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1923 (II).
Une défaite qui signe la fin de la vague révolutionnaire mondiale
Avec l’occupation de la Ruhr
par les troupes françaises, la bourgeoisie allemande cherche les moyens de se
débarrasser du poids “des réparations de guerre” qui lui sont imposées par le
traité de Versailles en le faisant porter par la classe ouvrière; mais elle
essaie surtout d’attirer celle-ci sur le terrain nationaliste dans une lutte
pour la défense de la nation contre le capital français.
Bien que le KPD, soutenu par l’IC, succombe aux appels nationalistes du capital et essaie d’entrainer derrière lui, sous couvert du “national-bolchevisme”, les ouvriers, ceux-ci ne semblent pas prêts de tomber dans le piège. Pour se défendre contre une paupérisation de plus en plus grande, la classe ouvrière développe son combat contre la volonté de la direction du KPD. En proposant une solution nationaliste, en appelant à la “sauvegarde de la république” et à la formation d'un front uni avec la Social-démocratie contre-révolutionnaire, le KPD développe une politique qui affaiblit la classe ouvrière.
Après une phase de lutte de classe montante le mouvement atteint son apogée en août 1923. Fortement alerté par la détermination des ouvriers, le capital allemand décide d'en finir avec sa politique provocatrice (cf. article dans Revue Internationale n°98) d'appel à “la résistance passive” contre les forces françaises d'occupation, tout en stoppant la spirale de l'inflation qui avait contraint la classe ouvrière à se battre pour sa simple survie. Le principal maitre d'oeuvre de cette stratégie du capital est le SPD qui, en août 1923, rejoint le gouvernement pour briser le mouvement.
Ainsi la bourgeoisie réussit à empêcher une reprise du mouvement. Le capital allemand qui avait mis en place l'appât du national-bolchevisme, le retire du jour au lendemain, en annonçant une nouvelle orientation politique pro-occidentale, enterrant ainsi les espoirs d'une alliance entre une “Allemagne opprimée” et la Russie. De plus, du fait de la confusion semée par le KPD, la classe ouvrière est soumise à une complète absence d'orientation politique.
Dans un article précédent, nous avons montré comment l'isolement international de la révolution en Russie a entraîné la dégénérescence de l'IC et la montée du capitalisme d'Etat russe.
Après la signature du traité secret de Rapallo la classe capitaliste internationale se rend compte que l'Etat russe est en train de faire de l'IC son instrument. En Russie se développe d'ailleurs une forte opposition contre cette tendance, ce qui amène à une série de grèves au cours de l'été 1923 dans la région de Moscou et ce qui s'exprime surtout par une opposition bruyante de plus en plus importante dans le parti bolchevik. A l'automne 1923, Trotsky, après beaucoup d'hésitations, décide finalement d'engager une lutte plus déterminée contre l'orientation capitaliste d'Etat. Bien que l'IC, avec sa politique de front unique et son soutien au national-bolchevisme, devienne de plus en plus opportuniste et tende à dégénérer d'autant plus rapidement qu'elle est étranglée par l'Etat russe, il reste en son sein une minorité de camarades internationalistes qui continuent à défendre l'orientation de la révolution mondiale. Après l'abandon par le capital allemand de sa promesse d'une lutte commune entre la “nation opprimée” et la Russie, cette minorité internationaliste est désorientée parce qu'elle est persuadée que, de ce fait, la perspective d'un “sauvetage” de la révolution d'octobre de l'extérieur ainsi que celle d'une relance de la vague révolutionnaire mondiale s'éloignent de plus en plus. Par crainte d'un développement du capitalisme d'Etat en Russie et dans l'espoir d'un resurgissement révolutionnaire, elle recherche désespérément une dernière étincelle, la dernière possibilité d'un assaut révolutionnaire.
“Vous pouvez voir camarades, c'est finalement le grand assaut que nous avons attendu depuis tant d'années, et qui changera l'image du monde. Ces évènements vont avoir une importance considérable. La révolution allemande signifie l'effondrement du monde capitaliste.” (Trotsky) Convaincu qu'il subsiste encore un potentiel révolutionnaire et que le moment de l'insurrection n'est pas encore passé, Trotsky presse l'IC de faire tout ce qu'elle peut pour soutenir une montée révolutionnaire.
En même temps la situation en Pologne et en Bulgarie s'accélère. Le 23 septembre, les communistes en Bulgarie, soutenus par l'IC, lancent un soulèvement qui échoue. En octobre et novembre, une nouvelle vague de grèves, suivie par près des deux tiers du prolétariat industriel du pays, éclate en Pologne. Le Parti communiste polonais est lui-même surpris par la combativité de la classe. Ces soulèvements insurrectionnels sont écrasés en novembre 1923.
