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La question centrale qui se pose à l’heure actuelle, devant le mouvement ouvrier, est celle de son attitude envers la démocratie ou, pour préciser, la nécessité de prendre ou non la défense des institutions démocratiques que le fascisme menace en même temps qu’il procède à la destruction des organisations prolétariennes. Pour cette question — comme pour d’autres d’ailleurs — la solution la plus simple n’est pas la plus claire, celle-ci ne correspondant nullement à la réalité de la lutte des classes. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, à première vue, le mouvement ouvrier ne parviendra à préserver réellement ses organismes de l’assaut de la réaction, qu’à la seule condition de maintenir intactes ses positions de lutte, de ne pas les relier au sort de la démocratie et de livrer la bataille contre l’attaque fasciste en même temps qu’il poursuit sa lutte contre l’Etat démocratique. En effet, une fois établie la jonction entre le mouvement ouvrier et les institutions démocratiques, la condition politique se trouve être réalisée pour le désastre certain de la classe ouvrière, car l’Etat démocratique trouve, dans l’apport des masses ouvrières, non pas une possibilité de vie ou de persistance, mais la condition nécessaire pour se transformer en un régime d’autorité, ou le signal de sa disparition afin de céder sa place à la nouvelle organisation fasciste.
Si l’on considère la situation actuelle, en dehors de sa connexion avec les situations qui l’ont précédée et qui lui succéderont, si l’on considère la position actuelle des partis politiques sans les relier au rôle qu’ils ont eu dans le passé et à celui qu’ils tiendront dans l’avenir, on déplace les circonstances immédiates et les forces politiques actuelles du milieu historique général, ce qui permet facilement de présenter ainsi la réalité : le fascisme passe à l’attaque, le prolétariat a tout intérêt à défendre ses libertés, et de cela résulte la nécessité pour lui d’établir un front de défense des institutions démocratiques menacées. Maquillée d’une teinte révolutionnaire cette position est présentée sous le vernis d’une prétendue stratégie révolutionnaire se piquant au surplus d’être essentiellement "marxiste". Le problème sera, dès lors, introduit de cette manière : une incompatibilité se manifeste entre la bourgeoisie et la démocratie, par conséquent l’intérêt du prolétariat à défendre les libertés que lui accorde cette dernière se greffe naturellement sur ses intérêts spécifiquement révolutionnaires et la lutte pour la défense des institutions démocratiques devient ainsi une lutte anticapitaliste !
A la base de ces propositions il existe une confusion évidente entre démocratie, institutions démocratiques, libertés démocratiques et positions ouvrières que l’on nomme erronément "libertés ouvrières". Au point de vue théorique, aussi bien qu’au point de vue historique nous constaterons qu’entre démocratie et positions ouvrières il existe une opposition irréductible et inconciliable. Le mouvement idéologique qui a accompagné l’ascension et la victoire du capitalisme se place et s’exprime, au point de vue économique et politique, sur une base de dissolution des intérêts et des revendications particulières des individualités, des groupements et surtout des classes, au sein de la société. Ici l’égalité des composants deviendrait possible justement parce que les individus confient leur sort et le soin de le défendre, aux organismes étatiques représentant les intérêts de la collectivité. Il n’est pas inutile de noter que la théorie libérale et démocratique suppose la dissolution de groupements, de catégories données de "citoyens" lesquels auraient tout intérêt à faire spontanément cession d’une partie de leur liberté pour recevoir en compensation la sauvegarde de leur position économique et sociale. Cette cession se ferait à l’avantage d’un organisme capable de régulariser et de diriger l’ensemble de la collectivité. Et si les Constitutions bourgeoises proclament le "droit de l’homme" et contiennent également l’affirmation de la "liberté de réunion et de presse", elles ne reconnaissent nullement les groupements de catégorie ou de classe. Ces "droits" sont exclusivement considérés comme des attributions accordées à "l’homme", au "citoyen" ou au "peuple" qui devront s’en servir pour permettre l’accès des individualités aux organes de l’Etat ou du gouvernement. La condition nécessaire pour le fonctionnement du régime démocratique réside donc, non dans la reconnaissance des groupes, des intérêts ou des droits de ces derniers, mais dans la fondation de l’organe indispensable pour guider la collectivité qui doit transmettre à l’Etat la défense des intérêts de chaque unité qui la constitue.
