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Nous publions ci-dessous une lettre reçue du groupe UCI (Union Communiste Internationaliste) de Russie[1] Cette lettre est elle-même une réponse à une lettre que nous avons envoyée à ce groupe précédemment ; elle contient de nombreuses citations de notre lettre qui apparaissent en italiques.
chers camarades
Nous nous excusons de ne pas avoir pu répondre plus tôt. Nous sommes un petit groupe et avons énormément de travail, en particulier un grand volume de correspondance, d'autant plus que les étrangers ne nous écrivent pas en russe.
Concernant la plate-forme, il semble qu'il y ait beaucoup de points d'accord sur des positions clefs: la perspective : socialisme ou barbarie, la nature capitaliste des régimes staliniens, la reconnaissance du caractère prolétarien de la Révolution russe de 1917.
Tout n'est pas si simple. En Russie, en 1917, deux crise étaient imbriquées: une crise interne, qui pouvait conduire à une révolution démocratique bourgeoise, et une crise à l'échelle internationale qui avait mis à l'ordre du jour une tentative de révolution socialiste mondiale. D'après Lénine, la tâche du prolétariat de Russie était de prendre l'initiative dans ces deux révolutions: prendre la tête de la révolution bourgeoise en Russie et, simultanément, en s'appuyant sur cette révolution, étendre la révolution socialiste à l'Europe et aux autres pays. C'est pourquoi nous considérons comme incorrect de poser la question de la nature de la révolution russe sans spécifier de laquelle des deux on parle: l'interne ou l'internationale. Mais il est certain qu'en Russie, le prolétariat était à la tête des deux.
Ce dont nous sommes moins sûrs est si vous êtes d'accord avec le CCI sur le cadre historique qui donne substance et cohérence à beaucoup de ces positions: le concept de décadence et de déclin du capitalisme comme système social depuis 1914.
Il est certain que nous ne sommes pas d'accord sur ce point. La transition d'un système économique vers un système de plus haut niveau est le résultat d'un développement du premier et non de sa destruction. Si le vieux système a épuisé ses ressources, il entraîne une crise constante dues aux forces sociales aspirant à un nouveau système. Ce qui n'est pas le cas. De plus, depuis des décennies, le capitalisme est, de façon relativement stable, en développement, ce qui n'a pas entraîné de développement des forces révolutionnaires, mais au contraire leur effondrement. Le capitalisme se développe à un tel point qu'il ne se contente pas de créer qualitativement de nouvelles forces productives, mais aussi de nouvelles formes de capitalisme. L'étude de ce développement et de ces nouvelles formes permet de déterminer quand surviendra une nouvelle crise, comme celle de 1914-1945, et sous quelle forme s'effectuera la transition vers le socialisme. La théorie de la décadence nie le développement du capitalisme et rend donc impossible son étude, nous laissant tels des rêveurs obnubilés par l'avenir radieux de l'humanité.
Quant aux destructions, à la guerre et à la violence, ce ne sont pas que parties intégrantes du capitalisme, mais une nécessité de son 'existence, à la fois à l'époque de Marx et au 20ème siècle.
Pour donner une illustration précise du problème que nous soulevons: dans votre déclaration, vous prenez position contre les "fronts communs" avec la bourgeoisie, sur la base que toutes les fractions de la bourgeoisie sont également réactionnaires. Ce en quoi nous sommes d'accord. Mais cette position n'a pas été toujours valide pour les marxistes. Si, aujourd'hui, le capitalisme est un système décadent, c'est à dire que les relations sociales y sont devenues une entrave au développement des forces productives et donc au progrès de l'humanité, il a connu, comme les autres systèmes d'exploitation de classes, une phase ascendante, où il représentait un progrès par rapport au mode de production précédent. C'est pourquoi Marx soutenait certaines fractions de la bourgeoisie, que ce soit les capitalistes du Nord contre les esclavagistes du Sud, durant la Guerre de Sécession, le mouvement du Risorgimento en Italie, pour l'unité nationale contre les vieilles classes féodales, etc. Ce soutien était basé sur la compréhension que le capitalisme n'avait pas encore accompli sa mission historique et que les conditions pour la révolution communiste mondiale n'étaient pas encore suffisamment mûres.
Historiquement parlant, par rapport à son combat contre la bourgeoisie, le parti prolétarien a considéré toutes les fractions de la bourgeoisie comme étant réactionnaires. Mais ce n'est pas uniquement quand le capitalisme avait encore des possibilités de développement qu'on pouvait dire si telle ou telle fraction de la bourgeoisie était progressiste, encore fallait-il qu'elle fût capable d'accomplir sa tâche historique. C'est pourquoi, par exemple, la bourgeoisie russe, incapable de conduire la révolution bourgeoise, peut être considérée comme réactionnaire en 1917, alors que les transformations démocratiques et bourgeoises que pouvait accomplir la révolution russe pouvaient être considérées comme progressistes. Aujourd'hui, nous confirmons qu'aucune fraction bourgeoise n'est capable d'effectuer de telles transformations sans une guerre mondiale qui entraînerait l'humanité entière. Pour cette raison, soutenir une telle fraction n'a aucun sens. Mais ça ne signifie pas que la bourgeoisie n'a plus de tâche à accomplir. La suppression des frontières et la création du marché mondial sont des tâches bourgeoises, mais on ne peut faire confiance à la bourgeoisie pour les accomplir. Ce sera au prolétariat à les accomplir, en utilisant la crise future et en s'en servant pour construire le socialisme. En clair, savoir si le capitalisme peut encore accomplir des tâches historiques et si les fractions de la bourgeoisie sont réactionnaires, sont deux questions distinctes. C'est pourquoi le prolétariat devrait toujours prendre l'initiative révolutionnaire. Et s'il s'agit de tâches bourgeoises, il peut, par une extension du mouvement (révolutionnaire), les transformer en tâches socialistes. Nous considérons que cette approche est marxiste.
D'après vous, les luttes nationales ont été une source considérable de progrès, et la demande d'autodétermination est toujours valide, ne serait-ce que pour les ouvriers des pays capitalistes les plus puissants, par rapport aux pays opprimés par leur propre impérialisme. Il semble alors que d'après vous, les luttes nationales aient perdu leur caractère progressiste depuis la venue de la "globalisation". Ces affirmations appellent un certain nombre de commentaires de notre part.