Dans le cadre du combat politique qui se mène au sein du Parti russe, Staline s'élève contre le soutien du mouvement en Allemagne dans la mesure où le succès de celui-ci pourrait constituer une menace directe contre l'appareil d'Etat russe actuel au sein duquel il contrôle quelques unes des positions les plus importantes : “Mon point de vue est que les camarades allemands doivent se retirer et que nous ne devons pas les encourager.” (Lettre de Staline à Zinoviev, 5/8/1923)
L'IC se fourvoie dans l'aventure de l'insurrection
Accroché au dernier espoir d'une reprise de la vague révolutionnaire, le Comité exécutif de l'IC (CEIC) décide par lui-même, sans consulter préalablement le KPD, de presser le mouvement en Allemagne et de se préparer à l'insurrection.
Lorsque les nouvelles de la fin de la politique de “résistance passive” de l'Allemagne contre la France et du début des négociations franco-allemandes arrivent à Moscou le 11 septembre, le CEIC appelle à l'insurrection en Bulgarie pour la fin septembre, qui doit être suivie peu après en Allemagne. Les représentants du KPD sont sommés par Moscou de préparer l'insurrection avec le CEIC. Ces discussions auxquelles prennent aussi part les représentants des pays voisins de l'Allemagne durent plus d'un mois, de début septembre à début octobre.
L'IC prend un nouveau tournant désastreux. Après la politique catastrophique de front unique avec les forces social-démocrates contre-révolutionnaires dont les conséquences destructrices se font encore sentir, après le flirt avec le national-bolchevisme, c'est maintenant la fuite en avant désespérée, l'aventure dans une tentative de soulèvement sans que soient réunies les conditions pour un succès possible.
Des conditions défavorables
Même si la classe ouvrière en Allemagne reste la partie la plus forte et la plus concentrée du prolétariat international, celle qui, avec le prolétariat russe, a été à la pointe du combat révolutionnaire, elle est en 1923 -la vague internationale de luttes étant, à ce moment-là, déjà dans une phase de reflux- relativement isolée. Par rapport à cette situation, le CEIC a un fausse estimation du rapport de forces et il ne voit pas comment la réorientation tactique du gouvernement dirigé par le SPD en août 1923 est parvenu à faire pencher celui-ci en faveur de la bourgeoisie. Pour avoir une analyse correcte, pour comprendre la stratégie de l'ennemi, un parti internationalement organisé et centralisé doit pouvoir s'appuyer sur une évaluation exacte de la situation “sur place” faite par sa section locale. Mais le KPD lui-même est aveuglé par sa politique national-bolchevik et ne comprend pas la dynamique réelle du mouvement. Le mouvement en Allemagne même met à nu de nombreuses faiblesses :
- Jusqu'à août il se limite surtout à des revendications économiques. La classe ouvrière ne met pas en avant ses propres revendications politiques. Même si le mouvement développe plus de force à partir des usines, même s'il occupe la rue, même si des ouvriers de plus en plus nombreux s'unissent dans des assemblées générales et que des conseils ouvriers sont formés, on ne peut pourtant pas parler de période de double pouvoir. Plusieurs membres du CEIC estiment que la formation de conseils ouvriers ne peut que détourner le mouvement de ce qu'ils considèrent être la tâche prioritaire, la préparation militaire de l'insurrection, et même que les conseils vont servir de pretexte à la répression du gouvernement. Le nouveau gouvernement a en effet interdit les conseils d'usines. Une majorité du CEIC propose de ce fait que les soviets ne soient formés qu'après la prise du pouvoir.
- Au lieu de tirer les leçons de la politique désastreuse qui s'est essentiellement appuyée sur une “alliance nationale”, une politique dans laquelle la stratégie de Front unique n'était que le premier pas, le KPD base toute la préparation de l'insurrection sur la formation d'un “gouvernement ouvrier” avec le SPD.
- Enfin, ce qui n'est pas la moindre des faiblesses, la condition indispensable pour envisager une insurrection victorieuse n'est pas remplie : le KPD divisé, miné et affaibli par son évolution opportuniste ne joue pas un rôle politique véritablement décisif dans la classe.
Les préparatifs de l'insurrection
Plusieurs questions sont débattues dans le CEIC.