La démocratie n’est donc possible qu’à la condition de pouvoir interdire aux "citoyens" le recours à d’autres organismes en dehors de ceux régis et sous le contrôle de l’Etat. On pourrait objecter que les libertés de réunion, de presse et d’organisation perdent toute leur signification du moment qu’il devient impossible de faire triompher, au travers d’elles, une revendication donnée. Mais nous entrons ici dans le domaine de la critique marxiste qui démontre l’oppression de classe se cachant en réalité sous le masque démocratique et libéral et qui a fait si justement dire à Marx que le synonyme de "Liberté, Egalité, Fraternité" était représenté par "Infanterie, Cavalerie, Artillerie". Par contre actuellement on ne s’attache plus à prouver l’inconsistance de la base prétendument égalitaire de la démocratie, mais on prend la défense de cette dernière et on s’attache à démontrer qu’elle permettrait l’épanouissement des organismes ouvriers. Or, ainsi que nous l’avons expliqué, la condition de vie du régime démocratique consiste justement dans l’interdiction du pouvoir des groupements particuliers, au nom de l’intérêt des individualités aussi bien que de la société. La fondation d’une organisation de la classe ouvrière porte directement atteinte à la théorie de la démocratie et, à ce sujet, il est caractéristique de constater, que dans la période actuelle de dégénérescence de la pensée marxiste, le croisement des deux internationales (celle des traîtres et celle des futurs traîtres) se fait précisément sur la base de la défense de la démocratie d’où découlerait la possibilité d’existence et même de développement des organismes prolétariens.
Au point de vue historique l’opposition entre "démocratie" et organismes ouvriers se manifeste d’une façon sanglante.
Le capitalisme anglais se fonde au XVIIe siècle, mais c’est seulement beaucoup plus tard que le mouvement chartiste arrache de haute lutte le droit d’organisation de la classe ouvrière. Dans tous les pays les ouvriers obtiendront cette conquête uniquement au travers de puissants mouvements qui furent toujours l’objet de la répression sanglante des Etats démocratiques. Il est parfaitement exact qu’avant la guerre et, plus précisément, jusqu’aux premières années de notre siècle, les mouvements de masses destinés à fonder les organismes indépendants de la classe ouvrière, étaient dirigés par les partis socialistes, vers la conquête de droits permettant aux ouvriers d’accéder aux fonctions gouvernementales ou étatiques. Cette question fut, certes, la plus débattue au sein du mouvement ouvrier ; son expression la plus achevée se trouve surtout dans la théorie réformiste qui, sous le drapeau de la pénétration graduelle du prolétariat au sein de la forteresse de l’ennemi, a permis en réalité à ce dernier —et 1914 représente la clôture de ce bilan de révision marxiste et de trahison— de corrompre et de soumettre à ses propres intérêts, l’ensemble de la classe ouvrière.
Dans la lutte contre ce que l’on appelle communément le "bordiguisme" on formule souvent, pour les besoins de la polémique (qui sont généralement les besoins de la brouille et de la confusion), que tel ou tel mouvement a eu pour objectif la conquête du suffrage universel, ou bien encore telle ou telle revendication démocratique. Cette façon d’interpréter l’histoire ressemble fort à celle qui consiste à expliquer les événements non pas en déterminant leur cause en fonction des classes antagonistes et des intérêts spécifiques qui les opposent réellement, mais en se basant simplement sur les inscriptions fixées sur les drapeaux flottants au-dessus des masses en mouvement. Cette interprétation qui n’a d’ailleurs qu’une valeur purement acrobatique où peuvent se complaire les fanfarons peuplant le mouvement ouvrier s’évanouit immédiatement si l’on place le problème sur ses vrais fondements. On ne peut, en effet, comprendre les mouvements ouvriers que sur la ligne de leur ascension vers la délivrance du prolétariat. Si, au contraire, on les place sur la voie opposée qui conduirait les ouvriers à conquérir le droit d’accéder à des fonctions gouvernementales ou étatiques, on se place directement sur le chemin qui a déjà conduit à la trahison de la classe ouvrière.
