Préface à l'édition de 1985

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Il y a un siècle, les ouvriers se battaient dans les rues pour imposer à la classe dominante le droit d'existence de leurs organisations syndicales. Aujourd'hui, les gouvernements de la classe dominante se battent pour que les ouvriers en lutte ne débordent pas les appareils syndicaux et cessent de déserter ces organisations.

  • Les syndicats sont-ils encore aujourd'hui des organisations qui défendent les intérêts de la classe ouvrière ?
  • Le syndicalisme permet-il à notre époque d'empêcher ou même de limiter l'attaque permanente contre les conditions d'existence des travailleurs
  • Quel est l'avenir de la lutte ouvrière ?
  • Comment lutter ?

C'est à ces questions que s'attache à répondre cette brochure, parue pour la première fois en 1974. Ces réponses peuvent être résumées de la façon suivante.

Depuis la Première Guerre Mondiale, les syndicats sont devenus des rouages de l'appareil d'État capitaliste. La forme d'organisation syndicale correspondait a la période du capitalisme florissant, historiquement ascendant de la deuxième moitié du XIXe siècle. A cette époque, le capitalisme était capable d'accorder de véritables réformes, durables, en faveur de la classe ouvrière. Le prolétariat pouvait s'unifier autour de la lutte pour des réformes (syndicalisme, parlementarisme). Par contre, dans le capitalisme décadent, le capitalisme des 70 dernières années -dont 30 de crise économique et 10 de guerre mondiale, sans compter l'existence permanente de guerres localisées- le capital a poussé l'exploitation, la misère, la barbarie, l'aliénation de la vie jusqu'à ses dernières limites. Le capitalisme n'est lus réformable.

Pour survivre capitalisme, incapable de donner une économique est contraint d'imposer une domination toujours plus totalitaire : l'État est devenu une sorte de pieuvre gigantesque oui absorbe et contrôle toute parcelle de la vie sociale. Sous sa forme "démocratique", comme dans les pays industrialisés d'occident, sous la forme "bureaucratique", comme dans les pays de l'est, ou sous sa forme militaire, comme dans la plupart des pays sous-développés, le capitalisme décadent est essentiellement un capitalisme d'États

Dans ces conditions, l'efficacité d'une lutte ouvrière dépend directement de sa capacité d'imposer un rapport de forces suffisant à l'État capitaliste, de sa capacité d'assumer son contenu politique, d'affirmer de façon intransigeante ses propres intérêts contre ceux de la logique capitaliste du profit.

De ce fait, la recherche de l'extension constitue la principale dynamique d'une lutte ouvrière forte. Seul le développement du nombre et de l'unité des forces prolétariennes au combat peut imposer, ne fut-ce que momentanément, un rapport de forces capable de contraindre l'État à reculer et de mettre en question la logique absurde et barbare du capital en crise.

Le type de lutte syndicale, qui sépare l'économique du politique, qui accepte de contenir la lutte ouvrière dans le carcan de la logique économique capitaliste, qui organise les ouvriers par secteurs, branches et nations, est à notre époque, totalement inadapté et néfaste pour le prolétariat. Le syndicalisme ne renforce plus la classe ouvrière : il la divise et la condamne à l'impasse.

La perspective de la lutte ouvrière est d'assumer de plus en plus son véritable contenu anti-capitaliste, en affirmant son caractère de classe et donc son unité comme telle, brisant toutes les barrières corporatistes, sectorielles, raciales, nationales... syndicales.

Pour cela, elle ne peut faire confiance à des organisations syndicales, quelque soit le langage "radical" que celles-ci puissent tenir. C'est l'ensemble des travailleurs en lutte qui doit organiser et diriger son combat.

Maintien intransigeant sur le terrain de la défense de ses intérêts de classe, extension de la lutte, auto-organisation, ce sont là les armes principales de toute lutte ouvrière conséquente dans le capitalisme décadent.

L'avenir de la lutte ouvrière est celui d'affrontements de plus en plus globaux et généralisés avec tous les défenseurs de l'ordre établi. Ces affrontements finiront par poser de plus en plus clairement la question de fond : enfoncement dans la barbarie capitaliste ou révolution ouvrière.

O o O

Tel est l'essentiel du contenu de cette brochure. Mais, depuis l974, date de sa première parution, ces analyses se sont-elles confirmées. La fin des années 70 et le début des années 80 ont-ils démenti ces réponses ?

En réalité ces années, et plus particulièrement les années 80 -"années de vérité"- révèlent au grand jour les contradictions profondes qui travaillent les entrailles de la société depuis plus d'un demi-siècle de décadence du système social dominant.

L'approfondissement et la généralisation de la crise économique capitaliste n'a fait qu'exacerber l'antagonisme entre lés deux classes principales de la société : le prolétariat et la bourgeoisie; la crise rend toujours plus évidente l'irréconciliabilité absolue entre la logique de l'économie capitaliste et les besoins des masses ouvrières... et de l'ensemble de l'humanité.

Tous les éléments de la réalité, toutes les tendances essentielles du capitalisme décadent et de la lutte de classes qui fondent les analyses de cette brochure se sont confirmés et se confirment pleinement. Dans les années 80, apparaît toujours plus clairement, à quiconque accepte d'observer la réalité en face :

  • l'impossibilité de réformer le capitalisme au profit de la classe ouvrière - la nécessité d'une riposte ouvrière, radicale, politique et massive
  • l'intégration des syndicats à l'État capitaliste
  • l'impossibilité d'un bon syndicalisme
  • la responsabilité historique de la classe ouvrière face à l'avenir de l'humanité.

Considérons chacun de ces points, face à l'expérience pratique de la lutte de classe de ces dernières années.

I. L'IMPOSSIBILITÉ DE REFORMER LE CAPITALISME AU PROFIT DE LA CLASSE OUVRIÈRE

Les années 80 s'inscrivent dans le cadre d'un système économique historiquement décadent et barbare depuis plus d'un demi-siècle. Mais au sein de cette décadence, ces années se situent dans un moment d'intense accélération de la crise économique dans laquelle se débat le capitalisme depuis la fin des années 60, depuis la fin de la période de reconstruction qui suivit la deuxième Guerre Mondiale.