Trotsky insiste fortement sur la nécessité de fixer la date de l'insurrection. Il propose le 7 novembre, le jour du soulèvement victorieux d'octobre en Russie six ans auparavant. En fixant une date, il veut écarter toute attitude attentiste. Le président du KPD, Brandler, quant à lui, refuse de fixer une date précise. La décision est enfin prise à la fin septembre pour que l'insurrection ait lieu au cours des 4 à 6 semaines à venir, c'est-à-dire dans les premiers jours de novembre.
La direction du parti allemand se considèrant comme trop inexpérimentée, Brandler suggère que Trotsky lui-même, qui a joué un rôle si important dans l'organisation de l'insurrection d'octobre 1917 en Russie, vienne en Allemagne pour aider à organiser l'insurrection.
La proposition rencontre la résistance des autres membres du CEIC. Zinoviev exige, en tant que président de l'IC, de tenir ce rôle dirigeant. On ne peut comprendre cette querelle qu'en la replaçant dans le contexte de la lutte croissante pour le pouvoir en Russie même. Finalement il est décidé qu'un organe collectif, composé de Radek, Gouralsky, Skoblevsky et Tomsky, sera envoyé en Allemagne. Le CEIC décide également que l'aide doit être apportée à trois niveaux :
- l'aide militaire en est l'aspect principal. Des officiers de l'Armée rouge, qui ont acquis de l'expérience pendant la guerre civile en Russie, sont envoyés secrètement en Allemagne pour aider les Cents rouges et afin de construire une Armée rouge. Ils offrent aussi leur soutien en mettant en place un service de renseignement en Allemagne qui a pour tâche de garder des relations avec les officiers oppositionnels de l'armée allemande. De plus, il est prévu que des membres très expérimentés du parti doivent attendre à la frontière pour se rendre en Allemagne aussi vite que possible.
- l'aide matérielle (alimentaire), notamment un million de tonnes de blé doit être transporté à la frontière occidentale russe pour être immédiatement acheminer en Allemagne en cas de victoire de la révolution.
- au niveau de la propagande, un peu partout des réunions publiques sont organisées avec pour thèmes “L'octobre allemand est devant nous”, “Comment pouvons-nous aider la révolution allemande ?”, des réunions au cours desquelles sont communiquées des nouvelles de ce qui se passe en Allemagne. Des fonds sont levés et de l'argent et autres subsides collectés. On appelle ainsi les femmes à donner leurs bijoux pour la “cause allemande”.
Tandis que les discussions se poursuivent à Moscou, des émissaires de l'IC en Allemagne commencent déjà les préparatifs de l'insurrection. Au début d'octobre, de nombreux dirigeants du KPD commencent à rentrer dans l'illégalité. Mais alors qu'à Moscou la direction du KPD et le CEIC sont encore en train de discuter des plans de l'insurrection, en Allemagne même il ne semble pas y avoir de discussion plus approfondie sur cette question et sur les perspectives immédiates.
Depuis le début 1923 et particulièrement depuis la conférence du parti à Leipzig, le KPD a commencé à mettre en place des unités de combat de Cents rouges. Initialement ces troupes armées devaient servir comme forces de protection des manifestations et des assemblées ouvrières. Tout ouvrier expérimenté au combat, quelles que soient ses convictions politiques, peut les rejoindre. Maintenant, les Cents rouges sont occupés à parfaire l'entraînement militaire, s'entraînant aux alertes et suivant des cours spéciaux de maniement des armes.
En comparaison avec mars 1921, beaucoup plus d'attention est consacrée à cet aspect et des moyens considérables sont investis dans ces préparations militaires. En plus, le KPD a mis sur pied un service de renseignement militaire. Il y a le “M-Apparat”, le “Z-Gruppe” pour infiltrer l'armée du Reich et le “T-Terrorgruppe” dans la police. Des arsenaux secrets sont installés, des cartes militaires de toutes sortes sont collectées.
Les conseillers militaires russes disposent d'un demi-million de fusils. Ils espèrent être capables de mobiliser très rapidement 50 000 à 60 000 hommes de troupe. Cependant l'armée du Reich et les troupes de droite qui la soutiennent représentent avec la police une force 50 fois supérieure aux formations militaires dirigées par le KPD.
En toile de fond de ces préparatifs, l'IC élabore un plan basé sur une frappe militaire stratégique.
Si, dans certaines régions, le KPD se joint au SPD pour former un “gouvernement ouvrier”, en application de la tactique de Front unique, cela ne peut que mettre le feu aux poudres. La Saxe et la Thuringe sont choisies parce que le SPD y est déjà à des postes gouvernementaux et parce que l'armée y dispose de moins d'unités comparé à Berlin et au reste du pays.