De toute façon les mouvements qui avaient pour objectif la conquête du droit de vote, pouvaient réaliser cette revendication et d’une façon durable, parce qu’en définitive, loin d’ébranler le système démocratique, ils ne faisaient qu’introduire dans ses rouages le mouvement ouvrier lui-même. Les misérables exploits des ouvriers parvenus aux postes gouvernementaux sont connus de tous : les Ebert, les Scheideman, les Handerson, etc., ont lumineusement prouvé ce qu’est le mécanisme démocratique et les capacités qu’il détient en vue de déchaîner les plus impitoyables répressions contre-révolutionnaires. Il en est tout autrement pour ce qui concerne les positions de classe conquises par les ouvriers. Ici aucune compatibilité n’est possible avec l’Etat démocratique ; au contraire, l’opposition inconciliable qu’exprime l’antagonisme des classes s’accentue, s’aiguise et s’amplifie, et la victoire ouvrière sera conjurée grâce à la politique des dirigeants contre-révolutionnaires.
Ces derniers dénaturent l’effort fait par des ouvriers pour se créer des organismes de classe, lesquels ne peuvent être que le fruit d’une lutte sans merci contre l’Etat démocratique. Le succès prolétarien n’étant possible que dans cette direction, les masses ouvrières lorsqu’elles sont gagnées par la politique des dirigeants opportunistes seront enfin charriées dans le marais démocratique. Ici elles se déplaceront comme un simple pion dans le mécanisme qui deviendra d’autant plus démocratique qu’il parviendra à émousser toutes les formations de classe représentant un obstacle à son fonctionnement.
L’Etat démocratique qui actionne ce mécanisme n’arrivera à le faire fonctionner d’une façon "égalitaire" qu’à la seule condition d’avoir devant lui, non pas des catégories économiques antagonistes, groupées dans des organismes distincts, mais des "citoyens" égaux (!) entre eux et qui se reconnaissent une position sociale similaire pour franchir ensemble les multiples chemins accédant à l’exercice du pouvoir démocratique.
Il n’entre pas dans le cadre de cet article de faire la critique du principe démocratique afin de prouver que l’égalité électorale n’est qu’une fiction qui voile les abîmes séparant les classes dans la société bourgeoise. Ce qui nous intéresse ici c’est de pouvoir mettre en évidence qu’entre le système démocratique et les positions ouvrières il existe une opposition irréductible. Chaque fois que les ouvriers sont parvenus à imposer —au prix de luttes héroïques et du sacrifice de leurs vies— une revendication de classe au capitalisme, ils ont par contre coup frappé dangereusement la démocratie, dont le capitalisme seul peut se revendiquer. Le prolétariat trouve au contraire la raison de sa mission historique dans la proclamation du mensonge du principe démocratique, dans sa nature même et dans la nécessité de supprimer les différences de classe et les classes elles-mêmes. Au bout du chemin que parcourt le prolétariat au travers de la lutte de classe, ne se trouve pas le régime de la démocratie pure, car le principe sur lequel se basera la société communiste est celui de l’inexistence d’un pouvoir étatique dirigeant la société, alors que la démocratie s’en inspire absolument et que, dans son expression la plus libérale, elle s’efforce toujours de lancer l’ostracisme contre les exploités qui osent défendre leurs intérêts à l’aide de leurs organisations au lieu de rester soumis aux institutions démocratiques créées à la seule fin de maintenir l’exploitation de classe.
Après avoir situé le problème de la démocratie dans son cadre normal — et nous ne voyons vraiment pas comment il serait possible pour des marxistes de le situer autrement — il devient possible de comprendre les événements d’Italie, d’Allemagne, de même que les situations connues actuellement par le prolétariat dans les différents pays et plus particulièrement en France. A première vue, le dilemme sur lequel se placent ces événements consiste dans l’opposition "fascisme-démocratie", ou, pour employer une formule courante, "fascisme-antifascisme".