Depuis près d'un demi siècle, le capitalisme a eu recours pour survivre, à toute sorte de manipulations monétaires et financières, détruisant pour cela des piliers du système aussi importants que la stabilité du système monétaire international, ou l'équilibre des finances publiques des nations, et se jetant dans une fuite en avant par des politiques de crédit qui ne "résolvent" dans l'immédiat des problèmes que pour les reposer peu de temps après, avec une gravité décuplée. C'est ainsi qu'au milieu des années 80, le capitalisme se trouve confronté à la plus profonde et étendue crise économique de son histoire.

La paupérisation absolue

Pour la classe ouvrière, ce n'est plus à l'impossibilité d'arracher des améliorations durables de ses conditions d'existence qu'elle se heurte. Le prolétariat mondial subit de la part du capital l'attaque la plus violente, la plus systématique, la plus généralisée. C'est le minimum social nécessaire pour subsister qui est mis en question. Ce n'est plus seulement un accroissement de l'exploitation qu'il doit combattre mais la perte du peu qu'il croyait "acquis", la menace de la paupérisation absolue. La machine capitaliste s'enraye. Ce n'est plus seulement qu'elle ne parvient pas à intégrer de nouveaux prolétaires au rythme de croissance de la population, comme c'est le cas depuis des décennies dans le tiers-monde. Désormais, elle recrache dans la rue, dans la misère, des masses croissantes de prolétaires dont elle n'a plus la capacité d'extirper du surtravail, du profit, aussi bien dans les pays sous-développés que dans les métropoles industrielles.

Dans les pays développés, le chômage connaît un développement généralisé dont la principale caractéristique est d'être de plus en plus rapide. En Europe occidentale, le plus grand centre industriel de la planète, le nombre de chômeurs reconnu par les statistiques officielles est passé entre 1970 et 1980 de 5 à 11 millions. Il a doublé en 10 ans. Mais, dans les années 80, il a suffi de 5 ans pour qu'il double à nouveau pour atteindre 20 millions à la fin de 1984. Dans l'ensemble constitué par les pays industrialisés du bloc US, le nombre de chômeurs dépasse à cette date les 32 millions... et les gouvernements ne cessent d'annoncer tous les jours de nouveaux licenciements.

Pendant les années de reconstruction, et même en partie pendant les années 70, la plupart des chômeurs des pays les plus industrialisés d'Europe recevaient des allocations. Mais, dans les années 80, les États en faillite se déclarent de plus en plus incapables de subvenir aux besoins de tous ceux, trop nombreux, que le capital jette à la rue ou qu'il n'a jamais eu la capacité d'intégrer au processus de production. Des millions de prolétaires sont condamnés à la misère la plus totale, à la paupérisation absolue. Les "soupes populaires" font leur réapparition dans des villes comme Paris !

Mais le chômage ne touche pas que les chômeurs : pour ceux qui "ont encore la chance d'avoir un emploi", la menace du chômage constitue un chantage, un véritable fusil dans le dos. Les salaires réels ne cessent de baisser en même temps qu'un nombre toujours plus grand de familles ouvrières ont des chômeurs à charge (conjoint, jeunes), ce qui revient à une diminution de revenus avec un plus grand nombre de bouches à nourrir.

Quant à ce qu'on appelle le "salaire social", c'est à dire ce que l'État paie sous forme de services tels que la santé, l'éducation, les allocations familiales, etc. ... il subit lui aussi des coupes sombres. C'est ce que les médias appellent cyniquement "la fin de l'État providence".

La barbarie

S'il fallait résumer en deux chiffres l'actuelle accélération de la décadence historique du capitalisme, il suffirait de dire qu'au milieu des années 80, il meurt de faim dans le monde plus de trente millions de personnes par an (plus que pendant les quatre années de la Première Guerre Mondiale !) alors que les dépenses militaires mondiales dépassent largement un million de dollars par minute une somme qui permettrait non pas d'atténuer le problème de la faim, mais de l'éliminer.

Pendant ce temps, la production de biens de subsistance dans tous les pays est diminuée pour cause de... surproduction.

Non, les dix dernières années n'ont pas infirmé cette idée de base de la brochure suivant laquelle il n'est pas possible de réformer le capitalisme ou d'en arracher des réformes durables au profit des exploités.

Au contraire, c'est de plus en plus clairement qu'apparaît l'irréconciliabilité totale qui oppose la logique des lois économiques capitalistes datant du XVI° siècle et les intérêts les plus élémentaires de la classe travailleuse.

De façon croissante, la survie du capitalisme entraîne la paupérisation absolue des prolétaires; de plus en plus, la survie même des prolétaires exige de ceux-ci de porter leur lutte de classe à des niveaux de plus en plus globaux, unitaires, radicaux.

Seule la perspective d'une lutte politique de masse ouvre une perspective au prolétariat.

II. LA NÉCESSITÉ D'UNE RIPOSTE OUVRIÈRE, RADICALE, POLITIQUE ET MASSIVE

L'expérience de la lutte de classes des dix dernières années a-t-elle confirme la nécessité, mais aussi la possibilité d'une telle riposte de la classe ouvrière ?

En dernière instance, la seule réponse qui permettra au prolétariat d'arrêter réellement et définitivement la machine qui le broie et l'opprime chaque jour plus, ce sera une révolution sociale totale : la destruction de la machine d'exploitation elle-même, l'instauration de nouveaux rapports sociaux fondés sur l'orientation de la production non plus en fonction du profit et de l'accumulation de capital, mais en fonction exclusivement des besoins humains. Au bout du compte, il n'y a pas d'autre issue.

Est-ce à dire que d'ici là, les prolétaires n'ont plus qu'à subir passivement la destruction quotidienne de leur existence, en attendant "l'aube du grand soir" ? Une telle conclusion, typique des prétendus révolutionnaires a la phrase radicale et "moderniste" (pour qui Marx est "dépassé"), traduit aussi bien une idée totalement creuse de la Révolution qu'un mépris sans bornes du mouvement réel du combat prolétarien.

