A PROPOS DE L'ARTICLE : "Deux avortons de la gauche du capital"

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L’article paru sous ce titre, dans le dernier numéro de R.I. (N° 13, Février 1975), soulève à la fois des problèmes théoriques généraux et des questions politiques pratiques de très grande importance. Il s'agit de dégager les lignes de force générales à travers lesquelles se poursuit dans l’histoire de la lutte de classe le processus continu de l'organisation des révolutionnaires. Si l'organisation révolutionnaire apparaît être une nécessité absolue pour le développement révolutionnaire de la classe, elle n'en est pas moins sujette aux vicissitudes du déroulement de la lutte de classe, car avant toute chose elle est un produit, une manifestation de la lutte même de la classe. Si l'organisation révolutionnaire exprime-le niveau de la prise de conscience de la lutte de' classe et est un puissant facteur indispensable dans son développement, ce n'est pas elle qui détermine l'existence de la classe ni sa lutte, mais elle est elle-même déterminée par cette existence.

Ainsi, entre la nécessité impérieuse ressentie par la classe de se doter d'organismes politiques aptes à assumer une fonction précise pour laquelle la classe les secrètent, et sa réalisation pratique, s'intercale la réalité concrète et complexe fondée sur des facteurs objectifs, tels que le développement du capitalisme et de ses contradictions et l'ampleur de la lutte de classe qui en résulte, ainsi que les résultats généraux et immédiats de la lutte : les victoires et les déroutes subies, rompant et modifiant le rapport de forces existant entre les classes.

L'existence et l'activité de l'organisation révolutionnaire ne reposent donc pas uniquement sur un besoin général, mais aussi sur les conditions telles qu'elles se présentent dans la réalité complexe de son déroulement concret. Méconnaître ce double fondement de l'organisation et de l'activité révolutionnaires et ne retenir unilatéralement qu'un seul de ces deux éléments, mène inévitablement ou à la secte qui, si cohérente soit-elle, reste détachée de la réalité et tombe dans une impuissance fataliste, ou au volontarisme immédiatiste qui en fait d'activisme s'agite dans le vide et ne fait que gaspiller des énergies révolutionnaires précieuses.

Par ailleurs, la juste compréhension de ce double fondement nous donne la clé et l'explication du déroulement de l'histoire du mouvement ouvrier avec ses périodes de développement et d'expansion et ses périodes de recul des organisations et de leur activité révolutionnaire, dont aucune cohérence ni volonté, fussent-elles celles d'un Marx ou d'un Engels, ne pouvaient substantiellement modifier le cours.

Ceci explique également la possibilité toujours existante de la dégénérescence des organisations de la classe dans des circonstances défavorables au prolétariat, dégénérescence qui peut aller jusqu'au passage de ces organisations dans le camp de la classe ennemie. Il ne sert à rien de recourir en guise de consolation aux élucubrations bordiguistes qui séparent un Parti Historique infaillible mais inexistant d'un Parti Formel existant et faillible parce que non révolutionnaire. Ce sont là des spéculations métaphysiques sur l'âme immortelle sans corps et les corps sans âme. Ces "explications" n'expliquent rien et ne font qu'embrouiller la compréhension du fait que le processus de l'organisation et l'activité révolutionnaire se présentent comme un mouvement continu (du fait de la continuité de l'existence de la classe dont il est issu) mais n'est pas pour autant une forme linéaire, gradualiste, toujours en ascension. Ce processus est constamment en bute à des forces contraires qui entravent constamment son développement. Son mouvement, constamment heurté, se fait par des avances et des reculs, par des bonds et des rebondissements, dans une réalité dominée par la classe ennemie. Dans cette guerre historique de classe, et jusqu'à la victoire finale, le prolétariat semble n'avancer qu'au travers d'une série de défaites momentanées et partielles. Il est quasiment inévitable que dans ces grandes défaites le prolétariat perde des corps d'armée plus ou moins grands et forts, qui sont ses anciennes organisations de classe. Ce qui le met dans l'obligation de continuer à les reconstituer à nouveau, armé de tout l'acquis de l'expérience passée.

