Arctique: Comment tirer profit d’une catastrophe écologique

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Alors qu’à l’été 2019 l’Europe haletait sous la canicule, un autre pays la subissait aussi, avec des conséquences potentiellement bien plus ravageuses : le 30 juillet, la température sur la côte est du Groenland atteignait le record absolu de 25°. Des scientifiques du monde entier réagissaient avec indignation face à l’ampleur de la catastrophe : “Quand on regarde sur plusieurs décennies, il vaut mieux s’asseoir sur sa chaise avant de regarder les résultats, parce que ça fait un petit peu peur de voir à quelle vitesse ça change (…) C’est aussi quelque chose qui affecte les quatre coins du Groenland, pas juste les parties plus chaudes au Sud”. (1) Plus de la moitié de la calotte glaciaire groenlandaise était à ce moment réduite à de la neige fondue. Les conséquences étaient d’ores et déjà préoccupantes pour les autochtones, les rivières se gonflant tellement de la glace fondue qu’elles détruisirent plusieurs ponts. Dans l’avenir, cette situation tendra à devenir la norme, comme les prévisionnistes climatiques le pensent de plus en plus.

Les conséquences sont énormes, et pas qu’au niveau climatique ; le retrait de la banquise, qui devient permanent, permet à tous les pays riverains d’envisager d’exploiter la situation, à plusieurs niveaux : accès à de nouvelles ressources naturelles, à de nouvelles régions stratégiques, à de nouvelles routes commerciales. La bourgeoisie exploite ainsi les catastrophes que son système a engendrées, accroissant davantage les risques pour l’environnement.

Un nouveau terrain pour le pillage des ressources naturelles

L’Arctique est riche de différentes ressources naturelles qui étaient jusqu’à présent gelées par la banquise, par les difficultés d’exploitation et le relatif désintérêt des pays riverains pour cette région glacée et inhospitalière. Tout change évidemment avec le réchauffement climatique et la course effrénée des grandes puissances aux ressources minérales accessibles, dans un monde où elles pourraient devenir rares et où elles constituent un atout dans la guerre économique et industrielle : métaux comme le zinc, le cuivre, l’étain, le plomb, le nickel, l’or, l’uranium, diamants, terres rares, gaz ou pétrole, tout est présent en Arctique, pour celui qui aura les moyens et la puissance de s’en emparer. La Mer de Kara recèlerait autant de pétrole que l’Arabie Saoudite, et une étude américaine avance que 13 % des réserves pétrolières et 30 % des réserves gazières mondiales non exploitées se trouveraient dans la région.

Tous les discours des médias bourgeois sur la sauvegarde de l’environnement, la nécessaire modification de “nos modes de consommation” (mais pas de production !) et l’indispensable “examen de conscience” de chacun selon son “empreinte carbone” et sa “surconsommation” sont parfaitement hypocrites face à cette réalité : la bourgeoisie cherche son profit partout, dans la catastrophe climatique que nous avons sous les yeux comme dans tout le reste ! S’il lui est possible d’exploiter (voire de surexploiter) la fonte des glaces de l’Arctique de façon rentable, elle le fera, et ce n’est qu’une facette du problème : dès lors qu’il y a exploitation de ressources naturelles, les risques inhérents (pollution, accidents, destruction accentuée de l’environnement, acculturation et destruction des conditions de vie des groupes humains autochtones) ne peuvent que suivre, comme le redoute un représentant inuit : “Notre culture et notre mode de vie sont attaqués. Les animaux, les oiseaux et les poissons dont nous dépendons pour notre survie culturelle sont de plus en plus sous pression. Nous sommes inquiets pour notre sécurité alimentaire”. (2) Tout en culpabilisant les ouvriers pour leur “irresponsabilité” face à la catastrophe climatique, chaque bourgeoisie nationale s’organise pour en tirer parti, et mieux encore, pour en retirer des avantages stratégiques.

