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Il n’a échappé à personne que le cent-cinquantième anniversaire de la Commune de Paris a donné lieu à une large couverture médiatique : livres, émissions radio, documentaires télé, articles de presse, etc. La bourgeoisie n’a pas hésité à se saisir d’une telle occasion pour travestir une nouvelle fois l’histoire de la Commune en multipliant les mensonges et les déformations, faisant passer le premier assaut révolutionnaire du prolétariat pour un vulgaire soulèvement du “peuple” de Paris en faveur d’une République “sociale” et”universelle” à l’image de ce qu’est censée être aujourd’hui la république bourgeoise. Bref, une expérience réduite qui n’aurait qu’un périmètre strictement hexagonal.
Comme à son habitude, la bourgeoisie s’appuie sur les apparences pour diffuser ses mensonges. Il en est ainsi du documentaire animé diffusé sur Arte intitulé “Les damnés de la Commune” qui relaie ces falsifications en s’appuyant sur le récit objectif de la communarde et membre de l’AIT, Victorine Brocher, une ouvrière combative et courageuse mais drainant également les illusions du prolétariat de l’époque sur le caractère universel des idéaux de 1789. Si effectivement la “République sociale et universelle” demeurait encore en 1871 un idéal présent au sein du prolétariat, le véritable esprit de la Commune de Paris allait bien au-delà. En faisant vaciller pour la première fois dans l’histoire le pouvoir de la bourgeoisie, les Communards incarnèrent la possibilité d’un autre avenir. Ainsi, derrière l’apparence de la “République sociale” se cachaient les jalons d’une société sans classes sociales et sans État. Par conséquent, et contrairement à ce que tentent d’insinuer bon nombre de journalistes et d’universitaires, les Communards ne sont pas les héritiers des sans-culottes de 1792-1794 mais ceux du prolétariat parisien des journées de juin 1848 qui fut, lui aussi, massacré au cours de la répression sanguinaire de la bourgeoisie. Alors que la révolution prolétarienne mondiale n’était pas encore à l’ordre du jour, la Commune annonçait la direction dans laquelle allaient s’engager les futurs combats prolétariens à l’échelle mondiale. C’est bien cela que la bourgeoisie tente de cacher. Elle mobilise tous ses canaux idéologiques afin de réduire la Commune à un simple événement de l’histoire de France et ainsi nier sa véritable nature prolétarienne comme expérience internationale. Mais la Commune appartient bien à l’histoire de la classe ouvrière ! Elle fut une expérience inestimable ayant permis au prolétariat de tirer des leçons déterminantes sur le processus révolutionnaire et la prise du pouvoir. Face aux dénigrements, aux dévoiements, aux édulcorations dont elle fait aujourd’hui l’objet de la part de la classe dominante, les organisations révolutionnaires doivent défendre et transmettre les acquis de cette “lutte héroïque”. C’est ce que nous nous efforçons de faire en publiant ci-dessous des extraits de livres considérés comme des “classiques” du mouvement ouvrier et du marxisme sur cet épisode.
Prosper-Olivier Lissagaray et L’Histoire de la Commune de Paris
Dès le lendemain du massacre, le mouvement ouvrier a dû faire face aux calomnies et aux mensonges de la bourgeoisie, encore enivrée de sa macabre victoire. Certains communards ayant échappé aux tueries ou au bagne se firent les plus fervents défenseurs de la Commune. Prosper-Olivier Lissagaray fut de ceux-là. Son Histoire de la Commune de Paris de 1871 fut un fabuleux acte de défense du caractère prolétarien de la Commune et une dénonciation ouverte de la sauvagerie des Versaillais. Ce récit d’une grande rigueur historique, animé par une quête de vérité sans faille vaut de loin mieux que toutes les “Histoires” de journalistes ou universitaires que l’on trouve actuellement sur les tables des librairies qui, pour la plupart, volontairement ou non, falsifient ou dénaturent la véritable signification de cette “plus haute marée du siècle” comme l’affirmait Lissagaray.