Dans cette guerre de classe, l'arme peut- être la plus dangereuse parce que la plus pernicieuse, utilisée par le capital contre le prolétariat, est l’arme idéologique. L’article insiste avec force raison sur l'importance primordiale que joue pour le prolétariat (à la différence des autres classes dans l'histoire) sa prise de conscience. Sans ce mouvement de prise de conscience, le prolétariat ne pourrait jamais triompher et toutes ses révoltes seraient inexorablement vouées à des défaites sanglantes. Or le prolétariat vit sous la domination de l’idéologie capitaliste qui le pénètre de toutes parts, et dont il subit jour après jour l'influence. Au fur et à mesure qu'approche l'échéance du règne du capital, le capitalisme affine son arme la plus opérante contre le prolétariat, son arme idéologique qui vise à empêcher et à décomposer la prise de conscience de celui-ci. En le désarmant de sa conscience, il l'immobilise, il le rend incapable de s'organiser pour un affrontement ouvert, il dévoie son mécontentement grandissant vers des impasses, sur des terrains étrangers, comme celui des guerres nationales (impérialisme), des prétendues guerres de libération, au plus grand bénéfice de la survie du système capitaliste mondial.

Pour ce faire, le capital utilise de prédilection les déchets des anciennes organisations défaites, qu'il ramasse dans les poubelles du prolétariat pour en faire ses grands hommes -utilise en bloc les anciennes organisations ouvrières après avoir réussi à les corrompt lentement jusqu'à la moelle, et à les happer dans son engrenage, faisant d'elles les meilleurs serviteurs du capital, par leur meilleure aptitude d'agir en agents parmi les ouvriers.

L'article explique non seulement le mécanisme du passage d'une organisation ouvrière au service du capital, mais, et cela est d'une importance majeure, met en évidence le caractère irréversible de ce mécanisme qui ne fonctionne qu'à sens unique ; jamais un parti bourgeois ne peut passer dans le camp du prolétariat, jamais ne peuvent éclore en son sein des tendances prolétariennes. S'appuyant sur toute l'histoire du mouvement ouvrier, l'article démontre magistralement que cela reste vrai comme c'était vrai pour les anciens "partis ouvriers" une fois que ceux-ci ont franchi les frontières de classe du prolétariat.

"Révolution Internationale" reprend et réaffirme avec force la position défendue de toujours par la Gauche Communiste dans les années 1920 contre la politique opportuniste de l'internationale Communiste et de Lénine, préconisant le retour des groupes communistes d'Angleterre dans le Labour Party, l'unification entre le jeune Parti Communiste d 'Allemagne avec le Parti des "Indépendants", le tout au nom d’"aller vers les masses". C'est avec le même acharnement que la Fraction de la Gauche Italienne dénonçait dans Bilan dans les années 1934-35 les manigances de l'Opposition de Gauche de Trotsky avec les courants de la "gauche socialiste" aboutissant finalement au retour des trotskystes au sein des partis socialistes et de la IIème  Internationale de triste mémoire. En revendiquant aujourd'hui cette position, R.I. montre qu'elle se situe comme la continuité de ce qui était la Gauche Communiste, exigeant une rigueur de la pensée et du comportement communistes contre le flou et le vague des manœuvres et manipulations toujours à l'honneur chez les confusionnistes en tous genres[1].

