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Le but de cette polémique est de susciter un débat au sein du milieu politique prolétarien. Nous espérons que les critiques que nous adressons aux autres groupes donneront lieu à des réponses, car la Gauche Communiste ne peut qu’être renforcée par une confrontation ouverte de nos divergences.
Face à des bouleversements sociaux majeurs, le premier devoir des communistes est de défendre leurs principes avec la plus grande clarté, en offrant aux ouvriers les moyens de comprendre où résident leurs intérêts de classe. Les groupes de la Gauche Communiste se sont surtout distingués par leur fidélité à l'internationalisme lors des guerres entre les cliques, alliances et États bourgeois. Malgré des différences d'analyse sur la période historique dans laquelle nous vivons, les groupes existants de la Gauche Communiste - le CCI, la TCI (Tendance Communiste Internationaliste), les différentes organisations bordiguistes - ont globalement su dénoncer toutes les guerres entre les États comme étant impérialistes et appeler la classe ouvrière à refuser tout soutien à leurs protagonistes. Cela les distingue très nettement des pseudo-révolutionnaires comme les trotskistes, qui appliquent invariablement une version totalement falsifiée du marxisme pour justifier le soutien à telle ou telle faction bourgeoise.
La tâche de défendre les intérêts de la classe prolétarienne se pose bien sûr aussi lors de l’éruption de conflits sociaux majeurs - non seulement des mouvements qui sont clairement des expressions de la lutte prolétarienne, mais aussi d'importantes mobilisations qui impliquent un grand nombre de personnes manifestant dans la rue et qui souvent s'opposent aux forces de l'ordre bourgeois. Dans ce dernier cas, la présence d'ouvriers dans de tels mouvements, et même de revendications en lien avec les besoins de la classe ouvrière, peut rendre très difficile une analyse lucide de leur nature de classe. Tous ces éléments étaient présents, par exemple, lors du mouvement des “gilets jaunes” en France, et certains (comme le groupe Guerre de Classe) ont conclu qu'il s'agissait d'une nouvelle forme de la lutte de classe prolétarienne[1]. En revanche, nombre de groupes de la Gauche Communiste ont pu constater qu'il s'agissait d'un mouvement interclassiste, auquel les travailleurs participaient essentiellement en tant qu'individus derrière les slogans de la petite-bourgeoisie et même derrière des revendications et des symboles ouvertement bourgeois (démocratie citoyenne, drapeau tricolore, racisme anti-immigrés, etc.)[2]. Cela ne signifie pas que leurs analyses ne comportaient pas des points de confusion considérables. Le souhait de voir, malgré tout, un certain potentiel de la classe ouvrière dans un mouvement qui avait manifestement commencé puis continué sur un terrain réactionnaire pouvait encore être discerné chez certains groupes, comme nous le verrons ultérieurement.
Les manifestations de Black Lives Matter (BLM) posent un défi encore plus grand aux groupes révolutionnaires : il est indéniable qu'elles sont nées d'une authentique vague de colère face à une expression particulièrement écœurante de la brutalité et du racisme de la police. De plus, la colère ne se restreignait pas à la population noire et elle dépassait largement les frontières des États-Unis. Mais les accès de colère, d'indignation et d'opposition au racisme ne mènent pas automatiquement à la lutte de classe. En l'absence d'une véritable alternative prolétarienne, elles peuvent facilement être instrumentalisées par la bourgeoisie et son État. À notre avis, cela a été le cas avec les manifestations actuelles du BLM. Les communistes sont donc confrontés à la nécessité de montrer exactement comment toute une panoplie de forces bourgeoises – depuis le BLM sur le terrain au Parti démocrate aux États-Unis, en passant par certaines branches de l’industrie, les chefs de l'armée et de la police également - a dès le premier jour été présente afin de prendre en charge la colère légitime et l'utiliser pour ses propres intérêts.
Comment les communistes ont-ils réagi ? Nous ne traiterons pas ici de ces anarchistes qui pensent que les actes de vandalisme mesquin des Black Blocs dans le cadre de telles manifestations sont une expression de la violence de classe, ni des “communisateurs” qui pensent que le pillage est une forme de "shopping prolétarien", ou un coup porté à la forme marchandise. Nous pourrons revenir sur ces arguments dans de prochains articles. Nous nous limiterons aux déclarations faites par les groupes de la Gauche Communiste dans le sillage des premières émeutes et manifestations qui ont suivi l'assassinat de George Floyd par la police à Minneapolis.