Comme nous pouvons le constater dans la préface de la première édition publiée ci-dessous, cette histoire est donc l’œuvre d’un militant animée par un seul et même but : défendre l’honneur du prolétariat parisien souillé par les tombereaux de calomnies déversés par les maîtres à penser de la classe bourgeoise de l’époque : journalistes, hommes politiques, écrivains, universitaires…
Préface de la première édition (1876)
“L’histoire du quatrième État de 1789 devait être le prologue de cette histoire. Mais le temps presse ; les victimes glissent dans la tombe ; les perfidies libérales menacent de surpasser les calomnies usées des monarchistes ; je me limite aujourd’hui à l’introduction strictement nécessaire.
Qui a fait le 18 mars ? Qu’a fait le Comité central ? Quelle a été la Commune ? Comment cent mille Français manquent-ils à leur pays ? Où sont les responsabilités ? Des légions de témoins vont le dire.
C’est un proscrit qui tient la plume, sans doute : mais un proscrit qui n’a été ni membre, ni officier, ni fonctionnaire de la Commune ; qui pendant cinq années, a vanné les témoignages ; qui a voulu sept preuves avant d’écrire ; qui voit le vainqueur guettant la moindre inexactitude pour nier tout le reste ; qui ne sait pas de plaidoyer meilleur pour les vaincus que le simple et sincère récit de leur histoire.
Cette histoire d’ailleurs, elle est due à leurs fils, à tous les travailleurs de la terre. L’enfant a le droit de connaître le pourquoi des défaites paternelles ; le parti socialiste, les campagnes de son drapeau dans tous les pays. Celui qui fait au peuple de fausses légendes révolutionnaires, celui qui l’amuse d’histoires chantantes, est aussi criminel que le géographe qui dresserait des cartes menteuses pour les navigateurs.
Londres, Novembre 1876.”
A l’heure actuelle, alors que les ouvriers du monde entier éprouvent les pires difficultés à se reconnaître appartenir à une seule et même classe, nous les invitons à se plonger dans ce formidable récit qui n’est rien d’autre que histoire de leur propre classe.
Karl Marx et les leçons politiques de la Commune
Dès le déclenchement de la guerre franco-prussienne en juillet 1870, l’Association internationale des Travailleurs a réagi vigoureusement pour dénoncer la fureur guerrière dans laquelle la bourgeoisie européenne entraînait le prolétariat. Les deux Adresses du Conseil général de l’Association internationale des travailleurs sur la guerre franco-allemande, rédigées par Karl Marx, sont une défense implacable de l’internationalisme prolétarien. La Troisième Adresse, plus connue sous le titre de La guerre civile en France, rédigée également par Marx, toujours au nom du conseil général de l’AIT, forme l’analyse la plus profonde et la plus riche que le mouvement ouvrier a pu produire sur cet épisode. Nous publions ci-dessous un des extraits les plus significatifs dans lequel Marx dévoile l’essence prolétarienne et révolutionnaire de l’événement. Bien loin d’entretenir les illusions sur un prétendu mouvement républicain et démocratique dans la droite ligne de la Révolution française, Marx défend ici le caractère inédit et original de la Commune à l’échelle de l’histoire.
Karl Marx, La guerre civile en France, chapitre III, 1871.