L'idée de base est que la formation d'un gouvernement ouvrier SPD-KPD va être perçue comme une provocation par les “forces fascistes” et l'armée. On suppose que les fascistes vont quitter la Bavière et l'Allemagne du sud pour se rendre en Saxe et en Allemagne centrale. En même temps on attend une réaction de l'armée qui devrait mobiliser ses troupes stationnées en Prusse. Cette offensive de la bourgeoisie peut être contrée par la mobilisation d'énormes unités ouvrières armées. Il est même prévu que l'armée et les unités fascistes soient défaites en étant attirées dans un piège près de Kassel. Les Cents Rouges doivent être à la base de la constitution d'une Armée rouge dont les unités de Saxe marcheront sur Berlin et celles de Thuringe sur Munich. Enfin, il est prévu que le gouvernement qui sera mis en place à l'échelle nationale comprendra des communistes, des sociaux-démocrates de gauche, des syndicalistes et des officiers nationaux-bolcheviks.
Une situation cruciale doit donc se mettre en place dès que le KPD aura rejoint le gouvernement de Saxe.
L'insurrection pouvait-elle s'appuyer sur une alliance gouvernementale avec le SPD ?
En août le SPD rejoint le gouvernement national pour calmer la situation et pour barrer la route à un mouvement insurrectionnel en faisant tout un tas de promesses.
Mais alors que, le 26 septembre, le gouvernement annonce officiellement la fin de la “résistance passive” vis à vis de l'occupant français et promet le paiement des arriérés de salaires, le 27 septembre une grève éclate dans la Ruhr. Le 28 septembre le KPD appelle à une grève générale dans tous le pays et à l'armement des ouvriers afin de mettre en place “un gouvernement ouvrier et paysan”. Le 29 septembre l'état d'urgence est déclaré, tandis que le KPD appelle les ouvriers à cesser leur mouvement dès le 1er octobre. Comme dans le passé, son objectif n'est pas tant de chercher à renforcer progressivement la classe ouvrière par la lutte dans les usines que de tout centrer sur un moment décisif qu'il prévoit pour plus tard. Ainsi, au lieu de faire monter la pression à partir des usines, comme l'IC le soulignera plus tard de façon critique, afin de dévoiler le véritable visage du nouveau gouvernement SPD, il tend au contraire à bloquer l'initiative des ouvriers dans les usines. Ainsi la combativité des ouvriers, leur détermination à repousser les attaques du nouveau gouvernement, ne sont pas seulement sapées par les promesses de compromis faites par le SPD, elles le sont également par la politique même du KPD. A son 5e congrès, l'IC conclura : “Après la grève Cuno, l'erreur a été faite de vouloir retarder les mouvements élémentaires jusqu'aux luttes décisives. Une des plus grandes erreurs a été que la rébellion instinctive des masses n'a pas été transformée en une volonté révolutionnaire consciente de combat en s'axant systématiquement sur des buts politiques... Le parti a échoué à poursuivre une agitation énergique, vivante pour la tâche de constituer des conseils politiques. Les revendications transitoires et les luttes partielles devaient être reliées du mieux possible au but final de la dictature du prolétariat. La négligence du mouvement des conseils d'usines a rendu impossible pour les conseils d'usines de prendre temporairement le rôle des conseils ouvriers, ainsi pendant les jours décisifs il n'y a pas eu de centre d'autorité, autour duquel les masses hésitantes d'ouvriers puissent se rassembler, et qui puisse s'opposer à l'influence du SPD.
Puisque les autres organes unitaires (comités d'action, comités de contrôle, comités de lutte) n'étaient pas utilisés de façon systématique, pour préparer la lutte politiquement, la lutte a été vue principalement comme une question de parti et non comme une lutte unitaire du prolétariat.”
En empéchant la classe ouvrière de développer ses luttes défensives sous prétexte qu'elle doit “attendre jusqu'au jour de l'insurrection”, le KPD l'empèche en fait de développer sa propre force face au capital et de gagner à elle les ouvriers encore hésitants du fait de la propagande du SPD. Ainsi l'IC fera plus tard la critique suivante :
“Surestimer les préparatifs techniques pendant les semaines décisives, se polariser sur les actions comme une lutte de parti et attendre le "coup décisif" sans un mouvement de luttes partielles et des mouvements de masse qui les préparent, a empêché l'estimation du véritable rapport de forces et rendu impossible de fixer une date réelle... En réalité il était seulement possible de constater que le parti était dans un processus de gagner la majorité, sans, cependant, avoir véritablement la direction dans la classe.” (Les leçons des évènements d'Allemagne et les tactiques de front unique)
A l'époque, des membres d'une “division noire de l'armée du Reich” (une unité sympathisante des fascistes) organisent une révolte le 1er octobre à Küstrin. Mais leur révolte est écrasée par la police prussienne. L'Etat démocratique n'a manifestement pas encore besoin des fascistes.