Trois de ces groupes appartiennent au courant bordiguiste et ont chacun pour nom « Parti Communiste International ». Nous les différencierons donc grâce à leurs publications : Il comunista / Le Prolétaire ; Il Partito Comunista ; Il Programma Comunista / Cahiers Internationalistes. Le quatrième groupe est la Tendance Communiste Internationaliste (TCI).
Le mouvement Black Lives Matter est-il prolétarien ?
Toutes les prises de position émises par ces groupes contiennent des éléments avec lesquels nous pouvons être d'accord : par exemple, la dénonciation intransigeante de la violence policière, le fait de reconnaître qu’une telle violence, comme le racisme en général, est le produit du capitalisme et qu'elle ne pourra disparaître que par la destruction de ce mode de production. La prise de position du Prolétaire est très claire à ce sujet :
- “Pour éliminer le racisme, qui a ses racines dans la structure économique et sociale de la société bourgeoise, il est nécessaire d’éliminer le mode de production sur lequel il se développe, en commençant non par la culture et la « conscience », qui ne sont que des reflets de la structure économique et sociale capitaliste, mais par la lutte de classe prolétarienne dans laquelle l’élément décisif est constitué par la condition commune de salariés, quelle que soit sa couleur de peau, sa race ou son pays d’origine. La seule façon de vaincre toute forme de racisme est la lutte contre la classe dominante bourgeoise, quelle que soit sa couleur de peau, sa race ou son pays d’origine, parce qu’elle est la bénéficiaire de toutes les oppressions, de tous les racismes, de tous les esclavages.” [3]
Les slogans d'Il Partito sont sur la même ligne : “Ouvriers ! Votre seule défense est dans l'organisation et dans la lutte en tant que classe. La réponse au racisme est la révolution communiste ! ” [4]
Cependant, quand vient la question la plus difficile pour les révolutionnaires, tous ces groupes commettent, dans une mesure plus ou moins grande, la même erreur fondamentale : pour eux, les émeutes qui ont suivi le meurtre et les manifestations de Black Lives Matter s'inscrivent dans le mouvement de la classe ouvrière. Cahiers Internationalistes écrit :
- “Aujourd’hui les prolétaires américains sont contraints à répondre par la force aux abus des flics, et ils font bien de répondre coup sur coup aux agressions, comme ils font bien de répondre à la canaille du ‘suprématisme blanc’, démontrant dans la pratique de la défense commune que le prolétariat est une seule classe : qui touche un prolétaire les touche tous. ”[5]
Il Partito :
- “La gravité des crimes commis par les représentants de l'État bourgeois au cours des dernières semaines et la réaction vigoureuse du prolétariat à ces crimes incitent certainement à la recherche de comparaisons historiques. Les manifestations et les émeutes qui ont suivi l'assassinat de Martin Luther King, Jr. en 1968 viennent immédiatement à l'esprit, tout comme celles qui ont suivi l'acquittement des policiers qui avaient battu Rodney King en 1992.”
La TCI :
- “Les événements de Minneapolis sont une résurgence du même problème historique et systémique. En plus de subir un taux de chômage deux fois plus élevé que celui de leurs contemporains blancs (un chiffre consistant depuis les années 1950), le prolétariat noir reste disproportionnellement affecté par la violence policière, sans réel signe de frein au nombre de victimes. Malgré tout, la classe ouvrière s’est montrée une fois de plus combative en ces funestes moments. Les travailleur(euse)s noir(e)s aux États-Unis, et le reste du prolétariat en solidarité avec eux, ont pris la rue et ont résisté face à la répression étatique. Rien n’a changé. En 1965 comme en 2020, la police tue, et la classe ouvrière y répond en défiant l’ordre social infâme pour lequel ils assassinent. La lutte continue. ” [6]
Bien entendu, tous les groupes ajoutent que le mouvement « ne va pas assez loin » :
Cahiers Internationalistes :
- “Mais ces rébellions (que les moyens de communication de masse, organes d’expression de la bourgeoisie, s’obstinent à réduire à des ‘protestations contre le racisme et les inégalités’, condamnant ainsi toute forme qui outrepasse les plaintes et gémissements des pauvres diables) doivent permettre aux prolétaires du monde entier de se souvenir que le nœud à trancher est celui du pouvoir : se révolter, brûler des postes de police, reprendre les marchandises de magasins et l’argent des offices de prêt sur gage ne suffisent pas. ”
Il Partito :
- “Le mouvement antiraciste actuel commet une grave erreur lorsqu'il prend ses distances par rapport à la base de classe en matière de racisme, en poursuivant son action politique uniquement sur des bases raciales dans l'espoir de faire appel à l'État bourgeois. Il est loin d'avoir ouvertement reconnu le rôle des forces de l'ordre et de l'armée dans le maintien de l'État capitaliste et la domination politique de la bourgeoisie. Pour les gens de couleur, et pour le prolétariat dans son ensemble, la solution réside dans la conquête du pouvoir politique loin de l'État, et non dans l'appel à celui-ci.”
