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Ce courant a été capable d'une grande clarté théorique, parfois plus que la gauche italienne, sur des questions clés liées à l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. C'est le cas en particulier sur le rôle du parlementarisme et des élections que la classe ouvrière ne peut plus utiliser à son profit mais qui sont des armes de la bourgeoisie. De plus, et contrairement à la gauche italienne, il a été capable de caractériser les syndicats comme des organes intégrés à l'Etat bourgeois ayant la fonction d'encadrer la classe ouvrière. Sur toutes ces questions il s'est opposé ouvertement aux erreurs de l’IC et de Lénine. Cependant, il est caractérisé aussi, à la fin des années vingt et dans les années trente, par une analyse profondément erronée de l’échec de la révolution russe. Celle-ci était même considérée comme une révolution bourgeoise par certaines de ses composantes qui attribuaient ainsi son échec, non pas au reflux de la vague révolutionnaire mondiale, mais à des conceptions "bourgeoises" défendues par le parti bolchevik et Lénine, comme celle de la nécessité du parti révolutionnaire.
La gauche allemande
Le fascisme, produit de la décadence du capitalisme et de la crise économique
Une contribution de A. Lehmann, membre des "groupes communistes ouvriers" allemands héritiers du KAPD permet de se rendre compte du degré de clarification théorique à laquelle était parvenue la Gauche allemande sur la question du fascisme qu’elle fait résulter de la décadence du capitalisme et de la crise économique aiguë : "Les possibilités d’une accumulation du capital toujours de plus en plus importantes, qui s’étaient manifestées dans cette première phase, trouvèrent leur fin dans la concurrence de plus en plus acharnée des capitalismes nationaux qui se heurtaient dans les dernières tentatives possibles de conquête de nouveaux terrains d’expansion capitaliste. Ces rivalités causées par la restriction des débouchés aboutirent à la guerre mondiale (…) Les différentes couches du capitalisme perdirent leur caractère spécial (financier, industriel, etc.) pour se fondre dans une masse d’intérêts de plus en plus uniformisés. (…) Avec une telle structure, le capitalisme n’a plus besoin du parlementarisme qui ne subsiste dans une première période que comme une façade derrière laquelle s’accomplit la dictature de ce capital monopoliste" (extrait d'un article publié dans le N° 11 de Masses, en novembre 1933, qui était un mensuel éclectique situé à gauche de la social-démocratie française ; reproduit dans la Revue Internationale du CCI n°3, 1975)
Cependant cette analyse comporte un certain nombre de faiblesses, ayant cours dans une partie de la Gauche allemande, qui la conduisent à considérer que le fascisme allait s’étendre rapidement : "Mais l’aggravation de la crise mondiale, l’impossibilité d’ouvrir de nouveaux débouchés enlèvent peu à peu tout intérêt pour la bourgeoisie dans le maintien de cette façade parlementaire. La dictature directe et avouée du capital monopoliste devient une nécessité pour la bourgeoisie elle-même. Il montre que le système fasciste est la forme du gouvernement la mieux appropriée aux besoins du capital monopoliste. Son organisation économique est la plus favorable pour la solution des contradictions internes de la bourgeoisie, tandis que son contenu politique permet à la bourgeoisie de s’appuyer sur une nouvelle base qui remplace ainsi le réformisme devenu de plus en plus incapable de maintenir les illusions des masses" (ibid.). Ainsi elle ne comprenait pas les conditions particulières qui ont fait apparaître le fascisme en Italie et en Allemagne et pas dans d'autres pays industrialisés. Celles-ci sont de deux ordres : d'une part la défaite particulièrement brutale qu’y a subie la classe ouvrière après un mouvement de lutte puissant et, d'autre part, la nécessité pour la bourgeoisie de ces pays, battus lors de la première guerre mondiale, de prendre l'initiative de préparatifs pour un nouveau repartage, par les armes, du gâteau impérialiste.
