La révolution russe et le courant bordiguiste : De graves erreurs...

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De graves erreurs qui affaiblissent la défense du caractère prolétarien de la révolution d'octobre

Confrontés à ce monstrueux Etat qui s'est développé en Russie à la suite de la dégénérescence de la révolution et conduits, à l'opposé des staliniens et même des trotskystes, à en dénoncer la nature contre-révolutionnaire, les différents courants de la Gauche communiste ont éprouvé les plus grandes difficultés, au milieu de la débandade théorique générale, à en comprendre les causes. Et il serait faux de croire que le conseillisme ait été le seul à se perdre au milieu de ces difficultés. Sans parler du trotskysme et de son "bonapartisme" pour expliquer le phénomène stalinien et justifier la défense de l'URSS, il faut constater que les autres courants de la Gauche communiste ont également beaucoup tâtonné sur cette question. Et si la Gauche italienne avec sa revue "Bilan" a apporté des éléments très importants pour y répondre, elle est, par ailleurs restée très longtemps prisonnière d'une conception de l'URSS comme "Etat ouvrier dégénéré". Mais la Gauche communiste allait connaître un dernier avatar avec l'élaboration de la théorie bordiguiste de la "révolution double" qui constituait un retour partiel vers les absurdités conseillistes.

La sainte dualité selon la foi bordiguiste

Telle est l'explication marxiste de la dégénérescence de l'URSS : la révolution d'Octobre, à la faveur de laquelle le prolétariat communiste s'empara du pouvoir ne pouvait que briser les entraves féodales au développement capitaliste des forces productives, telle est la formule de la Russsie de la NEP. Avec le secours de la révolution mondiale, le parti bolchevik aurait pu maîtriser l'économie mercantile et introduire par la suite le socialisme. Isolé au sommet d'une formidable machine capitaliste, livré à lui même, il fut dénaturé par les mécanismes mercantiles qui en firent un rouage de l'accumulation capitaliste".(Programme Communiste n°57,p.39).

On voit tout de suite ce qui distingue la conception "bordiguiste" de la conception "conseilliste". Pour la seconde, les aspects économiques et politiques de la révolution sont liés de façon intime : instauration du capitalisme et prise du pouvoir par un parti considéré comme bourgeois. Pour la première, par contre, les uns et les autres sont complètement distincts mais, si elle reconnaît le caractère prolétarien de la révolution d'Octobre sur le plan politique, elle rejoint le conseillisme pour dire que, sur le plan économique, elle était bourgeoise. Et on pourrait d'ailleurs trouver beaucoup de citations montrant la convergence des analyses du bordiguisme vers celles du conseillisme qu'il décrie pourtant avec beaucoup de hargne, par exemple :

  • "S'il est permis de parler de tournant en avril 1917, il faut bien comprendre que celui-ci ne concerne en rien le processus par lequel un pays de capitalisme avancé débouche sur la révolution communiste : il marque seulement, dans un pays de féodalisme en pleine décomposition, le moment décisif d'une révolution bourgeoise et populaire". (Programme communiste n°39, p.21).

On croirait lire Pannekoek ! Et, en fait, la conception bordiguiste de la "révolution double" se révèle fondamentalement...ambiguë et conduit ses défenseurs à se contredire d'un article à l'autre quand ce n'est pas d'une phrase à l'autre. Ainsi la citation précédente est extraite d'un article intitulé :"Les Thèses d'Avril 1917, programme de la révolution prolétarienne en Russie". Par ailleurs dans ce même article, on peut lire en commentaire de la deuxième thèse : "Lénine n'accole ici aucun adjectif au mot révolution, mais nous pouvons le faire sans hésiter... C'est toujours d'une révolution bourgeoise et démocratique dont il s'agit, d'une révolution anti-féodale et non socialiste." (p.24).

On peut lire dans un autre article intitulé "Le marxisme et la Russie" (Programme Communiste n° 68, p. 20) : "Pour nous, Octobre fut socialiste".

Il faudrait s'entendre ! En fait, la conception bordiguiste pourrait se résumer par la formule : "La révolution d'Octobre était une révolution prolétarienne non prolétarienne, une révolution socialiste non socialiste." C'est d'une limpidité opaque !

