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«Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, mais, au contraire, leur être social qui détermine leur conscience» comme le disait Marx. Aujourd'hui, la réalité de «l’être» de la plupart des gens à travers le monde se détériore de manière dangereuse et déconcertante : guerres, difficultés économiques, dégradation de l'environnement, migrations forcées et, cette année, en plus, un nouveau virus. Ces conditions matérielles de chaos et de confusion croissants - ajouté à cela l'absence apparente d'une alternative crédible - sont le terreau qui nourrit la prolifération des «théories du complot».
Alors que des millions de personnes sont infectées et que des centaines de milliers de personnes meurent dans le monde entier à la suite de la pandémie du Covid-19, des myriades d'explications sur la cause de ce fléau sont proposées, dont beaucoup prennent la forme de théories du complot. Malgré les déclarations d'organismes tels que l'Organisation Mondiale de la Santé et les Nations Unies1, selon lesquelles les origines de ces maladies résident dans la destruction d’habitats naturels entraînant un mélange non contrôlé des espèces animales et humaines (auquel s'ajoute le traitement intensif et sans aucune mesure élémentaire d’hygiène des viandes d’animaux à l'échelle industrielle), une grande partie de la population pense que la pandémie a été déclenchée délibérément par des individus, des mytérieuses cabales ou des pays malveillants pour réaliser leurs propres projets machiavéliques.
Ces « théories » vont de l'accusation du président des États-Unis, Donald Trump, selon laquelle la Chine « communiste » aurait à la fois fabriqué et propagé le virus Covid, à l'idée largement répandue que la pandémie est utilisée par les États pour ficher et contrôler leurs citoyens, par une diabolique « élite mondiale » ou par des individus tels que l'investisseur George Soros ou le multimillionnaire Bill Gates fondateur de Microsoft pour favoriser leurs propres projets de domination sur le monde.
Ces mêmes «théories» ne restent pas au niveau purement idéologique mais se manifestent dans la vie quotidienne, à travers des actions, des protestations, le lobbying et la diffusion dans les médias sociaux qui influencent le comportement de millions de personnes - particulièrement (mais pas exclusivement) en Amérique. En témoigne, par exemple, la montée en puissance du mouvement «anti-vaxxer», qui s'oppose à l'utilisation rendue obligatoire par l'État de vaccins utilisés pour prévenir les maladies et qui, en 2019, aurait contribué à la pire épidémie de rougeole depuis une génération en Amérique. En mai de cette année, une enquête a montré que près d'un quart des citoyens américains ont déclaré qu'ils refuseraient un vaccin contre le Covid-19, même s'il était efficacement mis au point ! En Australie, ce chiffre était plus proche de 50 %.
Plus inquiétant encore est le développement d'un esprit de pogrom, qui se manifeste par des agressions physiques contre des personnes au faciès asiatique tenues pour responsables de la propagation du virus. Les chaînes d'information télévisée indiennes, déjà réputées pour leur haine des musulmans, ont accusé les missionnaires musulmans de diffuser « délibérément » le COVID-19, les accusant de déverser de « méchants virus » et d’utiliser des « bombes humaines » en Inde. La vague orchestrée de violence antimusulmane à New Delhi a fait au moins 53 morts et plus de 200 blessés.
Le support médiatique ne fait pas le message
Il est certain que le développement de sites internet mondiaux tels que Facebook et YouTube a favorisé la croissance de toutes sortes de vidéos, chaînes et succursales d’adeptes d’une vision conspirative mettant en scène des personnages tels que David Icke ou Alex Jones d'InfoWars, passés maîtres dans l'art de colporter des visions du monde dans lesquelles des Juifs, des banquiers, des fanatiques ou de mystérieuses sociétés secrètes «mondialistes» dirigent et manipulent le monde – au moment même où les organismes internationaux s'occupant de commerce mondial, de santé mondiale, de limitation des armements ou d'accords climatiques sont mis de côté par le repli sur eux mêmes des Etats-nations.
Sur Internet vivent et s'organisent les adeptes du «bien-être» individuel dont le corps est considéré comme un temple inviolable qu’aucun vaccin promu par l'État ne doit « contaminer »; leur aversion pour les «grands gouvernements» ou les «grandes entreprises pharmaceutiques» est partagée par les «libertaires» de gauche ou de droite qui sont convaincus que la propagation du Covid-19 est une politique délibérée des principaux États du monde afin de ficher et de contrôler leurs populations. Ceux qui brûlent les tours de télécommunication 5G se retrouvent ici aussi. En marge de ces mouvements, le bras armé de la petite-bourgeoisie frustrée, comme la fraternité Boogaloo qui adore les armes et qui promeut la «guerre raciale», crée (dans sa vision faussée) un espace pour son type particulier de chaos autogéré. Le mythe de l'individu robuste farouche défenseur du chacun maître chez lui si répandu dans la culture américaine - parmi eux les mask refusniks (ceux qui refusent de porter des masques de protection)- n'est que le reflet de la division extrême du travail exercée par le capital, dans laquelle chaque personne semble être réduite à un individu sans espoir et sans défense, ses moyens de subsistance étant séparés des produits de son travail.
