. Un dimanche de décembre, le 13, jetant la consternation dans la classe ouvrière polonaise, la radio annonce une hausse générale des produits alimentaires de 20 à 30%. La riposte ne se fait pas attendre. Pour faire annuler cette hausse des prix, les ouvriers des chantiers navals de Gdansk envoient une délégation au siège du parti, elle est emprisonnée. Dès lors, la classe ouvrière va donner libre cours à sa colère, sa révolte explosant en des émeutes qui se généralisent à l'échelle du pays. Le même scénario se répétant dans plusieurs villes; c'est à Szczecin où, éclatant trois jours après Gdansk, la grève insurrectionnelle atteindra le maximum d'efficacité.

L'historique de ces insurrections vient d'être complété par un tout dernier livre, œuvre du collectif ICO[1], qui vient concentrer et enrichir le peu d'informations que l’on pouvait glaner de ci de là.

Cet ouvrage est important dans la mesure où les évènements qu'il narre sont importants et leur connaissance vitale pour le mouvement ouvrier, l’interprétation qu'il en donne et les enseignements qu'il en tire laissent, eux, plus qu'à désirer.

La première erreur qu'on peut relever à la lecture du livre est l’analyse qu'il donne des conditions objectives qui ont déterminé les insurrections polonaises. En effet, pour ICO, la crise économique qui a projeté les ouvriers polonais dans la misère n'est qu'une crise structurelle, passagère; le capital, ayant atteint un certain degré de développement, se trouve contraint d'adopter de nouvelles structures pour pouvoir continuer sa marche éternelle à travers l'histoire :

  • "... Il n'est pas interdit de penser que les récents ennuis internationaux (spéculation sur le dollar, etc.), 1oin. de représenter une "crise" au sens classique de ce terme, sont en fait un épisode de cette lutte et montrent la vitalité du Capital (de ce point de vue) dans la recherche d’une nouvelle transformation structurelle pour lutter contre sa maladie congénitale, contre ses contradictions internes. Le problème qui se pose au Capital pourrait être celui d'une nouvelle transformation permettant la destruction raisonnée et raisonnable du Capital, à l'échelle mondiale cette fois...".

Sur un ton opportuniste : "il n'est pas interdit de...", "pourrait être", cette prise de position est d'une remarquable confusion; on parle d'une crise structurelle, en d'autres termes d'une crise de croissance, d'une crise qui n’en serait pas une, exprimant tout au plus la "vitalité du système", mais posant toutefois le problème d'une destruction de capital. Cette nécessité d'autodestruction comme condition indispensable à sa survie, nécessité à laquelle le capital se trouve confronté depuis que le marché mondial est réalisé (cela depuis 1914) montre bien la sénilité du système et non sa "vitalité". Le ressurgissement de la crise mondiale du capitalisme après les reconstructions consécutives à la deuxième guerre mondiale ouvre de nouveau la perspective de la révolution internationale dans laquelle s'inscrivent les insurrections polonaises. Cela, minimisant la crise ou la niant purement et simplement, nos journalistes ne peuvent le comprendre. Les difficultés économiques du capitalisme ne sont pas de simples "ennuis" mais bien l'expression d'une gangrène qui le mine lentement mais sûrement. Nous n'avons pas besoin ici de grandes théories pour le démontrer; ne serait-ce que dans les pays de l'Est, les chiffres parlent d'eux-mêmes, montrant que, loin de s'atténuer,1a crise mondiale du capitalisme n'a fait que s'approfondir depuis 1971 et s'aggravera encore, préparant de nouvelles insurrections. Ainsi, l'on pouvait assister "à une hausse du prix du super au printemps 1974, de 69% en Pologne et de 44% en Tchécoslovaquie ; du litre d’essence ordinaire de 80% à Varsovie et de près de 50% à Prague. Le gouvernement hongrois a, le 1er septembre 1974, relevé de 40 % les carburants autos, de 16% le charbon, de 20% le gaz domestique, de 18% le bois de chauffage... L’URSS vend son pétrole environ 120%, plus cher aux pays frères"; suit toute une série de chiffres éloquents : "le zycie gospodasze", hebdomadaire économique du parti, reconnaît qu'entre novembre 1973 et novembre 1974, le prix du poulet a augmenté de 42%, des pommes de terre de 43%... des oignons de 50%, des carottes de 70%, des choux de 10%, des pommes de 20%, du bœuf de 10%,...". Et on pourrait continuer à l'infini. Mais il est vrai que, toutefois, les journalistes d’ICO se posent encore des questions sur l’existence ou non de la loi de la valeur en URSS :

  • "Nous ne nous sentons pas capables, quant à nous, de répondre à la question de l'existence de la loi de la valeur en URSS de manière tranchée." (page 254)

On peut même lire, page 258 :

  • "Peut-on et doit-on augmenter les salaires réels pour se rattraper sur la productivité ? Tel est le dilemme qui se pose aujourd’hui à la Russie. Mais ce dilemme est d'autant plus difficile à résoudre que l'augmentation du niveau de vie n'est possible que s'il y a déjà une certaine augmentation de la production de biens de consommation, donc de la productivité. C'est un problème d'amorçage de pompe dont la solution est loin d'être aisée".

