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Nous publions ci-dessous deux courriers de sympathisants du CCI visant à prolonger la réflexion ayant surgi dans notre dernière permanence du 15 mai 2020 sur le sujet de la nature et la composition de la classe ouvrière. Au cours de cette discussion, des participants se sont interrogés sur le rôle de l’ubérisation du travail sur la composition de la classe ouvrière. Autrement dit, les “travailleurs ubérisés” appartiennent-ils à la classe ouvrière ? Nous saluons l'effort de réflexion des camarades et leur souci de vouloir confronter leurs arguments. Les courriers des camarades forment donc deux contributions à ce débat qui se poursuivra lors de la prochaine permanence du CCI qui se déroulera le samedi 12 juin à partir de 14 H. A l’issue de la permanence, le CCI s’engage à développer sa position sur ce sujet à travers un article qui sera publié dans notre presse.
Contribution à la réflexion sur : « qu’est-ce que la classe ouvrière, qui fait partie de la classe ouvrière? » (L.)
D’une manière générale, les conditions de production de la richesse n’ont pas changé depuis le XIX°siècle, moment de l’apparition du capitalisme dans les pays occidentaux (au XVIII° siècle pour la Grande Bretagne). La classe ouvrière est donc toujours la classe qui produit toutes les richesses et elle existe toujours, tant qu’il y a production de plus-value. La définition de Marx précise que la classe ouvrière ne possède pas les moyens de production, elle n’a que sa force de travail pour produire de la plus-value, contre un salaire, de manière associée. Cependant, au XIX°siècle, le prolétariat était surtout concentré dans les secteurs primaire (collecte et exploitation des ressources naturelles) et secondaire (transformation en marchandises des matériaux de base). Les ouvriers travaillaient côte à côte, ils pouvaient échanger et s’organiser facilement.
La composition du prolétariat a changé depuis l’ascendance du capitalisme, liée au développement d’autres secteurs. Le secteur tertiaire, qui comprenait les fonctionnaires chargés d’administrer et d’organiser la vie de la société selon les intérêts du système capitaliste, comprend aujourd’hui beaucoup plus d’ouvriers, qui participent à la valorisation des marchandises, sont payés le moins possible et n’ont plus l’espoir de monter facilement dans la hiérarchie sociale ; il en est ainsi du secteur de la Poste (qui comprend de moins en moins d’ouvriers avec le statut de fonctionnaires), l’Enseignement, la Santé, les Transports Publics (où le statut de fonctionnaire disparaît également).
La bourgeoisie cherche toujours comment pressurer davantage la classe ouvrière, « sans que cela se voie » : ainsi, en Grande-Bretagne, se développe la politique du « fire and rehire » (griller et réembaucher), qui permet de supprimer les contrats de travail précédents et de les remplacer par des contrats beaucoup moins « avantageux » pour les ouvriers. Un article de ICC online (the working class bears the brunt of the pandemic) évoque ce nouveau tour de passe-passe, utilisé par Tesco, British Telecom, British Gas et des compagnies de bus. C’est en Grande Bretagne également que se sont développées en premier le statut de « travailleur » indépendant, travaillant pour Uber, Deliveroo, autres entreprises de livraison de courrier, colis, etc.
Lors de la dernière permanence, il était tout à fait juste de défendre l’appartenance à la classe ouvrière de ces travailleurs « indépendants ». Même s’ils ne travaillent pas de manière associée, ils participent à la valorisation de la marchandise force de travail, en livrant des repas à des ouvriers, transportant des colis, nettoyant les bureaux, etc.
Des luttes ont eu lieu, également en Grande Bretagne, dans différents secteurs, dont les ouvriers intérimaires. « En mars 2021, 150 porteurs, nettoyeurs, standardistes et personnels de restauration employés à l’hôpital du comté de Cumberland par la société d’équipement Mitie, ont mené une première journée d’action avec Unison [un syndicat] en raison d’un défaut de paiement des heures supplémentaires... »
Aujourd’hui, il y a de moins en moins d’ouvriers d’industrie, machinisme aidant, cependant les techniciens qui font marcher et entretiennent les machines sont des ouvriers, puisqu’ils participent aussi à la production de valeur.