Les stratèges "marxistes" diront, par surcroît, que l’antithèse reste toujours celle des deux classes fondamentalement opposées, mais que le prolétariat a tout avantage à saisir la chance qui lui est offerte et à se présenter comme le pivot de la défense de la démocratie et de la lutte antifasciste. Nous avons déjà mis en évidence la confusion entre démocratie et positions ouvrières qui est à la base de cette politique. Il nous reste maintenant à expliquer pourquoi le front de défense de la démocratie, en Italie — tout comme en Allemagne — n’a représenté, en fin de compte, qu’une condition nécessaire à la victoire du fascisme. Car ce qu’on appelle improprement "coup d’Etat fasciste" n’est, en définitive, qu’un passage de pouvoir plus ou moins pacifique du gouvernement démocratique, au nouveau gouvernement fasciste. En Italie, c’est un gouvernement où se trouvent les représentants de l’antifascisme démocratique qui cède le pas à un ministère dirigé par les fascistes lequel aura une majorité assurée dans ce parlement antifasciste et démocratique, où cependant les fascistes n’avaient qu’un groupe parlementaire d’une quarantaine de représentants sur 500 députés. En Allemagne, c’est l’antifasciste Von Schleicher qui cède le pas à Hitler appelé d’ailleurs par l’autre antifasciste Hindenburg, l’élu des forces démocratiques et social-démocratique. En Italie et en Allemagne, à l’époque de la conversion de la société capitaliste vers le fascisme, la démocratie ne se retire pas immédiatement de la scène politique, mais elle garde une position politique de premier ordre ; elle reste, en effet, au gouvernement afin d’y représenter non pas un centre de ralliement pour briser le cours des situations qui déboucheront dans la victoire fasciste, mais pour permettre le succès de Mussolini et de Hitler. En Italie, au surplus, après la marche sur Rome, et durant plusieurs mois, encore, un gouvernement de coalition se formera où les fascistes siégeront en collaboration avec les démocrates-chrétiens et Mussolini ne renoncera même pas à l’idée d’avoir des représentants de la social-démocratie dirigeant les organisations syndicales.
Les événement actuels en France, où il n’est pas certain que la perspective fasciste représente la seule issue capitaliste aux situations, et où le "Pacte d’action" entre socialistes et centristes a fait, de la classe ouvrière, le pivot de la défense de la démocratie, finiront par éclaircir la controverse théorique qui oppose notre fraction aux autres organisations se réclamant de la classe ouvrière. Car la condition nécessaire à la défaite du fascisme et qui consisterait dans le rassemblement des partis agissant au sein de la classe ouvrière en un front unique arborant le drapeau de la défense de la démocratie, cette condition qui n’existait pas, ni en Italie, ni en Allemagne, se trouve être pleinement remplie en France. Or, à notre avis, le fait que le prolétariat français ait été conduit en dehors de son chemin de classe et aiguillonné, comme il l’est, par centristes et socialistes, dans la voie qui l’immobilise aujourd’hui et le livrera demain au capitalisme, laisse prévoir la victoire certaine de l’ennemi dans la double perspective d’être obligé de recourir au fascisme ou bien à une transformation de l’Etat actuel en un Etat où le gouvernement absorbera graduellement les fonctions législatives essentielles et où les organisations ouvrières devront céder leur indépendance et admettre le contrôle étatique en échange de leur "élévation" au rang d’institutions consultatives collatérales au gouvernement.