Mais ce n'est pas le développement de la technologie qui est responsable de la résurgence et de la prolifération de ce type de sectes, le support de communication ne doit pas être incriminé pour le message qu’il émet. Le vrai responsable, c’est la décomposition du capitalisme lui-même. Et la classe dirigeante est parfaitement capable d'utiliser l’enfoncement dans sa propre putréfaction pour retourner ses effets contre la population et son ennemi de classe.
Nous avons déjà mentionné le fait que le président Trump a cité la Chine comme étant la responsable de la création et de la propagation du nouveau virus. Cela cadre parfaitement avec les intérêts impérialistes américains qui encouragent la diffamation et l'affaiblissement de leur principal rival. Trump est encouragé dans cette voie par le candidat démocrate à la présidence, Biden. Des partisans de Trump comme ceux de QAnon2 sont, quant à eux, heureux de présenter l'Amérique et le monde sous l'emprise d'une bande de gangsters et de traîtres (qui comprend de nombreux anciens présidents américains, mais exclut curieusement Reagan et Kennedy) où Trump et «quelques hommes courageux» sont les seuls véritables patriotes...3. Pour cette clique au pouvoir, les théories conspiratives sont un écran de fumée utile afin d’abuser les plus naïfs : le Covid-19 est un « canular », une fausse nouvelle, tout comme les allégations de primes russes pour le meurtre de soldats américains. Les démocrates qui proposent un large éventail de solutions «alternatives» à la pandémie et à la crise économique - utilisent également des théories du complot pour présenter la clique de Trump comme la seule cause du déclin de l'Amérique dans le monde, Trump étant la marionnette de Poutine en Russie. Des groupes « rationalistes » tels que l'Alliance pour la science démystifient les anti-vaxxers et leurs conspirations... tout en encourageant la production à but lucratif de denrées alimentaires génétiquement modifiées.
La recherche d’un bouc émissaire dans l'histoire
Dans le passé, en périodes de fléaux, bien que se manifestait aussi une certaine solidarité sociale face à la tragédie, on a tenté à plusieurs reprises de chercher des boucs émissaires. «La peste noire de 1347-1351, la maladie la plus meurtrière et la plus dévastatrice d'Europe, a déclenché des violences de masse : le meurtre de Catalans en Sicile, de religieux et de mendiants à Narbonne et dans d'autres régions, et surtout les pogroms contre les Juifs, avec plus d'un millier de communautés en Rhénanie, en Espagne et en France, et à l'Est sur de vastes étendues de l'Europe les membres de leur communauté étaient enfermés dans des synagogues ou rassemblés sur des îles fluviales et brûlés vifs - hommes, femmes et enfants».4 En Italie, les Flagellants avaient accusé les Juifs ainsi qu'une hiérarchie ecclésiastique corrompue d'avoir provoqué la colère de Dieu. Pour éviter de leur donner des armes pour se défendre, le pape Clément VI a absous les Juifs (mais aussi Dieu et l'Église, bien sûr) et a désigné comme responsable un mauvais alignement des planètes...
Ainsi, en plus de cibler les «étrangers», «l'autre» ou les minorités, la responsabilité des maladies mortelles pouvait également être imputée à la classe dirigeante : Périclès a eu honte de mener les Athéniens affaiblis par le virus contre leurs rivaux spartiates pendant la Peste d'Athènes, entre 430 et 426 avant J.-C., et pendant la Pandémie Antonine (il y avait beaucoup de ces maladies mortelles répandues dans l'Empire romain) de 165 à 190 après J.-C., puis entre 170 et 300, des matrones aristocrates ont été "jugées" et exécutées pour avoir "empoisonné" des membres masculins de la classe dirigeante qui avaient été victimes de la peste. Cette attaque impuissante contre les «élites» est un aspect important qui dicte la forme et la fonction des théories du complot à l'époque actuelle de décomposition et de populisme politique.5
La montée de l'irrationalité
Malgré les connaissances limitées de l'Antiquité (par exemple avec l'intuition de l'historien Thucydide selon laquelle la peste athénienne «était causée par l'entassement des paysans dans d’étroites habitations et des baraques étouffantes»), il était impossible autrefois d'avoir une compréhension scientifique de l'origine et de la transmission des fléaux. D'où la chasse aux boucs-émissaires et la prolifération des explications irrationnelles.