La notion de décadence, qui est notre position, n'a pas été inventée par nous. Basée sur les fondements de la méthode matérialiste historique (en particulier quand Marx parle " des époques de révolution sociale" dans sa "Préface à la Critique de l'Economie politique"), elle s'est concrétisée, pour la majorité des révolutionnaires marxistes, par l'éclatement de la 1ère guerre mondiale, qui a montré que le capitalisme était déjà "globalisé", au point qu'il ne pouvait plus surmonter ses contradictions internes que par la guerre impérialiste et l'auto-cannibalisme (1). Ce fut la position de l'Internationale Communiste à son congrès fondateur, bien que celle-ci n'ait pas été capable d'en tirer toutes les conséquences, pour ce qui concernait la question nationale: les thèses du second congrès conféraient toujours un rôle révolutionnaire a certaines bourgeoisies des pays soumis à un régime colonial. Mais les fractions de gauche de l'IC on été capables, plus tard, de tirer les conclusions de cette analyse, en particulier après les résultats désastreux de la politique de l'IC durant la vague révolutionnaire de 1917-1927. Pour la Gauche italienne dans les années 1930, par exemple, l'expérience de la Chine en 1927 a été décisive. Elle a montré que toutes les fractions de la bourgeoisie, même si elles se proclamaient anti-impérialistes, ont été amenées à massacrer le prolétariat quand celui-ci combattait pour ses intérêts propres, comme lors du soulèvement de Shanghai en 1927. Pour la Gauche italienne, cette expérience a prouvé que les thèses du deuxième congrès devaient être rejetées. De plus, ceci fut une confirmation de la justesse des vues de Rosa Luxemburg sur la question nationale contre celles de Lénine: pour Luxemburg, il était devenu clair, durant la 1ère guerre mondiale, que tous les états faisaient inévitablement partie du système impérialiste mondial.
C'est tout un ensemble de différentes questions qui sont mélangées là. D'abord, la politique du Komintern de Staline et de Boukharine durant la révolution chinoise de 1925-27, est complètement différente de celle de Lénine et des Bolcheviks, qui a été déterminante au cours des premières années du Komintern. Pour vous, s'il y a des tâches bourgeoises à accomplir, on est amené à soutenir telle ou telle fraction. C'est comme ça que parlaient Staline et les Mencheviks. La méthode de Marx et de Lénine ne consiste pas à refuser ces tâches du moment, alors que toutes les fractions de la bourgeoisie sont réactionnaires, mais de les accomplir au moyen de la révolution prolétarienne, essayant d'effectuer au maximum ces tâches bourgeoises et de continuer par des tâches socialistes.
La révolution chinoise a prouvé que cette approche était correcte, et non pas celle de la Gauche communiste.
La révolution bourgeoise a triomphé en Chine, en faisant d'innombrables victimes. Cette révolution a permis de créer le prolétariat le plus nombreux au monde et de développer rapidement de puissantes forces productives. Ce même résultat a été atteint par des dizaines d'autres révolutions dans les pays d' Orient. Cela n'a aucun sens de nier leur rôle historiquement progressiste: par là, notre révolution dispose de bases solides dans de nombreux pays du monde, qui, en 1914, étaient essentiellement agricoles.
Qu'est-ce qui a changé depuis l'époque de ce début de "globalisation"? Les révolutions nationales ne sont plus à l'ordre du jour. D'après vous, voilà bien longtemps que le capitalisme a un caractère global. Oui, nous pouvons dire qu'il a un tel caractère depuis ses origines, depuis l'époque des grandes découvertes. Mais le niveau de cette "globalisation" était qualitativement différent. Jusque vers les années 1980, les révolutions nationales pouvaient assurer une croissance des forces productives, c'est pourquoi il fallait les soutenir et essayer, dans la mesure du possible, de transférer leur direction dans les mains du prolétariat révolutionnaire. Il en était ainsi car il existait une possibilité objective de développement sous l'impulsion de l'état national. Maintenant, ce stade de développement national est finalement dépassé... Et ceci est valable pour tout état, même les plus avancés. C'est pourquoi les réformes entreprises par Reagan ou Thatcher, qui auraient pu conduire à de terribles crises dans les années 1950-1960, ont donné, relativement et temporairement, des résultats positifs. Car ces réformes ont conduit l'économie de leur pays vers plus de "globalisation" (au sens moderne du terme).
Maintenant, le combat national a perdu son caractère progressiste car il a épuisé sa tâche historique: l'état national, qui, même si la révolution triomphe sous la direction du prolétariat, n'offre plus de cadre à un développement futur. Ceci ne signifie pas pour autant que partout les tâches bourgeoises ont disparu. Il y a encore des pays avec des régimes féodaux, il y a encore des nations opprimées. Mais ce n'est pas une révolution nationale qui peut y mettre fin. Pour le prolétariat des pays arriérés, le chapitre des révolutions nationales est clos, elles ne peuvent donner de résultat si elles ne conduisent pas directement ou indirectement à la révolution internationale prolétarienne. C'est pour cette raison que nous disons qu'avec le début de la globalisation, les révolutions nationales ont perdu toute signification progressiste.
De la même manière, le soutien à un mouvement de libération national n'a de sens, à la fois hier et aujourd'hui, qu'en arrachant le combat contre l'oppression nationale des mains de la bourgeoisie et en le transférant au prolétariat. C'est à dire en transformant un mouvement d'indépendance nationale en un moment de la révolution socialiste mondiale. Ceci ne peut se faire en ne reconnaissant pas le droit des nations à l'autodétermination, donc en ne reconnaissant pas la nécessité de mener à leur terme les tâches historiques de la bourgeoisie. Sinon, nous laisseront le prolétariat sous la domination de sa bourgeoisie nationale.
L'approche léniniste de ce problème a entraîné un vaste intérêt pour le marxisme parmi un grand nombre d'habitants des pays arriérés, par la manière correcte dont la question nationale a été posée. Et ce n'est pas la faute des Bolcheviks si la bureaucratie stalinienne s'est emparée de la direction du Komintern. Seule la révolutionr dans les pays occidentaux aurait pu empêcher ça, mais elle n'a pas eu lieu car le capitalisme n'avait pas épuisé ses possibilités historiques. Les deux guerres mondiales lui ont permis d'étouffer ses contradictions.