Le 9 octobre, Brandler rentre donc de Moscou avec la nouvelle orientation d'une insurrection initiée par l'entrée du KPD dans le gouvernement. Le 10 octobre la formation d'un gouvernement avec le SPD est décidée pour la Saxe et la Thuringe. Trois communistes entrent dans celui de Saxe (Brandler, Heckert, Böttcher), deux dans celui de Thuringe (K.Korsch et A.Tenner).
Alors qu'en janvier 1923 la conférence du parti affirmait : “La participation du KPD dans un gouvernement d'un land, sans poser des conditions au SPD, sans un fort mouvement de masse et sans un soutien extraparlementaire suffisant, ne peut avoir qu'un effet négatif sur l'idée d'un gouvernement ouvrier et avoir un effet destructeur au sein du parti lui-même” (p.255, Document), quelques mois plus tard la direction du KPD est prête à suivre les instructions de l'IC et à entrer dans un gouvernement SPD pratiquement sans poser de condition. Le KPD pense ainsi trouver un levier pour l'insurrection, parce qu'il espère réussir à armer la classe ouvrière quand il sera au gouvernement.
Mais, alors que le parti s'attend à une réaction très violente des fascistes et de l'armée, c'est en fait Ebert, le président du SPD, qui destitue les gouvernements de Saxe et de Thuringe le 14 octobre. Le même jour, il donne l'ordre à l'armée d'occuper la Saxe et la Thuringe.
C'est le “démocratique” président social-démocrate Ebert qui envoie les forces armées contre les gouvernements de Saxe et de Thuringe pourtant “élus démocratiquement”. Une fois encore, c'est le SPD qui, par une politique habile et manoeuvrière, a préparé et assumé la répression des ouvriers pour le compte du capital.
Dans le même temps, les troupes fascistes quittent la Bavière pour la Thuringe. Le KPD riposte en appelant les ouvriers à prendre les armes. Dans la nuit du 19 au 20 octobre, il distribue 150 000 exemplaires d'un tract dans lequel il demande aux membres du parti de se procurer le plus possible d'armes. Il proclame en même temps la grève générale qui doit déclencher l'insurrection.
Chronique d'une défaite annoncée
Pour éviter que ce soit le parti qui prenne la décision d'insurrection et être sûr que ce sera une assemblée générale ouvrière qui le fera, Brandler cherche à convaincre la conférence des ouvriers de Chemnitz de voter la grève. Y sont présents quelques 450 délégués, parmi lesquels 60 sont des délégués officiels du KPD, 7 du SPD et 102 sont des représentants des syndicats.
Afin “d'évaluer l'ambiance”, Brandler suggère à l'assemblée de voter la grève générale. En entendant cette proposition, les représentants des syndicats surtout ainsi que les délégués SPD protestent énergiquement et menacent de quitter la réunion. La question de l'insurrection n'est même pas évoquée. Le ministre SPD qui est présent dans l'assemblée se prononce avec force contre la grève générale. La réunion se soumet ainsi au SPD et aux représentants syndicaux. Même les délégués du KPD se soumettent sans dire un mot. Ainsi la conférence -qui aurait dû, selon le KPD, être l'étincelle du mouvement insurrectionnel en décidant la grève générale- décide de repousser celle-ci.
Cependant Brandler et la direction du KPD restent pleinement convaincus que les délégués dans l'assemblée vont retrouver de l'ardeur en apprenant que l'armée se dirige vers la Saxe et qu'ils vont surement appeler à la lutte du fait du renversement “prévisible” du gouvernement de Berlin. Après avoir fait une analyse erronée du rapport de forces en août, une fois encore le KPD estime mal celui-ci ainsi que l'état d'esprit des ouvriers.
A l'assemblée de Chemnitz qui est voulue par la direction du KPD comme un moment-clé de l'insurrection, la majorité des délégués sont sous l'influence du SPD. Même dans les comités d'usines et dans les assemblées générales le KPD n'a pas la majorité. Au contraire des bolcheviks en 1917, il n'a ni correctement estimé la situation, ni été capable d'influencer le cours des évènements de façon décisive. Pour les bolcheviks la question de l'insurrection ne pouvait être mise à l'ordre du jour que s'ils avaient conquis la majorité des délégués dans les conseils et donc quand le parti pouvait jouer un rôle dirigeant et déterminant.