“C’est le sort ordinaire des créations historiques entièrement nouvelles d’être prises par erreur pour la contre-partie de formes anciennes ou même disparues de la vie sociale avec lesquelles elles ont quelques points de ressemblance. Les uns ont vu dans cette Commune nouvelle, qui brise la puissance de l’État moderne, une reproduction des Communes du Moyen-âge qui d’abord précédèrent le pouvoir central et plus tard en devinrent la base. D’autres ont pris la Constitution communale pour une tentative de fractionner en une fédération de petits États, idéal de Montesquieu et des Girondins, cette unité de grandes nations qui, engendrée jadis par la force politique, est devenue aujourd’hui un puissant coefficient de la production sociale. L’antagonisme de la Commune contre l’État a été interprété comme une forme excessive de l’ancien combat contre la centralisation à outrance. […] La multiplicité des interprétations auxquelles la Commune a donné lieu et la multiplicité des intérêts qui se réclamaient d’elle montrent que c’était une forme de gouvernement tout à fait expansive, tandis que toutes les formes antérieures étaient essentiellement répressives. Son vrai secret le voici. La Commune était essentiellement le gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte contre la classe qui produit et qui exploite, la forme politique enfin découverte grâce à laquelle on arrivera à l’émancipation du travail. […] Oui, messieurs, la Commune prétendait abolir cette propriété à une classe qui fait du travail de tous la fortune de quelques-uns ! Elle voulait exproprier les expropriateurs, elle voulait faire de la propriété individuelle une vérité par la transformation des moyens de production, la terre et le capital, aujourd’hui instruments tout-puissants d’asservissement et d’exploitation du travailleur, en de simples instruments de travail libre et associé. Mais c’est là du communisme, du communisme “impossible”. Eh quoi ! Est-ce que les membres des classes dominantes qui sont assez intelligents pour voir que le système actuel n’est pas durable – et ils sont nombreux – ne sont pas devenus les malencontreux et bruyants apôtres de la production coopérative ? Si la production coopérative ne doit pas pas rester une chimère et un piège, si elle doit remplacer le système capitaliste, si les sociétés coopératives réunies doivent régler la production nationale sur un plan commun en la plaçant sous leur propre contrôle et mettre fin à l’anarchie constante et aux convulsions périodiques, conséquences fatales de la production capitaliste, que serait-ce, messieurs, sinon du communisme, du communisme “possible” ?”
La Commune de Paris annonçait la force révolutionnaire du prolétariat mondial
Comme l’indiquait Marx dans les dernières lignes de La guerre civile en France, “le Paris des travailleurs avec sa Commune sera à tout jamais célébré comme le glorieux précurseur d’une société nouvelle.” La vague révolutionnaire mondiale qui se leva après la prise du pouvoir par le prolétariat en Octobre 1917 en Russie donna raison aux prospectives de Marx 45 ans plus tôt. Les prolétaires de Russie, se plaçant dans les pas des Communards, portèrent l’expérience révolutionnaire bien plus loin. Comme les ouvriers parisiens de 1871, le prolétariat de Russie, en parvenant à s’emparer du pouvoir, devait s’affronter à la question de l’État. C’est pour cette raison pratique que Lénine éprouva la nécessité de se replonger dans les acquis théoriques produits par le mouvement marxiste et en particulier les leçons tirées par l’Association internationale des travailleurs, sous la plume de Marx, dans les différentes Adresses mentionnées plus haut. La brochure de Lénine, intitulée L’État et la révolution, attribue une place significative aux leçons de la Commune, preuve supplémentaire du legs inestimable laissé par l’assaut révolutionnaire parisien de 1871. Contrairement à ce que prétendent bon nombre d’historiens et d’intellectuels, la Commune n’était en rien “la dernière révolution du XIXe siècle” mais un mouvement annonciateur de la force révolutionnaire qu’allait déployer le prolétariat dès lors que les conditions historiques seraient favorables pour la victoire de la révolution mondiale. Par conséquent, comme le montre l’extrait ci-dessous, l’avant-garde révolutionnaire s’appuya sur l’expérience des combats passés pour faire face aux défis auxquels la classe ouvrière était confrontée.
Lénine, L’État et la révolution, “chapitre III : L’expérience de la Commune de Paris (1871). Analyse de Marx”, 1917
“1. En quoi la tentative des communards est-elle héroïque ?