Maintenant que ses contradictions ont crû, pour bien comprendre pourquoi elles vont conduire à de nouvelles crises, il est nécessaire d'étudier le développement du capitalisme au lieu de se contenter de répéter qu'il est en déclin et en décomposition. En Russie, cette thèse déclenche de méchants sarcasmes, après les décennies au cours de laquelle la bureaucratie stalinienne nous a rebattu les oreilles avec le capitalisme "pourrissant".
Soutenir une nation contre une autre a toujours signifié soutenir un bloc impérialiste contre un autre, et toutes les guerres de libération nationale du 20ème siècle l'ont prouvé. Ce que la Gauche italienne a clairement exprimé, est que ceci s'appliquait aussi aux bourgeoisies coloniales, aux fractions capitalistes cherchant à créer un nouvel état "indépendant": elles ne pouvaient espérer atteindre leur but qu'en se subordonnant à un des pouvoirs impérialistes qui avaient déjà divisé la planète. Comme vous le dites dans votre plate-forme, le 20ème siècle n'a été qu'une suite incessante de guerres impérialistes pour la domination de la planète: pour nous, c'est à la fois la confirmation la plus sûre que le capitalisme est un ordre mondial sénile et réactionnaire, et aussi que toutes les formes de luttes "nationales" sont entièrement intégrées dans le jeu impérialiste global.
Ici encore : 1)"les guerres continuelles": elles ont accompagné le capitalisme à n'importe quel stade de son développement et ne sont pas une preuve de son progrès ni de son déclin; 2) la croissance des forces productives et du nombre de prolétaires dans les pays du Tiers-monde a montré sans équivoque le caractère progressiste des révolutions nationales bourgeoises jusque vers le milieu des années 1970; 3) le but du soutien à ces mouvements n'était pas de "soutenir une nation contre une autre" mais d'attirer vers le parti de la révolution les ouvriers et en premier lieu, de favoriser le développement du prolétariat dans ces pays.
Rosa Luxemburg a fait une critique sans concession du slogan d'"autodétermination nationale" même avant la 1ère guerre mondiale, avançant comme argument que c'était une illusion de la démocratie bourgeoise: dans tout état capitaliste, ce n'est ni le "peuple" qui "s'autodétermine", ni la "nation", mais seulement la classe capitaliste. Pour Marx et Engels, ce n'était pas un secret que quand ils appelaient à l'indépendance nationale, ce n'était que pour soutenir le développement du mode de production capitaliste, dans une période où le capitalisme avait encore un rôle progressiste à jouer.
Pas plus que Marx, nous ne cachons pas le fait que les révolutions nationales n'ont un caractère progressiste que du point de vue du développement du capitalisme (...)
Congratulations fraternelles
ICU
Notre réponse
Dans une série d’articles que nous avons écrits à la fin des années 80 et début 90 pour défendre l’idée que le capitalisme est un système social en déclin, nous remarquions que “plus le capitalisme s’enfonce dans la décadence, plus il montre sa décomposition avancée, plus la bourgeoisie a besoin de nier la réalité et de promettre au monde un futur brillant sous le soleil du capital. C’est l’essence des campagnes actuelles en réponse à l’effondrement bien visible du stalinisme : le seul espoir, le seul futur, c’est le capitalisme. (“ La domination réelle du capital et les confusions réelles du milieu prolétarien ”, Revue Internationale N°60, hiver 90)
Il n’y a rien de surprenant à ce que la bourgeoisie nie la faillite inévitable de son système social ; plus proche est sa mort, plus on s’attend bien sûr à ce qu’elle s’éloigne de la vérité et se replie sur des fantasmes. Après tout, c’est une classe exploiteuse et aucune classe exploiteuse n’a été capable de faire face à la vérité qu’elle est une classe exploiteuse, encore moins quand ses jours sont comptés historiquement. Si quelques-uns de ses représentants finissent par admettre sa fin prochaine, aucun parmi eux n’envisage un monde humain au-delà de la domination du capital sans tomber dans des visions d’un passé mythique ou d’un futur messianique.
On attend mieux, bien sûr, de ceux qui disent parler au nom du prolétariat exploité et attendre une révolution communiste. Cependant, nous ne devons jamais sous-estimer le pouvoir idéologique du système dominant, sa capacité à dévoyer et trafiquer tout effort tendu vers une compréhension claire et lucide de la situation réelle et des perspectives pour l’ordre mondial actuel. Il y a vraiment trop d’exemples de ceux qui ont perdu de vue les prémisses théoriques fondamentales du mouvement communiste telles que Marx et Engels les ont pour la première fois mises dans un cadre en termes scientifiques, de ceux qui ont perdu confiance dans l’affirmation que le capitalisme, comme les autres systèmes qui l’ont précédé, n’est qu’une phase transitoire dans l’évolution historique de l’humanité, voué à disparaître du fait de ses propres contradictions intrinsèques. C’est un phénomène que nous avons observé dans les années 80 et – comme nous l’avons souligné dans la première partie de cet article dans la Revue Internationale n°111 – que nous voyons encore plus explicitement aujourd’hui. Plus le capitalisme pourrit, plus il passe du simple déclin à une désintégration complète, plus nous voyons de ceux qui, dans et autour du mouvement révolutionnaire, vont dans tous les sens, cherchant désespérément quelque “nouvelle” découverte qui cacherait l’horrible vérité. Le capitalisme en décomposition ? Non, non, il se restructure ! Le capitalisme dans une impasse ? Mais alors et Internet, la globalisation, les dragons d’Asie… ?
C’est l’atmosphère générale de confusion dans laquelle surgissent les nouveaux courants prolétariens en Russie et dans l’ex-URSS. Comme nous l’avons souligné dans l’article précédent, malgré leurs différences, tous semblent avoir de la difficulté à accepter la conclusion sur laquelle s’était fondée l’Internationale Communiste et qui constituait le socle du travail de la gauche communiste, la conclusion selon laquelle le capitalisme mondial a été en déclin historique ou décadence, depuis la première guerre mondiale.