Tout d'abord, comment une classe qui n'a pas appris à se battre, qui n'a ni la force, ni la volonté de se défendre lorsqu'elle est attaquée, pourrait un jour trouver la force et la volonté de se jeter dans le feu d'une révolution et de la mener jusqu'à son triomphe ? La révolution ne "remplace" pas la résistance quotidienne de la classe exploitée : elle en est l'aboutissement logique. La lutte de classe quotidienne est la seule école de guerre dont dispose la classe révolutionnaire.

Ensuite, l'impossibilité pour le capitalisme de revenir à une situation de prospérité historique, la concentration de tous les pouvoirs aux mains de la machine d'État, le renforcement des moyens de répression, n'implique pas que toute lutte de résistance ouvrière est vouée à l'échec. Ce qu'il en découle, c'est que pour aboutir à un résultat positif, toute lutte ouvrière doit se donner des moyens adaptés aux temps et aux conditions historiques présentes.

Que peut faire la classe ouvrière pour limiter et faire reculer, au moins momentanément, l'offensive de la bourgeoisie

La classe dominante ne recule que si elle est confrontée à un rapport de forces tel qu'elle ne puisse faire autrement sans risquer de déstabiliser dangereusement son pouvoir politique. La réalité des dix dernières années met en évidence que, plus que jamais, le seul langage possible entre les deux classes antagonistes de la société, c'est celui de la force, de la violence de classe.

Ce rapport de forces, le prolétariat ne peut l'établir qu'en :

  • refusant toute attitude de passivité résignée
  • se donnant les moyens d'unifier ses forces par delà toutes les catégories professionnelles, raciales ou nationales
  • en portant son combat directement contre le centre du pouvoir de la classe dominante : l'État et son gouvernement
  • en concevant sa lutte comme un combat de classe contre classe, assumant la défense de ses intérêts propres contre la logique économique du système.

L'expérience des luttes ouvrières des 10 dernières années confirme cette réalité pleinement. Il y a échec ou demi-échec des luttes lorsqu'elles ne parviennent ni à s'étendre, ni à se radicaliser; il y a succès lorsqu'au contraire, la lutte sait s'étendre, se doter d'un cadre d'organisation unitaire, autonome, coordonné et centralisé et‑ demeurer ferme sur son terrain de classe en affirmant clairement son caractère ouvrier, sachant mettre en avant dans le mouvement des revendications communes et unitaires (Pologne 1980).

Dix ans de luttes.

Depuis la première parution de cette brochure, la lutte de classes a connu des périodes de plus ou moins grande intensité dans un cours historique général de développement de la lutte ouvrière au niveau international. Après la vague de luttes ouvrières ouverte par la grève de 1968 en France et qui a successivement ébranlé l'Italie (automne 69), la Pologne (1970), puis l'ensemble des pays industrialisés et sous-développés jusqu'en 1974-75 ; après une pause relative des luttes au niveau international ‑exception faite de l'Espagne en 76-77‑ on peut assez clairement reconnaître dans la période qui va de 78 à 85 deux périodes où la combativité ouverte de la classe s'est plus fortement manifestée au niveau mondial.

Une qui commence en l978 (grève des mineurs aux États-unis) et se concrétise par des luttes particulièrement significatives aussi bien dans le tiers-monde (sidérurgistes du Brésil, par exemple) qu'au coeur de l'Europe industrielle : hospitaliers en Italie, sidérurgistes en France, (Longwy et Denain début 1979), les travailleurs du port de Rotterdam (automne 79), les camionneurs, le secteur public et surtout les sidérurgistes en Grande-Bretagne (1980). Elle culmine dans la magnifique grève de masses des travailleurs polonais qui éclate en août 1980.

Une deuxième vague de luttes s'ouvre à l'automne 1983 avec la grève du secteur public en Belgique. Depuis cette date, grèves et mouvements de classes se sont multipliés dans le monde entier : des États-unis à l'Inde, du Pérou à l'Afrique du Sud. Entre l'automne 83 et la fin 84, en ne tenant compte que des mouvements les plus significatifs contre les licenciements et l'attaque des salaires en Europe occidentale, les grèves ont touché, en Belgique, le secteur public, les mines; en Hollande, le secteur public, les docks de Rotterdam ; en Allemagne Fédérale, les chantiers navals,

l'imprimerie, la métallurgie ; en Grande-Bretagne, les mines de charbon, les docks, l'automobile; en France, contre la gauche au gouvernement, l'automobile, la sidérurgie, les mines; en Espagne, la sidérurgie, les chantiers navals. Ces grèves auxquelles s'ajoute une kyrielle d'autres manifestations de la lutte dans ces mêmes pays, dans d'autres pays et dans d'autres secteurs industriels, se poursuivent.

Elles constituent le début d'une nouvelle vague de luttes ouvrières, vague dont la principale caractéristique est une simultanéité internationale sans précédent.

La possibilité de l'extension

De tous ces moments du combat prolétarien, celui des luttes en Pologne a constitué l'exemple le plus clair et significatif de l'idée que seule une riposte radicale, politique et massive de la classe ouvrière peut aujourd'hui faire reculer la classe dominante et son État.

Une lutte radicale, c'est à dire une lutte qui va à la racine des choses. La lutte des ouvriers en Pologne s'est affirmée dès le départ en opposition radicale aux "impératifs de la sauvegarde de l'économie nationale". Aux discours du gouvernement imposant des augmentations des prix des biens de consommation, au nom des intérêts de l'économie nationale, effectivement en faillite du point de vue des lois économiques capitalistes les ouvriers ont répondu en substance par le langage de la pratique : "La logique économique qui privilégie l'accumulation de profit, la production massive d'armement et l'entretien des privilèges des bureaucrates de la classe dominante, ce n'est pas notre logique. Nous exigeons la satisfaction de toutes nos revendications !". Par leur fermeté, par leur intransigeance et leur détermination dans la défense de leurs intérêts, les ouvriers polonais mettaient, dans les faits, en question les "sacro-saintes lois de l'économie nationale. Telle était leur première force.