De nouvelles opportunités commerciales”

L’Arctique n’est pas seulement une source potentielle de matières premières, il est aussi convoité car la fonte des glaces permet également d’ouvrir de nouvelles routes maritimes, potentiellement plus courtes et par conséquent plus rentables que celles qui existent. Mike Pompeo lui-même, Secrétaire d’État américain et ancien directeur de la CIA, a remarqué que “le recul régulier de la banquise ouvre de nouvelles voies de passage et offre de nouvelles opportunités commerciales”. (3) Ainsi, tout en niant tout changement climatique, ce digne représentant de la bourgeoisie américaine avoue sans détour vouloir en profiter ! Et il n’est pas le seul requin à nager en eaux polaires : outre les six pays concernés directement (Canada, États-Unis, Russie, Danemark, Norvège et Islande), un certain nombre d’autres s’intéressent directement à la question.

Au premier rang, on trouve la Chine, observatrice du Conseil de l’Arctique qui a souligné son intérêt pour une route qui lui permettrait d’atteindre les ports atlantiques sans avoir à faire le tour de l’Afrique ou passer par Panama ; elle y aurait d’ailleurs investi quelque 90 milliards de dollars entre 2012 et 2017, selon Pompeo, et y a envoyé des navires spécialisés pour “tester” la nouvelle route. La Russie est évidemment intéressée au plus haut point par cette possibilité d’utiliser sans restriction ses ports arctiques qui présenteraient alors le grand intérêt d’être en eaux libres, au contraire de tous les ports qu’elle utilise habituellement (à part Mourmansk), et qui lui permettraient de surveiller très étroitement cette nouvelle voie maritime. La Norvège, le Canada, le Danemark qui sont directement concernés sont évidemment partie prenante de toutes les manœuvres concernant la région. Mais d’autres puissances cherchent également à mettre un pied dans la porte, par exemple la France qui a un statut d’observatrice au Conseil de l’Arctique, qui a institué un poste d’“ambassadeur des pôles” confié jusqu’à il y a peu à Ségolène Royal après l’avoir été à Michel Rocard, et qui prend régulièrement part à des exercices militaires dans le cadre de l’OTAN dans la région.

Cet intérêt de diverses puissances est affirmé dans une très martiale déclaration des États-Unis, toujours par la bouche de Mike Pompeo : “Nous entrons dans une nouvelle ère d’engagement stratégique dans l’Arctique, avec de nouvelles menaces pour l’Arctique et ses ressources, et pour l’ensemble de nos intérêts dans cette région”. Selon lui, le passage par l’Arctique “pourrait réduire d’environ vingt jours le temps de trajet entre l’Asie et l’Occident”. Il souhaite que les routes de l’Arctique deviennent “les canaux de Suez et de Panama du XXIe siècle”. Quand on connaît le poids du canal de Panama pour l’impérialisme américain, l’intérêt porté au “passage du Nord-Ouest” prend une importance pratiquement historique. Et on comprend aussi pourquoi les États-Unis cherchent ouvertement à exclure la Chine du Conseil de l’Arctique !

Au-delà des routes maritimes, la possibilité ouverte par le réchauffement de rendre les routes terrestres praticables plus longtemps dans l’année ouvre la porte à l’installation d’infrastructures plus nombreuses et plus importantes, et par conséquent à la possibilité d’accéder plus facilement à ces régions normalement invivables les trois quarts de l’année, ce qui permettra une meilleure exploitation économique et un désenclavement de ces régions, tout en y abaissant le coût de la vie pour les résidents permanents. Le gouvernement canadien a par exemple lancé de tels projets depuis plusieurs années.

Des “empreintes de bottes dans la neige”…

En toute bonne logique impérialiste, ces développements ne peuvent qu’entraîner une présence militaire accrue dans cette région où, depuis la fin de la Guerre froide, il n’y avait plus beaucoup de soldats, chaque puissance impliquée ayant à cœur de défendre ses intérêts bien compris en montrant ses crocs militaires. Pompeo a été clair : “La région est devenue un espace de pouvoir mondial et de concurrence”, ce qui y a entraîné une présence accrue des armées de l’Oncle Sam, d’autant que “la Russie laisse déjà dans la neige des empreintes de bottes”. Dénonçant de multiples provocations militaires russes, brouillage du réseau GPS, incursions d’avions dans des espaces jusqu’ici inusités, manœuvres maritimes régulières, les pays de l’OTAN ont riposté : l’Islande a rouvert aux GI’s sa base de Keflavik, tandis que la Norvège a rendu son port de Grøtsund accessible aux sous-marins nucléaires américains et britanniques, et que l’aérodrome de Bodø est régulièrement utilisé par des avions de combat pour des exercices divers, auxquels la France participe…