Comme nous l’avons dit dans le dernier article, nous allons nous focaliser sur les arguments des camarades de l’Union Communiste Internationale dans cette discussion. Voilà comment ils présentent leurs arguments contre la notion de décadence :
“La transition vers une forme économique supérieure est le résultat du développement de la forme antérieure, pas de sa destruction. Si l’ancienne formation était épuisée, il s’ensuivrait constamment des crises sociales et des forces sociales aspirant à mettre en place la nouvelle forme. Cela ne se produit pas. De plus, pendant plusieurs décennies, le capitalisme a connu une stabilité relative de son développement, pendant lesquelles les forces révolutionnaires non seulement n’ont pas grandi, mais au contraire, se sont émiettées. .. Et (le capitalisme) se développe réellement, non seulement en créant de nouvelles forces productrices qualitativement, mais en créant aussi de nouvelles formes de capitalisme. L’étude de ce développement peut donner la réponse quand viendra une nouvelle crise, telle que la crise de 1914-45, et de là, quelles pourraient être les formes de transition au socialisme. La théorie de la décadence nie le développement du capitalisme et rend impossible son étude, nous laissant comme de simples rêveurs ayant la foi dans le brillant futur de l’humanité ” (Lettre au CCI, février 20, 2002).
Les camarades ont ici sans aucun doute à l’esprit les arguments de Marx dans sa fameuse Préface à la critique de l’économie politique dans laquelle il traite des conditions matérielles de la transition d’un mode de production à un autre, disant que “jamais une société n’expire avant que ne soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société ”.[2]
Naturellement, nous sommes d’accord ici avec les arguments de Marx, mais nous ne pensons pas qu’il voulait dire que cela impliquait qu’une nouvelle société ne pouvait surgir de l’ancienne tant que les toutes dernières innovations techniques ou économiques n’aient été développées. Une telle vision pourrait sembler compatible avec les modes de production antérieurs dans lesquels les découvertes techniques se faisaient à un rythme très lent ; ce serait difficilement possible dans le capitalisme qui ne peut vivre sans développer constamment, sinon quotidiennement, son infrastructure technologique. Le problème ici est que l’UCI semble se référer à ce passage sans avoir assimilé la partie qui précède, dans laquelle Marx souligne les préconditions de l’ouverture d’une période de révolution sociale, qui est la clef de notre compréhension de la décadence du capitalisme, de son époque de guerre et de révolution, comme l’a dit L’IC. Nous nous référons au passage dans lequel Marx dit que “à un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existant, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles avaient évolué jusqu’alors et qui n’en sont que l’expression juridique. Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. Alors commence une ère de révolution sociale. ”.
Les formes de développement deviennent des entraves ; dans la vision dynamique qui est propre au marxisme, cela ne signifie pas que la société en arrive à un arrêt complet mais que la poursuite de son développement devient de plus en plus irrationnelle et catastrophique pour l’humanité. Nous avons d’ailleurs rejeté en de nombreuses occasions la vision selon laquelle la décadence représente un arrêt total du développement des forces productives. La première fois, c’était dans notre brochure La décadence du capitalisme, écrite à l’origine au début des années 70, dans laquelle un chapitre entier est précisément dédié à cette question. En réfutant l’affirmation de Trotski dans les années 30, selon laquelle “les forces productives avaient cessé de croître ”, nous affirmions que “dans la vision marxienne, la période de décadence d’une société ne peut donc être caractérisée par l’arrêt total et permanent de la croissance des forces productives, mais par le ralentissement définitif de cette croissance. Les blocages absolus de la croissance des forces productives apparaissent bien au cours des phases de décadence. Mais (dans le système capitaliste, la vie économique ne pouvant exister sans accumulation croissante et permanente du capital) ils ne surgissent que momentanément. Ils sont les convulsions violentes qui régulièrement marquent le déroulement de la décadence….
… Ce qui caractérise la décadence d’une forme sociale donnée du point de vue économique est donc :
- Un ralentissement effectif de la croissance des forces productives, compte-tenu du rythme qui aurait été techniquement et objectivement possible en l’absence du freinage exercé par la permanence des anciens rapports de production. Ce freinage doit avoir un caractère inévitable, irréversible. Il doit être provoqué spécifiquement par la perpétuation des rapports de production qui soutiennent la société. L ‘écart de vitesse qui en découle au niveau du développement des forces productives ne peut aller qu’en s’accroissant et donc en apparaissant de plus en plus aux classes sociales.
- L’apparition de crises de plus en plus importantes en profondeur et en étendue. Ces crises, ces blocages momentanés fournissent par ailleurs les conditions subjectives nécessaires à l’accomplissement d’une tentative de bouleversement social. C’est au cours de ces crises que le pouvoir de la classe dominante subit de profonds affaiblissements et à travers l’intensification objective de la nécessité de son intervention, la classe révolutionnaire trouve les premiers fondements de son unité et de sa force ”.[3]
Ailleurs, (“l’étude du capital et des fondements du communisme ”, Revue Internationale n°75), nous avons souligné que notre conception n’était pas différente de celle de Marx dans les Grundrisse, quand il écrit : “ D’un point de vue idéel, la dissolution d’une forme de conscience donnée suffirait à tuer une époque entière. D’un point de vue réel, cette limite de la conscience correspond à un degré déterminé de développement des forces productives matérielles et donc de la richesse. A vrai dire, le développement ne s’est pas produit sur l’ancienne base mais il y a eu développement de cette base elle-même. Le développement de cette base elle-même (la floraison en laquelle elle se transforme ; mais c’est toujours cette base, cette même plante en tant que floraison ; c’est pourquoi elle fane après la floraison et à la suite de la floraison) est le point où elle a elle-même été élaborée jusqu’à prendre la forme dans laquelle elle est compatible avec le développement maximum des forces productives et donc aussi avec le développement le plus riche des individus. Dès que ce point est atteint, la suite du développement apparaît comme un déclin et le nouveau développement commence sur une nouvelle base ”.
Plus que tout autre système social antérieur, le capitalisme est synonyme de “croissance économique ”, mais contrairement à ce que racontent les charlatans de la bourgeoisie, croissance et progrès ne sont pas la même chose : la croissance du capitalisme dans sa période de pourrissement est plus semblable à celle d’une tumeur maligne qu’à celle d’un corps sain qui passe progressivement de l’enfance à l’état adulte.