L'assemblée de Chemnitz se disperse ainsi sans avoir décidé d'une grève et encore moins du déclenchement d'un mouvement insurrectionnel. Après l'issue désastreuse de cette réunion, la direction du parti -pas seulement Brandler mais également les membres de “l'aile gauche” de la Centrale ainsi que tous les camarades étrangers qui étaient présents en Allemagne à l'époque- vote unanimement pour le retrait.
Quand les sections du parti, qui se tiennent prêtes “fusil à la main”, à travers tout le pays, sont informées de cette décision, la déception est énorme.
Bien qu'il existe différentes versions sur ce qui s'est passé à Hambourg, il semble que le message de l'annulation de l'insurrection n'y soit pas arrivé à termps. Convaincus que le plan de l'insurrection se déroulerait suivant les prévisions, les membres du parti se mettent en route sans avoir reçu la confirmation de la direction. Dans la nuit du 22 au 23 octobre, les communistes et les Cents Rouges commencent à mettre en place le plan de l'insurrection à Hambourg et se battent contre la police suivant les instructions préalablement élaborées. Ces combats durent plusieurs jours. Mais la majorité des ouvriers reste passive, alors qu'un grand nombre de membres du SPD se portent volontaires, dans les postes de police, pour combattre contre les insurgés.
Lorsque le 24 octobre le message d'arrêter les combats arrive à Hambourg, une retraite en bon ordre n'est plus possible. La défaite est inévitable.
Le 23 octobre les troupes de l'armée marchent sur la Saxe. Une fois encore, la répression s'abat sur le KPD. Un peu plus tard, le 13 novembre, la Thuringe est occupée également par l'armée. Dans les autres parties du pays, il n'y a pas de réactions significatives des ouvriers. Même à Berlin, où “l'aile gauche” du KPD est majoritaire, quelques centaines d'ouvriers se sont mobilisés pour des manifestations de solidarité. Le parti est déserté par de nombreux éléments déçus.
Les leçons de la défaite
La tentative de l'IC d'organiser une insurrection aventureuse en Allemagne afin de relancer la vague révolutionnaire mondiale et donner une autre tournure à la situation en Russie, a échoué. En 1923 la classe ouvrière en Allemagne se trouve plus isolée qu'au début de la vague révolutionnaire en 1918 et 1919. Qui plus est, la bourgeoisie est beaucoup plus avertie et a déjà resserré les rangs au niveau international contre la classe ouvrière. Il est évident que les conditions pour un soulèvement victorieux en Allemagne même ne sont pas présentes. La combativité qui existe pourtant dans la classe ouvrière est contrée par la bourgeoisie en août 1923. La pression venant des usines, les efforts pour s'unir dans des assemblées générales, tout cela a connu un recul important. “De notre point de vue, le critère de notre influence révolutionnaire était les Soviets... Les soviets offraient le cadre politique de nos activités conspiratrices ; ils étaient aussi des organes de gouvernement après la véritable prise du pouvoir.” (Trotsky, Une contre-révolution ou une révolution peuvent-elles être déterminées à une date fixe ?, 1924) En 1923 en Allemagne, la classe ouvrière n'a pas réussi à constituer des conseils ouvriers qui sont une des conditions premières de la prise du pouvoir.
Les conditions politiques dans la classe comme un tout ne sont pas mûres, mais surtout le KPD se montre incapable de jouer son rôle politique dirigeant. Son orientation politique -l'orientation du national-bolchevisme jusqu'en août, sa politique de front unique et de défense de la démocratie bourgeoise- contribue à développer une grande confusion dans la classe et participe à son désarmement politique. Une insurrection victorieuse ne peut être possible que si la classe ouvrière a une vision claire de ses buts politiques et que si elle a, en son sein, un parti capable de lui montrer clairement la direction à prendre et capable de déterminer le juste moment de l'action. Sans un parti fort et solide, aucune insurrection ne peut être victorieuse, puisque c'est seulement lui qui peut avoir une véritable vision d'ensemble, qui peut correctement estimer le rapport des forces et en tirer les justes implications. Comprendre la stratégie de la classe ennemie, mesurer la température dans la classe, en particulier dans les principaux bataillons, jeter tout son poids dans la bataille dans les moments décisifs, ce sont ces capacités, quand elles sont mises en oeuvre, qui font que le parti est indispensable.