Mais que Bordiga et ses épigones se contredisent et tiennent un langage incohérent n'est pas fait pour déranger ces derniers : ils en ont l'habitude. Par contre, là où ils devraient frémir, c'est en avançant des affirmations qui sont en contradiction formelle avec ce que Lénine -qui, dans la foi bordiguiste n'a commis que deux erreurs dans sa vie (d'ailleurs mineures puisque "tactiques") le "front unique" et le "parlementarisme révolutionnaire"- a pu dire au sujet de la révolution d'Octobre. Pour les bordiguistes :

  • "En avril 1917, il s'agit seulement de récupérer les forces sociales de la révolution anti-tsariste non pour faire plus qu'on ne s'était fixé en 1905, mais pour remédier au fait que l'on avait fait moins, que l'on était en deça du programme de la révolution capitaliste sous la dictature démocratique du prolétariat et des paysans" (n° 39, p. 25).

Pour Lénine par contre:

  • "Toute cette révolution (de 1917) ne peut être que conçue comme un maillon de la chaîne des révolutions prolétariennes socialistes provoquées par la guerre impérialiste" ("Préface" à l'Etat et la Révolution, 1917.)

Pour lui, par conséquent, il s'agissait de faire plus en 1917 qu'en 1905 ou il fixait à la révolution des objectifs plus modestes.

  • "Cette victoire (la victoire décisive sur le tsarisme) ne fera encore nullement de notre révolution bourgeoise une révolution socialiste, la révolution démocratique ne sortira pas directement du cadre des rapports sociaux et économiques bourgeois mais cette victoire n'en aura pas moins une portée immense pour le développement futur de la Russie et du monde entier." (Deux tactiques de la Social-Démocratie dans la révolution démocratique, 1905).

On peut trouver encore de nombreux autres exemples où la prose bordiguiste prend le contre-pied des conceptions véritables de Lénine. Nous nous contenterons de celui-ci :

  • "Ainsi donc, le parti du prolétariat ne doit pas rejeter le soviet, cette forme historique de la révolution bourgeoise russe. Ils (les soviets) expriment ce que Lénine avait défini comme dictature démocratique... La forme propre de la révolution anti-féodale russe ne sera pas une assemblée parlementaire comme dans la révolution française, mais un organe différent fondé sur la seule classe des travailleurs des villes et des campagnes" (Programme Communiste n°39 p. 28)

Pour Lénine, au contraire :

  • "Il faut trouver la forme pratique qui permette au prolétariat d'exercer sa domination. Cette forme, c'est le régime des soviets avec la dictature du prolétariat. La "dictature du prolétariat" c'était jusqu'à présent du latin pour les masses. Maintenant, grâce au rayonnement du système des soviets dans le monde, ce latin est traduit dans toutes les langues modernes, les masses ouvrières ont trouvé la forme pratique de la dictature." ("Discours d'ouverture au 1er COngrès de l'I.C", mars 1919).
    "La forme de la dictature du prolétariat déjà élaborée en fait, c'est-à-dire le pouvoir des conseils ouvriers en Allemagne, et autres institutions soviétiques dans d'autres pays" ("Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat" 1er Congrès de l'I.C).

Ce n'est pas pour nous réfugier derrière l'autorité de Lénine que nous avons imposé au lecteur ces différentes citations, mais bien pour montrer que, même si Lénine a été conduit à commettre un certain nombre d'erreurs, même s'il avait sur Octobre 17 une conception quelque peu ambiguë, les âneries débitées par les bordiguistes, au nom de la fidélité aux positions de Lénine, n'ont en fait plus rien à voir avec celles-ci.

Réfutation de la "révolution double"

Nous ne reprendrons pas ici ce qui a été dit dans la première partie de cette brochure pour montrer qu'en Russie, pas plus qu'ailleurs dans le monde, la révolution bourgeoise n'était à l'ordre du jour en 1917, dès lors que les conditions matérielles de la révolution communiste étaient présentes à l'échelle mondiale. Ce qui a été dit contre les conseillistes -et contre les mencheviks- s'applique également aux conceptions bordiguistes. Par contre, il est nécessaire de répondre à certaines idées colportées par la notion de "révolution double".