Comme le capitalisme s’est étendu à toute la planète, les petites exploitations agricoles existent de moins en moins, il y a une concentration des anciennes petites exploitations en grands groupes agricoles qui sont gérés d’une manière industrielle ; les ouvriers agricoles font partie de la classe ouvrière.
La classe ouvrière a toujours été hétérogène, les ouvriers des pays périphériques n’ont pas l’expérience historique des ouvriers des pays centraux et sont plus susceptibles d’écouter les sirènes démocratiques de se battre pour avoir un syndicat ou des élections.
Les luttes des ouvriers des pays centraux seront déterminantes pour entraîner les ouvriers du monde entier vers le développement d’une situation pré-révolutionnaire.
Des individus issus des autres classes peuvent rejoindre le combat de la classe ouvrière en se rapprochant des groupes révolutionnaires et être convaincus que seule la révolution communiste peut apporter un futur viable à l’humanité.
L’expérience a montré que l’idée d’occuper les usines n’était plus un bon moyen de lutte et que l’enfermement dans l’usine n’est pas une force. Au contraire, l’extension de la lutte, la communication vers d’autres secteurs donne de la force à la lutte.
Le dernier mouvement contre la réforme des retraites en France, par exemple, a vu converger dans la rue des secteurs très divers, public, privé, intérimaires, CDD, avocats, chômeurs, etc.
Même si certains ouvriers ne travaillent pas de manière associée dans de grandes entreprises, l’attaque contre le système de retraites était (et sera) un puissant facteur de rassemblement.
En conclusion, aujourd’hui, époque de la décomposition du capitalisme, font partie de la classe ouvrière tous les travailleurs traditionnellement producteurs associés de plus-value, dans les usines, mais aussi, les travailleurs intérimaires, les ouvriers de l’enseignement primaire et secondaire, les agents administratifs de base, les ouvriers précaires : auto-entrepreneurs qui travaillent de façon isolée mais peuvent être entraînés dans des grands mouvements, tous ceux qui participent de la valorisation de la marchandise à un degré ou à un autre. La bourgeoisie fait tout ce qu’elle peut pour empêcher les ouvriers d’être « ensemble », elle essaie de les séparer, mais l’intérêt commun des ouvriers, la lutte pour défendre les salaires, le droit à la retraite, les indemnités de maladie, le temps de travail, les vacances, pour refuser les licenciements, bref empêcher l’augmentation de l’exploitation, les rassemble inexorablement.
L, 19/05/2021
Courrier de lecteur du camarade Patche
A l'occasion de la dernière permanence du CCI (samedi 15 mai), des camarades se sont interrogés sur la question de la nature de la classe ouvrière dans une société qui voit l'émergence depuis environ une décennie d'un phénomène qualifié d'ubérisation (du nom de l'entreprise Uber qui fut pionnière dans ce secteur) ou de gig economy (économie de partage). Il importe de se demander si ces nouveaux travailleurs appartiennent au prolétariat ou s'ils sont l'émanation de classes étrangères à ce dernier, appartenant à la petite bourgeoisie, car de la réponse à cette question découle un grand nombre de considérations notamment politiques. Il s'agit ainsi de savoir si lorsque l'on choisit de défendre ces travailleurs, nous nous situons sur le terrain de la classe ouvrière ou sur un terrain qui lui est étranger.
Selon le CCI, dans sa Résolution sur le rapport de force entre les classes (2019), « L’aggravation du chômage et de la précarité a également fait apparaître le phénomène d’"uberisation" du travail. En passant par l’intermédiaire d’une plateforme Internet pour trouver un emploi, l’ubérisation déguise la vente de la force de travail à un patron en une forme "d’auto-entreprise", tout en renforçant la paupérisation et la précarité des "auto-entrepreneurs". L’ubérisation du travail individuel renforce l’atomisation, la difficulté de faire grève, du fait que l’auto-exploitation de ces travailleurs entrave considérablement leur capacité à lutter de façon collective et à développer la solidarité face à l’exploitation capitaliste »
Plusieurs points sont importants dans cette résolution. Tout d'abord, il y est écrit que l'ubérisation « déguise la vente de la force de travail à un patron ». Selon le CCI, cette forme d'auto-entreprenariat n'est qu'un artifice juridique. D'ailleurs, en Grande-Bretagne, la Cour suprême a décidé de requalifier les chauffeurs Uber en tant que salariés, montrant ainsi que même les organes juridiques de l'État bourgeois ne sont pas dupes d'une telle mascarade. Si les travailleurs uber ne sont pas considérés comme des auto-entrepreneurs et que par ailleurs, ils vendent leur force de travail à un patron, ne peut-on pas les considérer comme appartenant à la classe ouvrière ? La suite de la résolution est moins claire sur cette question.