Lorsque l’on dit que la situation actuelle ne permet plus au capitalisme de maintenir une forme d’organisation sociale analogue ou identique à celle existant dans la période historique ascendante de la bourgeoisie, on ne fait que constater une vérité évidente et indiscutable. Mais il s’agit aussi d’une constatation de fait qui n’est pas particulière à la question de la démocratie, mais qui est générale et qui s’applique tout aussi bien à la situation économique qu’à toutes les autres manifestations sociales, politiques, culturelles, etc. Cela revient à dire qu’aujourd’hui n’est pas hier, qu’il y a actuellement des phénomènes sociaux qui ne se présentaient nullement dans le passé. Mais cette affirmation banale ne devrait même pas être relevée si elle ne comptait pas ces conclusions politiques au moins bizarres : on ne reconnaît plus la classe d’après le mode de production qu’elle institue, mais d’après la forme de l’organisation sociale et politique dont elle use. Le capitalisme est une classe démocratique s’opposant donc nécessairement au fascisme qui serait la résurrection des oligarchies féodales. Ou bien le capitalisme n’est plus le capitalisme du moment qu’il n’est plus démocratique et le problème consiste à tuer le démon fasciste avec l’aide du capitalisme lui-même. Ou bien encore, puisque le capitalisme a intérêt, dans la situation actuelle, à abandonner la démocratie, il n’y a qu’à le mettre au pied du mur, en reprenant les textes de la Constitution et des lois, et l’on parviendrait ainsi à briser la conversion du capitalisme vers le fascisme, et à ouvrir la voie qui mène à la victoire prolétarienne.
Enfin, l’attaque fasciste nous obligerait provisoirement à mettre en quarantaine notre programme révolutionnaire, pour passer à la défense des institutions démocratiques menacées, quitte à reprendre par après la lutte intégrale contre cette même démocratie qui nous aurait permis, grâce à cette interruption, d’attraper le capitalisme au piège. Une fois le danger écarté, la démocratie pourrait être crucifiée à nouveau.
La simple énonciation des conclusions politiques découlant de la constatation de la différence entre deux époques capitalistes — l’ascendante et la déclinante— permet de voir l’état de décomposition et de corruption des partis et des groupements se réclamant du prolétariat, dans la période actuelle.
Les deux périodes historiques considérées séparément peuvent différer et diffèrent réellement, mais, pour arriver à la conclusion qu’une incompatibilité existe entre le capitalisme et la démocratie ou entre le capitalisme et le fascisme, il faudrait considérer démocratie et fascisme non plus comme des formes de l’organisation de la société, mais comme des classes, ou bien il faudrait admettre que désormais, la théorie de la lutte des classes a cessé d’être valable, et que nous assistons à une bataille que livrerait la démocratie contre le capitalisme, ou le fascisme contre le prolétariat. Mais les événements d’Italie et d’Allemagne sont là pour nous prouver que le fascisme n’est que l’instrument de répression sanglante contre le prolétariat et au service du capitalisme qui voit Mussolini proclamer la sainteté de la propriété privée sur les décombres des institutions de classe que les ouvriers avaient fondé pour mener leur lutte contre l’appropriation bourgeoise des produits du travail.
Mais la théorie de la lutte des classes se vérifie une nouvelle fois dans les cruelles expériences d’Italie et d’Allemagne. L’apparition du mouvement fasciste ne modifie nullement l’antithèse capitalisme-prolétariat en la remplaçant soit par : capitalisme-démocratie, soit par fascisme-prolétariat. Il arrive un moment dans l’évolution du capitalisme déclinant où ce dernier est forcé d’emprunter un autre chemin que celui qu’il avait parcouru dans sa phase ascensionnelle. Avant, il pouvait combattre son ennemi mortel, le prolétariat, en lui faisant miroiter la perspective d’une amélioration progressive de son sort jusqu’à atteindre sa libération et, à cette fin, il ouvrait les portes des institutions démocratiques en acceptant ceux qui gardaient le nom de représentants ouvriers, mais qui devenaient des agents bourgeois dans la mesure même où ils parvenaient à enchaîner les organismes ouvriers dans les rouages de l’Etat démocratique. Aujourd’hui —après la guerre de 1914 et la révolution russe— le problème, pour le capitalisme, est de disperser par la violence et la répression tout foyer prolétarien pouvant se relier avec le mouvement des classes. Au fond, l’explication de la différence entre l’attitude du prolétariat italien et allemand en face de l’attaque fasciste, de la résistance héroïque du premier pour défendre la dernière brique des institutions ouvrières et de l’effondrement du second au lendemain de la formation du gouvernement Hitler-Papen-Hugenberg, dépend uniquement du fait qu’en Italie le prolétariat fondait — par le canal de notre courant — l’organisme pouvant le conduire à la victoire, alors qu’en Allemagne le parti communiste, après avoir été faussé dans ses bases à Halle, par la fusion avec les indépendants de gauche, traversa la défaite de 1923 et, au cours des différentes convulsions de la gauche et l’extrême-gauche qu’il a vécu, une série d’étapes marquant chaque fois un pas en avant dans la corruption et la décomposition du parti du prolétariat allemand qui avait écrit des pages de gloire et d’héroïsme en 1919 et 1920 !