En premier lieu, l'idée que le prolétariat pourrait faire une révolution bourgeoise en lieu et place de la bourgeoisie est fausse. Même si Marx pouvait défendre une telle conception en 1848 -conception reprise par Lénine pour 1905- l'histoire ne connaît pas d'exemple où une classe puisse se substituer à une autre dans l'accomplissement de sa tâche historique. Une révolution est l'acte par lequel la classe porteuse de nouveaux rapports de production rendus nécessaires par le développement des forces productives se rend maîtresse du pouvoir politique. Or l'histoire a maintes fois montré que la classe révolutionnaire ne parvenait au pouvoir politique en général que bien après que soient apparues la nécessité et les conditions matérielles de la révolution. C'est là un phénomène classique de retard de la superstructure de la société par rapport à son infrastructure bien mis en évidence par le marxisme. C'est en particulier ce phénomène qui permet de comprendre, dans l'histoire des sociétés, l'existence de périodes de décadence pendant lesquelles les anciens rapports de production sont devenus des entraves pour le développement des forces productives alors que la classe porteuse des nouveaux rapports n'a pas encore acquis la puissance suffisante -en particulier politique- pour les extirper. Par conséquent, si une classe est suffisamment forte pour se saisir du pouvoir politique, c'est que les tâches économiques et sociales qui se présentent à elle sont bien celles de développer les rapports de production dont elle est historiquement porteuse et non de se substituer à la classe historique précédente dans l'accomplissement de tâches qui désormais ne sont plus à l'ordre du jour. Le prolétariat a pu participer, comme les paysans et artisans d'ailleurs, aux révolutions bourgeoises ; mais comme force d'appoint, jamais comme principal protagoniste. Il a même pu constituer un élément très actif de radicalisation de ces révolutions en apportant un appui aux secteurs les plus énergiques de la classe bourgeoise; quand ses propres organisations de classe sont apparues, elles se sont opposées immédiatement à celles de toutes les fractions de la bourgeoisie, y compris les plus radicales : "Nivellers" contre Cromwell pendant la révolution anglaise, Babeuf contre les Jacobins pendant la révolution française, prolétariat parisien contre gouvernement provisoire en juin 1848.

L'autre point auquel il faut répondre à propos de cette notion de "révolution double", concerne la compréhension du type de mesures économiques que peut prendre le prolétariat au début de la révolution. C'est avec raison que les bordiguistes critiquent l'idée trotskyste que "l'assistance aux chômeurs" ou "l'élimination des propriétaires privés de la grande industrie" soient des mesures "socialistes". Pour eux, il ne s'agit pas d'autre chose que des mesures de "welfare state" pour les premières et "d'étatisation du capital" pour les secondes, alors que le socialisme économique commence avec la "destruction du capital" (PC n° 57, p.25). En ce sens, ils ont compris la nature encore capitaliste des mesures économiques adoptées par le pouvoir prolétarien en Russie et ne cherchent pas à leur attribuer les vertus "socialistes" chantées par les staliniens et les trotskystes. Par contre, l'erreur des bordiguistes est résumée par ce passage :

  • "Dans les pays avancés, la dictature du prolétariat pourra tenter d'instaurer immédiatement un plan de production en quantités physiques. Dans les autres, en attendant l'extension de la révolution, elle gérera le capitalisme tout en concentrant le plus possible de forces productives dans les mains de l'Etat, tout en adoptant des mesures de protection de la classe salariée, impossibles dans les mêmes circonstances pour un parti bourgeois. Dans tous les cas, la prise du pouvoir par le prolétariat n'est rien d'autre que la première vague de la révolution mondiale, qui doit vaincre ou être vaincue, soit qu'elle déclenche d'autres revolutions et s'étende par la guerre révolutionnaire, soit qu'elle périsse dans la guerre civile ou qu'elle dégénère en pouvoir bourgeois, dans le cas où elle doit gérer un jeune capitalisme". (PC n° 57, p. 36).