La TCI :
- “Bien que nous sommes enthousiasmés de voir des prolétaires mettre en échec les flics, ce genre d’émeutes a tendance à faner après une semaine, avec ensuite un brutal retour à l’ordre et un renforcement des structures oppressives. ”
Critiquer un mouvement parce qu'il ne va pas assez loin n'a de sens que s'il va d’abord dans la bonne direction. En d'autres termes, cela s'applique aux mouvements qui se trouvent sur un terrain de classe. De notre point de vue, ce n'était pas le cas avec les manifestations concernant l'assassinat de George Floyd.
Qu'est ce que le “terrain de la classe ouvrière" ?
Il ne fait aucun doute que nombre de participants aux manifestations, qu'ils soient noirs, blancs ou "autres", étaient et sont des ouvriers. Tout comme il ne fait également aucun doute qu'ils étaient et sont, à juste titre, indignés par le racisme vicieux des flics. Mais cela ne suffit pas à conférer un caractère prolétarien à ces manifestations.
Ce constat est valable, que les protestations aient pris la forme d'émeutes ou bien de marches pacifistes. L'émeute n'est pas une méthode de lutte prolétarienne, qui revêt nécessairement une forme organisée et collective. Une émeute - et par dessus tout, le pillage - est une réponse désorganisée d'une masse d'individus distincts, une pure expression de rage et de désespoir qui expose non seulement les pilleurs eux-mêmes, mais aussi tous ceux qui participent aux manifestations de rue, à une répression accrue par des forces de police militarisées bien mieux organisées qu'eux.
De nombreux manifestants ont constaté la futilité des émeutes, qui étaient souvent délibérément provoquées par les agressions bestiales de la police et laissaient libre cours à d’autres provocations de la part d'éléments louches parmi la foule. Mais l'alternative préconisée par BLM, immédiatement reprise par les médias et l'appareil politique existant, particulièrement le Parti démocrate, a été l'organisation de marches pacifiques ayant de vagues revendications de “justice” et “d'égalité” , ou bien des plus spécifiques comme celle de “cesser de financer la police ”. Ce sont toutes des revendications politiques bourgeoises.
Bien sûr, un véritable mouvement prolétarien peut contenir toutes sortes de revendications confuses, mais il est avant tout motivé par la nécessité de défendre les intérêts matériels de la classe et est donc le plus souvent axé - dans un premier temps - sur des revendications économiques visant à atténuer l'impact de l'exploitation capitaliste. Comme Rosa Luxemburg l'a montré dans son pamphlet sur la grève de masse, écrit après les luttes prolétariennes de 1905 qui ont fait date en Russie, il peut en effet y avoir une interaction constante entre les revendications économiques et politiques, et la lutte contre la répression policière peut effectivement faire partie de cette dernière. Mais il y a une grande différence entre un mouvement de la classe ouvrière qui exige, par exemple, le retrait de la police d'un lieu de travail ou la libération des grévistes emprisonnés, et un déferlement général de colère qui n'a aucun lien avec la résistance des ouvriers en tant qu'ouvriers et qui est immédiatement pris en main par les forces politiques “d’opposition” de la classe dirigeante.
Plus important encore : le fait que ces contestations portent avant tout sur la question de la race signifie qu'elles ne peuvent servir de moyen d'unification de la classe ouvrière. Indépendamment du fait que les manifestations dès le début étaient rejointes par de nombreuses personnes blanches, notamment des ouvriers ou des étudiants, la majorité d'entre eux étant des jeunes, les manifestations sont présentées par BLM et les autres organisateurs comme un mouvement de personnes noires que d'autres peuvent soutenir si elles le souhaitent. Tandis qu'une lutte de la classe ouvrière a un besoin organique de surmonter toutes les divisions, qu'elles soient raciales, sexuelles ou nationales, faute de quoi elle sera défaite. Nous pouvons à nouveau citer des exemples où la classe ouvrière s'est mobilisée contre les attaques racistes en utilisant ses propres méthodes : en Russie, en 1905, conscients que les pogroms contre les Juifs étaient utilisés par le régime en place pour saper le mouvement révolutionnaire dans son ensemble, les soviets ont posté des gardes armés pour défendre les quartiers juifs contre les pogromistes. Même lors d'une période de défaite et de guerre impérialiste, cette expérience n'a pas été perdue : en 1941, les dockers de la Hollande occupée se sont mis en grève contre la déportation des Juifs.