L'IC a surtout insisté sur les préparatifs militaires. Le camarade en charge de ces questions dans le KPD, K.Retzlaw, rapporte dans sa biographie que les conseillers militaires russes discutaient principalement de stratégie militaire pure, sans jamais prendre en compte les larges masses de la classe ouvrière.
Même si l'insurrection a besoin d'un plan militaire précis, il ne s'agit pas d'une simple opération militaire. Les préparatifs militaires ne peuvent être abordés qu'une fois le processus de maturation et de mobilisation politiques de la classe largement entamé. On ne peut pas faire l'économie d'un tel processus.
Cela veut dire que la classe ouvrière ne peut pas négliger de réduire sa pression à partir des usines, comme le KPD le propose en 1923. Alors que les bolcheviks savaient comment appliquer “l'art de l'insurrection” en octobre 1917, le plan de l'insurrection d'octobre 1923 n'est qu'une pure farce qui a débouché sur une tragédie. Les internationalistes, au sein de l'IC non seulement font une estimation erronée de la situation mais s'accrochent à un faux espoir. En septembre, Trotsky lui-même, manifestement mal informé sur la situation, est le plus convaincu que le mouvement est encore montant et il est parmi ceux qui poussent le plus fortement à l'insurrection.
La critique qu'il formulera après les évènements est en grande partie inexacte. Il reproche au KPD d'avoir, en 1921, fait un putsch de façon aventuriste et impatiente, alors qu'en 1923 il serait tombé dans l'autre extrême, celui d'attendre, de négliger son propre rôle. “La maturation de la situation révolutionnaire en Allemagne a été comprise trop tard...; aussi (que) les mesures les plus importantes du combat ont été abordées trop tard. Le Parti communiste ne peut pas, par rapport au mouvement révolutionnaire montant, prendre un position d'attente. C'est l'attitude des mencheviks : agir comme une entrave à la révolution tout au long de son développement, utiliser ses succès, quand c'est une petite victoire, faire tout ce qu'on peut pour s'y opposer.” (Trotsky, Ibid.)
D'un côté il insiste correctement sur le facteur subjectif et sur le fait que l'insurrection a besoin d'une intervention claire, décidée et énergique du parti, malgré toutes les hésitations et les irrésolutions de la classe. De plus, il comprend parfaitement le rôle destructeur des staliniens : “La direction stalinienne... a entravé et freiné les ouvriers, alors que la situation dictait un assaut révolutionnaire courageux, a proclamé des situations révolutionnaires, alors que leur moment était déjà passé, a formé des alliances avec les faiseurs de phrases et les beaux parleurs de la petite-bourgeoisie, a marché sans relâche derrière la social-démocratie sous couvert de la politique de front unique.” (La tragédie du prolétariat allemand, mai 1933)
Mais, d'un autre côté Trotsky lui-même est plus dominé par ses vaines espérances dans la reprise de la vague révolutionnaire que guidé par une analyse correcte du rapport des forces.
La défaite d'octobre 1923 n'est pas seulement une défaite physique des ouvriers allemands. Elle va surtout occasionner une profonde désorientation politique pour la classe ouvrière dans son ensemble.
La vague de luttes révolutionnaires dont le point culminant a été 1918-1919, s'achève en effet en 1923. La bourgeoisie a réussi à infliger, en Allemagne, une défaite décisive à la classe ouvrière.
Les défaites des luttes en Allemagne, en Bulgarie et en Pologne laissent la classe en Russie encore plus isolée. Même s'il y aura encore quelques luttes importantes, parmi lesquelles celles de 1927 en Chine, la classe ouvrière va poursuivre son recul pour enfin connaître une longue et terrible période de contre-révolution qui ne s'achèvera qu'avec la reprise de la lutte de classe en 1968.
L'IC se montre elle-même incapable de tirer les véritables leçons des évènements en Allemagne.
L'incapacité de l'IC et du KPD de tirer les véritables leçons
A son 5e congrès mondial en 1924, l'IC (avec le KPD en son sein) concentre ses critiques principalement sur le fait que le KPD aurait, en 1923, mal appliqué la tactique de front unique et de gouvernement ouvrier.
Cette dernière n'est en aucune manière remise en question. Le KPD affirme même, dédouanant ainsi le SPD de ses responsabilités dans la défaite ouvrière : “On peut dire sans aucune exagération : la social-démocratie allemande actuelle est en réalité seulement un réseau lâche d'organisations aux liens faibles avec des attitudes politiques très différentes.” Il persiste et signe dans sa politique opportuniste et néfaste vis à vis de la social-démocratie traitre : “la pression communiste permanente sur le gouvernement Zeigner (en Saxe) et la fraction de gauche qui s'est formée au sein du SPD va amener le SPD à la dislocation. Le point (principal) est que sous la direction du KPD la pression des masses sur le gouvernement social-démocrate doit être accrue, aiguisée et que le groupe dirigeant social démocrate de gauche qui émerge sous la pression d'un grand mouvement doit être confronté à l'alternative, soit entrer en lutte contre la bourgeoisie avec les communistes, soit se démasquer lui-même et ainsi détruire les dernières illusions des masses social-démocrates d'ouvriers.” (9e congrès du Parti, avril 1924)
Depuis la première guerre mondiale, le SPD est totalement intégré à l'Etat bourgeois. Ce parti, dont les mains sont tâchées du sang des ouvriers dans la 1ère guerre mondiale et de l'écrasement des luttes ouvrières dans la vague révolutionnaires, n'est en aucune manière en train de se disloquer. Au contraire, tout en faisant partie de l'appareil d'Etat, il continue d'exercer une grande influence sur les ouvriers. Même Zinoviev doit le concéder au nom de l'IC : “Un grand nombre d'ouvriers ont encore confiance dans les sociaux-démocrates de 'gauche',... qui en réalité servent de couverture pour la sale politique contre-révolutionnaire de l'aile droite de la social-démocratie.”
L'histoire a montré de façon répétée qu'il n'est pas possible, pour la classe ouvrière, de reconquérir un parti qui a trahi et changé de nature de classe. La politique consistant à vouloir diriger la classe ouvrière avec l'aide du SPD est déjà une expression de la dégénérescence opportuniste de l'IC. Alors que Lénine dans ses fameuses Thèses d'avril de 1917 rejette le soutien au gouvernement Kerensky et revendique la plus claire démarcation vis-à-vis de celui-ci, le KPD, en octobre 1923, rejette toute idée de démarcation avec le gouvernement SPD et finit par y entrer sans aucune condition. Au lieu de permettre une radicalisation du combat, la participation du KPD au gouvernement tend à démobiliser les ouvriers. La frontière de classe qui sépare le KPD du SPD, est gommée. La classe ouvrière est de plus en plus désarmée politiquement et la répression par l'armée est facilitée. Un mouvement insurrectionnel ne peut se développer que si la classe ouvrière parvient à se débarrasser des illusions vis à vis de la démocratie bourgeoise. Et une révolution ne peut vaincre qu'en écrasant les forces politiques qui défendent cette démocratie, c'est à dire le principal barrage.
En 1923, le KPD, non seulement n'a pas combattu la démocratie bourgeoise, il est même allé jusqu'à appeler les ouvriers à se mobiliser pour sa défense.
Concernant le SPD en particulier, le KPD s'est mis en contradiction flagrante avec la position défendue par l'IC, lors de son congrès de fondation, qui avait dénoncé avec la plus grande clarté ce parti comme le boucher de la révolution allemande de 1919.
Par la suite, le KPD ne se contente pas de persister dans l'erreur, il s'affirme comme un champion de l'opportunisme. Parmi tous les partis de l'IC, il devient le plus fidèle laquais du stalinisme. Non seulement il est la force motrice de la tactique de front unique et de “gouvernement ouvrier”, mais il est aussi le premier parti à appliquer la politique des cellules d'usines et de “bolchevisation” prônée par Staline. La défaite de la classe ouvrière en Allemagne a aussi renforcé la position du stalinisme. A la fois en Russie et internationalement la bourgeoisie peut désormais intensifier son offensive et ainsi imposer à la classe ouvrière la pire contre-révolution qu'elle ait eu à subir. Après 1923, l'Etat russe est d'ailleurs reconnu par les autres pays capitalistes et par la Société des Nations.
En 1917, la prise du pouvoir en Russie a constitué le début de la première vague révolutionnaire mondiale. Mais le capital est parvenu à empêcher la victoire de la révolution surtout dans les pays-clés comme l'Allemagne. Les leçons de la conquête victorieuse du pouvoir en Russie en 1917 par le prolétariat, tout comme celles de l'échec de la révolution en Allemagne, en particulier la compréhension de la manière dont la bourgeoisie est parvenue à empêcher une révolution victorieuse en Allemagne et des conséquences que cela a eu sur la dynamique internationale des luttes et sur la dégénérescence de la révolution en Russie, tous ces éléments font partie d'une seule et même expérience historique de la classe ouvrière.
Pour que la prochaine vague révolutionnaire soit possible et pour que la prochaine révolution puisse être un succès, la classe ouvrière doit absolument se réapproprier cette expérience inestimable.