Elle affirme que « l'ubérisation du travail individuel renforce l'atomisation, la difficulté de faire grève » et « entrave considérablement la capacité à lutter de façon collective » contre l'exploitation capitaliste. Il est indéniable que la nature de la tâche à accomplir, variable selon les plate-formes mais dont les principales résident dans la livraison de repas ou dans le fait de travailler comme chauffeur, ainsi que la croyance mystifiée selon laquelle les travailleurs Uber sont leurs propres patrons et n'ont de compte à rendre à personne d'autre qu'à eux-mêmes, joue un rôle d'atomisation de la classe et brise la nécessaire solidarité entre les travailleurs. Rappelons que pour Marx le capitalisme, par la concentration et la centralisation du capital, aboutit au travail associé ce qui, in fine, renforce la conscience de classe des travailleurs qui sont confrontés collectivement à la même réalité de l'exploitation sauvage. C'est fondamentalement ce qui distingue le prolétariat de la petite paysannerie, également exploitée, mais dispersée sur le territoire, l'empêchant de nouer des liens de solidarité.
Mais si les travailleurs Uber sont atomisés et dispersés, s'il leur est extrêmement difficile de nouer des liens de solidarité et de mener des luttes collectives ou des grèves, ne font-ils pas néanmoins partie de la classe ouvrière, du prolétariat ? Le fait d'être à l'arrière-garde de la classe ouvrière du fait des conditions de travail et de la précarité ne permet pourtant pas de dénier à ces travailleurs leur qualité de prolétaires exploités, séparés des moyens de production et condamnés à vendre leur force de travail pour subsister, ce qui est la définition du prolétaire selon Marx. Les modalités de leur exploitation pourraient d'ailleurs être rapprochées de celle du salaire aux pièces analysé par Marx dans le livre 1 du Capital (au chapitre 21), la rentabilité de leur tâche se calculant non en heures de travail mais en nombre de tâches réalisées, renforçant d'autant plus la concurrence entre travailleurs, chacun cherchant à accomplir le plus de tâches possibles dans la journée.
Avant de conclure, il s'agit de s'intéresser à la combativité réelle ou non des travailleurs uberisés. Nous l'avons dit, leur atomisation, la mise en concurrence dans la forme moderne du salaire aux pièces, mine constamment la solidarité entre ces travailleurs. Pourtant, en plusieurs endroits du globe, nous avons vu surgir des formes de lutte spontanées, sans la constitution ou la participation de syndicats, appareils de collaboration avec l'État bourgeois et de défense du mode de production capitaliste. A Los Angeles, des travailleurs Uber se sont mis spontanément en grève pour lutter contre leurs conditions de travail. C'est également le cas dans d'autres pays et avec d'autres entreprises, en Italie, au Royaume-Uni, etc. Certes, il arrive à ces travailleurs de constituer des syndicats ou de demander l'appui de centrales déjà existantes. Ce sont des impasses qui doivent être rejetées par les communistes, qui insistent au contraire sur les outils spécifiques de la lutte des classes, notamment la grève sauvage, sans médiation syndicale. Mais ces erreurs ne doivent pas suffire à rejeter les travailleurs ubérisés en-dehors du prolétariat, et à les assigner à la petite-bourgeoisie.
Depuis les dernières années, la précarité s'est aggravée. La classe ouvrière a été victime de ce processus, et l'uberisation des travailleurs en a été l'un des produits. Considérer que les travailleurs ubérisés, du fait de leur atomisation, de leurs difficultés à se placer sur le terrain de la classe ouvrière, n'appartiennent pas au prolétariat mérite une profonde et sérieuse discussion, basée sur les analyses marxistes. Car ce n'est que par la confrontation polémique mais fraternelle que la classe ouvrière sera en mesure de déjouer les pièges tendus par la bourgeoisie et ses idéologues et contribuer à la lutte pour le renversement du capitalisme et l'émancipation du prolétariat.
Salutations fraternelles,
Patche