Ce n'est pas un hasard si les principales factions de la classe dirigeante ont été si empressées de s'identifier aux manifestations de BLM. Lorsque la pandémie de Covid-19 a commencé à frapper l'Amérique, nous avons été témoins de nombreuses réactions de la classe ouvrière face à l'irresponsabilité criminelle de la bourgeoisie, face à ses manœuvres pour contraindre des secteurs entiers de la classe à aller travailler sans mesures de sécurité et équipements adéquats. Il s'agissait alors d'une réaction mondiale de la classe ouvrière[7]. Et s'il est vrai que, derrière les protestations déclenchées par le meurtre de George Floyd, une des raisons de cette colère était le nombre disproportionné de victimes noires du virus, c'est avant tout le résultat de la position des Noirs et des autres minorités dans les couches les plus pauvres de la classe ouvrière - en d'autres termes, de leur position de classe dans la société. L'impact de la pandémie de Covid-19 offre la possibilité de mettre en évidence le caractère central de la question de classe, et la bourgeoisie ne s'est montrée que trop disposée à la reléguer au second plan.
Le rôle des révolutionnaires
Lorsqu'ils sont confrontés au développement d'un mouvement de la classe ouvrière, les révolutionnaires peuvent en effet intervenir dans la perspective d'appeler celle-ci à “aller plus loin” (par le développement de formes autonomes d'auto-organisation, l'extension à d'autres secteurs de la classe, etc). Mais qu'en est-il si de nombreuses personnes sont mobilisées sur un terrain interclassiste ou bourgeois ? Dans ce cas, il faut encore intervenir, mais les révolutionnaires doivent alors accepter le fait que leur intervention se fera “à contre-courant”, principalement dans le but d'influencer les minorités qui remettent en cause les objectifs et méthodes fondamentaux du mouvement.
Les groupes bordiguistes, étonnamment peut-être, n'ont pas beaucoup parlé du rôle du parti par rapport à ces événements, bien que Cahiers Internationalistes ait raison - dans l’abstrait - lorsqu'il écrit que :
- “la révolution est une nécessité qui demande organisation, programme, idées claires et pratique du travail collectif : en termes simples et précis, la révolution a besoin d’un parti qui la dirige.”
Le problème reste entier : comment un tel parti peut-il voir le jour ? Comment passer du milieu dispersé actuel de petits groupes communistes à un véritable parti, un organe international capable de fournir une direction politique à la lutte de classe ?
Cette question reste sans réponse pour Cahiers Internationalistes, qui révèle alors la profondeur de son incompréhension du rôle du parti :
- “Le prolétariat en lutte, le prolétariat révolté doit s’organiser avec et dans le parti communiste !”
Le simple fait de déclarer que votre groupe est Le Parti ne suffit pas, surtout lorsqu'il y a au moins deux autres groupes qui prétendent chacun être le véritable Parti Communiste International. Il n'est pas non plus logique d'affirmer que l'ensemble du prolétariat peut s'organiser “dans le parti communiste”. De telles formulations expriment une incompréhension totale de la distinction entre l'organisation politique révolutionnaire - qui nécessairement ne regroupe qu'une minorité de la classe - et les organes regroupant l’ensemble de la classe tels que les conseils ouvriers. Tous deux sont des instruments essentiels de la révolution prolétarienne. Sur ce point, Il Partito est au moins plus conscient que la voie vers la révolution passe par l'émergence d’organes indépendants regroupant l’ensemble de la classe puisqu'il appelle à des assemblées ouvrières, même s'il affaiblit son argumentation en les appelant “sur chaque lieu de travail et au sein de chaque syndicat existant” - comme si de véritables assemblées ouvrières n'étaient pas essentiellement antagonistes à la forme même du syndicat. Mais Il Partito omet de faire une observation plus cruciale encore : il n’y a pas eu la moindre tendance au développement de véritables assemblées ouvrières au sein des manifestations BLM.
