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Durant plusieurs semaines, la Pologne a connu un important mouvement de contestation suite à la décision du tribunal constitutionnel de Varsovie (saisi par le parti au pouvoir, “Droit et justice”) de quasiment interdire l’avortement pour les femmes enceintes de fœtus souffrant de malformations même graves et irréversibles. Les seuls cas d’IVG légaux seraient désormais justifiés en cas de viol, d’inceste ou de mise en danger de la vie de la mère. Cet arrêté ne concerne pourtant que 2 % des IVG réalisées l’an passé, alors qu’environ 200 000 femmes doivent déjà aller à l’étranger pour se faire avorter. Cette décision prise en pleine pandémie de Covid semble avoir été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et fait descendre dans les rues des grandes et petites villes des milliers de manifestants.
Les slogans expriment crûment le degré de révolte légitime de ces derniers : “Je ne veux pas qu’on m’oblige à accoucher d’un fœtus mort” ; “Ils te forcent à mener la grossesse à terme et à accoucher pour pouvoir administrer le baptême à l’enfant mort-né avant de l’enterrer” ; “Vous êtes des criminels, halte à la barbarie”.
L’obscurantisme de la bourgeoisie polonaise
Rappelons que la Pologne applique déjà une des législations les plus strictes en matière d’IVG et que cette dernière attaque du pouvoir s’inscrit dans une politique populiste visant à satisfaire les intérêts d’un de ses appuis : l’Église catholique polonaise. C’est dans ce sens que la Pologne s’est retirée de la convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe, sur “la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique”.
Ce n’est pas la première fois que la bourgeoisie s’appuie sur la religion pour empêcher toute prise de conscience du prolétariat face à la crise. Sous le stalinisme et son athéisme d’État, l’Église représentait déjà une “opposition démocratique” initiée par le “syndicalisme chrétien” et reprise, par la suite, par le syndicat Solidarnosc et son mentor Lech Walesa, avec leurs fameuses “messes dominicales pour les travailleurs”. Rappelons que ce même syndicaliste devenu président a, par deux fois, imposé son veto à un assouplissement de la loi sur l’avortement initié par la gauche qui voulait réintroduire la notion de “conditions sociales difficiles pour la mère” (ancienne formule stalinienne adoptée en 1953 et abrogée en 1993). (1)
Pourquoi l’État polonais, alors qu’il est fortement critiqué pour son “improvisation” dans la gestion de la deuxième vague du Covid-19, a-t-il relancé un débat suranné sur l’avortement ? Il faut chercher les raisons de cette décision dans la putréfaction du pouvoir polonais qui se débat depuis plusieurs années entre populisme et obscurantisme et ne se maintient au pouvoir que par toujours plus de complaisance à l’égard des différentes cliques associées à l’administration de la société. En l’occurrence, la situation est devenue si explosive que le gouvernement a dû momentanément calmer le jeu. Pour l’instant, il a décidé de ne pas publier la décision du tribunal constitutionnel au journal officiel. Il n’en fallait pas plus pour que l’opposition et les associations féministes hostiles au gouvernement très conservateur parlent de “révolution des femmes”, idée d’ailleurs reprise par le journal français Libération qui titrait, le 9 novembre : “Pologne : vers la première révolution féministe ?”, relayant ainsi les propos de Bozena Przyluska, (2) l’une des organisatrices de la Manifestation nationale des femmes qui affirmait le 30 octobre : “ce n’est pas une protestation qui va s’épuiser. C’est une révolution. Le gouvernement ne semble pas le comprendre”.
Dès lors, ces manifestations sont à la fois l’expression de l’indignation face au sort ignoble réservé aux femmes en Pologne et partout ailleurs dans le monde, mais également l’illustration de l’impasse dans laquelle débouche ce type de mobilisations, impasse entretenant l’illusion que l’État capitaliste aurait le pouvoir d’améliorer les conditions d’existence des femmes si les “citoyennes” faisaient pression sur lui dans la rue et, surtout, dans l’isoloir.