Tout en affirmant notre plein accord sur le fond du contenu de l'article, nous croyons cependant nécessaire de formuler quelques critiques à son égard :

I. L'article apparaît comme coulé d'un seul bloc. La cohérence tant exigée et avec raison se transforme ici en une rigidité toute mécanique. Voulant trop prouver, il finit par être une preuve abstraite, schématique. Ainsi cette affirmation : "Une seule position bourgeoise suffit à ôter tout caractère prolétarien à un parti prétendu ouvrier", sans distinction, sans préciser concrètement à quel sujet se réfère la position en question, ni à quelle période, donne une idée fausse de la cohérence comme quelque chose de fini, de définitivement achevé donné une fois pour toutes, au lieu de la voir en sa réalité comme un mouvement se poursuivant, en constante élaboration. Cela correspond plus à une vision bordiguiste pour qui le Programme et les principes révolutionnaires ont été révélés au prolétariat totalement achevés par Marx et Engels, un beau jour de ... 1848. La réalité est toute autre. Le prolétariat baigne dans un monde dominé par l'idéologie bourgeoise. C'est lentement, péniblement qu'il s'en dégage pour acquérir à travers l'expérience de sa lutte et sa réflexion la conscience de ses véritables intérêts historiques de classe. Ce qui est vrai pour la classe est également vrai pour l'organisation révolutionnaire qui traîne longtemps avec elle des idées et des positions venant de la classe ennemie et ne s'en débarrasse qu'au feu vivant de l'histoire. Les frontières de classe aussi bien dans la réalité (dont le temps est une des dimensions) que dans la conscience révolutionnaire ne sont pas fixes, mais se déplacent et se précisent. Ainsi les positions telles que l’anti-électoralisme, l'anti syndicalisme, le rejet des libérations nationales, aujourd'hui frontières de classe, pouvaient encore être en discussion et défendues par les bolcheviks, l'I.C. à son début, sans qu'on puisse dire que cela "ôtait à ces organisations tout caractère prolétarien". Avec une telle démarche nous ne rejetons pas seulement les positions erronées en lés dépassant, nous rejetons aussi tout le mouvement et ses organisations de l'histoire qui devient alors un vide.

En un mot, il faut se garder de présenter le programme communiste comme un bloc achevé, un schéma, un absolu. Il faut le considérer comme un niveau atteint par la conscience de classe dans le temps et irréversible.

II. A propos de la scission de l’Union Ouvrière et de Combat Communiste, il ne suffit pas d'énoncer une vérité générale, mais il faut encore tenir compte de son contexte, et circonstances concrètes du moment et des conditions dans lesquelles cette scission a lieu, pour dégager toute sa signification réelle. Dire que la continuité organique provenant d'un corps politique tel que le trotskysme n'offre pas la condition de sa transformation en une organisation révolutionnaire est certes vrai mais n'explique pas encore sa signification politique. Du trotskysme, sortent aussi bien des courants qui vont vers le P.S.U. et le P.S. Cela a une toute autre signification politique qu'un courant comme "Union Ouvrière". Il ne faut pas les mettre dans le même sac. La faiblesse de l'article est de ne pas montrer ce qui constitue l'aspect positif d'une telle scission qui s'oriente vers des positions de classe. Cela ne veut nullement dire qu'il faut s'emballer et s'exalter comme l'ont fait le P.I.C. ou Alarma pour qui tout est possible, même la constitution de l'organisation révolutionnaire à partir du trotskysme.

Il importe d'éviter de tomber dans une unilatéralité de "tout est possible" des uns à "rien n'est possible" des autres. Le trotskysme se présente comme une des dernières barrières politiques de la position bourgeoise. Tout en étant aussi néfaste pour le développement de la conscience de classe que les autres partis du capital, il ne reste pas moins qu'il constitua un milieu bien plus vulnérable et qui se traduit dans les moments de crise par un ébranlement plus profond de ses militant. Il y a quelque chose de vrai dans ce qu'écrit Alarma à propos de cette scission et qui consiste dans le fait que depuis la sortie du groupe de Munis et de Socialisme ou Barbarie du trotskysme, c'est-à-dire depuis les premières années de l'après-guerre, c'est la première fois qu'une partie significative quitte les rangs du trotskysme à la recherche de positions de classe. Cela doit être souligné, compris et expliqué en relation avec le développement de la crise du capital et la montée de la lutte du prolétariat. C'est cette signification positive de la scission que l'article n'a pas suffisamment mis en évidence, trop préoccupé à marquer les limites et l'impasse organisationnelles.

