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En novembre, à la stupéfaction de l'appareil syndical "Solidarité", qui employait alors l'essentiel de son temps â stopper les grèves, les ouvriers polonais débordaient la revendication de la libération de deux membres de "Solidarité" en remettant en cause tout l'aspect répressif de l'Etat polonais, c'est à dire l'essentiel: armée, police, justice.
- "- 24 novembre. La grève paralyse pendant deux heures les chemins de fer dans les banlieues de Varsovie et de Gdansk. Les grèves se multiplient dans tous les secteurs. L'usine mécanique d'Ursus se met en grève illimitée pour obtenir la libération de Narozniak et de Sópela. Cette revendication est reprise par "Solidarité" de la région de Mazowsze, qui réclame en outre la démission du procureur, 1'abandon des poursuites contre les personnes "accusées d'activités anti-socialistes", l'enquête sur les responsables de la répression de 1970 et de 197 ó, ainsi que 1'ouverture des pourparlers sur la légalité du parquet, de la police, et de la sûreté et sur le budget de ces services.
- 25 novembre. Trois grandes entreprises de la capitale se joignent à la grève d'Ursus." ("L'Alternative" n°8, page 57.)
En fait, fin novembre, cette situation est l'aboutissement de toute une période où les luttes n'ont fait que s'étendre et se généraliser dans toute la Pologne, après les accords de Gdansk, fin août. Pourtant, après six mois de lutte, malgré une situation économique de plus en plus catastrophique, pas grand-chose â manger et pénurie de tout, pendant quelques semaines la Pologne "revenait à une situation sociale calme".
Pendant plusieurs jours, la seule image qui nous parvenait de Pologne n'était que l'image sinistre de milliers de chars massés aux frontières et prêts à intervenir.
Des luttes décidées et solidaires qui, pendant six mois avaient défié un des Etats les plus rigides et les plus caricaturalement militaire et policier du monde, "Solidarité" et Walesa en tête n'en donnaient plus que l'image : "Travail, famille, patrie", "prière et sacrifice". Enfin, rien de bien nouveau, encore moins de révolutionnaire.
Pour les ouvriers polonais, l'inauguration du monument à la mémoire des ouvriers fauchés par la répression en 70 donnait à "Solidarité", toujours Walesa en tête, l'occasion de développer un langage plus nationaliste, plus responsable, plus défenseur de la patrie et de l'économie nationale que jamais. Alors qu'ils avaient passé plusieurs mois â faire les "pompiers volants" et à faire barrage à la lutte, le silence des ouvriers polonais et la menace tant affirmée des chars russes, donnaient â "Solidarité" et Walesa l'occasion de dire tout haut ce qu'ils pensaient déjà tout bas.
Il y a une différence entre la réalité de la lutte des ouvriers polonais et l'image syndicale, nationaliste, religieuse et démocratique qu'en donnent les médias : journaux, radios et télévisions du monde entier. Même si les ouvriers polonais entretiennent encore beaucoup d'illusions nationalistes, religieuses et syndicales, toute leur pratique est en contradiction avec celles-ci et c'est cela qui est important. A aucun moment, ils n'ont cédé au chantage S la "catastrophe nationale" et "dieu sait si la crise économique est profonde en Pologne, à aucun moment il ils ne se sont rangés derrière les consignes démobilisatrices et les appels au calme du syndicat et de l'Eglise, pendant six mois, ils n'ont fait que les déborder1.
Aujourd'hui encore, après quelques semaines de calme et malgré :
- la menace d'une intervention russe qui n'a jamais été matraquée (par les radios occidentales d'ailleurs) aussi fortement que ces dernières semaines;
- le battage nationaliste et "responsable" de "Solidarité" ;
- l'isolement de la lutte en Pologne et ses difficultés â se généraliser par-delà les frontières ;
- c'est encore â l'initiative de ce que la bourgeoisie appelle "la base" que les luttes pour la semaine de cinq jours ont été engagées et se déroulent actuellement.