Une lutte politique et massive. Mais la classe ouvrière ne peut envisager de se situer en dehors et contre la logique du système économique dominant, elle ne peut tenir tête et contraindre les gouvernements à renoncer à agir brutalement contre les intérêts des masses exploitées, sans s'unifier sans rendre effective sa principale force : le nombre. Les ouvriers polonais ont su s'organiser et unifier leur lutte en une grève de masses avec une rapidité et une efficacité extraordinaire. En quelques jours, les ouvriers de toute la région de la Baltique ont su, par eux-mêmes, sans syndicats, s'organiser en assemblées coordonnées et centralisées par des comités élus et révocables. En peu de temps, ils ont étendu leur combat à l'ensemble de la classe ouvrière du pays. Des millions de prolétaires unifiés ont ainsi créé un rapport de forces capable de faire plier le gouvernement sous leur pression.

Quelles que soient les difficultés que connut par la suite le prolétariat en Pologne, difficultés dues essentiellement à son isolement international et au travail de Solidarnosc[1], les leçons positives de ce qui fut le moment le plus élevé de la vague internationale de 78-81 restent parfaitement valables : seule une riposte radicale, politique et massive peut faire reculer les gouvernements du capitalisme en crise.

La nécessité de l'extension

L'affaiblissement du prolétariat polonais lorsqu'il abandonna son auto-organisation au profit de l'encadrement de l'appareil syndical (les MKZ, comités inter-entreprises devenant des MKS, sections du syndicat Solidarnosc) affaiblissement qui rendit possible le coup de force de Jaruzelski le 13 décembre 1981, ainsi que les échecs ou semi échecs de la plupart des luttes ouvrières dans les pays occidentaux qui ne sont pas parvenues à s'étendre massivement et à constituer une force de pression politique contre l'État, confirment, par la négative, ces mêmes leçons.

La grève des mineurs britanniques en 84‑85, malgré l'importance des effectifs en lutte, s'est essoufflée par le fait ‑que la lutte n'est pas parvenue à s'étendre durablement aux autres secteurs de la classe ouvrière ‑bien que les manifestations de solidarité active aient été nombreuses (grèves des dockers, participation de chômeurs).

Une lutte qui ne parvient pas à s'étendre est condamnée à l'échec.

Les conditions d'une réelle extension

Dans la Revue Internationale n°38 (3ème trimestre 1984), nous écrivions, à propos des luttes en Europe occidentale

"Jusqu'à présent, le prolétariat n'a pu étendre, coordonner, et encore moins généraliser son combat. Tant que les ouvriers n'arriveront pas à disputer le contrôle de leurs luttes aux syndicats, tant qu'ils ne réussiront pas à les prendre en main eux-mêmes, tant qu'ils n'affronteront pas les syndicats sur les buts et le contrôle des luttes, ils ne pourront organiser l'extension. C'est dire l'importance de l'auto-organisation pour répondre aux besoins immédiats, premiers de chaque lutte aujourd'hui".

"C'est aux assemblées générales de décider et d'organiser l'extension et la coordination. Ce sont elles qui se déplacent si elles le peuvent, qui envoient des délégations massives ou des délégués appeler, à la grève dans les autres usines. Ce sont elles qui nomment et révoquent à tout moment si besoin est, les délégués. Or, jusqu'à présent, la bourgeoisie a réussi à vider de leur contenu toute les assemblées qui ont existé."

"Sans auto-organisation, sans assemblées générales, il ne peut y avoir de véritable extension, et encore moins de généralisation internationale du combat de classe. Mais sans cette extension, les rares exemples d'auto-organisation, d'assemblées générales en Belgique, en France, en Espagne, perdent de leur fonction et de leur contenu prolétariens et laissent ainsi la bourgeoisie et ses syndicats occuper le terrain. Les ouvriers sont en train de comprendre que l'organisation de l'extension ne se fera qu'au prix du combat contre le syndicalisme".

(R. L. "Simultanéité des grèves ouvrières : quelles perspectives ?).

Telle est la première condition d'une réelle extension des luttes, que les travailleurs et leurs assemblées gardent le contrôle et la direction réelle de cette extension.

Deux autres conditions importantes doivent être soulignées ‑ la priorité du caractère "horizontal" d'une réelle extension ‑ l'importance de la lutte des chômeurs dans tout mouvement d'extension.

Lorsque les travailleurs d'une usine partent en lutte, il peut sembler "naturel" que tout effort d'extension soit orienté vers les autres usines de la même entreprise ou secteur. (Extension "verticale"). Cependant, l'expérience montre qu'une telle orientation n'aboutit en général qu'à isoler la lutte dans une problématique corporatiste ou sectorielle qui affaiblit le mouvement au lieu de l'orienter vers un combat en termes de classe, de masses. La recherche de l'extension "horizontale", c'est à dire vers les centres de production les plus proches géographiquement, les plus combatifs et déterminants politiquement, constitue par contre un renforcement immédiat de la lutte et représente une menace, une MM beaucoup plus puissante contre la classe dominante. C'est pourquoi, elle doit constituer une priorité. La généralisation de la crise économique, en tendant à égaliser par le bas les conditions de vie de tous les secteurs de la classe ouvrière, .crée les conditions de cette forme d'extension.

Mais la crise économique a surtout développé le chômage, comme menace pour ceux qui travaillent ‑des chômeurs potentiels‑ et comme condition de vie pour des millions de prolétaires. La recherche de l'extension d'une lutte, c'est d'abord la recherche de l'unité entre ouvriers au travail et ouvriers au chômage.

La lutte de cette partie de la classe ouvrière que constituent les chômeurs représentera, en se développant, un puissant facteur d'accélération de l'unité et de la force de la classe. Par le fait qu'ils ne sont pas rattachés à telle ou telle entreprise ou secteur productif, les chômeurs en lutte sont un facteur actif contre les divisions corporatistes et pour l'unification du combat de classe. Par le fait qu'ils dépendent pour survivre directement de l'action de l'État, les chômeurs sont contraints de poser immédiatement la lutte au niveau politique. Par le fait de la gravité et du manque de perspectives de leur existence même dans le capitalisme en crise mortelle, ils sont amenés à concevoir la lutte contre la logique capitaliste dans ses termes les plus fondamentaux.