Ainsi l'article et surtout son titre donnent la fâcheuse impression d’une condamnation en bloc et à priori au lieu de montrer le mouvement que constitue cette scission, avec ses ambiguïtés et ses limites. Et en cela il manque son but. S'il est d'insister sur le fait qu'un groupe issu d'une telle scission ne peut pas constituer un pôle pour une nouvelle organisation révolutionnaire, il n'est pas vrai qu'il n'est qu'un avorton incapable d'aucune évolution. II est incontestable que nous assistons à une évolution politique vers des positions de classe mais cette évolution est forcément limitée car sa continuation met nécessairement en question le cadre organique, l'existence organisationnelle même de ce groupe. Il est inévitable qu'après cinquante ans de réaction, d'absence de pôle solide de reconstitution du parti de classe, de tels groupes qui rompent avec la contre-révolution tendent dans un premier temps à se maintenir dans leur cadre organique originel. C'est là indiscutablement un danger, une entrave sérieuse à leur évolution qui se heurtera inévitablement à la limite infranchissable de l'organisation. C'est en ce sens qu'il faut comprendre la formulation "nous ne pouvons souhaiter, pour leur bien, qu'une chose : que leurs nouvelles organisations meurent" qui concluait l'article "Deux avortons de la gauche du capital".

Leur dissolution organique est certes une mesure nécessaire mais n'est pas non plus une garantie absolue. La reconstitution d'une fraction ex-L.O. au sein de R.l. par des éléments qui avaient pourtant adhéré individuellement, en est la preuve.

Notre tâche n'est ni de flatter, ni de condamner mais de soumettre à une critique sévère toutes les incompréhensions pour aider ces groupes qui apparaissent à surmonter les entraves que constitue leur propre passé, les aider à s'intégrer dans le processus de regroupement révolutionnaire. Tel est et doit rester le souci qui guide notre attitude critique face à ces groupes.

Juan M.


[1] Il n'est peut-être pas inutile de mentionner l'article "Salut à Union Ouvrière" paru dans Alarma (Organe du groupe F.O.R. N°28) à l'occasion de la scission de ce groupe avec L.O.. Pas un instant, Alarma ne se pose la question de la possibilité du surgissement organique de courants authentiquement révolutionnaires au sein du trotskysme, et pour cause. Lui-même, se réclamant de la tendance Munis, en provient. Cette tendance, qui a rompu avec la IVème Internationale trotskyste au cours de la IIème Guerre Mondiale sur la question de la défense de l'U.R.S.S. n'a jamais su rompre totalement avec le cordon ombilical politique qui l'attache à ses origines trotskystes. Tout comme l’anguille, revenant aux lieux originels de sa naissance, Alarma a les yeux braqués sur sa terre d'origine : les organisations trotskystes d'où il continue à espérer que surgira un beau jour l'organisation révolutionnaire en dépit du fait que depuis plus de quarante années d'existence du trotskysme tous les groupes qui s'en sont séparés à un moment ou à un autre de Shachtman à L.O., de News and Letters à Socialisme ou Barbarie, sont allés se perdre dans le marais gauchiste, sinon pire. Sans aucune explication sur la signification de cette nouvelle scission, sans un mot de critique des positions confuses affichées par ce nouveau groupe (U.O.), Alarma se contente d'un panégyrique affirmant sans craindre le ridicule que "la présence d'Union Ouvrière au sein du prolétariat promet se révéler le fait organique le plus positif arrivé en France pour le moins depuis la fin de la guerre jusqu'à aujourd'hui" (Lire "depuis la rupture de Munis et ses amis de la IVème trotskyste"). Rien que ça ! Et les amis de Munis de nous certifier que "la constitution d'Union Ouvrière marquera une nouvelle époque dans la régénération du mouvement révolutionnaire en France". Décidément le confusionnisme se porte bien.

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