On sait que, quelques mois avant la Commune, au cours de l’automne 1870, Marx avait adressé une mise en garde aux ouvriers parisiens, s’attachant à leur démontrer que toute tentative de renverser le gouvernement serait une sottise inspirée par le désespoir. Mais lorsque, en mars 1871, la bataille décisive fut imposée aux ouvriers et que, ceux-ci l’ayant acceptée, l’insurrection devint un fait, Marx, en dépit des conditions défavorables, salua avec le plus vif enthousiasme la révolution prolétarienne. Il ne s’entêta point à condamner par pédantisme un mouvement, comme le fit le tristement célèbre renégat russe du marxisme, Plékhanov, dont les écrits de novembre 1905 constituaient un encouragement à la lutte des ouvriers et des paysans, mais qui, après décembre 1905, clamait avec les libéraux : « II ne fallait pas prendre les armes. »
Marx ne se contenta d’ailleurs pas d’admirer l’héroïsme des communards « montant à l’assaut du ciel », selon son expression. Dans le mouvement révolutionnaire des masses, bien que celui-ci n’eût pas atteint son but, il voyait une expérience historique d’une portée immense, un certain pas en avant de la révolution prolétarienne universelle, un pas réel bien plus important que des centaines de programmes et de raisonnements. Analyser cette expérience, y puiser des leçons de tactique, s’en servir pour passer au crible sa théorie : telle est la tâche que Marx se fixa. La seule “correction” que Marx ait jugée nécessaire d’apporter au Manifeste communiste, il la fit en s’inspirant de l’expérience révolutionnaire des communards parisiens. La dernière préface à une nouvelle édition allemande du Manifeste communiste, signée de ses deux auteurs, est datée du 24 juin 1872. Karl Marx et Friedrich Engels y déclarent que le programme du Manifeste communiste « est aujourd’hui vieilli sur certains points ».
« La Commune, notamment, a démontré, poursuivent-ils, que la « classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre la machine de l’État toute prête et de la faire fonctionner pour son propre compte.""…
Les derniers mots de cette citation, mis entre guillemets, sont empruntés par les auteurs à l’ouvrage de Marx La Guerre civile en France. Ainsi, Marx et Engels attribuaient à l’une des leçons principales, fondamentales, de la Commune de Paris une portée si grande qu’ils l’ont introduite, comme une correction essentielle, dans le Manifeste communiste. Chose extrêmement caractéristique : c’est précisément cette correction essentielle qui a été dénaturée par les opportunistes, et les neuf dixièmes, sinon les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des lecteurs du Manifeste communiste, en ignorant certainement le sens. Nous parlerons en détail de cette déformation un peu plus loin, dans un chapitre spécialement consacré aux déformations. Qu’il nous suffise, pour l’instant, de marquer que l'“interprétation” courante, vulgaire, de la fameuse formule de Marx citée par nous est que celui-ci aurait souligné l’idée d’une évolution lente, par opposition à la prise du pouvoir, etc.
En réalité, c’est exactement le contraire. L’idée de Marx est que la classe ouvrière doit briser, démolir la « machine de l’État toute prête », et ne pas se borner à en prendre possession.
Le 12 avril 1871, c’est-à-dire justement pendant la Commune, Marx écrivait à Kugelmann :
« Dans le dernier chapitre de mon 18-Brumaire, je remarque, comme tu le verras si tu le relis, que la prochaine tentative de la révolution en France devra consister non plus à faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains, comme ce fut le cas jusqu’ici, mais à la briser. (Souligné par Marx ; dans l’original, le mot est zerbrechen). C’est la condition première de toute révolution véritablement populaire sur le continent. C’est aussi ce qu’ont tenté nos héroïques camarades de Paris » (Neue Zeit, XX, 1, 1901-1902, p. 709). Les lettres de Marx à Kugelmann comptent au moins deux éditions russes, dont une rédigée et préfacée par moi. »
« Briser la machine bureaucratique et militaire" : en ces quelques mots se trouve brièvement exprimée la principale leçon du marxisme sur les tâches du prolétariat à l’égard de l’État au cours de la révolution.”