La TCI refuse de s'autoproclamer Le Parti. Elle dit qu’elle est pour le parti mais qu'elle n'est pas le parti[8]. Cependant, elle n'a jamais fait de critique réellement profonde des erreurs qui sont à la base du substitutionnisme bordiguiste - l'erreur, commise en 1943-45, de déclarer la formation du Parti Communiste Internationaliste dans un seul pays, l'Italie, dans les profondeurs de la contre-révolution. Tant les bordiguistes que la TCI trouvent leur origine dans le PCInt de 1943, et tous deux théorisent cette même erreur à leur manière : les bordiguistes avec la distinction métaphysique entre le parti « historique » et le parti « formel », la TCI avec son idée de “besoin permanent du parti”. Ces conceptions dissocient la tendance à l'émergence du parti à partir du mouvement réel de la classe et le rapport de forces effectif entre la bourgeoisie et le prolétariat. Toutes deux impliquent l'abandon de la distinction vitale faite par la Gauche Communiste italienne entre fraction et parti, qui visait à montrer précisément que le parti ne peut pas exister à n'importe quel moment, et donc à définir le rôle réel de l'organisation révolutionnaire lorsque la formation immédiate du parti n'est pas encore à l'ordre du jour.
La dernière partie du tract de la TCI met clairement en évidence cette incompréhension.
Le sous-titre de cette section du tract donne le ton : “7. La rébellion urbaine doit se convertir en révolution internationale ”.
Et cela continue :
- “Bien que nous sommes enthousiasmés de voir des prolétaires mettre en échec les flics, ce genre d’émeutes a tendance à faner après une semaine, avec ensuite un brutal retour à l’ordre et un renforcement des structures oppressives. Pour que le pouvoir des capitalistes et de leurs mercenaires soit concrètement défié et aboli, il nous faut un parti révolutionnaire international. Ce parti serait un outil indispensable dans les mains de la classe ouvrière pour s’organiser et diriger sa hargne non seulement vers la destruction de l’État raciste, mais aussi vers l’édification du pouvoir ouvrier et du communisme”.
Ce seul paragraphe contient tout un recueil d'erreurs, et ce dès le sous-titre : la révolte actuelle peut avancer en ligne droite vers la révolution mondiale, mais pour cela, il faut le parti mondial ; ce parti sera le moyen d'organisation et l'instrument pour transformer le plomb en or, les mouvements non-prolétariens en révolutions prolétariennes. Ce passage révèle à quel point la TCI voit le parti comme une sorte de deus ex machina, une puissance qui vient d'on ne sait où, non seulement pour permettre à la classe de s'organiser et de détruire l'État capitaliste, mais qui a la capacité plus surnaturelle encore de transformer les émeutes, ou les manifestations tombées aux mains de la bourgeoisie, en pas de géant vers la révolution.
Cette erreur n'est pas nouvelle. Par le passé, nous avions déjà critiqué l'illusion du PCInt en 1943-45 selon laquelle les groupes de partisans en Italie - entièrement alignés sur les Alliés dans la guerre impérialiste – pouvaient d'une manière ou d'une autre être ralliés à la révolution prolétarienne par la présence du PCInt dans leurs rangs[9]. Nous l'avons encore vu en 1989, lorsque Battaglia Comunista a non seulement pris le coup d'État des forces de sécurité qui a évincé Ceausescu en Roumanie pour une “insurrection populaire” mais aussi fait valoir qu'il ne manquait que le parti pour mener cette dernière sur la voie de la révolution prolétarienne[10].
Le même problème est apparu l'an dernier avec les “ gilets jaunes”. Quand bien même la TCI décrit le mouvement comme étant “interclassiste ”, elle nous raconte que :
- “Un autre organe est nécessaire. C'est un instrument qui permet d'unifier l'effervescence de classe, lui permettant de faire un saut qualitatif, c'est-à-dire politique, de lui donner une stratégie, et des tactiques anticapitalistes, pour orienter les énergies émanant du conflit de classe vers un assaut du système bourgeois ; il n'y a pas d'autre voie. En bref, la présence active du parti communiste, international et internationaliste est nécessaire. Sinon, la rage du prolétariat et de la petite-bourgeoisie déclassée sera écrasée et dispersée ; soit brutalement, si nécessaire, soit avec de fausses promesses”.[11]
Là encore, le parti est invoqué comme la panacée, une pierre philosophale anhistorique. Ce qui manque à ce scénario, c'est le développement du mouvement de classe dans son ensemble, la nécessité pour la classe ouvrière de retrouver la sensation de sa propre existence en tant que classe, et de renverser l'équilibre des forces existant par des luttes massives. L'expérience historique a montré que non seulement de tels changements historiques sont nécessaires pour permettre aux minorités communistes existantes de développer une réelle influence au sein de la classe ouvrière : mais ils sont également le seul point de départ possible pour transformer le caractère de classe des révoltes sociales et offrir une perspective à l'ensemble de la population opprimée par le capital. Un exemple frappant a été l'entrée massive des travailleurs de France dans les luttes de mai-juin 1968 : en lançant un énorme mouvement de grève en réponse à la répression policière exercée sur les manifestations étudiantes, la classe ouvrière a également changé la nature des manifestations, les intégrant dans un réveil général du prolétariat mondial.