Le problème du chômage et la lutte des chômeurs constitueront des facteurs de radicalisation, d'extension et de dynamisation du combat de classe. A condition que les syndicats ne parviennent pas à stériliser l'action des chômeurs par leur encadrement dans des organismes spéciaux du type "syndicat de chômeurs", "associations de pauvres", etc. ...

Car si les dix dernières années ont mis en évidence la nécessité et la possibilité de porter la lutte ouvrière à des niveaux d'extension et d'unification à la mesure des conditions historiques, elles ont aussi confirmé que les syndicats sont devenus partie intégrante des rouages de l'État capitaliste et qu'il n'y aura pas de lutte ouvrière conséquente sans affrontement avec eux.

III. L'INTÉGRATION DES SYNDICATS A L'ÉTAT CAPITALISTE

Depuis la date de la première parution de cette brochure, un phénomène s'est généralisé dans les pays industrialisés du bloc occidental : les ouvriers désertent les organisations syndicales.

Comment comprendre que les ouvriers abandonnent ces organisations, supposées les défendre, au moment même où ils subissent une attaque sans précédent ? De plus en plus souvent, les ouvriers refusent de suivre le type d'action syndicale qui a conduit tant de luttes à des impasses : les "journées d'action", les grèves de quelques heures, les pétitions aux parlementaires, les actions symboliques, etc. ... rencontrent un écho toujours moindre parmi les ouvriers dont la méfiance ne cesse de se développer à l'égard de leurs "représentants officiels".

C'est que pendant les dix dernières années, les syndicats sont de plus en plus apparus comme des institutions étatiques. Non seulement leur impuissance devant les attaques de la crise capitaliste éclate de plus en plus clairement, mais en outre, ils ont joué plus ou moins ouvertement le rôle de courroies de transmission des politiques "d'austérité" et "d'assainissement industriel" qui atteignent directement et violemment les conditions d'existence de la classe exploitée.

La participation à là gestion de la crise capitaliste

Pendant ces dix dernières années, les syndicats ont participé à la gestion du capitalisme en crise, tout comme ils avaient participé à cette gestion pendant la reconstruction de l'après-guerre, tout comme ils avaient participe à la gestion du système pendant les deux guerres mondiales jouant le rôle de premier rang dans les appels à la "défense de la Patrie" et au sacrifice suprême.

Lorsque la bourgeoisie, pour préserver ses marges de profit impose des sacrifices aux travailleurs, les syndicats commencent généralement par répondre : "Pas de sacrifices", mais ce n'est que pour ajouter immédiatement : "A moins qu'ils ne soient égalitairement répartis parmi toute la population". Concrètement, cela aboutit à de spectaculaires "négociations entre gouvernement et syndicats[2]" où la question n'est jamais "sacrifices ou pas", mais évidemment : "comment organiser l'imposition des sacrifices". Au dernier acte de cette pièce cent fois jouée par des acteurs de plus en plus décrédibilisés, le résultat est toujours le même: de nouveaux sacrifices pour les travailleurs au profit du capital nation. Et les syndicats de crier victoire car "cela aurait pu être pire, si nous n'avions pas été là".

Interlocuteurs officiels du gouvernement, représentants officiels des travailleurs, les syndicats négocient officiellement les lois anti-ouvrières et signent les documents officiels qui imposent avec la force de l'État les impératifs de la rentabilise du capital national aux conditions d'existence des travailleurs.

Le syndicalisme raisonne en termes d'économie capitaliste nationale. Il situe son action dans la logique du système économique dominant. Lorsque la logique de la machine capitaliste exige plus de sacrifices, les syndicats ont pour tâche de les présenter aux travailleurs au nom d'un soi-disant "réalisme" qui ne consiste en fait qu'à considérer la crise économique comme me une sorte de "cataclysme naturel" ‑tel un tremblement de terre ou une vague de froid‑ et le capitalisme comme une donnée éternelle de la nature.

C'est au nom d'un tel "réalisme" que les syndicats français ont signé, l'abord avec un gouvernement de droite puis avec un gouvernement de rauche, la réduction systématique des allocations de chômage et du nombre d'ayant droits. C'est toujours en défenseurs de ce "réalisme" qu'ils sont, dans les pays "démocratiques", directement ou indirectement associés à l'élaboration de toutes les mesures politiques et économiques qui agressent la classe ouvrière. C'est avec les syndicats allemands que le gouvernement réduit les allocations familiales ; c'est avec les syndicats espagnols que le gouvernement "socialiste" met au point la réduction des eaux de retraite; c'est avec les "experts" des Trade-unions britanniques que le gouvernement conservateur prépare un demi million de licenciements dans la fonction publique ; c'est avec les syndicats italiens que le gouvernement de "centre-gauche" organise la destruction du mécanisme de l'échelle mobile des salaires. C'est avec la FGTB (socialiste, belge) que le gouvernement applique l'amputation de l0% des allocations de chômage.

Mais ce n'est pas uniquement parce qu'ils apparaissent de plus en plus comme des institutions étatiques que les ouvriers ont été amenés à quitter les syndicats.

Le sabotage des luttes

Dans les luttes ouvertes, l'action des grandes centrales syndicales apparaît de plus en plus clairement aux yeux des ouvriers comme ce qu'elle est : du sabotage de l'intérieur.

II est impossible d'énumérer les mille et une manoeuvres auxquelles les vieilles organisations européennes, rôdées au travail de sabotage des grèves et d'intoxication nationaliste ont eu recours dans les dix dernières années, pour maintenir toute manifestation de révolte prolétarienne dans des voix sans issue.

Détourner le contenu des luttes vers des impasses nationalistes ; isoler les luttes par pays, localement ; désorganiser toute possibilité d'unification; canaliser la combativité vers des actions inefficaces et démoralisantes ; dénaturer la pratique de la solidarité de classe; les syndicats en Europe ont utilisé tous ces stratagèmes pour mouiller systématiquement de l'intérieur la poudrière sociale du vieux continent. Les exemples concrets ne manquent pas.