Aujourd'hui, l'humanité comprend davantage -du moins en théorie- ce qui se passe. Le génome Covid-19 (l'ensemble complet des gènes ou du matériel génétique présents dans une cellule ou un organisme) a été cartographié quelques semaines après sa découverte officielle au début de l'année. L'acceptation généralisée de théories complotistes sur l'origine de la pandémie et face aux tentatives de la soigner semble donc encore plus anormale, même si l'on tient compte du fait qu'il s'agit d'un nouveau virus dont nombre de facteurs de propagation sont pour l'instant encore inconnus.
Cependant, les fléaux et les pandémies sont le résultat de conditions sociales spécifiques et leur impact dépend également du contexte historique particulier dans lequel se trouve une société donnée. La crise de Covid-19 est le produit de la profonde décadence du capitalisme et de ses immenses contradictions, résultant de la juxtaposition d'avancées stupéfiantes dans toutes les branches de la technologie et de l'apparition de pandémies, de sécheresses, d'incendies, de la fonte des calottes glaciaires et du brouillard de pollution urbain. Tout cela trouve son expression au niveau idéologique, tout comme les disparités manifestes entre une paupérisation et un chômage croissants d'une grande partie de la population de la planète et l'enrichissement d'une minorité d'exploiteurs.
Les théories du complot rivalisent aujourd'hui avec les religions dans leur tentative de décrire et d'expliquer la réalité complexe : comme la religion, elles offrent des certitudes dans un monde incertain. Les différents mouvements prétendant dévoiler la «vérité» mettent en oeuvre les processus cachés et impersonnels du grippage de l'accumulation capitaliste en braquant les projecteurs sur des individus ou des cliques mystérieuses et interconnectées. Ils semblent convaincants dans la mesure où leurs «critiques» contiennent souvent quelques vérités fondamentales, par exemple que l'État est déterminé à collecter, rassembler et stocker toujours plus de données sur ses citoyens, ou qu'il existe un "une face cachée de l'Etat" (avec ses "hommes de l'ombre") qui agit et dirige derrière la façade de la démocratie.
Mais les théories du complot placent ces évidences mal digérées dans des cadres totalement faux, comme l'idée qu'il serait possible d'éviter le regard froid de la surveillance étatique (en se coupant des réseaux) sans détruire l'appareil d'État lui-même ou, dans le cas de «l'État profond», qu'il est le produit d'une cabale coopérant internationalement dans l’ombre, plutôt que l'expression de la domination du capitalisme d'État et de son évolution, une expression directe de la nature compétitive du capitalisme, dictée par la volonté de dominer ou de détruire des États rivaux dans une série de guerres de plus en plus barbares que chacun mène contre tous. Les théories du complot deviennent ainsi non seulement une mauvaise interprétation du monde mais aussi un blocage contre le développement de la conscience nécessaire pour le changer.6
Le capitalisme instrumentalise la science
Issu de la même méfiance profonde à l'égard des « élites » dirigeantes qui a conduit au phénomène populiste de ces dernières années, le goût pour les explications irrationnelles de la réalité s'est accompagné d'un rejet croissant de la science. D'où la frustration du Dr Anthony Fauci, l’autorité médicale reconnue par Donald Trump : « Il y a un sentiment général d'anti-science, d'anti-autorité, d'anti-vaccins chez certaines personnes dans ce pays qui touche de façon alarmante un pourcentage relativement élevé de personnes », a déclaré le principal porte-parole médical des États-Unis au sein de la Task Force de la Maison Blanche sur les coronavirus. Cet aveu vient d’une personnalité qui donne cependant une caution scientifique à l'administration Trump, pourvoyeuse de théories de complot par excellence ! En Grande-Bretagne, une commission de la Chambre des Lords (eh oui, il subsiste encore des Lords pour administrer ce Royaume !) enquêtant sur le pouvoir des médias numériques a été informée d'une "pandémie de mésinformation et de désinformation ... Si on les laisse prospérer, ces vérités contrefaites entraîneront l'effondrement de la confiance du public, et sans confiance, la démocratie telle que nous la connaissons déclinera et perdra tout simplement sa signification. La situation est grave à ce point ".
Mais si la classe dirigeante utilise et instrumentalise la science pour donner de la crédibilité à ses politiques - comme nous l'avons vu clairement au Royaume-Uni, où le gouvernement a d'abord joué avec une version à moitié vérifiée de la théorie de «l'immunité collective» pour justifier sa réaction totalement désinvolte à la pandémie - il n'est pas surprenant que la science elle-même perde de plus en plus de sa crédibilité. Et si la montée des «fausses vérités» conduit également, comme le craint le rapport de la Chambre des Lords, à une perte de conviction dans l'idée de démocratie, cela pose des difficultés encore plus grandes pour la capacité de la classe dirigeante à maintenir le contrôle de la société grâce à un appareil politique largement accepté par la majorité de la population.