De son côté, la Russie a réactivé ses bases sibériennes datant de la Guerre froide et depuis abandonnées, tout en rénovant sa flotte vieillissante de brise-glaces. L’expression de Pompeo n’est finalement pas dénuée de fondement…

Ces développements impérialistes ont aussi donné lieu à un événement plutôt cocasse. L’idée de Trump d’acheter le Groenland au Danemark, sous des dehors saugrenus, met en fait en lumière tous les appétits très voraces des puissances impérialistes. Bien que cette région vaste comme quatre fois la France et constamment recouverte du plus gros glacier du monde coûte fort cher à l’État danois, il est bien entendu inenvisageable pour Copenhague d’abandonner un avant-poste aussi potentiellement lucratif que le Groenland. Les États-Unis, qui ont toujours assuré la défense de cette grande île depuis la Seconde Guerre mondiale, ont déjà tenté de l’acheter en 1946 ; mais on se heurte ici à toute la logique impérialiste du capitalisme ; situé en Arctique, riche lui-même de nombreuses ressources naturelles inexploitées, stratégiquement bien placé par rapport à une route qui contournerait le continent américain par le Nord, si stratégique pour la sécurité américaine que les États-Unis l’ont occupé militairement dès 1940, le Groenland n’a d’un point de vue impérialiste que des qualités, et il faut en ajouter d’autres : non seulement le port de Thulé est en eaux profondes et peut donc accueillir les plus grands navires, civils ou militaires, mais la piste de l’aéroport permet de faire décoller n’importe quel appareil. Par ailleurs, la Zone Économique Exclusive du Groenland permet à son État de tutelle d’exploiter toute ressource qui se trouverait à l’intérieur de cette zone de 200 milles nautiques autour du territoire. En prime, le Groenland est associé à l’Union Européenne du fait de l’appartenance de son État de tutelle, le Danemark, à cette organisation, ce qui ne peut que multiplier les marques d’intérêt pour lui… L’intérêt de Trump pour ce territoire est loin d’être absurde dans une logique impérialiste, d’autant que le réchauffement climatique offre des perspectives inédites à tous ceux qui le contrôleront !

Le capitalisme nous a habitués à tirer profit de tout, c’est ce qui fait de lui le système de production le plus dynamique qui soit. Mais qu’il tire profit en l’aggravant d’une menace planétaire majeure sur l’écosystème, qu’il a lui-même provoquée et qui met en jeu l’avenir de l’humanité, au même titre que la déforestation criminelle des régions amazoniennes, montre à quel point ce système en décomposition n’a plus aucun avenir viable à proposer, et illustre pleinement ce que disait déjà le CCI en 1990 dans ses Thèses sur la décomposition : “Toutes ces calamités économiques et sociales qui, si elles relèvent en général de la décadence elle-même, rendent compte, par leur accumulation et leur ampleur, de l’enfoncement dans une impasse complète d’un système qui n’a aucun avenir à proposer à la plus grande partie de la population mondiale, sinon celui d’une barbarie croissante dépassant l’imagination. Un système dont les politiques économiques, les recherches, les investissements, sont réalisés systématiquement au détriment du futur de l’humanité et, partant, au détriment du futur de ce système lui-même”. L’avenir tel que nous le montre le sort réservé à l’Arctique est celui que le capitalisme réserve à l’espèce humaine toute entière : surexploitation et transformation de l’environnement en enfer invivable, recherche du profit y compris en aliénant totalement l’avenir, barbarie militariste, tout y est ! L’alternative qui en résulte pour l’humanité est bien celle que la Troisième Internationale avait mise en avant il y a maintenant un siècle : socialisme ou barbarie, destruction de ce système capitaliste barbare et sans avenir ou lente destruction de l’Humanité.

H.D., 24 avril 2020

2“Le climato-scepticisme américain chamboule la coopération régionale dans l’Arctique”, GEO (7 mai 2019).

3Idem.

Rubrique: 

Tensions impérialistes