Les conditions matérielles d’un développement “sain” du capitalisme ont disparu au début du vingtième siècle quand le capitalisme a effectivement établi une économie mondiale et posé ainsi les fondations de la transition au communisme. Cela ne signifiait pas que le capitalisme s’était lui-même débarrassé de tous les restes des modes de production et des classes précapitalistes, qu’il avait épuisé le dernier marché précapitaliste, ni même qu’il avait effectué la transition finale de la domination formelle à la domination réelle de la force de travail dans chaque recoin de la planète. Ce que cela signifiait, c’était qu’à partir de ce moment, le capitalisme global pouvait de moins en moins envahir ce que Marx appelait “les domaines périphériques” d’expansion, et était obligé de croître au travers d’un auto-cannibalisme croissant et de la tricherie avec ses propres lois. Nous avons déjà dédié un espace considérable à ces formes de “développement en tant que décadence ” et nous les résumerons simplement ici :
- L’organisation de “trusts capitalistes d’Etat ” gigantesques au niveau national, et même au niveau international à travers la formation de blocs impérialistes, ayant pour fonction de réguler et de contrôler le marché, et donc d’empêcher que les opérations “normales ” de la concurrence capitaliste n’atteignent leur niveau réel et n’explosent dans de gigantesques crises ouvertes de surproduction sur le modèle de celle de 29 ;
- Le recours (en grande partie par l’intervention des grands capitalismes d'Etat ) au crédit et aux dépenses déficitaires, qui n’agit plus comme un stimulus pour le développement de nouveaux marchés mais de plus en plus comme un remplacement du marché réel ; de là, une croissance économique sur une base de plus en plus spéculative et artificielle qui ouvre la voie à des “ajustements ” dévastateurs tels que l’effondrement des tigres et des dragons en Asie, ou d’ailleurs ce qui se passe maintenant aux USA après la croissance “délirante” mais dopée des années 90 ;
- Le militarisme et la guerre comme mode de vie pour le système – pas seulement en tant que nouveau (further) marché artificiel qui devient un fardeau accablant pour l’économie mondiale – mais comme seul moyen pour les Etats de défendre leur économie nationale aux dépens de leurs rivaux. Les camarades de l’UCI pourront répondre que le capitalisme a toujours été un système guerrier, mais comme nous l’avons aussi expliqué dans un article de notre série “comprendre la décadence du capitalisme ” (voir en particulier la partie V dans la Revue Internationale n°54), il y a une différence qualitative entre les guerres de l’ascendance du capitalisme – qui étaient généralement de courte durée, à une échelle locale, impliquant surtout des armées professionnelles et ouvrant naturellement de nouvelles possibilités d’expansion – et les guerres de son déclin, qui ont pris un caractère quasi-permanent, se sont orientées de façon croissante vers le massacre sans discrimination de millions d’appelés et de civils, et qui ont précipité la richesse produite par des siècles de travail dans un abîme sans fond. Les guerres du capitalisme ont jadis fourni la base pour l’établissement d’une économie mondiale et donc pour la transition au communisme ; mais à partir de là, loin de poser les bases du progrès social futur, elles ont de plus en plus menacé la survie même de l’humanité.
- Le gaspillage gigantesque de la force de travail humaine représenté par la guerre et la production de guerre illustre aussi un autre aspect du capitalisme dans sa phase de sénilité : le poids énorme des dépenses et des activités non-productives, pas seulement dans la sphère militaire, mais aussi de par la nécessité d’entretenir de grands appareils dans la bureaucratie, dans le marketing et ailleurs. Dans le livre officiel des records du capitalisme, toutes les sphères sont définies comme des expressions de la “croissance ”, mais en réalité, elles témoignent du degré auquel est parvenu le capitalisme en tant qu’obstacle au développement qualitatif des forces de production humaine, développement qui devient à la fois nécessaire et possible à cette époque ;
- Une autre dimension du “développement dans le sens d'un déclin” qui ne pouvait qu’être entrevu du temps de Marx, est constituée par la menace écologique que la course aveugle à l’accumulation fait peser sur le système à la base de la vie même de la planète. Bien que cette question soit devenue de plus en plus évidente ces dix dernières années, elle est intimement liée à la question de la décadence. C’est le rétrécissement historique du marché mondial qui a de plus en plus contraint chaque Etat au pillage ou à hypothéquer ses ressources naturelles ; ce processus s’est déroulé tout au long du XXème siècle, même s’il n’atteint son paroxysme qu’aujourd’hui ; à l’époque, une révolution prolétarienne triomphante en 1917-23 n’aurait pas eu à faire face à un problème aussi immense que celui posé maintenant par les dégâts dans l’environnement naturel que provoque la croissance maladive du capitalisme. A ce niveau, il est immédiatement évident que le capitalisme est le cancer de la planète.
Quand s'est terminé l'époque des révolutions bourgeoises?
En accord avec les écrits de Marx sur la Commune de Paris, Lénine considérait que 1871 marquait la fin de la période des révolutions bourgeoises dans les principaux centres du capitalisme mondial. Il datait de cette même époque les débuts de la phase d’expansion impérialiste à partir de ces centres.
Pendant le dernier tiers du XIXème siècle, le mouvement marxiste considérait que les révolutions bourgeoises étaient toujours à l’ordre du jour dans les régions dominées par les puissances coloniales. C’était une vision parfaitement valable à l’époque ; cependant, à la fin du siècle, il devenait de plus en plus clair que la dynamique même de l’expansion impérialiste, qui voulait que les colonies ne se développent qu’au niveau où elles servaient de marchés passifs et de sources de matière première, inhibait le surgissement de nouveaux capitalismes nationaux indépendants, et donc d’une bourgeoisie révolutionnaire. Cette question était le sujet de débats particulièrement ardus au sein du mouvement révolutionnaire en Russie ; dans ses écrits sur les communes paysannes russes, Marx avait déjà exprimé l’espoir qu’une révolution mondiale triomphante puisse épargner à la Russie la nécessité de passer par le purgatoire du développement capitaliste. Plus tard, comme il devenait évident que le capital impérialiste n’allait pas abandonner la Russie à son propre destin, le centre de la question se déplaça sur le problème des faiblesses inhérentes de la bourgeoisie russe au berceau. Les Mencheviks, interprétant la méthode marxiste d’une façon très rigide et très mécaniste, affirmaient que le prolétariat devait se préparer à soutenir l’inévitable révolution bourgeoise en Russie ; les Bolcheviks, de l’autre côté, reconnaissaient que la bourgeoisie russe manquait d’envergure pour mener sa révolution et en concluaient que cette tâche devait être prise en main par le prolétariat et la paysannerie (la formule de la “dictature démocratique ”). En fait, c’était la position de Trotsky qui collait le plus à la réalité, car elle n’était pas immédiatement posée en termes “russes ” mais dans un cadre global et historique, et qu’elle avait comme point de départ la reconnaissance que le capitalisme comme un tout était en train de rentrer dans l’époque de la révolution socialiste mondiale. La classe ouvrière au pouvoir ne pourrait pas se limiter aux tâches bourgeoises de la révolution mais serait obligée de faire la “révolution permanente ”, d’étendre la révolution sur la scène mondiale où elle ne pourrait que prendre un caractère socialiste.