Aujourd'hui des journaux titrent : "Epreuve de force entre "Solidarité" et l'Etat". Mais la véritable épreuve de force n'est pas entre "Solidarité" et l'Etat, mais entre la classe ouvrière qui ne veut pas reculer et l'Etat qui voudrait reconquérir le terrain perdu, et malgré les apparences, "Solidarité" n'est pas du côté de la classe ouvrière, mais du côté de l'Etat, de Tordre, de la patrie, de la famille et du sacrifice. Quelle est d'ailleurs l'image que Walesa, en voyage à Rome, a voulu donner de la lutte en Pologne, sinon celle-là ?
Si aujourd'hui il y a quelque chose qui a changé dans "Solidarité", ce n'est sûrement pas sa politique anti-ouvrière et bourgeoise mais sa façon de la faire passer. Si contrairement à son attitude directement anti-grève face aux luttes des mois de septembre, octobre, novembre, "Solidarité" ne s'est pas opposée directement aux grèves et à la mobilisation pour la semaine de cinq jours, c'est seulement parce qu'il a compris que s'opposer directement et frontalement à la lutte n'était pas le meilleur moyen de la briser. Ils ont compris que briser la lutte de l'intérieur, en demandant aux ouvriers de leur déléguer la direction et l'initiative de la lutte, en la planifiant vers des grèves de deux heures ou quatre, usine par usine, région par région, était le meilleur moyen de la désamorcer, le meilleur moyen de "mouiller la poudre". En cela, ils ne font pas mieux, ni autre chose que les syndicats traditionnels du bloc occidental, et Ton sait ce qu'il advient des luttes encadrées par les syndicats dans ce bloc.
Jusqu'à aujourd'hui, le tout neuf syndicat "Solidarité" n'avait aucune expérience, aucune homogénéité, aucune vision globale de ses tâches. Les grèves sans trêve d’août à décembre ne leur avaient pas laissé le temps de souffler, de se structurer, de définir une "stratégie, globale". D'autre part l'Etat polonais et tous les Etats du bloc de l'Est n'arrivaient pas à déterminer une attitude homogène par rapport à "Solidarité", parce qu'ils n'arrivaient pas à se mettre d'accord sur l'attitude à adopter par rapport à la lutte ouvrière : répression ou tentative de récupération. Aujourd’hui, la combativité ouvrière qui ne se relâche pas à contraint l'Etat polonais à compter en premier lieu sur "Solidarité", pour ramener la classe ouvrière au calme, à une "attitude responsable".
Pendant les quelques semaines de calme qui ont précédé les luttes actuelles, "Solidarité" n'a pas perdu son temps et Ta employé non seulement à se structurer mais surtout à aller chercher l'expérience qui lui manquait, là où elle existait déjà, chez les syndicalistes du bloc occidental. Tous les voyages des syndicalistes européens en Pologne n’avaient pas d’autre but' que l'enseignement de leur propre expérience anti-lutte à leur jeune confrère "Solidarité". De même, le voyage de Walesa en Europe et ses visites au Pape n’avaient pas d'autre but que d'al1er prendre des leçons chez ses confrères italiens et d’isoler la lutte des ouvriers polonais de celle des ouvriers du bloc occidental en la dénaturant et en déclarant sans cesse que c'était une lutte "nationale", une lutte des ouvriers polonais, qui ne concernait que les ouvriers polonais.
Après avoir vu l’unité financière et militaire de la bourgeoisie mondiale pour enfermer et briser la lutte des ouvriers polonais, nous voyons apparaître en force son unité syndicale pour mener à bien la même tâche.
Ainsi, si la combativité et la capacité de mobilisation des ouvriers polonais restent entières, l’isolement de la lutte en Pologne par contre se fait de plus en plus cruellement sentir ne serait-ce que parce que l’Etat polonais peut, lui, compter sur l'aide militaire, financière et syndicale que lui accorde le bloc de l'Est comme le bloc de l'Ouest et qu’il peut compter sur une "opposition" qui dénature la lutte et la détourne de ses propres objectifs.
Prénat.