Aujourd'hui, la possibilité de telles transformations semble lointaine, et en l'absence d'une sensation répandue d'identité de classe, la bourgeoisie a plus ou moins les coudées franches pour récupérer l'indignation provoquée par le déclin avancé de son système. Mais nous avons vu des signes, petits mais significatifs, d'un nouvel état d'esprit dans la classe ouvrière, d'une nouvelle sensation d'elle-même en tant que classe, et les révolutionnaires ont le devoir de cultiver ces jeunes pousses au mieux de leurs capacités. Mais cela signifie résister à la pression ambiante qui pousse à s'incliner devant les appels hypocrites de la bourgeoisie en faveur de la justice, de l'égalité et de la démocratie à l'intérieur des frontières de la société capitaliste.
Amos, Juillet 2020
[1] Le groupe semble être un genre de fusion entre l'anarchisme et le bordiguisme, plutôt dans le style du Groupe Communiste Internationaliste, mais sans ses pratiques les plus douteuses (menaces contre des groupes de la Gauche Communiste, un soutien à peine voilé aux actions des cliques nationalistes et islamistes, etc.).
[2] Voir sur notre site “Prise de position dans le camp révolutionnaire : Gilets jaunes : la nécessité de “réarmer“ le prolétariat”.
[3] Voir l’article du Prolétaire n° 537, “Etats-Unis : Révoltes urbaines après le meurtre par la police de Minneapolis de l’Afro-américain George Floyd”
[4] Voir l’article en anglais d'Il Partito, “Racism Protects the Capitalist System, Only the Working Class can Eradicate it” (juin 2020)
[5] Voir l’article de Cahiers Internationalistes, “Après Minneapolis. Que la révolte des prolétaires américains soit un exemple pour les prolétaires de toutes les métropoles” (28/05/2020)
[6] Voir l’article de la TCI, “Minneapolis : brutalité policière et lutte des classes” (31/05/2020)
[7] Voir sur notre site l'article “Covid-19: Malgré tous les obstacles, la lutte de classe forge son futur” dont voici un extrait : “Peut-être le plus important de tous, notamment parce qu’il remet en question l’image d’une classe ouvrière américaine qui s’est ralliée sans critique à la démagogie de Donald Trump, il y a eu des luttes généralisées aux États-Unis : grèves chez FIAT-Chrysler des usines de Tripton dans l’Indiana, dans l’usine de production de camions Warren dans la périphérie de Détroit, chez les chauffeurs de bus à Detroit et à Birmingham (en Alabama), dans les ports, les restaurants, dans la distribution alimentaire, dans le secteur du nettoyage et celui de la construction ; des grèves ont eu lieu chez Amazon (qui a également été touché par des grèves dans plusieurs autres pays), Whole Foods, Instacart, Walmart, FedEx, etc.”
[8] Même si, comme nous l’avons souvent signalé, la clarté sur ce point n’est pas facilitée par le fait que son affilié italien (qui publie Battaglia Comunista) tient toujours absolument à porter le nom de Parti Communiste Internationaliste.
[9] Voir sur notre site l’article “Les ambiguïtés sur les ‘partisans’ dans la constitution du Parti Communiste Internationaliste en Italie”, Revue Internationale n°8
[10] Voir sur notre site nos articles “Polémique : Le vent d'est et la réponse des révolutionnaires”, Revue Internationale n°61 et "Polémique : Face aux bouleversements à l'Est, une avant-garde en retard", Revue Internationale n°62.
[11] Voir l’article en anglais sur le site de la TCI : “Some Further Thoughts on the Yellow Vests Movement” (08/01/2019).