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La nature de la révolution communiste, les caractéristiques de la prise de conscience du prolétariat, la constitution du prolétariat en classe dominante ..., toutes ces notions ont été abordées de manière très théorique Et on peut se demander à quoi cette analyse peut nous servir. En quoi cela peut-il nous aider pour définir le rôle des révolutionnaires d'insister sur les différences entre l'idéologie et la conscience de classe ? La nature de la révolution communiste influence-t-elle l'intervention des communistes ? En fin de compte n'est ce pas là une façon trop académique d'aborder le problème ?
Il est exact qu'aujourd'hui les révolutionnaires éprouvent des difficultés à théoriser le processus concret et complexe de la lutte de classe qui se déroule devant leurs yeux. Leurs analyses restent encore souvent fort générales, ils manquent d'expérience et de contact direct avec la lutte ouvrière. Cinquante ans de contre-révolution ont pesé lourdement sur leur classe. De leur côté, après une longue coupure d'avec les organisations révolutionnaires du passé, ils réapprennent à marcher comme des enfants. Ce qui "allait de soi" pour les communistes il y a cinquante ans, est un sujet d'étonnement pour les révolutionnaires aujourd'hui. Ce qui transpirait quotidiennement de la pratique et de l'intervention vivante des organisations du passé, apparaît, de nos jours, comme un concept abstrait et encore vague. Le rôle actif des communistes, leur relation avec leur classe, leur interventions efficaces au sein des luttes mêmes..., tout cela était mis en pratique et assumé matériellement par les révolutionnaires des années vingt. Les révolutionnaires qui tentent actuellement de renouer avec cette tradition ont encore beaucoup à apprendre. La vision qu'ils ont du rôle du parti, et de leurs tâches reste encore un peu théorique. Et ceci bien que la remontée de la lutte de classe depuis quelques années leur ait précisé concrètement et plus efficacement que mille discours théoriques leur responsabilité d'avant-garde communiste:
Mais, dans ce cas, n'aurait-il pas suffi pour écrire cette brochure de s'appuyer, en les respectant intégralement, sur les textes du passé ? Pourquoi ne pas commencer ce chapitre en citant scrupuleusement les thèses sur le Parti du congrès de l'Internationale Communiste ? Le "Que Faire ?" de Lénine n'est-il pas une bonne référence ? Malheureusement non.
En réalité, les textes théoriques sur le parti écrits par l'I.C. dans les années 1920‑2I, ne sont pas l'exact reflet de ce qui fut réellement la pratique des bolcheviks en 1917. Ils en sont une caricature, une déformation. Ils amplifient sur le plan théorique des confusions déjà présentes notamment dans le "Que Faire ?" de Lénine. Si nous avons éprouvé la nécessité d'introduire la question du rôle des révolutionnaires par une analyse globale du communisme, de la prise de conscience du prolétariat, c'est précisément parce que le cadre théorique général dans lequel placer l'intervention des communistes n'était pas entièrement clair pour le mouvement ouvrier de la 3ème Internationale, ni même, par la suite, pour les fractions de gauche qui luttèrent contre la dégénérescence de l'I.C.
Se réapproprier les acquis du passé, cela ne veut pas dire : copier intégralement les textes du passé, mimer les organisations révolutionnaires qui nous précédèrent comme le feraient les singes. Se réapproprier l'expérience du passé cela signifie aussi la critiquer et en tirer les leçons positives et négatives. La vague révolutionnaire des années vingt, le reflux de la lutte qui s'ensuivit, les années de contre-révolution, constituent des sources intarissables d'enseignements. Ces expériences nous ont permis de redéfinir plus exactement les caractéristiques de la révolution mondiale, le processus de prise de conscience et d'auto-organisation du prolétariat. Ce sont elles qui vont nous aider également à mieux cerner les confusions, qui ont pu subsister et qui subsistent encore actuellement, sur le rôle du parti et ses relations avec la classe ouvrière.
ORIGINES HISTORIQUES DES CONCEPTIONS SUBSTITUTIONNISTES
Voyons de quelle manière les révolutionnaires définissent le rôle du parti lors du second congrès de l'Internationale Communiste.
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"L'I.C. répudie de la façon la plus catégorique l'opinion suivant laquelle le prolétariat peut accomplir sa révolution sans avoir son parti politique. Toute lutte de classe est une lutte politique. Le but de cette lutte, qui tend à se transformer inévitablement en guerre civile, est la conquête du pouvoir politique. C'est pourquoi le pouvoir politique ne peut être pris organisé et dirigé que par tel ou tel parti politique. " - (souligné par nous). (Résolution sur le rôle du Parti communiste dans la révolution prolétarienne. 1920)
Cette position constitue, à quelques exceptions près, la position de la grande majorité des révolutionnaires à cette époque. D'où vient-elle ? Comment s'est-elle développée ?
L'origine de cette conception sur le parti doit être recherchée dans les positions générales défendues par la Seconde Internationale. Elle coïncide, en effet, avec une période où le capitalisme florissant permet encore l'obtention de réformes durables pour la classe ouvrière et où les révolutionnaires finissent par reléguer le but final de la révolution à un futur lointain et inaccessible. La Social-démocratie en comprenant que la période n'est pas à la révolution communiste, insiste sur le travail syndicaliste et sur la nécessité pour le parti de se consacrer à ses tâches parlementaires. Ainsi que le souligne Edwards David, un social-démocrate anglais, "la brève floraison de révolutionnarisme est fort heureusement passée (...). Le Parti va pouvoir se consacrer à l'exploitation positive et à l'expansion de son pouvoir parlementaire". C'est ainsi que naît le "révisionnisme" des Bernstein et Kautsky, c'est-à-dire la séparation de plus en plus nette entre l'action économique des ouvriers (menée par les syndicats) et leur action politique (déléguée à un parti parlementariste de masse), ce qui ne peut aboutir qu'à un abandon du but final des luttes ouvrières.
Dès 1902, Kautsky propose donc "un passage graduel, par la démocratie, et insensible du capitalisme au communisme". Le Parti du prolétariat n'a plus alors qu'une seule tâche : celle de participer au parlement en vue d'imposer ce passage progressif. La prise du pouvoir n'est plus conçue comme le renversement brutal de l'État bourgeois, comme "l'émancipation des travailleurs par eux-mêmes", mais comme une affaire de partis, comme la conquête paisible de l'État bourgeois. Cette déformation grossière du marxisme va en entraîner une autre : le parti prolétarien n'est plus cette fraction vivante qui prépare le prolétariat à prendre lui-même en main son propre destin, il n'est plus qu'un appareil gouvernemental à qui le prolétariat doit déléguer son activité politique et son pouvoir, en qui les ouvriers doivent voter en toute confiance.
Dans la mesure où le but fixé est celui de la "conquête" de l'État bourgeois, l'idée d'organes de masse politiques de la classe ouvrière n'existe pas pour la Social-démocratie. Le seul organe politique du prolétariat c'est le parti. Dans la mesure où l'État ne peut devenir prolétarien que sous le contrôle du parti prolétarien, il est logique de considérer, comme le fait la Seconde Internationale, que la prise du pouvoir ne peut être organisée, assumée et dirigée que par un parti. Pour cette tâche, et principalement pour mener la lutte pour l'obtention de réformes, le parti doit être une organisation de masse, ultra discipliné, hiérarchisé. L'héritage idéologique des révolutions bourgeoises pèse lourdement sur ces conceptions !
Au début du 20ième siècle, des éléments de gauche de la social-démocratie commencent à réagir sainement contre les thèses de la Seconde Internationale. Leur grand mérite consiste à discerner l'ère nouvelle qui s'ouvre et à clarifier le rôle des révolutionnaires à la lumière de cette période. Leur première réaction s'adresse à la séparation établie par les Bernstein, Kautsky et consort entre les luttes économiques et le but final de celles-ci : la révolution communiste.
Dans ses premiers écrits dirigés contre les narodniki (populistes russes qui soutenaient l'idée du développement de la commune paysanne), Lénine rappelle quel doit être l'objectif final des luttes économiques du prolétariat
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"C'est sur la classe ouvrière industrielle que les sociaux-démocrates russes concentrent leur activité et leur attention. Quand les éléments avancés de cette classe auront assimilé les idées du socialisme scientifique et celle du rôle de l'ouvrier russe dans l'histoire, quand leurs idées seront répandues et que les ouvriers auront crée des organisations stables qui transformeront l'actuelle guerre économique sans cohérence en une lutte de classe consciente alors l'ouvrier russe se soulevant à la tête de tous les éléments démocratiques, renversera l'absolutisme et conduira le prolétariat russe (aux côtés du prolétariat de tous les pays) sur la voie droite d'une lutte politique ouverte pour la victoire d'une révolution communiste. (Lénine. Œuvres complètes. Tome I)
Par la suite, Lénine ne cessera de lutter férocement contre la vision d'une partie du POSDR (parti social-démocrate russe), les mencheviks, qui se refuse à voir en Russie les conditions objectives d'une révolution prolétarienne. Rupture sera faite également, par lui, avec la vision social-démocrate du parti de masse. Pour Lénine les conditions nouvelles de la lutte imposent la nécessité d'un parti minoritaire d'avant-garde qui doit œuvrer pour la transformation des luttes économiques en luttes politiques.
Dans son ouvrage "Réforme sociale ou Révolution ?" (I898), Rosa Luxembourg s'oppose également aux déviations opportunistes et contre-révolutionnaires de la Seconde Internationale. Elle rappelle entre autres que "pour la Social-démocratie, lutter à l'intérieur même du système existant, jour après jour, pour les réformes, pour l'amélioration de la situation des travailleurs, pour des institutions démocratiques, c'est la seule manière d'engager la lutte de classe prolétarienne et de s'orienter vers le but final, c'est-à-dire de travailler à conquérir le pouvoir politique et à abolir le système du salaire, (souligne par nous). Dans "Grève de masses, parti et syndicats" (I906), Rosa Luxembourg insiste également sur cette unité entre la lutte économique et la lutte politique, sur le fait que les luttes revendicatives ne sont qu'une préparation à la lutte politique finale, à la prise du pouvoir.
Partout dans le monde, une voix s'élève, à la gauche de la Social-démocratie, pour affirmer la nécessité de la révolution communiste que la période met à l'ordre du jour. Cette opposition de gauche se dressera comme un rempart, à Zimmerwald en 1915, puis à Kienthal en 1916, contre la vague nationaliste et chauviniste de la première guerre mondiale qui engloutira définitivement la Seconde Internationale et les syndicats.
Mais ce rempart est encore faible et jeune. La période a changé brusquement. La mort de la Social-démocratie oblige les révolutionnaires à bouleverser les vieilles conceptions syndicalistes et "réformistes". I1 faut enrichir le programme communiste, l'adapter aux nouvelles nécessités de la lutte, etc. Tout cela ne se fait pas sans mal. Et malgré leur lutte acharnée contre les idées du passé, les révolutionnaires sentent encore peser le poids de la Social-démocratie sur leurs épaules. N'oublions pas que la formation politique et militante des révolutionnaires comme Lénine, Rosa Luxembourg, Pannekoek, etc., est tout imprégnée par le bagage théorique de la Seconde Internationale. La plupart de ces militants ont fait leurs premières armes à une époque où le capitalisme est encore progressif et les thèses de Kautsky encore puissantes. Faire "peau Neuve" ne sera donc pas facile et il restera bien, collés par-ci par-là, des lambeaux d'idées anciennes.
Comme par exemple l'idée, encore présente chez les révolutionnaires, d'une utilisation par le prolétariat des institutions démocratiques pour accélérer la révolution. Ainsi, au début du 20ème siècle, la plupart des communistes tendent à voir dans la Commune de 1871 un modèle de contrôle par la classe ouvrière sur une république démocratique, et d'utilisation d'une institution démocratique comme instrument d'un pouvoir ouvrier.
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"Le socialisme international considère que la république est la seule forme possible de l'émancipation socialiste avec la condition que le prolétariat l'arrache des mains de la bourgeoisie et la transforme "d'une machine pour l'oppression d'une classe par une autre" en arme pour l'émancipation socialiste de l'humanité". (Trotsky, Trente cinq ans après : 1871‑1906)
En réalité seule la gauche hollandaise défendra, sur base de l'analyse de Rosa Luxembourg dans "L'accumulation du capital", l'idée de la faillite des révolutions bourgeoises en période de décadence et l'impossibilités des luttes de libération nationale. Alors que Lénine, pour sa part, voit encore "la nécessité de l'utilisation par le prolétariat qui mène sa lutte de classe, de toutes les institutions et aspirations démocratiques contre la bourgeoisie" (Lénine Œuvres complètes. Tome 23. I9I5‑I9I6), qu'il défend dans "Deux tactiques de la Social-démocratie" (1905) l'idée selon laquelle "le prolétariat doit mener a bien la révolution démocratique en s'adjoignant la masse paysanne pour écraser par la force l'"autocratie", alors que pour les bolcheviks la création de tout État national démocratique est un progrès, pour Pannekoek et la gauche hollandaise, seule la révolution mondiale prolétarienne constitue une perspective viable dans une époque ou le système démontre sa faillite historique en plongeant l'humanité dans des boucheries impérialistes.
Une autre confusion pèse encore sur le mouvement révolutionnaire comme héritage idéologique de la Social-démocratie : une conception schématique du processus de prise de conscience du prolétariat, une relation faussée entre le parti et la classe ouvrière. Cette confusion est particulièrement visible dans les thèses du "Que Faire ?" développées par Lénine en 1902. Cet ouvrage, rédigé dans une période de reflux de la lutte de classe, servit Lénine dans sa bataille contre un courant d'idées fort répandu en Russie à cette époque : "l'économisme", petit avorton des théories de Bernstein, ce courant prône la nécessité pour la lutte de classe de se maintenir sur un terrain strictement économique. A l'opposé de cette conception, qui transforme le marxisme en une idéologie du fatalisme historique, qui fait un culte de la spontanéité passive des ouvriers et condamne le parti à l'inaction, Lénine démontre avec vigueur la nécessité pour le prolétariat de passer de la lutte économique à la lutte politique et défend la force de la théorie et de l'action révolutionnaires. Partant d'un souci correct : rappeler l'objectif politique final des luttes économiques, Lénine finit par "tordre la barre dans l'autre sens". Alors qu'il se donnait pour but de répondre à cette fausse séparation introduite par les économistes entre l'aspect économique et l'aspect politique des luttes ouvrières, Lénine en insistant sur le caractère politique de ces luttes finit par sous-estimer la lutte économique. Les luttes revendicatives ne sont plus le terrain fertile du développement de la conscience de classe, la dimension politique du mouvement évolue à "l'extérieur de la sphère des rapports de production", l'économique et le politique se rencontreront certes mais de la même manière que deux droites parallèles qui se joignent à l'infini. De plus, le parti seul est capable d'opérer cette fusion et d'apporter la conscience aux ouvriers.
I1 n'est donc pas étonnant que Lénine ait repris dans son livre des passages entiers des écrits de Kautsky, puisque son argumentation repose en fait sur des raisonnements social-démocrate. C'est ainsi que la clé de voûte du "Que Faire ?" est contenue dans cette citation, devenue célèbre, reprise à un article de Kautsky dans le Neue-Zeit de 1901 :
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"Comme doctrine, le socialisme a évidemment ses racines dans les rapports économiques actuels au même degré que la lutte de classe du prolétariat; autant que cette dernière, il procède de la lutte contre la pauvreté et la misère des masses, engendrées par le capitalisme. Mais le socialisme et la lutte de classe surgissent et ne s'engendrent pas l'un l'autre ; ils surgissent de prémisses différentes. La conscience socialiste d'aujourd'hui ne peut surgir que sur la base d'une profonde connaissance scientifique. En effet, la science économique contemporaine est autant une condition de la production socialiste que par exemple, la technique moderne et malgré tout son désir le prolétariat ne peut créer ni l'une ni l'autre ; toutes deux surgissent du développement social-contemporain. Or le porteur de la science n'est pas le prolétariat mais les intellectuels bourgeois; c'est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu'est né le socialisme contemporain, et c'est par eux qu'il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés, qui l'introduisent ensuite dans la lutte de classe du prolétariat là, où les conditions le permettent. Ainsi donc, la conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat et non quelque chose qui en surgit spontanément".
L'idée selon laquelle la conscience de classe ne surgit pas de manière mécanique des luttes économiques est entièrement correcte. Mais l'erreur de Lénine consiste à croire qu'on ne peut pas développer la conscience de classe à partir des luttes économiques et que celle-ci doit être introduite de l'extérieur par un parti. Cette vision erronée de la relation entre le parti et les luttes ouvrières conduit au plus plat mysticisme. Mysticisme qui finit par glisser sous la plume de Lénine ces mots aberrants : "mais quel est le rôle de la Social-démocratie, si ce n'est d'être "l'esprit" qui non seulement plane au dessus du mouvement spontané mais élève ce dernier à son programme ?" (Que Faire ?). De plus cette apologie de la connaissance technique et scientifique, apanage des intellectuels spécialistes, s'accouple merveilleusement avec la vision Social-démocrate de la prise du pouvoir par le prolétariat. Car dans la mesure où l'État bourgeois doit être pris par un parti et utilisé au profit du prolétariat, la prise du pouvoir exige l'existence de techniciens qualifiés et intelligents capables de prendre en main les rênes du pouvoir administratif.
Dans son ouvrage "Réforme sociale ou Révolution ?", Rosa Luxembourg avait déjà mis le doigt sur d'autres aberrations produites par cette séparation entre la conscience de classe et la lutte elle-même, entre l'aspect économique et politique de la lutte prolétarienne. En plaçant la conscience socialiste en dehors des rapports de production, Kautsky et Lénine réduisent de ce fait la révolution communiste et son développement à un idéal abstrait et religieux. Le programme socialiste et la nécessité de la révolution ne sont plus, en effet, le fruit des réalités économiques, le produit des conditions objectives de la lutte de classe. Ils ne reflètent plus les contradictions internes toujours plus flagrantes du capitalisme ou l'imminence de son effondrement mais se réduisent "à un idéal, dont la force de conviction ne repose plus que sur les perfections qu'on lui attribue". Rosa Luxembourg poursuit sa critique
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"En un mot cette théorie fait reposer le socialisme sur la "connaissance pure" autrement dit en termes clairs, il s'agit d'un fondement idéaliste du socialisme, excluant la nécessité historique ; le socialisme ne s'appuie plus sur le développement matériel de la société". (Rosa Luxembourg. Réforme sociale ou Révolution ? I898.)
En 1904, dans une réponse plus directe au "Que Faire ?", elle trace le cadre global dans lequel situer l'intervention des révolutionnaires :
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"L'avance universelle du prolétariat jusqu'à sa victoire est un processus dont la particularité consiste en ce que pour la première fois dans l'histoire, les masses populaires imposent elles-mêmes et contre toutes les classes dominantes leur volonté, qui, elle, doit être fondée dans le dépassement de la société présente. Cette volonté, les masses ne peuvent pourtant la former autre part, que dans la lutte quotidienne avec 1'ordre existant, donc seulement dans ce cadre. La fusion de la grande masse populaire avec un but qui va au delà de tout ordre existant, de la lutte quotidienne avec le renversement révolutionnaire, voilà la contradiction dialectique du mouvement social-démocrate qui doit avancer conséquemment entre les deux écueils l'abandon du caractère de masse de la lutte, ou la renonciation au but final, entre la rechute dans la secte et la culbute dans 1e mouvement de réforme bourgeois", (souligné par nous). (Rosa Luxembourg. Questions d'organisation de la social-démocratie russe. Die Neue Zeit. 1904
Dans la polémique qui l'opposera également à Lénine, Trotsky reprendra cette vue correcte et dialectique de la relation entre la lutte quotidienne du prolétariat et sa conscience de classe. Dans un passage intitulé "A bas le substitutionnisme politique !", voici ce qu'il écrit en 1904 :
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"Le système du substitutionnisme politique, exactement comme le système de simplification des "économistes", procède - consciemment ou non - d'une incompréhension du rapport entre les intérêts objectifs du prolétariat et sa conscience.
Le marxisme enseigne que les intérêts du prolétariat sont déterminés par les conditions objectives de son existence. Ces intérêts sont si puissants et si inéluctables qu'ils contraignent finalement le prolétariat à faire de la réalisation de ses intérêts objectifs son intérêt subjectif. Entre ces deux facteurs, le fait objectif de son intérêt de classe et sa conscience subjective s'étend le domaine inhérent à la vie, celui des heurts et des coups, des erreurs et des déceptions, des vicissitudes et des défaites. La perspicacité tactique du parti du prolétariat se situe tout entière entre ces deux facteurs et consiste à raccourcir et à faciliter le chemin de l'un à l'autre". (Trotsky. Nos tâches politiques. 1904)
Cette vision vivante et dialectique de la révolution - au cours de laquelle le prolétariat prend lui-même en main sa propre destinée - Trotsky l'oppose également à cette conception racornie qui limite le processus révolutionnaire à une simple préparation technique et organisationnelle du prolétariat à la dictature.
Mais il serait faux et caricatural d'opposer ainsi un "Que Faire ?" substitutioniste de Lénine à une vision entièrement saine et claire de Rosa Luxembourg et de Trotsky (celui-ci d'ailleurs se fera, dans les années vingt, l'âpre défenseur de la militarisation du travail et de la dictature toute puissante du parti !).
Tout d'abord, Lénine lui-même "rectifiera" quelque peu le "tir". Dans ses ouvrages ultérieurs, enrichis par l'expérience concrète de la classe et l'apparition des conseils en 1905, dans sa pratique militante, il sera loin de copier mécaniquement les thèses du "Que Faire ?". Au contraire, le parti bolchevik, au cours de son intervention dans les luttes revendicatives de la classe, s'affirmera non pas comme un élément importé de l'extérieur du prolétariat mais bien comme une fraction vivante et agissante du prolétariat lui-même. Ensuite l'ensemble du mouvement révolutionnaire est loin d'être entièrement clair sur la question de la liaison entre le parti et la classe. Rosa Luxembourg, les révolutionnaires allemands pas plus que les révolutionnaires en Russie, n'ont été capables de rompre entièrement avec le cordon ombilical qui les rattachait à la Social-démocratie. Rosa Luxembourg a été, il est vrai, la première à se détacher des doctrines de Kautsky. Et lorsqu'à partir de 1910, elle accuse celui-ci d'ouvrir la voie à l'opportunisme, elle n'est suivie par aucun social-démocrate russe et notamment pas par Lénine qui trouve ses accusations "exagérées". Pourtant c'est Lénine, et non elle, qui poussera le plus clairement et le plus rapidement à la scission organisationnelle d'avec les éléments les plus opportunistes du POSDR : les mencheviks. Rosa Luxembourg et Kautsky, par contre, seront d'accord pour une fois, pour critiquer cette politique "scissionniste" et appeler à la réunification de la Social-démocratie russe !
Jusqu'à la création, forcée par les événements eux-mêmes, du KPD-(S) - le parti communiste d'Allemagne tendance spartakiste - en 1919, Rosa Luxembourg restera hésitante. Elle hésite à quitter le SPD (le parti socialiste), elle hésite à former une organisation séparée qui risque dans un premier temps d'être minoritaire, elle recule devant l'insistance de Lénine à vouloir créer une nouvelle Internationale Communiste...
Ce qui rattache Rosa Luxembourg au parti socialiste d'Allemagne, ce n'est sûrement pas un manque de discernement politique quant au degré de pourrissement objectif de la Social-démocratie. Dans "la crise de la Social-démocratie", rédigé en 1916, elle y critique férocement et lucidement l'attitude de la Seconde Internationale face à la guerre impérialiste et le soutien crapuleux apporté par la Social-démocratie à la bourgeoisie nationale. Non, ce qui emprisonne Rosa Luxembourg et la fait hésiter c'est une conception générale qu'elle développe sur l'action révolutionnaire de masse et les conséquences qu'elle en tire pour le rôle du parti.
1.- Cette militante qui est passée par les "écoles" du parti social-démocrate, développe un attachement inconditionnel au caractère de masse du mouvement révolutionnaire. A tel point que le parti finit par se plier tout simplement à tout ce qui revêt ce caractère. Encore tributaire de la vision social-démocrate du parti de masse, Rosa Luxembourg hésite à aller au devant du mouvement lui-même. Elle hésite à quitter une organisation en qui "la grande masse" des ouvriers a encore confiance. Même après la mort ouverte et définitive du SPD et de la Seconde Internationale en 1914, Rosa continue a répéter que c'est au mouvement de masse lui-même à surmonter l'opportunisme; les révolutionnaires n'ont pas à accélérer artificiellement ce mouvement. Dans la mesure où, selon elle, "les erreurs commises par un mouvement ouvrier véritablement révolutionnaire sont historiquement plus fécondes et plus précieuses que l'infaillibilité du meilleur comité central " (Questions d'organisation de la Social-démocratie russe), les révolutionnaires n'ont pas à prendre l'initiative de ce dépassement des vieilles organisations social-démocrate.
C'est ainsi qu'un souci correct : insister sur le caractère collectif du mouvement ouvrier, sur le fait que "l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes", entraîne de fausses conclusions pratiques. Et d'un simple souci on peut tomber facilement à l'idéalisation, au fétichisme. Le fétichisme pur et simple de tout ce qui a un caractère de masse peut ramener les révolutionnaires sur la pente dangereuse de l'opportunisme de la Seconde Internationale. Par l'attachement à l'aspect de masse de tel ou tel outil organisationnel ou politique on aboutit facilement au soutien de la politique parlementariste - "parce que les ouvriers en masse continuent à voter" - et syndicaliste" - parce que la majorité des ouvriers sont syndiqués" - Paul Lévi, représentant éminent du KPD-(S) après la mort de Rosa Luxembourg, glissera sur cette voie. Sa conception du "parti de masse ouvert" entièrement subordonné au mouvement des grandes masses, l'amènera progressivement à retomber dans les bras de la Social-démocratie. C'est ainsi qu'il pousse à la fusion du KPD avec la gauche du parti socialiste, qu'il rallie l'USPD en 1922 après avoir été exclu de l'I.C. et qu'il rejoint en fin de compte le SPD.
Ce que Rosa Luxembourg ne parvient donc pas à comprendre c'est le fait que le caractère collectif de l'action révolutionnaire est quelque chose qui se forge. L'homogénéisation de la conscience prolétarienne n'est pas donnée une fois pour toutes. Le parti peut effectivement rester minoritaire lorsque la grande majorité de la classe ouvrière reste subjuguée par les idées bourgeoises. Sa tâche consiste alors, non pas à se plier à cette idéologie dominante des "grandes masses", mais à défendre sur le plan politique tant que sur le plan organisationnel, l'intégrité du programme communiste. C'est de cette manière seulement que le parti peut effectivement jouer un rôle dans l'homogénéisation de la conscience de classe.
2.- Les révolutionnaires allemands, comme la plupart des révolutionnaires à cette époque, ne sont pas entièrement clairs sur le processus de prise de pouvoir par le prolétariat. Dans l'ensemble, les communistes reconnaissent dans les conseils ouvriers les organes de la prise du pouvoir. Et en tous les cas jusqu'en 1920, l'Internationale Communiste insistera sur le rôle prépondérant des conseils dans la révolution et l'exercice du pouvoir. Pourtant aucun communiste, aucune organisation révolutionnaire ne conçoit avec beaucoup de clarté les relations qui doivent exister entre les soviets territoriaux (l'État de la période de transition) et les conseils ouvriers. Une confusion est opérée entre l'État et la dictature du prolétariat.
De plus, le discours fait par Rosa Luxembourg au congrès de fondation du KPD (Ligue Spartakus) en 1918, laisse suggérer des ambiguïtés gaves. Particulièrement en ce qui concerne la destruction de l'État bourgeois par le prolétariat, le texte manque de clarté politique :
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"Ainsi la conquête du pouvoir ne doit pas se faire en une fois, mais être progressive : nous nous introduirons dans l'État bourgeois jusqu'à occuper toutes les positions et les défendre toutes griffes dehors (...). Les conseils ouvriers doivent disposer de tout le pouvoir dans l'État (...). Car il s'agit bien de lutter pied à pied, corps à corps, dans chaque État, dans chaque ville, dans chaque commune, afin de remettre aux conseils ouvriers et de soldats tous les instruments du pouvoir qu'il faudra arracher bribe par bribe à la bourgeoisie".
Que nous suggère ce texte ?
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1) - que le prolétariat doit s'introduire à l'intérieur de l'État bourgeois pour le détruire (position qui laisse sentir dés relents du "parlementarisme révolutionnaire") ;
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2) - que le prolétariat doit utiliser à son profit l'instrument du pouvoir bourgeois : l'État ;
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3) - que la dictature ouvrière s'exprime dans un État prolétarien.
Il est donc normal que cette conception de la révolution, qui se rapproche des schémas des révolutions bourgeoises, conduise les révolutionnaires à envisager la nécessité pour le parti prolétarien de prendre le pouvoir. Les spartakistes ne défendent pas une position fort différente de celle de Lénine, même s'ils mettent fort l'accent sur le caractère de "masse" de cette prise du pouvoir par le parti.
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"La Ligue Spartakus se refusera à accéder au pouvoir à la place des dirigeants actuels lorsque Scheidemann-Ebert auront fait leur temps (...). Si Spartakus s'empare du pouvoir, ce sera sous la forme de la volonté claire, indubitable, de la grande majorité des masses prolétariennes, dans toute l'Allemagne (...)." (Projet de programme adopté par le KPD-(S) lors de sa fondation en 1918. Publié dans Die Rote Fahne en janvier 1979.)
A la question "Quelles sont les origines du substitutionnisme ?" nous pouvons donc répondre : le poids des conceptions théoriques social-démocrate. Mais a la question "Quelles sont les causes qui ont permis le développement de ces conceptions substitutionistes ? nous devons répondre : 1'immaturité politique générale de la classe ouvrière au niveau international.
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"La première guerre mondiale, terme de la période ascendante du capitalisme, a marqué le point de non-retour absolu pour le mouvement ouvrier du XIXème siècle et ses objectifs immédiats. Le mécontentement populaire contre le guerre a pris rapidement un caractère politique contre l'État dans les principaux pays d'Europe. Mais la majorité du prolétariat n'a pas été capable de rompre avec les vestiges du passé (adhésion à la politique de la seconde Internationale qui était alors passée dans le camp de l'ennemi de classe) et de comprendre complètement toutes les implications de la nouvelle période. Ni le prolétariat dans son ensemble, ni ses organisations politiques, ne comprirent pleinement les impératifs de la lutte de classe dans cette nouvelle période de "socialisme ou barbarie". Malgré les luttes héroïques du prolétariat à cette époque, la vague révolutionnaire fut écrasée par le massacre de la classe ouvrière européenne. La révolution russe était le phare qui guidait toute la classe ouvrière à l'époque, mais cela n'enlève rien au fait que son isolement constituait un grave danger. Même une brèche temporaire entre deux soulèvements est pleine de dangers. Celle qui s'ouvrait. en 1920 devenait un précipice." (Judith Allen. La dégénérescence de la révolution russe. Revue Internationale n° 3. 1975)
Pourtant tant que la classe était suffisamment forte, tant que le mouvement révolutionnaire était à l'extension, ces confusions théoriques sur les relations entre la classe, le parti et l'État pouvaient être dépassées par l'expérience concrète de la lutte.
C'est ainsi que la pratique des ouvriers en Russie confirma l'impossibilité matérielle pour un parti ouvrier quel qu'il soit ou une minorité de la classe de se substituer à l'action de l'ensemble de la classe ouvrière.
A la question de savoir qui a pris le pouvoir en Russie, en octobre 17, l'histoire et la pratique du prolétariat répondent d'elles-mêmes. A la veille de l'insurrection, le soviet de Petrograd se sent suffisamment fort et soutenu par la province pour appeler à la convocation d'un congrès des soviets et inciter ceux-ci à préparer l'insurrection armée. Le soviet insiste pour que le congrès ait lieu pour "donner une solution aux problèmes d'organisation du pouvoir révolutionnaire". Après une propagande inlassable du parti bolchevik à l'intérieur des soviets et des comités de fabrique, les ouvriers dans leur grande majorité finissent par se prononcer pour la prise du pouvoir. D'un point de vue militaire c'est le comité révolutionnaire de Petrograd qui prépare l'insurrection. Ce comité, composé de représentants des bureaux du soviet, de la flotte, des comités d'usine, des cheminots et de la Garde rouge (ouvriers armés), n'est pas un organe du parti même si les bolcheviks y dominent. Ce comité révolutionnaire qui restera en contact permanent avec l'ensemble de la classe ouvrière et ne cessera d'agir sous son contrôle, constitue bien un organe directement lié aux soviets et aux conseils d'usine. Pas un instant le contact ne se rompt entre les casernes, les usines, le comité et le parti. Une liaison vivante et incessante entre tous ces organes cimente une volonté commune de la classe. L'ensemble des ouvriers décident et tiennent en main les rênes de l'histoire même si des actions militaires ponctuelles sont menées par peu d'hommes.
C'est pourquoi lorsqu'on l'accuse d'avoir pris le pouvoir avec cette petite bande de "conspirateurs" qu'était le comité révolutionnaire, Trotsky répond :
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"Le professeur Pokrovsky nie la signification même du dilemme : le Soviet ou le Parti ? Les soldats ne sont aucunement formalistes, déclare-t-il avec ironie : ils n'avaient pas besoin du congrès des soviets pour renverser Kérensky. Si spirituelle que soit cette façon de poser la question elle laisse un point non élucidé : pourquoi en somme créer des soviets si le parti suffit ? "Il est curieux, continue le professeur, que de cet effort pour tout faire à peu près légalement, rien ne résulta légalement du point de vue soviétique, et le pouvoir, au dernier moment, fut pris non par le Soviet, mais par une organisation manifestement illégale, constituée "ad hoc". Pokrovsky allègue que Trotsky fut forcé" au nom du comité révolutionnaire" et non pas au nom du Soviet ; de déclarer le gouvernement de Kérensky inexistant. Argument tout à fait inattendu ! LE COMITÉ MILITAIRE RÉVOLUTIONNAIRE ÉTAIT UN ORGANE ÉLECTIF DU SOVIET, le rôle dirigeant du comité dans l'insurrection n'enfreignait nullement la "légalité" soviétique raillée par le professeur, laquelle était pourtant regardée par les masses avec beaucoup de jalousie". (souligne par nous . (Trotsky. Histoire de la révolution russe. Tome 2.)
Qu'est ce que ces phrases signifient ? Est ce qu'elles insinuent que la révolution d'octobre s'est déroulée dans la plus stricte légalité bourgeoise, sous l'égide d'un démocratisme formel, sans aucune activité clandestine préalable ? