LIBRE OU PAS, LE SYNDICALISME EST UNE IMPASSE

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LA VICTOIRE DES OUVRIERS POLONAIS, CE N'EST PAS LE SYNDICAT LIBRE. LOIN DE CONSITUER UN PROLONGEMENT DE LA FORMIDABLE LUTTE QUE LA CLASSE OUVRIERE A IMPOSE AU MONDE BOURGEOIS, LE SYNDICAT LIBRE, COMME TOUS LES SYNDICATS, CONSTITUE LA NEGATION DE TOUT CE QUI A FAIT LA FORCE DU MOUVEMENT.

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"Croyez-moi, on a obtenu aujourd'hui tout ce qui était possible, pour nous et pour tout le pays. Le reste, on l'aura avec notre syndicat." (Walesa, discours consécutif aux accords de Gdansk)

C'est ainsi que s'exprimait le "leader" de Gdansk à des ouvriers sceptiques (1/3 environ étaient contre la reprise du travail), réduisant la formidable lame de fond qui a ébranlé la Pologne â cette fin, à cet "acquis" : le syndicat libre.

Pourtant, quand les grèves entamées depuis juillet ont culminé le 14 août avec l'entrée en grève des chantiers de Gdansk, les syndicats libres ne tenaient pas le haut du pavé : les revendications d'alors étaient : augmentation de salaires de 50%, dissolution des syndicats, suppression des privilèges, retransmission des informations sur les luttes. La rapidité de la généralisation du mouvement, la fermeté de son organisation ont imposé la force ouvrière.

Mais, en Pologne, c'est la 3ème fois depuis 10 ans que le problème se pose de façon cruciale. Les deux dernières fois, le gouvernement avait reculé... pour mieux sauter. Les mesures d'austérité "annulées" devant la force du mouvement ouvrier avaient été réintroduites par d'autres biais, sous la pression inexorable des lois d'une économie capitaliste qui s'effondre. '

C'est dans la réalité quotidienne depuis plus de 10 ans que la conscience s'est fait jour chez les ouvriers que gagner aujourd'hui ne suffit pas, et qu'il faut "autre chose". Cette autre chose, les ouvriers l'ont vu dans la possibilité de veiller en permanence à ce que le les promesses soient tenues, en rendant permanents leurs comités de grève. A partir de là, les "syndicats libres" sont entrés en scène,

se présentant comme LA solution, la panacée permettant la défense des intérêts ouvriers.

Mais quand on compare les buts et les moyens du "syndicat libre et autogéré" avec ce qui a fait la force et la conscience des ouvriers en Pologne, en 70 comme en 80, il apparaît clairement que ces institutions s'opposent en tous points à ce qui avait permis aux ouvriers en Pologne de s'imposer. Loin d'être une continuation de la dynamique du mouvement, elles en sont la négation sur tous les plans.

LES BUTS DU SYNDICAT LIBRE: CONCILIER L’INCONCILIABLE

  • "Le syndicat se donne pour but (...) de tenter d'harmoniser les intérêts des travailleurs avec le fonctionnement de l'entreprise... de former une attitude active des travailleurs pour le bien de la patrie." (Projet de statuts pour les syndicats libres établis à Gdansk)

Etait-ce le sens des grèves de masses que de se préoccuper de la santé de la patrie? Quand les ouvriers réclamaient une augmentation de salaire "énorme", tout en sachant très bien que la Pologne était en plein marasme économique, ils opposaient consciemment LEURS intérêts à ceux de la "nation", c'est â dire â ceux du capital polonais.

  • Quand les ouvriers ont demandé la dissolution des anciens syndicats, c'était parce que "le rendement du travail" était la seule chose qui préoccupait ces institutions, et que "l'harmonisation" entre les intérêts des travailleurs et les "intérêts de l'entreprise" était faite sur le thème : " l'intérêt de l'entreprise et de la nation est le vôtre", donc "il n'y a pas de contradiction, mais une nécessité de faire plus d'efforts et de se priver plus."

C'est le même chemin qu'ont déjà pris les syndicats libres, en acceptant dans les accords de Gdansk un accroissement de la productivité "pour réparer le mal causé par la grève". Pendant que la discussion se centrait sur le syndicalisme "libre", le gouvernement en a profité pour instaurer de nouvelles restrictions sur la consommation de charbon, et une nouvelle réduction des dépenses publiques (écoles, santé, etc.).

C'est le même chemin qu'ont pris ces nouveaux syndicats en acceptant de se soumettre à l'Etat et au parti. Quand les ouvriers ont demandé l'abolition des privilèges, quand ils se sont préparés à affronter la répression de l'Etat, ils allaient dans le sens d'une remise en question de l'ordre établi. Les syndicats libres, au nom du "réalisme" ont signé la soumission.

C'est la logique à laquelle est nécessairement ramené tout organe qui se propose de "concilier" des intérêts inconciliables : le "bien-être" ouvrier n'est pas en accord avec le bien-être d'une économie capitaliste, surtout lorsque celle-ci est en crise et doit en conséquence chercher la plus grande compétitivité, c'est à dire exploiter toujours plus les masses salariées. La base au capitalisme est un vol, le vol du travail de l'ouvrier pour les besoins d'une économie de profit au profit de quelques-uns. Et quand la crise dicte de voler encore plus, il n'est pas question de voir si on peut arranger voleur et volé en même temps. C'est la méfiance qu'exprimait un des délégués lors de la discussion des statuts lorsqu'il disait : "les anciens syndicats se mêlaient eux aussi de production, on a vu ce que ça a donné." (cité par "Rouge").

Si les revendications économiques n'arrêtent pas l'aggravation des conditions de vie ouvrières, ce n'est pas une question de "mauvais syndicats" ou "d'erreurs de gestion',' mais le fait d'une situation mondiale : c'est de plus en plus vite que les parties du monde qui ne connaissent pas encore un degré aigu de dégradation y courent, unissant le monde capitaliste entier, avec ses syndicats et ses gestionnaires, dans une même banqueroute.

  • "Le syndicat libre, c'est le contrôle des choix à tous les niveaux. Par exemple, le gouvernement a décidé d'en construire une autre (usine) a côté. C'est absurde, elle est inutile. Le Comité Central ne le sait peut-être pas, mais nous, les ouvriers, nous le voyons tous les jours." (Lech Walesa)

Dans l'illusion sur le syndicalisme libre, il n'y a pas qu'une question de forme d'organisation : il y a encore l'illusion d'une vie meilleure dans le système en place, un manque de vision de l'ampleur du néant vers lequel il court, l'idée qu'il suffit de supprimer les aberrations les plus criantes (et il n'en manque pas dans le capitalisme d'Etat polonais). Mais ce qui est dans la continuité du début de prise de conscience des ouvriers polonais, ce n'est pas une vision de gestionnaire. Les ouvriers ont commencé à comprendre qu'il n'y avait pas d'améliorations DURABLES, même à moyen terme du capitalisme, au contraire. Cela contredit la base même du syndicalisme soucieux de l'entreprise, de la patrie et de l'Etat. En posant la question de la force ouvrière dans ce contexte, ils ont posé une question POLITIQUE, un début de remise en question de l'Etat lui-même, du parti et de la patrie. Or c'est justement cela qu'ont refusé les "syndicats libres" qui se sont "engagés à ne pas faire de politique."

LFS MOYENS DU SYNDICAT LIBRE: PRIVER LE MOUVEMENT DE SA FORCE

  • "Le syndicat réalise ses buts (...) en collaborant avec les autorités et les organes d'administration de l'Etat dans le cadre défini par la loi." (Projet de statuts, idem)

Ce que la classe ouvrière en Pologne a montré une fois de plus, c'est que l'Etat ne cède à la pression ouvrière que lorsqu'elle menace sa loi, son ordre. "Collaborer" avec l'Etat n'a pas de sens dans la réalité du rapport de forces qui doit se mener pour la défense des intérêts ouvriers. L'expérience l'a montré mille fois : l'Etat n'est pas tendre avec les ouvriers lorsque ceux-ci décident de "collaborer avec lui".

Il ne relâche sa poigne de fer que sous la pression la plus violente et ferme des ouvriers. Il est prévu que le gouvernement dissoudra les syndicats si leurs "activités et leurs structures ne sont pas conformes à la loi." Une grève générale organisée centralement au niveau du pays pendant plusieurs semaines sera-t-elle jamais dans le cadre de la loi capitaliste?

Le ré-enfermement dans la légalité étatique que constituent les syndicats "indépendants" est la négation de la possibilité de pousser plus avant la lutte ouvrière.

Négocier avec l'Etat, sans la vigilance active d'ouvriers déterminés à se battre, ne peut forcément amener qu'à composer. La raison du plus fort est toujours la meilleure. Et les ouvriers ne sont jamais forts dans le cadre des lois inventées et défendues par et pour l'Etat, contre eux.

Dans ses structures mêmes, le syndicat autogéré va à l'encontre de tout ce qui a fait la force de la classe, son unité, son organisation.

  • Le syndicat libre, comme tout syndicat, a pour base l'entreprise et la branche d'industrie, alors qu'une des forces du mouvement a été l'unité au-delà des spécificités, des secteurs, des professions : c'est un même comité de grève qui unissait à l'échelle régionale métallos, ouvriers des chantiers, conducteurs de bus, etc, et non des fédérations par branches mettant au point leurs revendications communes. La lutte ETAIT commune, et l'organisation aussi. Le syndicalisme réintroduit le sectarisme, la lutte chacun pour soi dans une classe qui par ses grèves de masses avait largement dépassé ce cadre étroit.
  • Une autre force du mouvement de cet été a été la volonté absolue des assemblées générales de contrôler les évènements : les négociations se menaient ouvertement, retransmises par haut-parleur, et c'est 1'AG qui y intervenait en retour.

Quand le comité de grève de Gdansk penchait pour la reprise du travail et que I'AG en a décidé autrement, elle a révoqué son comité de grève, sans délai. La révocabilité, avec le syndicat libre, va se trouver enfermée dans un cadre rigide, de rythmes d'élections. Déjà, à la fin des négociations, les haut-parleurs "ne marchaient plus très bien" : il a fallu les protestations de l'AG pour qu'ils se remettent soudain à fonctionner et que la négociation qui atteignait des points critiques ne soit pas réglée "entre experts responsables et réalistes". Depuis, de plus en plus, les délégués reprennent l'image du permanent affairé qui n'a plus de "contact avec la base", et les discussions se déplacent de l'AG vers les bureaux tout neufs des nouveaux syndicats, pendant qu'à l'usine on cherche à faire que le travail reprenne à une cadence accrue, accaparant l'énergie et les préoccupations ouvrières.

UNE ILLUSION A DEPASSER

L'illusion sur laquelle s'est renforcé le syndicat libre, qui avant la grève se réduisait à une poignée de "dissidents", c'est celle de la possibilité de maintenir le rapport de forces par une organisation unitaire permanente en dehors d’une lutte acharnée de l'ensemble des ouvriers.

Malgré la volonté des ouvriers de garder le contrôle de tout prétend "les représenter", ce qui la structure syndicale, avec son corporatisme, sa tendance au "dialogue" avec l'Etat, contient en elle-même la séparation entre une base et un sommet : entre d'une part une masse de plus en plus contrainte, pour survivre, de mettre en question les fondements mêmes de l’ordre existant, et d'autre part, une structure qui s'est donné pour fonction de "concilier" : en installant un syndicat, malgré leur volonté de rester en alerte, les ouvriers délèguent leur pouvoir â une "minorité agissante", à des "permanents" voués à la "défense des intérêts ouvriers" pendant que les autres travaillent.

Privé de la force que constitue la classe en action, tout organe de négociation ne peut que se soumettre aux diktats de l'Etat et être happé par lui : "Au 20ème siècle, seules la vigilance, la mobilisation ouvrière peuvent faire avancer les intérêts ouvriers. C'est une vérité amère et difficile que de réaliser que tout organe permanent sera inévitablement happé dans l'engrenage de l'Etat à l'Est comme à l'Ouest." (voir “Pologne 80, une brèche s'est ouverte", Revue Internationale n°23).

Il est possible que, malgré le service qu'elle lui rend, l'Etat polonais ne parvienne pas à digérer cette nouvelle structure syndicale : la bourgeoisie a une telle faiblesse à l'Est qu'elle tolère mal la moindre divergence dans la structure rigide qui lui permet de se maintenir. C'est d’ailleurs pour ça qu'elle tente de transformer ses anciens syndicats en nouveaux, noyautant les syndicats libres pour recréer une structure unique dont elle ait le contrôle absolu.

Mais fondamentalement, le syndicat libre est une expression de son intérêt profond et non de celui des ouvriers. Quand les anciennes structures syndicales ne parviennent plus à tromper les travailleurs, il faut bien en trouver d'autres pour pallier à ce vide. En Occident, on fait grand tapage autour du "syndicalisme de base" qui doit "redonner vie aux syndicats" : la fonction qu'ils remplissent est la même : transformer la conscience croissante chez les ouvriers de la nécessité d'une lutte permanente en une soumission à des structures permanentes et institutionnalisées.

Pour des ouvriers qui, comme à l'est, n'ont pas connu les syndicats "libres" à l'occidentale, le syndicalisme "libre" semble ouvrir un autre monde. Mais cet autre monde n'est pas celui de l'activité consciente des masses : il est celui des bureaucrates "libres" à la Séguy, Maire et Bergeron.

Ce qui rendra la tâche difficile aux dirigeants polonais, ce ne sont pas les syndicats libres, même s'ils ne correspondent pas à ses possibilités, mais la pression ouvrière, si elle continue à se maintenir, et ce que seront ses prochaines réactions à la réalité inévitable du capital : la continuation des restrictions, que le syndicat autogéré n'empêchera pas, reposera la question â une classe qui a appris à réfléchir : OU EST LA FORCE DES OUVRIERS?

D.N.

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