Les appareils syndicaux ont détourné la combativité des sidérurgistes français en l979 dans des actions nationalistes contre les trains de minerai de fer allemand aux cris de "Produisons français" ; en Pologne, le syndicat Solidarnosc, avec à sa tête le bouffon des médias, Walessa, avec l'aide de tous les "syndicats démocratiques" du bloc américain, a enfermé les ouvriers dans un nationalisme qui les désarmait face à la logique économique de l'État et les isolait par rapport aux travailleurs occidentaux, présentés pour l'occasion comme les êtres les plus privilégiés de la terre, car ayant des patrons et des syndicats "démocratiques" :

  • Ils ont isolé la grève des mineurs britanniques en la présentant comme la lutte d'une corporation, opposée aux autres. Le syndicat des mineurs, le NUM, ne s'y montra radical dans le langage que pour mieux crédibiliser la "nature ouvrière de tous les syndicats"... et donc la "nature ouvrière" du refus de tous les autres syndicats officiels d'appuyer activement la grève des mineurs.
  • Ils ont isolé les sidérurgistes lorrains en 1984 en leur faisant installer des barrages sur les routes de la région, ce qui non seulement les coupait des travailleurs des autres régions, mais en outre, les isolait entre eux-mêmes.

En Allemagne de l'ouest, ils ont "organisé" une gigantesque campagne de lutte pour les 35 heures pour en fait désorganiser la poussée de combativité dans la classe ouvrière ; grève minutieusement contrôlée et dirigée par les syndicats, "tournante", ville par ville, région par région, heure par heure, de façon à éviter toute cumulation excessive de forces.

En Italie, ils ont canalisé la colère de la classe ouvrière vers des actions spectaculaires et sans lendemain, qui vont du blocage de trains en rase campagne jusqu'à l'organisation de la "Marche sur Rome" (mars 84) qui rassembla prés d'un million de travailleurs pour une déprimante ballade dans les rues de la ville.

Ils ont dénaturé les mouvements de solidarité des travailleurs en présentant les collectes financières et autres "galas au profit de..." comme des moyens capables de se substituer à la solidarité active du combat, comme ce fut fait, à grand renfort de publicité, au .niveau international, aussi bien pour la Pologne que pour la grève des mineurs britanniques.

Dans tous les cas, le résultat est le même : le sabotage de l'intérieur des tentatives d'unification des forces du prolétariat.

Gestionnaires de la crise capitaliste, courroies de transmission des politiques anti-ouvrières, saboteurs de la lutte prolétarienne de l'intérieur, les syndicats dans les dix dernières années ont de plus en plus de mal à cacher leur appartenance au camp de la classe dominante et leur nature de rouages de l'État capitaliste. C'est pour cela que lentement, mais irréversiblement, les ouvriers en désertent les rangs et tournent le dos à leurs "actions" et "mobilisations" bidons.

IV. L'IMPOSSIBILITÉ D'UN BON SYNDICALISME

Mais les forces politiques et syndicales de la bourgeoisie, en particulier dans les pays industrialisés, ne sont pas nées d'hier. Leur expérience est énorme. Face à la méfiance qui tout naturellement croit de plus en plus parmi les travailleurs à l'égard des appareils syndicaux, elles s'attachent à polariser cette méfiance uniquement vers les "directions", les "États-majors" des grandes centrales ou bien contre telle ou telle centrale syndicale par opposition à d'autres. On entretient ainsi l'illusion ‑encore forte parmi certains travailleurs‑ qu'il peut y avoir "un bon syndicalisme".

C'est ainsi que depuis la fin des années 70, on a pu assister à la "radicalisation" du langage de certaines centrales syndicales, à l'apparition en leur sein de tendances "critiques", "anti-direction", ou encore a des formes de syndicalisme plus ou moins "anti-centrales syndicales", voire... "anti-syndicalistes". Ce sont les formes les plus pernicieuses d'autodéfense du syndicalisme, les fanfaronnades des syndicats et le piège du syndicalisme de base

Pendant les années 70, la tendance générale dans les différentes mascarades politiques dont se sert la bourgeoisie pour gouverner le prolétariat consistait à mettre en place des "gouvernements de gauche" (Travaillistes en Grande-Bretagne, Démocrates aux USA, Social-démocratie en Allemagne occidentale), ou du moins à orienter la politique de ses forces de "gauche" dans une perspective de participation au gouvernement ("Compromis historique" du PC en Italie, "Programme Commun" du PC/PS en France). C'étaient encore les "années d'illusions" ! Les "représentants officiels des travailleurs" devaient participer au gouvernement en vue de demander aux travailleurs des "sacrifices momentanés" en échange de lendemains qui chanteraient, la présence de "forces ouvrières" au gouvernement devant servir de garantie que les fruits de ces sacrifices profiteraient bien à la classe ouvrière.

Mais les lendemains sont arrivés et la crise économique et l'attaque contre les ouvriers, loin de s'atténuer n'a fait que s'aggraver. La vague de luttes ouvrières de 78-80 mit en évidence, pour la bourgeoisie, que la poursuite de la participation (ou de l'association) de ses forces de gauche au gouvernement ‑avec l'appui des syndicats‑ non seulement ne parvenait plus à empêcher les luttes ouvrières, mais qu'en outre, ces forces avaient de plus en plus de mal à jouer efficacement leur rôle de police dans les rangs ouvriers, puisqu'elles apparaissent ouvertement comme responsables de la situation faite aux travailleurs.

Les années 80 commencent avec un renversement d'orientation de la part de la bourgeoisie dans les principaux pays industrialisés. Les partis "ouvriers" (Partis Socialistes, Sociaux‑Démocrates ou Démocrates dans des pays comme la Grande-bretagne, l'Allemagne ou les États-Unis; partis Communistes dans les pays "latins") retournent dans l'opposition, reprennent un langage "radical", "intransigeant", voire "révolutionnaire" pour tenter de récupérer la crédibilité indispensable à l'exercice de leur fonction de saboteurs de la lutte ouvrière.