Enfin, cette analyse a été capable de mettre en relief ce qui distingue justement les courants de la Gauche communiste du trotskisme ou des courants de la gauche de la bourgeoisie, c'est-à-dire que l’antagonisme au sein de la société ne se situe pas entre fascisme et démocratie mais bien entre prolétariat et capitalisme : "Mais si la classe ouvrière ne se laissa pas, ou presque pas, contaminer par la démagogie fasciste, elle n’en fut pas moins incapable de s’opposer au développement du parti national-socialiste.(...) Surtout le prolétariat ne comprit pas que la partie se jouait non entre la démocratie et le fascisme, mais en réalité entre la révolution prolétarienne et le fascisme. C’est donc l’incapacité révolutionnaire du prolétariat qui permit le développement politique du fascisme et l’avènement d’Hitler. (...)." Néanmoins, une faiblesse importante de cette contribution consiste dans l'absence d'une dénonciation du danger antifasciste. Sur cette dernière question en particulier, le courant de la Gauche italienne sera beaucoup plus clair et conséquent pour mettre en évidence la démarcation entre le camp prolétarien et celui de toutes les fractions de la bourgeoisie.
- Pannekoek
Une analyse de classe du fascisme et du stalinisme
Anton Pannekoek, une grande figure du mouvement ouvrier et un des chefs de file de la gauche de la social-démocratie, fut de tous les combats contre les manifestations de l'opportunisme au sein de la seconde Internationale. Lors de la première boucherie mondiale, il compte parmi les internationalistes de la première heure, à côté de Lénine et Rosa Luxemburg notamment, au moment où les partis sociaux-démocrates trahissaient le prolétariat en l’appelant à l’union sacrée avec ses exploiteurs. S'il est encore internationaliste pendant la seconde guerre mondiale, il ne sera néanmoins pas capable des mêmes apports qu'au moment de l'épreuve de la première guerre.
Avant que ne prenne fin le second conflit mondial, il est capable d'une clairvoyance remarquable quant aux moyens que la bourgeoisie va mettre en œuvre pour éviter que ne se reproduise un soulèvement révolutionnaire (même si ses formulations démontrent une très grande surestimation de sa part de la facilité avec laquelle s'était opéré le soulèvement prolétarien en Allemagne à partir de 1918) : "L’objectif de la dictature national-socialiste, la conquête et la domination du monde, rend probable le fait qu’elle sera détruite au cours de la guerre même qu’elle a déclenchée dans ce but. Elle laissera alors l’Europe dévastée, en proie au chaos et à la misère, son appareil productif, adapté aux fournitures de guerre, complètement usé, son sol et ses habitants épuisés, ses matières premières ayant disparu, ses villes et usines en ruine, ses ressources économiques pillées et anéanties. Mais contrairement au précédent historique de l’Allemagne de 1918, le pouvoir politique ne tombera pas automatiquement aux mains de la classe ouvrière. Les puissances victorieuses ne le permettront pas : toutes leurs forces serviront à la répression, si besoin est." (Les Conseils ouvriers II p. 97 Edition Spartacus). En fait, l'Allemagne nazie vaincue participera aussi à l'entreprise puisque lui sera délégué le travail d'anéantissement du prolétariat dans les zones qui reviendront au bloc russe après le partage de Yalta.
Tout comme Bordiga avant lui, Pannekoek fait clairement résulter le fascisme, non pas de la montée des classes réactionnaires de la société, mais bien des besoins du capital : "Le nouveau despotisme, au contraire, est un produit du capitalisme hautement développé ; il dispose de toute la puissance de la bourgeoisie et de toutes les méthodes raffinées qui lui fournissent les techniques et les méthodes d'organisation modernes. Il représente un progrès, non une régression, non un retour à une vieille barbarie brutale mais l'annonce d'une barbarie bien plus raffinée" (ibid. p. 68)
Pannekoek, contrairement à Lehmann, ne commet pas non plus l’erreur de penser que le fascisme sera la forme universelle de domination du capitalisme : "aujourd’hui, de manière analogue, il se pourrait que, tandis que dans certains pays s’établissent des dictatures fascistes, dans d’autres les conditions de cette installation fassent défaut". Il entrevoit donc que ce sont des conditions particulières qui permettent son avènement : "On dit souvent que le fascisme est la véritable doctrine du grand capital. Il n'en est rien. L'exemple de l'Amérique est là pour prouver qu'une domination paisible peut être plus facilement assurée par le biais de la démocratie politique. Mais si, dans sa lutte pour s'élever, un capitalisme donné échoue face à une ennemi plus puissant, ou s'il est menacé par une classe ouvrière révoltée, il doit avoir recours à de modes plus violents de domination. Le fascisme est le système politique auquel a recours le grand Capital lorsqu'il se trouve en situation critique". (ibid. p. 66)
Il sait mettre en évidence la tendance au capitalisme d’Etat agissant en tant que garant de la cohésion économique et sociale face aux contradictions qui assaillent la société. Pour lui, tous les régimes, qu'ils soient fascistes ou démocrates, portent le sceau de telles caractéristiques : "Les gouvernements, même ceux qui s’intitulent démocratiques, seront obligés d’intervenir toujours davantage dans la production. Tant que le capital détiendra le pouvoir et aura peur, les méthodes despotiques de gouvernement seront utilisées et se dresseront comme des ennemis formidables face à la classe ouvrière."(ibid. p. 95)