Dans les Thèses d’avril de 17, Lénine rejoint effectivement cette position, balayant les objections des Bolcheviks conservateurs (qui avaient en fait flirté avec le Menchevisme et la bourgeoisie) selon lesquelles il abandonnait la perspective de la “dictature démocratique ”. En 1919, l’Internationale communiste s’est formée sur la base que le capitalisme était bien entré dans sa période de déclin, l’époque de la révolution prolétarienne mondiale. Toutefois, alors qu’elle proclamait que l’émancipation des masses colonisées dépendait maintenant du succès de la révolution mondiale, l’IC n’a pas été capable de pousser cette question jusqu’à sa conclusion logique : l’époque des luttes de libération nationale était terminée - bien que Rosa Luxembourg et d’autres l’aient déjà vu. Ce furent par-dessus tout les essais désastreux des Bolcheviks pour forger des alliances avec la bourgeoisie soi-disant “anti-impérialiste ” de régions telles que la Turquie, l’ancien empire tsariste, et surtout la Chine, qui ont amené la gauche communiste (la Fraction Italienne en particulier) à remettre en question les thèses de l’IC sur la question nationale, qui contenaient la possibilité d’alliances temporaires entre la classe ouvrière et la bourgeoisie coloniale. Les fractions de gauche avaient bien vu que chacune de ces “alliances” se terminait par un massacre de la classe ouvrière et des communistes perpétré par la bourgeoisie coloniale, qui en le faisant, n’hésitait pas à se mettre au service de tel ou tel gang impérialiste.
L’UCI, dans sa plate-forme, dit qu’elle existe à l’origine grâce au travail des fractions de la gauche communiste qui ont rompu avec l’IC dégénérescente. (Voir World Revolution n°254). Toutefois, sur cette question, l’UCI a la vision “officielle ” de l’IC contre celle de la gauche : “ la politique du Cominterm de Staline et de Boukharine pendant la révolution chinoise de 1925-27 diffère complètement de celle de Lénine et des Bolcheviks qui prévalait pendant les premières années du Comintern. Vous argumentez encore que s’il y a des tâches bourgeoises, nous devrions soutenir telle ou telle fraction bourgeoise. Les Mencheviks et les staliniens disaient la même chose…. La méthode de Marx et de Lénine ne consiste pas à ne pas refuser les tâches de l’heure quand toutes les fractions de la bourgeoisie sont également réactionnaires, et à accomplir ces tâches avec la méthode de la révolution prolétarienne, en essayant d’exécuter les tâches bourgeoises avec la plus grande profondeur et en accomplissant les tâches socialistes. La révolution chinoise a montré que cette approche était correcte au contraire de celle de la gauche. La révolution a de toute façon gagné en Chine, bien que cela ait laissé un nombre énorme de victimes. Cette révolution a rendu possible la création du prolétariat le plus nombreux du monde, puissant, qui a rapidement développé les forces productives. Le même résultat a été atteint par des dizaines d’autres révolutions dans les pays de l’Est. Nous ne voyons pas de raison pour nier leur rôle progressif historique : grâce à elles, notre révolution a une solide base de classe dans beaucoup de pays du monde qui en 1914 étaient complètement agricoles”.
Nous sommes bien sûr d’accord sur le fait que la position de Lénine, position qui se trouve dans les "Thèses sur la question nationale et coloniale" du deuxième Congrès de l’IC en 1920, n’était en aucune façon la même que celle de Staline en 1927. En particulier, les Thèses de 1920 insistaient sur la nécessité pour le prolétariat de rester strictement indépendant y compris des forces “nationalistes révolutionnaires” ; Staline a appelé les ouvriers insurgés de Shanghai à rendre leurs armes aux bouchers du Kuomintang. Mais comme nous l’avons vu dans notre série d’articles sur les origines du Maoïsme (Revue Internationale n° 81, 84, 94), cette expérience ne confirmait pas seulement que la clique de Staline avait abandonné la révolution prolétarienne au profit des intérêts de l’Etat national russe, elle a aussi annihilé tout espoir de trouver un secteur de la bourgeoisie coloniale qui ne se prosterne pas aux pieds de l’impérialisme et qui ne massacre pas le prolétariat à la première occasion. Les secteurs “nationalistes révolutionnaires ” ou anti-impérialistes ” de la bourgeoisie coloniale n’existaient tout simplement pas. Il ne pouvait en être autrement à une époque historique – la décadence du monde capitaliste – dans laquelle il n’y a plus la moindre coïncidence entre les intérêts des deux principales classes.
L'UCI et la “révolution bourgeoise” en Chine
La position de l’UCI sur la Chine nous semble contenir une profonde ambiguïté. D’un côté, l’UCI dit qu’en Russie en 1917, la bourgeoisie était déjà réactionnaire, ce qui est la raison pour laquelle le prolétariat doit prendre en charge les tâches de la révolution bourgeoise ; de l’autre côté, selon leur vision, en Chine et dans des “dizaines d’autres ” pays de l’Est non spécifiés, il semble que la révolution bourgeoise ait pu se dérouler. Est-ce que cela signifie que la bourgeoisie de ces pays était encore progressiste après 1917 ? Ou cela veut-il dire – dans le cas de la Chine en particulier, que la fraction qui a accompli la “révolution bourgeoise ” - le Maoïsme – avait quelque chose de prolétarien, comme le disent les Trotskistes ? L’UCI a besoin de faire une clarté limpide sur sa vision de cette question.
Quoiqu’il en soit, regardons si ce qui est arrivé en Chine correspond à la compréhension marxiste de ce qu’est une révolution bourgeoise. Du point de vue marxiste, les révolutions bourgeoises étaient un facteur de progrès historique parce qu’elles éliminaient les restes du vieux mode de production féodal et jetaient les bases de la future révolution du prolétariat. Ce processus a deux dimensions fondamentales :
- Au niveau le plus matériel, la révolution bourgeoise a jeté à bas les barrières féodales qui bloquaient le développement des forces productives et l’expansion du marché mondial. La formation de nouveaux Etats était une expression du progrès dans ce sens : c’est à dire qu’elle a fait éclater les limites féodales et créé les fondations de la construction d’une économie mondiale.