Le son du silence
Mais la perte de contrôle par la bourgeoisie ne contient pas en soi le potentiel d'un changement social positif. Sans le développement d'une alternative sérieuse à la domination bourgeoise, elle ne conduit qu'au nihilisme, à l'irrationalité et au chaos.
La cacophonie croissante des théories du complot - la prévalence de dénégations absurdes d'une réalité choquante et effrayante - ne repose pas seulement sur la perte de contrôle de la classe dominante sur son système économique et son propre appareil politique. Elle résulte avant tout d'un vide social, d'une absence. C'est l'absence de perspective - une vision alternative et dynamisante pour l'avenir mais ancrée dans le présent - découlant du relatif recul des luttes et de la conscience prolétarienne depuis une trentaine d'années qui contribue à la confusion sociale actuelle. En 1917, au milieu d'une guerre mondiale apparemment sans fin et expression de l'impasse dans lequel la société capitaliste plonge l’humanité, tuant des millions de personnes et détruisant des décennies de civilisation humaine accumulée, c'est la révolution russe, organisée et réalisée par la classe ouvrière elle-même, qui a inspiré une vague de mouvements révolutionnaires dans le monde entier, forçant la classe dirigeante à mettre fin à la guerre et offrant la possibilité d'une autre façon d'organiser le monde, fondée sur le besoin humain. L'humanité a payé au prix fort l'échec de l'extension du pouvoir soviétique né en Russie à travers le monde, le condamnant ainsi à la dégénérescence interne et à la contre-révolution.
Du point de vue de la classe dominante, la révolution prolétarienne n'est elle-même possible qu'à la suite d'une conspiration : la Première Internationale a été dénoncée comme la main cachée derrière toute expression de mécontentement de la classe ouvrière dans l'Europe du XIXe siècle ; l'insurrection d'Octobre n'était qu'un coup d'État de Lénine et des bolcheviks. Mais si les idées communistes ne sont la plupart du temps avancées que par une minorité du prolétariat, la théorie révolutionnaire peut à certains moments devenir évidente pour un grand nombre de personnes dès lors qu'elle commence à sortir de la torpeur où la maintient l'idéologie dominante, et se transforme ainsi en «force matérielle». Des changements aussi profonds dans la conscience des masses peuvent être encore très loin devant nous, mais la capacité de la classe ouvrière à résister aux attaques du capitalisme laisse également entrevoir cette possibilité dans le futur... Nous l'avons vu de manière embryonnaire au début de la pandémie, lorsque les travailleurs ont refusé d'aller «comme des agneaux à l'abattoir» dans des usines et des hôpitaux, sans protection au nom des profits du capitalisme. Et si les conditions actuelles de la maladie et l’orchestration de campagnes idéologiques bourgeoises comme celles du mouvement Black Lives Matter entravent la capacité du prolétariat international à s'unir, les terribles privations qui se déroulent actuellement - taux d'exploitation croissants pour les travailleurs, développement du chômage de masse dans le monde entier - l'obligeront à affronter toutes les fausses visions qui nuisent à sa conscience de ce qui doit être fait.
Robert Frank, 7 juillet 2020
1 Les pandémies résultent de la destruction de la nature, selon l'ONU et l'OMS, The Guardian, 17 juin 2020.
2 NdT. Groupe composé de partisans de Donald Trump répandant la théorie selon laquelle existerait une conspiration secrète contre le président actuel des Etats-Unis d’Amérique.
3 Voir par exemple les vidéos de l'organisation QAnon, dont Le Plan pour sauver le monde.
4 Pandémies : vagues de maladie, vagues de haine de la peste d'Athènes au SIDA par Samuel K. Cohn. L'auteur soutient de façon controversée que, malgré les boucs émissaires et les meurtres de masse de Juifs à l'époque de la peste médiévale et d'autres exemples cités par lui-même, cette «culture de la haine de l’autre» n'a pas encore fait pencher le fléau de la balance du côté négatif par rapport aux démonstrations de solidarité sociale face aux catastrophes provoquées par la maladie. Voir également les Epidémies de Cohn : Haine et compassion de la peste d'Athènes au SIDA, Oxford University Press
5 Voir notre article "L’élection de Trump et le délitement de l’ordre capitaliste mondial", Revue Internationale no 158, printemps 2017
6 Voir notre article en anglais « Marxism and conspirative theories »