Nous y voilà ! Ainsi, ce n'est que "dans le cas où elle doit gérer un jeune capitalisme" (comme si le capitalisme globalement et mondialement sénile pouvait être jeune quelque part) que la révolution "dégénère en pouvoir bourgeois". Ainsi, la révolution a dégénéré en Russie parce qu'elle est restée isolée dans un pays faiblement industrialisé (ce que Programme Communiste désigne à tort par "jeune capitalisme"). Par contre, si la révolution était restée isolée dans un pays fortement industrialisé, elle n'aurait pas, en suivant ce raisonnement, dégénéré et les rapports de production qui s'y étaient établis auraient cessé d'être capitalistes. En somme, le socialisme serait possible dans un seul pays... à condition qu'il soit de "vieux capitalisme". Comme pour les conseillistes, les conceptions des bordiguistes, si elles sont pleinement développées, les font aboutir à la thèse stalinienne. Il faut choisir : ou bien c'est "dans tous les cas" que la "prise du pouvoir par le prolétariat n'est rien d'autre que la première vague de la révolution mondiale" ou bien c'est "dans certains cas". Finalement, la notion de "révolution double" semble relever en fait d'une conception "double" : internationaliste dans les phrases paires, nationaliste dans les phrases impaires.

En réalité, quel que soit le degré de développement du pays où le prolétariat prend le pouvoir, il ne peut espérer adopter des mesures réellement "socialistes". Il peut prendre toute une série de dispositions -expropriation des capitalistes privés, égalisation des rétributions, assistance aux plus défavorisés, libre disposition de certains biens de consommation- qui s'orientent vers des mesures socialistes, mais qui, en soi, sont parfaitement récupérables par le capitalisme. Tant que la révolution reste isolée dans un pays ou un groupe limité de pays, la politique économique qu'elle peut mener est en grande partie déterminée par les relations économiques que ce ou ces pays doivent maintenir avec le reste du monde capitaliste. Et ces relations ne peuvent être que d'ordre commercial, c'est-à-dire que la zone où le prolétariat a pris le pouvoir doit échanger sur le marché mondial une part de sa production afin d'être en mesure d'acquérir sur ce même marché tous les biens qu'elle ne produit pas et qui lui sont cependant indispensables. De ce fait, l'ensemble de l'économie existant dans cette zone reste fortement marqué par la nécessité de produire au moindre prix des marchandises en mesure de trouver acquéreur face à la concurrence des marchandises des pays où le prolétariat n'a pas encore pris le pouvoir. Cela veut dire que cette économie doit encore imposer des restrictions à la consommation des masses travailleuses, non pas seulement pour permettre un futur développement des forces productives, bases indispensables du communisme, mais plus prosaïquement pour dégager un surplus échangeable sur le marché mondial et en préserver la compétitivité. Il est clair que le pouvoir prolétarien doit prendre un maximum de dispositions pour se prémunir contre les effets corrupteurs que ce type de pratiques typiquement capitalistes ne peut manquer de produire sur la société existant dans cette zone et ses institutions[1], mais il est également clair que la persistance de ces pratiques, au cas où se maintient l'isolement de la révolution, ne peut manquer de venir à bout de ce pouvoir prolétarien lui-même.

Et ce qui est valable sur le plan strictement économique l'est également sur le plan militaire. Isolée, la révolution est obligée de faire face aux entreprises du capitalisme pour l'écraser, ce qui signifie que dans la zone où le prolétariat a pris le pouvoir, se maintiennent en place toute une série de caractéristiques de la société capitaliste : production d'armes qui pèse sur la consommation ouvrière et les potentialités de développement des conditions matérielles du communisme, existence d'une armée qui, même "rouge", n'en reste pas moins une institution de même nature que dans le capitalisme : une machine destinée à perpétrer de façon organisée et systématique le meurtre et la coercition. Là encore, on peut comprendre facilement la gravité des menaces que de telles nécessités font peser sur le pouvoir prolétarien. Et tout cela est autant valable pour un pays avancé que pour un pays arriéré. De fait, un pays fortement industrialisé est encore plus dépendant du marché capitaliste mondial que les autres et il n'est pas absurde de penser qu'isolée dans un pays comme l'Allemagne, la révolution aurait été vaincue ou aurait dégénéré encore plus rapidement qu'en Russie.