La pompe, ce sont les ouvriers russes qui l'ont prise dans la gueule ! Quand on voit que "les soviétiques épargnent jusqu'à 50% de leurs revenus,... 200 000 millions de zlotys dorment dans les caisses d'Etat polonaises. Et si les premiers 100 000 millions ont été économisés depuis 25 ans, pourquoi les 100 000 autres y sont-ils depuis 3 ans seulement ?"("Zycie Literackie" 5/1/1975). Mais nos journalistes atteignent le comble de la bêtise ou de l'inconscience quand ils disent que :

  • "Les mesures à long terme visent à introduire, aussi bien dans les structures que dans les esprits, les termes d'un capitalisme moderne d'une société de consommation", (page 152).

En attendant, les ouvriers du monde entier touchés par la crise peuvent toujours consommer leur misère en attendant des lendemains qui chantent ! En tout cas, les ouvriers polonais n'ont pas été dupes : les rires de la foule devant les premières salves de mitraillettes ont été une façon de dire : "nous n'avons rien à perdre que nos chaînes". Une telle incompréhension de la situation historique du capitalisme mondial, outre le fait qu'elle entretient la mystification sur les possibilités à court ou long terme du capitalisme, empêche radicalement de comprendre la signification et la portée de tels événements. Ainsi, comment comprendre le fossé qui existe entre les événements de 1970-71 et ceux de 53 en Allemagne de l'Est, de 56 en Pologne, et Hongrie, si l'on ne se réfère pas directement à la situation historique du capitalisme mondial dans laquelle ils se déroulent. En effet, l'effort de reconstruction consécutif à la 2ème guerre mondiale réclamait, de la part du capitalisme russe, durement touché, une exploitation intensive de sa classe ouvrière ainsi que la mise à sac des pays placés sous "sa protection". Cette mise à sac était d'autant plus possible que le prolétariat mondial venait de subir la plus grande contre-révolution de l'histoire, donnant directement lieu à une boucherie, abominable. Néanmoins, un tel effort se révèle trop dur à supporter et provoque une série de réactions où le prolétariat se trouve bien mêlé, mais noyé dans la mystification nationaliste, démocratique et inter-classiste. Aussi les insurrections de 70-71 offrent-elles un tout autre aspect, cette fois purement prolétarien ; il ne s’agit pas de démocratiser le système bureaucratique et de "libérer la nation du joug russe" mais d'imposer par la force le point de vue du prolétariat : c'est en chantant 1'"Internationale" que les ouvriers ont brûlé les sièges du P.O.U.P.! Dans le récit qu'ils font des événements, nos journalistes enregistrent bien la différence qualitative qui existe entre les mouvements de 56 ou de 68 à Prague et ceux de Pologne en 70-71. Mais, avec une .telle vision de la crise, "crise de croissance", "crise structurelle", comment pourraient-ils en saisir le sens, la nature, la dimension historique ? Par le fait qu'ils s'inscrivent dans la réaction révolutionnaire du prolétariat international à la crise mondiale du capitalisme, vague qui a fait surgir mai 68 en France, l'automne chaud italien, les mouvements de grèves suivies en Allemagne et Scandinavie dans les années 69-70, en Angleterre en 72, les luttes généralisées des ouvriers espagnols ces dernières années, etc... la lutte des ouvriers polonais acquiert une tout autre dimension historique que celle que leur attribuent les auteurs du livre : "une révolte contre des mutations économiques et sociales" (page 94).

Mais là n’est point la seule mystification que contient ce livre, il en est une qui est d'autant plus dangereuse qu'elle touche directement le mouvement ouvrier : l'autogestion. Si nos ICOistes semblent avoir bien compris que les pays de l'Est sont capitalistes, par contre, il est certain qu'ils n'ont pas compris ce qu'est le capitalisme, et, partant, la révolution communiste. Cette conception du mouvement révolutionnaire les amène à dire :

  • "... dans le processus révolutionnaire, c’est ce stade d'auto-organisation sur le lieu de production qui conditionne la transformation sociale. Celle-ci est véritablement engagée dès que se font jour des tentatives de gestion de l'appareil économique par les travailleurs eux-mêmes. Ces tentatives sont finalement plus importantes que l'organisation même de la : lutte physique contre les forces de répression, aussi importante soit-elle, car la prise en mains de l'appareil économique signifie l’affirmation du pouvoir de la classe des producteurs..." (page 56).