En France, le prolétariat a fait l'expérience de la "gauche au gouvernement" plus tardivement. Mais, en peu de temps, la même réalité s'imposa : après trois ans de participation du PCF au gouvernement ‑et de décridibilisation accélérée de la CGT‑ celui‑ci a du quitter le gouvernement pour revenir dans l'opposition sous peine de perdre tout contrôle sur les luttes.

Il faut noter que cette "radicalisation du langage" n'est pas générale à toutes les centrales, ni même à toute une centrale. En réalité, dans tous les pays, les structures syndicales savent se partager les rôles : il y a les syndicats qui se "radicalisent" et ceux qui sont plus "réalistes", puis au sein de chaque syndicat, il y a des tendances plus "combatives" et celles plus "prudentes". Ce sont les deux pièces complémentaires de la tenaille syndicale. Ainsi,

  • la grève des mineurs britanniques est prise entre la "radicalité" du syndicat des mineurs et de son leader Scargill d'une part, et le "réalisme" de l'ensemble de l'appareil des Trade-unions de l'autre ;
  • les luttes des ouvriers allemands en 84, entre la "combativité" de l'IG Metal et la "modération" de l'appareil du DGB ;
  • la grève des ouvriers de Talbot en France au début 84, entre la "radicalité" de la CFDT et la "prudence" de la CGT ;
  • les réactions des travailleurs en Belgique au début 84 entre le ton "intrépide" de la FGTB et celui "conciliateur" de la CSC (chrétienne).

Ce partage des rôles entre centrales s'accompagne d'un autre partage au sein même des centrales, ou bien encore, avec des tendances syndicalistes extérieures aux centrales. Son protagoniste principal est constitué par ce qui, suivant les pays, est appelé : syndicalisme "de base", ou syndicalisme "de combat" ou syndicalisme "autonome", ou encore syndicalisme "d'assemblées".

C'est à ces tendances que se heurte systématiquement le prolétariat lorsqu'il tend à déborder le cadre des centrales syndicales. Plus une lutte réussit à se débarrasser de l'emprise directe des grandes centrales officielles, plus elle a à faire à ce "syndicalisme honteux", ce syndicalisme au langage et aux actions spectaculaires et verbeuses qui n'a d'autre fonction que de tenter de redorer le blason du syndicalisme, d'une forme de lutte dépassée et d'une forme d'organisation impuissante.

Le syndicalisme de base ne fait la critique des "directions" que pour mieux défendre la possibilité de transformer et de "régénérer" les syndicats ‑et donc d'y militer ; il ne fait la critique des syndicats officiels que pour mieux défendre l'idée d'un syndicalisme "pur".

Les organisations "gauchistes" de type trotskyste, maoïste, "autonome" ou anarchiste se sont spécialisées dans ce type de travail dans tous les pays. Leurs militants constituent souvent les principaux animateurs des derniers restes de vie syndicale dans les entreprises en temps de calme social et les plus adroits et sophistiqués saboteurs du combat en temps de conflit.

Le syndicalisme des "shop-stewards" (délégués d'ateliers) en Grande-Bretagne, celui des "conseils d'usines" en Italie, celui des "asambleistas" en Espagne, celui du STL (syndicat des travailleurs en lutte), du Syndicat des banques ou du mouvement "Longwy 79‑84" en France, celui des tendances "combatives" au sein de Solidarnosc, constituent en réalité une partie, un complément indispensable des directions syndicales et du syndicalisme "officiel".

Il n'y a pas à notre époque de bon syndicalisme possible.

Ce n'est pas parce que les grandes centrales syndicales sont pourries et "vendues" que le syndicalisme est inefficace et néfaste pour le combat ouvrier. Au contraire, c'est parce que le syndicalisme ‑c'est à dire la lutte pour des réformes dans le respect des lois économiques dominantes est devenu inefficace, anachronique dans le capitalisme en déclin, que les syndicats ‑grands ou petits‑ sont inévitablement absorbés par l'institution étatique.

Toutes ces tendances qui défendent la possibilité d'un "bon syndicalisme de classe" ‑quelles que soient les motivations originales de leurs protagonistes‑ ne font que barrer la route aux luttes ouvrières vers leur seul épanouissement possible : la grève de masses, radicale politique, auto-organisée. Elles constituent le dernier rempart que devra briser la lutte ouvrière pour faire éclater le carcan syndical.

La signification du syndicalisme de base

Mais, pour efficaces qu'aient pu être jusqu'à présent ces manoeuvres de "radicalisme syndical" pour contenir la poussée prolétarienne, elles n'en sont pas moins la concrétisation d'une faiblesse majeure de la classe dominante.

Nous sommes très loin d'une situation comme celle des années 30, lorsque les grandes centrales syndicales européennes dirigeaient sans conteste les grèves ouvrières, drapeaux et hymnes nationaux en tête, en marche vers l'embrigadement nationaliste et guerrier.

Si, dans les années 80, les grands syndicats ont besoin de laisser se développer et s'exprimer des tendances "combatives", "anti-direction", "contestaires" ; si aujourd'hui, le syndicalisme doit pour tenter de garder sa crédibilité se draper dans l'idéologie de "l'anti-centrale syndicale", c'est parce que depuis des années mûrit, souvent de façon souterraine, la conscience chez les ouvriers de la nature capitaliste des syndicats et de l'esprit syndicaliste en général.

V. LA RESPONSABILITÉ HISTORIQUE DE LA CLASSE OUVRIÈRE FACE A L'AVENIR DE L'HUMANITÉ

Au milieu des années 80, le pire de la crise économique est encore à venir. La machine capitaliste n'est pas programmée pour satisfaire les besoins humains en priorité, mais pour extraire du profit et accumuler du capital. Lorsqu'elle ne peut plus le faire ‑comme c'est de plus en plus le cas aujourd'hui‑ elle ne sait et ne peut faire autre chose que détruire : détruire du capital, détruire des richesses, détruire les hommes. Dans le capitalisme décadent, la guerre mondiale, sa préparation ainsi que la reconstruction qui la suit, ont jusqu'à présent rythmé la vie de la société. Au bout de la crise économique actuelle, le capital n'a d'autre "issue" à offrir qu'une troisième guerre mondiale qui risque cette fois‑ci de compromettre la survie même de l'humanité.