- Le développement des forces productives est aussi, bien sûr, le développement matériel du prolétariat, mais ce qui était aussi une clef pour la révolution bourgeoise est qu’il a créé le cadre politique pour le développement “idéologique ” de la classe ouvrière, sa capacité à s’identifier et à s’organiser en tant que classe distincte au sein de la société capitaliste et contre elle à la fin.
La soi-disant révolution chinoise de 1949 ne correspond à aucun de ces aspects. Pour commencer, ce n’était pas un produit d’une économie mondiale en expansion mais celui d’une économie qui est arrivée à une impasse historique. Cela peut se voir directement quand on comprend qu’elle était née non pas d’une lutte contre le féodalisme ou le despotisme asiatique, mais d’une lutte sanglante entre gangs de la bourgeoisie, tous liés à l’une ou l’autre des grandes puissances impérialistes qui dominaient le monde. La “révolution chinoise ” a été le fruit de conflits impérialistes qui ont dévasté la Chine dans les années 30 et surtout de leur point culminant – la deuxième guerre mondiale impérialiste. Le fait qu’à différents moments les factions chinoises en lutte aient eu différents soutiens impérialistes (le maoïsme par exemple était soutenu par les US pendant la deuxième guerre mondiale et ensuite par la Russie au début de la “guerre froide ”) ne change rien à l’affaire. Pas plus que le fait que la Chine ait pris une orientation impérialiste “indépendante ” pendant une brève période dans les années 60 ne prouve qu’il y aurait de “jeunes ” bourgeoisies qui pourraient échapper à l’emprise de l’impérialisme dans cette époque. C’est plutôt le contraire : le fait que même la Chine, avec ses territoires et ses ressources immenses, n’ait été capable de se ménager une marche indépendante que pendant une période aussi brève confirme amplement les arguments de Rosa Luxembourg dans la Brochure de Junius : que dans l’époque ouverte par la première guerre mondiale, aucune nation ne peut se “tenir à l’écart ” de l’impérialisme parce que nous vivons dans une période dans laquelle la domination de l’impérialisme sur la planète toute entière ne peut être dépassée que par la révolution communiste mondiale.
Le développement économique de la Chine comprend aussi toutes les caractéristiques du “développement en tant que décadence” : il ne se produit donc pas comme faisant partie d’un marché mondial en expansion, mais comme une tentative de développement autarcique dans une économie mondiale qui a déjà atteint ses limites fondamentales à sa capacité à s'étendre. De là, comme dans la Russie stalinienne, l’énorme prépondérance du secteur militaire, de l’industrie lourde aux dépens de la production de biens de consommation, d’une bureaucratie étatique horriblement gonflée. De là aussi, les convulsions périodiques telles que “le grand bond en avant ” et la “révolution culturelle ” dans laquelle la classe dominante visait à mobiliser la population derrière des campagnes pour intensifier son exploitation et sa soumission idéologique à l’Etat. Ces campagnes étaient une réponse désespérée à la stagnation et à l’arriération chronique de l’économie : témoin l’exigence de l’Etat pendant le “grand bond en avant ” de mettre en place un haut fourneau dans chaque village, qui utilise la moindre miette de métal qui tomberait sous la main.
Naturellement, la classe ouvrière chinoise est plus grande aujourd’hui qu’elle ne l’était en 1914. Mais pour juger si c’est en soi un facteur de progrès pour l’humanité, nous devons considérer la situation du prolétariat au niveau mondial et non national. Ce que nous voyons à ce niveau, c’est que le capitalisme s’est avéré incapable d’intégrer la majorité de la population du monde dans la classe ouvrière. En pourcentage de la population mondiale, la classe ouvrière reste une minorité.
Le progrès pour le prolétariat chinois au siècle passé aurait été le succès de la révolution mondiale en 1917-27, ce qui aurait permis un développement équilibré et harmonieux de l’industrie et de l’agriculture à l’échelle mondiale, pas ces luttes frénétiques et non nécessaires historiquement de chaque économie nationale pour survivre dans un marché mondial saturé. A la place de cela, la classe ouvrière chinoise a passé la plus grande partie du siècle sous la botte odieuse du stalinisme. Loin d’être le produit d’une révolution bourgeoise tardive, le stalinisme est l’expression classique de la contre-révolution bourgeoise, l’horrible revanche du capital après que le prolétariat ait essayé et manqué de renverser sa domination. Le fait qu’il soit fondé sur un mensonge total – sa prétention de représenter la révolution communiste – est en lui-même une expression typique d’un mode de production décadent : dans son ascendance, dans sa phase de confiance en lui-même, le capitalisme n’avait aucun besoin de se draper dans les vêtements de son ennemi mortel. De plus, ce mensonge a eu l’effet des plus négatifs sur la capacité de la classe ouvrière – à l’échelle mondiale et en particulier dans les pays dominés par le stalinisme – de comprendre la réelle perspective communiste. Quand nous considérons autant le prix terrible de répression et de massacre que le stalinisme a fait payer à la classe ouvrière – le nombre de ceux qui sont morts dans les prisons maoïstes et dans les camps de concentration est encore inconnu, mais se chiffre probablement en millions – il devient évident que la soi disant “révolution bourgeoise ” en Chine a complètement échoué à accomplir ce que les authentiques révolutions bourgeoises avaient réussi à fournir au XVIII et au XIXe siècle : un cadre politique qui permettait au prolétariat de développer sa confiance en lui et sa conscience d’être une classe. Le stalinisme a été un désastre complet pour le prolétariat mondial ; même dans les affres de la mort, il continue à empoisonner sa conscience grâce aux campagnes de la bourgeoisie qui identifie la faillite du stalinisme à la fin du communisme. Comme toutes les soi-disant “révolutions nationales” du XXe siècle, c’est le témoignage du fait que le capitalisme ne pose plus désormais les fondations pour le communisme mais qu’il les sape de plus en plus.