L'Etat en Russie 17, faussement analysé comme expression de la tendance au fascisme
Pannekoek est aussi capable de saisir l'unité du capitalisme d'Etat qui englobe également l'Etat stalinien surgi de la contre-révolution en Russie : "Un examen plus poussé des relations profondes entre les choses montre que non seulement le communisme qui avait donné l'exemple de la dictature d'Etat, mais aussi la social-démocratie avaient préparé la voie du national-socialisme (...) Et, au premier chef l'idée même de socialisme étatique ; d'une organisation de toute la production consciemment planifiée par le pouvoir centralisé de l'Etat. Sans doute entendait-on alors par Etat démocratique l'organe du peuple du travail. Mais les intentions ne pèsent pas lourd face à la réalité. Une organisation qui est maître de la production est maître de la société ; il est maître des producteurs en dépit de tous les textes qui essaient d'en faire un organe subordonné, et il ne peut éviter, et a besoin, de se développer en classe ou groupe dominants" (ibid. p. 51). Pour parvenir à cette caractérisation, Pannekoek s'appuie sur une analyse parfaitement juste selon laquelle la Russie, à ce moment là, n'a effectivement rien de communiste, pas plus que son Etat n'est prolétarien mais correspond à la forme particulière prise par la tendance au capitalisme d'Etat dans ce pays[1]. Ce passage et le reste des travaux de Pannekoek expriment une intuition juste d'un problème réel. L'analyse qui en est donnée par Bilan, qui traitera le problème beaucoup plus en profondeur, est que l'Etat qui surgit au lendemain de la prise du pouvoir par la classe ouvrière n'est pas prolétarien mais exprime les antagonismes de classe qui existent encore dans la société tant que les rapports capitalistes demeurent dominants à l'échelle mondiale. Au moment de la vague révolutionnaire mondiale, l'ensemble du mouvement ouvrier, encore influencé par les vieilles conceptions social-démocrates sur la prise du pouvoir, défend l'analyse erronée identifiant la dictature du prolétariat à l'Etat de la période de transition[2]. Mais, contrairement à ce que pense Pannekoek, cette erreur du mouvement ouvrier - qui aurait été corrigée si la révolution s'était étendue internationalement - n'est pas la cause profonde de l'échec de la vague révolutionnaire. Si cette question n'a pu être clarifiée dans le feu de l'action, à l'épreuve de la réalité, c'est justement parce que le rapport de force international entre les classes est devenu très tôt défavorable au prolétariat, condamnant à la dégénérescence le bastion prolétarien en Russie complètement isolé.
Une vision erronée de la révolution russe qui fausse toute l'analyse des causes du fascisme
Tournant complètement le dos à cette méthode d'analyse, Pannekoek va chercher une origine de la tendance au capitalisme d'Etat, et donc du fascisme, dans des "tares" du mouvement ouvrier lui-même : "Les mots d'ordre, les buts, les méthodes, inventés pour les travailleurs par la social-démocratie, furent repris par le national-socialisme et mis en pratique pour le profit du capital (...) le "principe du chef" n'a pas été inventé par le national-socialisme. Il s'est développé avec la social-démocratie, mais dissimulé sous des apparences démocratiques. Le national-socialisme le fit sortir au grand jour ; il en fit la nouvelle base des rapports sociaux avec toutes les conséquences que cela comportait." On mesure ici toute la régression du grand révolutionnaire qui, face au fascisme n'est pas capable de revenir à la méthode qui avait été celle des révolutionnaires conséquents, et donc la sienne, face à la trahison de la social-démocratie et ensuite face à la victoire de l'insurrection d'octobre. Pannekoek, comme le fait à plus grande échelle la propagande bourgeoise aujourd'hui, assimile le communisme au stalinisme, identifie le parti de la révolution prolétarienne, le parti bolchevik de Lénine, à celui de Staline et de la contre-révolution. Il va même jusqu'à suggérer une assimilation du même ordre entre le parti de Marx et Engels et celui de Noske et Scheideman. A l'inverse de cette méthode qui mettait au cœur de la démarcation entre camp bourgeois et camp prolétarien des questions essentielles telles que l'internationalisme et la défense de la révolution face à toutes les fractions de la bourgeoisie, Pannekoek se polarise sur des faiblesses réelles, mais secondaires au regard du problème posé, comme le culte des chefs dans la social-démocratie, sous l'effet de l'idéologie dominante. Dans son esprit, la problème n'est plus celui de la nécessaire démarcation entre organisations du prolétariat passées à l'ennemi de classe, et les nouvelles à reconstruire, mais celui du rejet de tout parti politique, qui par essence serait nécessairement bourgeois. C'est une des raisons pour lesquelles, à l'instar de Lehman, non seulement il ne fut pas capable de mettre clairement en évidence les contours de l'ensemble du camp ennemi, quels que soient ses habits, staliniens, démocrates ou fascistes, mais surtout sa dénonciation bien pâle de la démocratie ne lui permit pas non plus de pointer l'importance de la force de mystification que constitue l'antifascisme contre la classe ouvrière.