Mais le mode de production capitaliste n'est pas plus une réalité éternelle de la nature que ne le furent en leur temps l'esclavagisme antique ou le féodalisme. Comme tous les systèmes d'exploitation, le capitalisme est une création humaine, un ensemble de rapports sociaux imposés par le degré du développement des forces productives et par le pouvoir économique et politique d'une classe sur les autres. Sa survie dépend directement de l'issue de cette réalité constante qu'est la lutte entre les principales classes de la société.

Or, le développement de la lutte du prolétariat contient et conduit à la mise en question des lois capitalistes elles-mêmes. A travers près de deux siècles de luttes, la classe ouvrière mondiale a montré que ses combats n'étaient pas de simples escarmouches défensives, éparpillées et sans continuité entre elles. La lutte ouvrière des années 80 s'inscrit en continuité de celle des Canuts de Lyon en 1834, de celle des ouvriers de la Commune de Paris en 1871, de celle de la Révolution russe en 1905 et 1917, de celle des ouvriers allemands pendant leur insurrection de 1919, etc.. C'est une lutte qui a une continuité historique et une logique propre dont l'aboutissement ne peut être qu'une révolution sociale totale, porteuse d'une nouvelle société qui sera enfin maîtresse de ses forces productives et de son devenir historique : le communisme.

"Derrière chaque grève, se cache l'hydre de la révolution" disait Lénine.

Et, pour qui sait, comme disait Marx, "ne pas voir dans la misère que la misère", l'actuel développement des luttes ouvrières dans le monde entier, et en particulier en Europe occidentale, traduit et annonce le mouvement de reconstitution, de rassemblement et d'unification consciente de cette force mondiale et révolutionnaire qu'est le prolétariat.

Malgré le sabotage syndical, malgré les gigantesques campagnes d'intoxication idéologique, malgré la répression policière, malgré la menace du chômage qui pèse sur chaque ouvrier de façon permanente, malgré la coopération de toute la bourgeoisie internationale face au "danger" prolétarien, les luttes les plus marquantes des dernières années traduisent une combativité intacte.

La lutte des ouvriers polonais en 1980 fut la plus importante manifestation prolétarienne depuis la vague révolutionnaire internationale de la fin de la 1ère guerre mondiale, les grèves de la fonction publique en 83 en Belgique et en Hollande furent les plus importantes de ce secteur dans ces pays dans toute leur histoire; l'attaque par les sidérurgistes français des locaux du Parti Socialiste à Longwy en 1984 est un fait sans précédent dans ce pays; l'occupation des chantiers navals par les ouvriers allemands en 1984 fut la première depuis les années 20 et la mobilisation pour les 35 heures, la plus importante depuis la même époque; la grève des mineurs britanniques en 1984-1985 est la plus grande grève dans ce pays depuis la grève générale de 1926.

Mais le plus significatif, le plus important de cette troisième vague de luttes commencée en 1983, c'est la simultanéité des luttes au niveau international. La lutte prolétarienne ne pourra véritablement passer à l'offensive qu'en assumant son contenu international, en s'unifiant à travers les frontières des nations bourgeoises. La conscience de classe nécessaire à cette unification est en train de se forger dans l'effervescence sociale internationale qui se développe aujourd'hui. La simultanéité actuelle des luttes ouvrières sur le plan international constitue la base objective sur laquelle doit s'épanouir le mouvement vers l'unification du prolétariat mondial.

C'est dans le développement conséquent des luttes actuelles, que se trouve la seule force capable de briser la logique apocalyptique du capitalisme décadent et d'offrir un avenir à l'humanité.

C'est au travers de ces combats de résistance que le prolétariat mondial se prépare à assumer ses responsabilités historiques.

Mais le prolétariat ne peut s'émanciper, ni même défendre ses intérêts les plus immédiats sans l'unité la plus large possible et sans la lucidité la plus pénétrante et impitoyable. Les syndicats et le syndicalisme, ‑à notre époque désarment la classe ouvrière en la divisant et l'aveuglant. La classe ouvrière ne peut développer sa force et sa conscience sans se battre en dehors et contre les syndicats. Cette idée de base de cette brochure est plus que jamais à l'ordre du jour.

Janvier 1985


[1] Les ouvriers polonais se sont heurtés très rapidement à des difficultés majeures :
  • leurs propres illusions sur la "démocratie" et surtout sur la possibilité de construire un syndicat "véritablement ouvrier", Solidarnosc ;
  • le travail de sape et de sabotage de la très nationaliste organisation syndicale de Walessa et compagnie ;
  • leur isolement international : la seule fraction du prolétariat mondial qui pouvait par sa lutte contribuer à détruire ces illusions et contrecarrer la gigantesque campagne organisée au niveau mondial par la bourgeoisie pour construire et crédibiliser Solidarnosc, la seule fraction du prolétariat qui pouvait ouvrir une véritable perspective d'internationalisation de la lutte, le prolétariat d'Europe occidentale, se trouvait confrontée à une contre-offensive de la bourgeoisie qui, par sa stratégie de "gauche dans l'opposition" (après des années de "gauche au gouvernement") et d'énormes campagnes médiatiques de déboussolement idéologique a réussi à neutraliser la combativité ouvrière et à empêcher toute solidarité pratique réelle avec le prolétariat polonais. Parmi ces campagnes, est à souligner celle qui présenta la lutte ouvrière en Pologne non pas comme un combat analogue à celui que menaient les ouvriers dans tous les pays contre les effets de la crise, mais comme un combat de "patriotes", avides de catholicisme et de démocratie à l'occidentale.

[2] - C'est une tactique classique et généralisée des syndicats que de faire de la "négociation" en soi l'objectif principal d'une lutte qui dure, laissant de côté et escamotant les revendications réelles qui sont à l'origine de la mobilisation.