Les communistes et la question nationale : pas de place pour l'ambiguité
Selon l’UCI, les communistes pouvaient en un certain sens soutenir les révolutions nationales jusque dans les années 80 ; maintenant avec l’avènement de la globalisation, ce ne serait plus possible : “ Qu’est ce qui a changé à partir du début de la “globalisation ” ? La possibilité de la révolution nationale a disparu. Jusque dans les années 80, les révolutions nationales pouvaient encore garantir la croissance des forces productives, elles devaient donc être encore soutenues, en essayant si possible de transférer leur gestion dans les mains du prolétariat révolutionnaire… Maintenant, cette étape historique pour le développement national est arrivée à son terme ”.
Le premier point à faire sur cette position, c’est que si la Gauche communiste l’avait défendue jusque dans les années 89, il n’y aurait plus de gauche communiste aujourd’hui. Jusqu’à la mort de l’Internationale communiste à la fin des années 20, la Gauche communiste a été le seul courant politique qui s’est opposé de façon conséquente à la mobilisation du prolétariat dans la guerre impérialiste, surtout quand ces guerres étaient faites au nom d'une quelconque révolution bourgeoise tardive ou de la “lutte contre l’impérialisme ”. A partir de l’Espagne et de la Chine dans les années 30, en passant par la deuxième guerre mondiale, et dans tous les conflits locaux qui ont caractérisé la guerre froide (Corée, Vietnam, Moyen- Orient, etc.), la Gauche communiste, seule, a maintenu l’internationalisme prolétarien, rejetant tout soutien à un quelconque Etat ou fraction nationale, appelant la classe ouvrière à défendre ses propres intérêts de classe contre les appels à se dissoudre dans les fronts guerriers du capital. La conséquence terrible du fait de s’écarter de cette voie a été illustrée de façon très vivante par l'’implosion du courant bordiguiste au début des années 80 : ses ambiguïtés sur la question nationale ont ouvert la porte à la pénétration de fractions nationalistes qui ont cherché à entraîner la principale organisation bordiguiste sur le terrain du soutien à l’OLP et à des Etats tels que la Syrie dans la guerre au Moyen-Orient. Il y a eu des résistances de la part d’éléments prolétariens dans l’organisation, mais elle a payé un prix terrible en perte d’énergies militantes et en éclatement consécutif du courant tout entier. Les nationalistes auraient-ils réussi, ils auraient fini par annexer ce courant historique de la gauche italienne à l’aile gauche du capital aux côtés des trotskistes et des staliniens. Si les ancêtres politiques d’autres groupes tels que le CCI et le BIPR avaient suivi une politique de soutien aux soi-disant “révolutions nationales ”, ils auraient subi un sort analogue et il n’y aurait plus de courant de la gauche communiste avec lequel puissent se mettre en contact les nouveaux groupes qui surgissent en Russie.
En second lieu, il nous semble que, bien que l’UCI conclut que maintenant enfin, c’est le moment pour une position prolétarienne vraiment indépendante sur les mouvements nationaux, les camarades restent attachés à des formulations qui sont au mieux ambiguës et au pire peuvent conduire à une trahison ouverte des principes de classe. Ainsi, ils parlent encore de la possibilité de transférer la lutte nationale de la bourgeoisie au prolétariat, adhèrent encore au mot d’ordre “d’autodétermination nationale ” : “ en ce qui concerne le soutien aux mouvements d’indépendance nationale, la seule orientation ici, à la fois pour hier et pour aujourd’hui, c’est d’arracher la lutte contre l’oppression nationale des mains de la bourgeoisie et de la remettre dans les mains du prolétariat. Cela ne peut être fait si on ne reconnaît pas le droit des nations à l’autodétermination, c’est-à-dire si on ne reconnaît pas la nécessité de mener jusqu’au bout les tâches historiques de la bourgeoisie. Autrement, nous laisserons le prolétariat national sous la direction de la bourgeoisie nationale ”. Mais la classe ouvrière ne peut pas prendre en charge la lutte nationale ; même pour défendre ses intérêts de classe, elle se trouve en opposition avec la bourgeoisie nationale et toutes ses ambitions. La guerre de classe et la guerre nationale sont diamétralement opposées autant dans leur forme que dans leur contenu. En ce qui concerne l’autodétermination, les camarades reconnaissent eux-mêmes qu’elle est impossible dans les conditions actuelles du capitalisme, même s’ils considèrent que ce n’est le cas que depuis les années 80. Ils argumentent donc en faveur du mot d’ordre en des termes semblables à ceux de Lénine – comme un moyen d’éviter de “créer des antagonismes ” ou d’offenser les prolétaires des pays arriérés et de les soustraire à l’influence bourgeoise. Camarades, le communisme ne peut pas s’empêcher d’être offensif par rapport aux sentiments nationalistes mal placés qui existent au sein de la classe ouvrière. A ce compte là, les communistes devraient éviter de critiquer la religion parce que beaucoup d’ouvriers sont influencés par l’idéologie religieuse. Bien sûr, nous ne provoquons pas ou nous n’insultons pas les ouvriers parce qu’ils ont des idées confuses. Mais comme il est dit dans le Manifeste Communiste, les communistes refusent de cacher leur vision. Si la libération nationale et l’autodétermination nationale sont impossibles, alors, nous devons le dire dans les termes les plus clairs possibles.
L’apparition de groupes comme l’UCI est un apport important pour le prolétariat mondial. Mais ses ambiguïtés sur la question nationale sont très graves et mettent en question sa capacité de survie en tant qu’expression du prolétariat. L’histoire a montré que, parce qu’elles se rattachent au profond antagonisme entre le prolétariat et la guerre impérialiste, les ambiguïtés sur la question nationale surtout peuvent facilement amener à trahir les intérêts internationalistes de la classe ouvrière. Nous le poussons donc à réfléchir en profondeur sur tous les textes et toutes les contributions que la gauche communiste a produites sur cette question vitale.
CDW
1 Pour la présentation de ce groupe, nous renvoyons nos lecteurs à la Revue internationale n°111, "Présentation de l'édition russe de la brochure sur la décadence : la décadence, un concept fondamental du marxisme"
2 Les camarades d’un autre groupe russe, le Groupe des Collectivistes Prolétariens Révolutionnaires, paraît avoir la même position quand ils disent que la révolution communiste n’est devenue possible que depuis que le capitalisme a développé les puces. Nous reviendrons plus tard sur cet argument.
3 Nous avons développé ce point après dans la série d’articles “Comprendre la décadence du capitalisme ” ; voir en particulier les Revue internationale 55 et 56.