Même si le capitalisme passe à l’offensive contre les positions démocratiques et les organisations qui s’en réclament, même s’il assassine les personnalités politiques appartenant à des partis démocratiques, de l’armée ou du parti nazi lui-même (comme le 30 juin en Allemagne), cela ne signifie pas qu’il doit y avoir autant d’antithèses qu’il y aura d’oppositions fascisme-armée, fascisme-christianisme, fascisme-démocratie. Ces faits prouveront seulement la complication extrême de la situation actuelle, son caractère spasmodique et n’entament nullement la théorie de la lutte de classe. La doctrine marxiste ne présente pas le duel prolétariat-bourgeoisie, dans la société capitaliste, comme un contraste mécanique, à tel point que toute manifestation sociale pourrait et devrait être rattachée à l’un ou l’autre terme du dilemme. Au contraire, l’essence même de la doctrine marxiste consiste dans l’établissement, à la suite de l’analyse scientifique, de deux ordres de contradictions, de contrastes et d’antagonismes, au point de vue économique, aussi bien que politique et social. En dehors de l’antithèse bourgeoisie-prolétariat seul centre moteur de l’histoire actuelle, Marx a mis en évidence la base et le cours contradictoire du capitalisme lui-même, à tel point que l’harmonie de la société capitaliste ne s’établit nullement, même après que le prolétariat a cessé d’exister (comme c’est le cas dans la situation actuelle à la suite de l’action du centrisme et des trahisons social-démocrates) en tant que classe agissant pour l’ébranlement de l’ordre capitaliste et la fondation de la nouvelle société. Actuellement, le capitalisme peut bien avoir amputé provisoirement la société de sa seule force progressive, le prolétariat, mais tant sur le terrain économique que politique, les bases contradictoires de son régime ne cessent pas de déterminer l’opposition inconciliable des monopoles, des Etats, des forces politiques agissant dans l’intérêt de la conservation de sa société, en particulier le contraste entre fascisme et démocratie.
Au fond, l’alternative guerre-révolution signifie qu’une fois écartée, l’issue des situations actuelles vers la fondation de la nouvelle société, il n’apparaîtra point une ère de tranquillité sociale, mais la société capitaliste toute entière (y compris les ouvriers) roulera vers la catastrophe jaillissant des contradictions inhérentes à cette société.
Le problème à résoudre n’est pas d’attribuer autant d’attitudes politiques au prolétariat qu’il y aura d’oppositions, dans les situations, en le reliant à tel monopole, à tel Etat, à telle force politique contre ceux qui s’y opposent, mais de garder l’indépendance organique du prolétariat en lutte contre toutes les expressions économiques et politiques du monde de l’ennemi de classe.