S'il est bien vrai que le stade d'auto-organisation du prolétariat est le moment Le plus crucial, le moment où tout se joue, par contre, il est faux et mystificateur de dire que le prolétariat doit s'auto-organiser pour "gérer l'appareil économique" ; cela aurait pour conséquence directe le cloisonnement du prolétariat dans le cadre corporatiste de l'usine et donc la défaite. L'un des moyens de bloquer le processus de généralisation et d'organisation de la lutte, processus dans lequel se dégagent les perspectives révolutionnaires :

-affrontement général et destruction de l'Etat bourgeois, dictature du prolétariat, est de faire en sorte que les différentes unités de la classe se retrouvent retranchées, attachées derrière leurs lieux de travail respectifs. Pour cela, tous les moyens sont bons. L'un des meilleurs : l'autogestion, offre une mystification d'autant plus insidieuse qu'elle peut faire croire aux prolétaires qu'ils maîtrisent les conditions sociales de production.

Pour la révolution bourgeoise, la prise du pouvoir politique sanctionne tout le processus de l'instauration du pouvoir économique. Pour la classe ouvrière, il en va tout autrement : elle est la seule classe exploitée dans l'histoire à être une classe révolutionnaire séparée des moyens de production. Elle ne peut donc entamer le processus de transformation révolutionnaire des rapports sociaux de production (et non pas du mode de gestion, le capitalisme étant avant tout un mode de production) que si elle s'est préalablement emparée du pouvoir politique.

Le mythe auto-gestionnaire atteint son comble page 116 :

  • "Mais certaines de ces possibilités, comme par exemple, la prise en main de l'économie, ou même des tentatives d'autogestion, ne furent pas utilisées. Ce pas n'étant pas franchi, l'occupation des usines ne pouvait être qu'un objet de marchandage avec la classe dominante..."

Ce refrain ; "Laissez tomber vos luttes revendicatives", soit pour vous autogérer ou pour instaurer des rapports sociaux communistes, nous le connaissons bien, pour l'avoir entendu sur tous les tons. En fait, ces mots d'ordre, qui se veulent radicaux, ne peuvent avoir pour seule conséquence que de détourner le prolétariat de sa tâche la plus urgente : l'instauration de sa dictature de classe sans laquelle il a les mains liées. Le "patriote" Gomulka le savait bien quand, en 56, il disait aux ouvriers : "Il faut saluer avec une profonde reconnaissance l'initiative de la classe ouvrière concernant l'amélioration de la gestion des entreprises industrielles et sa participation à cette gestion. Cela prouve que la classe ouvrière a une foi ardente et bien fondée dans le socialisme."

Bien entendu, ICO ne se revendique pas d'une telle autogestion, il se revendique de la "vraie" autogestion, mais ne nous précise jamais ce qu'elle doit être. En fait, ils seraient bien en peine de nous l'expliquer, sans nous révéler le caractère bourgeois d'un tel programme. La classe ouvrière ne pourra jamais gérer l'économie que lui lègue le capitalisme, elle devra la détruire, et c'est de cette destruction que naîtra le communisme. En période de crise révolutionnaire conditionnée par une crise économique, la mystification auto-gestionnaire peu se présenter comme le dernier rempart du capital. Associer ses esclaves au maintien de sa survie en les attachant à la gestion de l'entreprise et les précipiter dans la barbarie au nom de la défense de cette fameuse "Gestion ouvrière". Les organisations dont se sont dotés les travailleurs polonais ont été des organes de combat contre la bourgeoisie et non des organes de gestion de l'économie nécessairement capitalistes. C'est grâce à de telles organisations que les ouvriers polonais ont pu mener leur lutte et c'est à travers ces mêmes organisations qu'ils ont pu développer leur conscience. La détermination sans l'organisation, c'est le massacre ; à Szczecin, les ouvriers l'ont bien compris qui se sont organisés de manière autonome avant même de commencer 1'insurrection, gagnant par là le maximum d'efficacité tout en épargnant des vies précieuses.

Le problème qui se pose aujourd'hui au mouvement ouvrier international : capacité de s'organiser en dehors et contre les syndicats ; développement des perspectives et du programme révolutionnaire. Les ouvriers polonais ont commencé à nous en montrer les solutions.

  • "La chose la plus importante est que nous fassions rendre au maximum notre économie, nos entreprises... Ne nous en veuillez pas de la politique énergique du gouvernement et de l'ordre qu'il fera régner dans les rues de nos villes." (Les bourgeois Gierek et Jaroszewics aux ouvriers de Szczecin).
  • "Nous ne voulons pas de fables, nous voulons du pain... Nous avons mené la grève. Nous savons comment elle est partie... Mais, pratiquement, à vrai dire, on n'en a rien. Vos interventions n'ont pas convaincu les travailleurs... Nous arrêtons la grève, non par conviction, mais parce que les autres l'arrêtent, C'EST TOUT." (Ouvriers de Szczecin aux bourgeois Gierek et Jaroszewics).

M. PRENAT

 

[1] * Informations et correspondances ouvrières (ICO) est un groupe conseilliste créé en 1958, après une scission de Socialisme ou barbarie autour de Claude Lefort et Henri Simon,

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