Une analyse qui édulcore le rôle anti-ouvrier de la social-démocratie
S'il est avéré qu'effectivement les partis staliniens et sociaux-démocrates ont été, depuis leur passage à la contre révolution, les plus fervents défenseurs des mesures capitalistes d'Etat, la relation que suggère Pannekoek entre le fascisme et ceux-ci est erronée. En premier lieu, le fascisme n'est pas le produit du stalinisme ou du capitalisme démocratique étatique, mais tous trois sont des expressions de la tendance au capitalisme d'Etat. En outre, le problème essentiel consiste dans la grave erreur d'une analyse qui gomme l'essentiel de la véritable relation de cause à effet entre fascisme et ex-partis de la classe ouvrière passés à l'ennemi : c'est l'écrasement de la classe ouvrière par cette gauche du capital qui ouvre la voie au fascisme.
Voilà pourquoi, malheureusement, Pannekoek ne contribue pas à armer le prolétariat même lorsqu'il dit justement que la social-démocratie a fait le lit du fascisme : "Comment a-t-il pu être possible qu’une classe ouvrière, en apparence aussi puissante que la classe ouvrière allemande, à l’époque de la splendeur de la social démocratie, presque prête à conquérir le monde, ait pu tomber dans une telle impuissance ? Même aux yeux de ceux qui s’étaient rendu compte de la dégénérescence interne du mouvement socialiste, cette reddition obtenue facilement en 1933, sans combat, et la destruction complète de son imposante structure furent une véritable surprise. D’une certaine façon, pourtant, le national-socialisme put être considéré comme le rejeton naturel de la social-démocratie." (ibid. p. 93). Dans ces écrits, non seulement Pannekoek demeure à côté de la dénonciation essentielle de la gauche du capital et attribue finalement, indirectement, à la révolution en Russie un rôle d'impulsion du fascisme. Par ses analyses erronées, il a même participé à développer la confusion dans la classe ouvrière qui, à ce moment-là, en avait moins que jamais besoin.[1] La forme totalitaire et caricaturale prise par le capitalisme d'Etat en URSS s'explique par les conditions historiques particulières dans lesquelles il s'est constitué. La bourgeoisie en Russie, avec la dégénérescence interne de la révolution, s'est constituée, non pas à partir de l'ancienne bourgeoisie tsariste éliminée par le prolétariat en 1917, mais à partir de la bureaucratie parasitaire de l'appareil d'Etat avec lequel s'est confondu de plus en plus, sous la direction de Staline, le Parti Bolchevik. C'est la bureaucratie du Parti-Etat qui, en éliminant à la fin des années 20 tous les secteurs susceptibles de reconstituer une bourgeoisie privée, et auxquels elle s'était alliée pour assurer la gestion de l'économie nationale (propriétaires terriens et spéculateurs de la NEP) a pris le contrôle de cette économie.
[2] En fait, la position du CCI est que la classe ouvrière doit préserver son indépendance de classe vis-à-vis de ce semi-Etat appelé à dépérir avec le développement de la révolution mondiale mais qui, comme tout Etat, est par essence conservateur. Organisée dans ses conseils, elle doit assumer son œuvre de transformation de la société, par l'exercice de sa dictature sur toute la société et sur l'Etat lui-même.