La conversion de la société capitaliste vers le fascisme, l’opposition et le contraste même entre les facteurs des deux régimes, ne doivent donc nullement altérer la physionomie spécifique du prolétariat. Ainsi que nous l’avons remarqué à plusieurs reprises, les fondements programmatiques prolétariens doivent devenir aujourd’hui les mêmes que Lénine mit en lumière, par son travail de fraction, avant la guerre et contre les opportunistes des différentes teintes. En face de l’Etat démocratique, la classe ouvrière doit garder une position de lutte pour sa destruction et non y pénétrer afin de conquérir des positions permettant de construire graduellement la société socialiste : les révisionnistes qui défendirent cette position ont fait du prolétariat la victime des contradictions du monde capitaliste, de la chair à canon en 1914. Aujourd’hui que les situations obligent le capitalisme à procéder à une transformation organique de son pouvoir, de l’Etat, le problème reste le même, c’est-à-dire celui de la destruction et de l’introduction du prolétariat au sein de l’Etat ennemi pour en sauvegarder les institutions démocratiques, ce qui met la classe ouvrière à la merci du capitalisme et, là où ce dernier ne doit pas recourir au fascisme, en fait à nouveau la proie des contrastes inter-impérialistes et de la nouvelle guerre.
Le dilemme marxiste, capitalisme-prolétariat ne signifie pas qu’à chaque situation, les communistes doivent poser le problème de la révolution mais signifie que, dans toutes les circonstances le prolétariat doit se regrouper autour de ses positions de classe. Il pourra poser le problème de l’insurrection quand les conditions historiques existeront pour la bataille révolutionnaire, et dans les autres situations il sera obligé de soulever un programme de revendications plus limité, mais toujours de classe. La question du pouvoir se pose uniquement sous sa forme intégrale et à défaut de prémices historiques nécessaires pour le déclenchement de l’insurrection, cette question ne se pose pas. Les mots d’ordre à soulever alors se rapporteront aux revendications élémentaires concernant les conditions de vie des ouvriers, au point de vue de la défense des salaires, des institutions prolétariennes et des positions conquises (droit d’organisation, de presse, de réunion, de manifestation, etc..).
L’attaque fasciste trouve sa raison d’être en une situation économique qui balaye toute possible équivoque, et où le capitalisme doit passer à l’anéantissement de toute organisation ouvrière. A ce moment la défense des revendications de la classe ouvrière, menace directement le régime capitaliste et le déclenchement des grèves défensives ne peut se situer que sur le cours de la révolution communiste. Dans cette situation —ainsi que nous l’avons déjà dit— les partis et les formations démocratiques et social-démocratiques, gardent une fonction de tout premier ordre, mais à l’avantage du capitalisme et contre le prolétariat, dans la ligne qui débouche dans la victoire fasciste et non dans la ligne menant à la défense ou au triomphe du prolétariat. Ce dernier sera mobilisé pour la défense de la démocratie afin qu’il ne lutte pas pour ses revendications partielles. Les social-démocrates allemands appellent les ouvriers à abandonner la défense de leurs intérêts de classe pour ne pas menacer le gouvernement du moindre mal de Brüning ; Bauer en fera de même pour Dollfuss entre mars 1933 et février 1934 ; le "Pacte d’action" entre socialistes et centristes en France se réalise parce qu’il contient (clause préjudicielle Zyromski) la lutte pour les libertés démocratiques à l’exclusion des grèves revendicatives...
Trotsky écrira dans ses documents sur l’Allemagne tout un chapitre pour démontrer que la grève générale n’est plus l’arme permettant la défense de la classe ouvrière.
La lutte pour la démocratie représente donc un puissant diversif pour arracher les ouvriers de leur terrain de classe et les entraîner dans les voltiges contradictoires où l’Etat opère sa métamorphose de démocratie en Etat fasciste. Le dilemme fascisme-antifascisme agit donc dans l’intérêt exclusif de l’ennemi ; et l’antifascisme, la démocratie chloroformisent les ouvriers pour les laisser ensuite poignarder par les fascistes, étourdissent les prolétaires afin qu’ils ne voient plus le champ et la voie de leur classe. Ce sont ces positions centrales qu’ont marqué de leur sang les prolétaires d’Italie et d’Allemagne. C’est parce que les ouvriers des autres pays ne s’inspirent pas de ces vérités politiques que le capitalisme mondial peut préparer la guerre mondiale. C’est, inspirée de ces données programmatiques que notre fraction continue sa lutte pour la révolution italienne, pour la révolution internationale.