L’oppression des femmes : un corollaire des sociétés de classes
L’oppression des femmes fait partie intégrante de l’exploitation et de l’oppression du prolétariat. C’est ce qu’Engels affirmait déjà en 1884 : “De nos jours, l’homme, dans la grande majorité des cas, doit être le soutien de la famille et doit la nourrir, au moins dans les classes possédantes ; et ceci lui donne une autorité souveraine qu’aucun privilège juridique n’a besoin d’appuyer. Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat”. (3) Depuis les origines des sociétés de classes, l’oppression des femmes a pris des formes multiples : “matrices reproductrices”, butin de guerre, garante de la sauvegarde du patrimoine familial et national, esclaves domestiques ou sexuelles via les mariages arrangés, les viols, la prostitution, etc.
À partir du XVIe siècle en Europe, le besoin irrépressible de main-d’œuvre éprouvé par le capitalisme naissant accentua considérablement l’oppression des femmes. L’Église catholique et les pouvoirs temporels persécutèrent les femmes et tout particulièrement les sages-femmes suspectées de pratiquer l’avortement. Ces “sorcières”, accusées de s’acoquiner avec Satan, furent soumises aux pires supplices et finirent sur les bûchers. La femme devint alors une simple machine à produire de futurs travailleurs.
Ainsi, contrairement à ce que cherche à nous faire croire le mouvement féministe, (4) la source de l’oppression féminine ne réside pas dans la volonté “naturelle” de domination du sexe masculin mais, comme l’a montré Engels, dans la dissolution du communisme primitif, et le développement de la propriété privée et de la société divisée en classes sociales antagoniques.
Depuis, la dépossession et l’exploitation du corps féminin se sont perpétuées. Les viols, les agressions sexuelles, les violences conjugales, le sexisme et la misogynie endémiques. Autrement dit, toutes les formes de violences physiques et psychologiques rythmant la société actuelle sont l’héritage de plusieurs millénaires de soumission et d’oppression exerceés à l’encontre des femmes. Le “droit à l’avortement” et à la contraception ne représentent, à ce titre, aucune “victoire des femmes enfin libres de disposer de leur corps”. Contrairement au droit à l’avortement obtenu dans la Russie révolutionnaire de 1920, il ne s’agit pour la bourgeoisie que de réguler les naissances, de rationaliser la reproduction de la force de travail dans une société capitaliste en crise.
La lutte contre le capitalisme : seule issue pour l’émancipation des femmes
Il est donc illusoire de croire que l’émancipation de la femme pourrait être le résultat d’une lutte à part entière au sein même de la société capitaliste. Ce credo féministe ne fait qu’entretenir l’illusion que la société capitaliste pourrait être plus juste.
Seule la lutte contre la société reproduisant inlassablement les conditions de l’oppression féminine, seule la lutte contenant la destruction de toutes les formes d’exploitation et d’oppression pourra ouvrir la voie à l’émancipation des femmes. La lutte du prolétariat contre la société capitaliste (la dernière société de classe de l’histoire), en unifiant les hommes et les femmes d’une même classe exploitée dans un seul et même combat, en œuvrant à l’émancipation de l’humanité tout entière, transformera le rapport entre les sexes. Comme l’affirmait Bebel dans La Femme et le socialisme : “Quelle place doit prendre la femme dans notre organisme social afin de devenir dans la société humaine un membre complet, ayant les droits de tous, pouvant donner l’entière mesure de son activité, ayant la faculté de développer pleinement et dans toutes les directions ses forces et ses aptitudes ? C’est là une question qui se confond avec celle de savoir quelle forme, quelle organisation essentielle devra recevoir la société humaine pour substituer à l’oppression, à l’exploitation, au besoin et à la misère sous leurs milliers de formes, une humanité libre, une société en pleine santé tant au point de vue physique qu’au point de vue social. Ce que l’on nomme la question des femmes ne constitue donc qu’un côté de la question sociale générale. Celle-ci agite en ce moment toutes les têtes et tous les esprits ; mais la première ne peut trouver sa solution définitive qu’avec la seconde”.
Adjish, 17 novembre 2020
1) Cf. “La religion au service de l’exploitation”, Révolution internationale n° 79 (novembre 1980).
2) Bozena Przyluska est une militante laïque polonaise qui a cofondé le Congrès de la laïcité. Elle devient membre fondatrice du Conseil consultatif créé le 1er novembre 2020 dans le cadre des manifestations polonaises d’octobre 2020.
3) Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884).
4) Cf. “Le mouvement ouvrier et la question de l’oppression de la femme”, Révolution internationale n° 327 (octobre 2002).