Ce n'est donc pas uniquement l'arriération qui explique les mesures économiques de nature capitaliste adoptées dans les premières années du pouvoir des soviets, et si nous examinons celles qui auraient été prises en Allemagne en cas de victoire prolétarienne, on les trouvera fort semblables :

  • "1. Confiscation de toutes les fortunes et revenus dynastiques au profit de la collectivité,
  • 2. Annulation de toutes les dettes d'Etat et de toutes les autres dettes publiques de même que tous les emprunts de guerre à l'exception des souscriptions inférieures à un certain niveau que fixera le Conseil central des Conseils d'ouvriers et de soldats,
  • 3. Expropriation de la propriété foncière de toutes les entreprises agraires grosses et moyennes, formation de coopératives agricoles socialistes avec une direction unifiée et centralisée pour tout le pays, les petites entreprises paysannes resteront entre les mains des exploitants jusqu'à ce que ceux-ci se rattachent volontairement aux coopératives socialistes,
  • 4. Suppression de tout droit privé sur les banques, les mines et carrières, et toutes les autres entreprises importantes de l'industrie et du commerce, au profit de la République des Conseils,
  • 5. Expropriation de toutes les fortunes à partir d'un certain niveau qui sera fixé par le Conseil central des Conseils ouvriers et de soldats,
  • 6. La République des Conseils s'empare de l'ensemble des transports publics,
  • 7. Election dans chaque usine d'un conseil d'usine qui aura à régler les affaires intérieures en accord avec les Conseils ouvriers, à fixer les conditions de travail, à contrôler la production et finalement à se substituer complètement à la direction de l'entreprise." ("Programme du Spartakusbund et du K.P.D." 1918).

La grande erreur des bordiguistes est de considérer que le monde est divisé en "aires géo-économiques" différentes : celles où le capitalisme a atteint sa maturité et même sa phase de sénilité et celles où il est encore "jeune" ou "juvénile". Incapables de comprendre que c'est comme système mondial (le premier dans ce cas) que le capitalisme a connu une phase ascendante et depuis 1914 une phase de décadence, ils sont également incapables de comprendre que, depuis cette date, la tâche du prolétariat est la même dans toutes les régions du monde : détruire le capitalisme et instaurer de nouveaux rapports de production. Pour eux, il existerait des pays où est à l'ordre du jour la révolution prolétarienne "pure" et des pays où sont à l'ordre du jour des "révolutions doubles".

Avec un tel schéma :

  • d'une part au sein d'un processus de transformation socialiste de la société, on conçoit les tâches du prolétariat comme différentes suivant les régions, les pays avancés pouvant d'emblée adopter des mesures socialistes, alors que les pays arriérés doivent se consacrer, dans un premier temps, au développement capitaliste des conditions de la socialisation,
  • d'autre part, dans l'immédiat, on fixe comme tâche au prolétariat et aux révolutionnaires, le soutien aux différentes luttes dites "de libération nationale" qui sont censés jeter les bases d'un capitalisme "juvénile" dans ces pays.

Concernant cette deuxième implication de la conception bordiguiste, on a pu voir, par exemple dans les années 1970, à quelles aberrations cela conduisait : apologie des massacres perpétrés par les "Khmers rouges" dans la population cambodgienne, considérés comme manifestation de "radicalisme jacobin", participation aux choeurs staliniens et trotskystes de la variante Mandel pour saluer "Che Guevara", symbole vivant de la "révolution démocratique anti-impérialiste", lâchement assassiné par "l'impérialisme yankee et ses laquais pro-américain" (PC n°75, p51), et toutes sortes d'autres prises de position plus ou moins "critiques" en faveur de tel ou tel participant aux conflits inter-impérialistes (Vietnam, Angola, Mozambique, etc..).

Concernant la première implication, elle relève de l'idée absurde et marquée par la vision bourgeoise que le prolétariat de chaque pays doit, une fois le pouvoir pris, "régler" ses propres affaires dans son coin. En fait, c'est l'ensemble du prolétariat mondial qui s'attaque à l'ensemble des problèmes économiques se posant dans les différentes régions du monde, problèmes économiques déterminés par la double tâche que se fixe simultanément le prolétariat : accroître les forces productives et plus particulièrement dans les zones arriérées, transformer progressivement les rapports de production vers le communisme. Une fois qu'il a pris le pouvoir à l'échelle mondiale, le prolétariat n'a donc pas, où que ce soit, de tâche capitaliste à accomplir. C'est dans le cadre de la transformation socialiste de la société qu'il poursuit le développement des forces productives que le mode de production capitaliste est historiquement devenu incapable d'opérer. C'est dans ce cadre qu'il doit, par la généralisation des techniques productives les plus évoluées et par l'intégration dans la production associée du secteur socialisé des énormes secteurs de la petite production agricole et artisanale, qui constituent encore aujourd'hui l'immense majorité de la population mondiale, éliminer les vestiges des sociétés précapitalistes dont le capitalisme n'a pu venir à bout. Et cette tâche est à mener non seulement dans les pays arriérés, mais également dans un nombre important de pays avancés comme le Japon, la France, l'Italie ou l'Espagne, où c'est par dizaines de millions que subsistent encore les petits propriétaires ou des travailleurs insérés dans des structures agraires proches du féodalisme. Pourquoi les bordiguistes ne nous parlent-ils pas de "révolution double" également dans ces pays ? En fait, si d'un côté leur conception attribue au prolétariat des pays avancés, tant qu'il reste isolé, des tâches bien ambitieuses, de l'autre côté, il attribue au prolétariat mondial, une fois qu'il a pris partout le pouvoir, des tâches bien en deçà des nécessités historiques comme celle de développer dans certains pays un capitalisme qui partout a fait son temps.

Nous avons donc vu dans la première partie de cette brochure comment après avoir salué Octobre 17, les conseillistes ont rejoint les choeurs social-démocrates et anarchistes dans la dénonciation de cette révolution. Nous venons de voir que les bordiguistes s'en font eux, les défenseurs intransigeants. Malheureusement, malgré une compréhension que les conseillistes n'ont pas de la primauté des aspects politiques sur les aspects économiques et qui peut s'exprimer en phrases très claires :

  • "La révolution d'Octobre ne doit pas être considérée en premier lieu sous l'angle de transformations immédiates...des formes de production et de la structure économique, mais comme une phase de la lutte politique internationale du prolétariat." (PC n°68, p20).

Les bordiguistes se révèlent incapables de rejeter les assertions mencheviks remises à l'honneur par les conseillistes. Au contraire, liés par une fidélité religieuse aux analyses de Lénine (particulièrement sur la question nationale) dont l'expérience de plus d'un demi- siècle a révélé le caractère erroné, ils s'interdisent de comprendre les apports fondamentaux de ce révolutionnaire, des bolcheviks et de l'expérience de la révolution d'Octobre au programme prolétarien. A côté des calomnies de la bourgeoisie ou de ses tentatives de récupération, à côté de la dénonciation absurde qu'en font les conseillistes, l'Octobre prolétarien doit donc encore subir le pavé de l'ours que jettent ses trop zélés défenseurs bordiguistes.


[1] Evidemment certains esprits forts estiment que le prolétariat ne pourra faire aucune sorte de concession une fois qu'il aura pris le pouvoir (cf. la brochure de G. Sabatier, "Brest-Litovsk 1918, coup d'arrêt à la révolution"). Mais malheureusement pour ces spécialistes de la phrase "pure et dure", la réalité se plie rarement à la volonté des révolutionnaires. Cette réalité, c'est celle d'un monde où, pour la plupart des pays, plus d'un quart de la production est destinée aux marchés étrangers et la survie même de l'économie est dépendante de biens fabriqués à l'étranger. Dans ces conditions, refuser par principe toute concession équivaudrait pour le prolétariat anglais, par exemple, s'il parvenait le premier au pouvoir, à mourir de faim dans le mois suivant puisque le sol de Grande-Bretagne est incapable de le nourrir. Il est probable que le capitalisme tentera d'étouffer économiquement et par la faim le prolétariat victorieux dans un pays et il n'est pas exclu qu'il y réussisse si les travailleurs des autres pays le laissent faire. Mais ce n'est pas pour cela que ce prolétariat devra, au nom de principes absurdes, choisir de se suicider plutôt que de se procurer les biens les plus indispensables auprès de tel ou tel pays qui ferait primer ses intérêts commerciaux immédiats au détriment de sa solidarité de classe capitaliste.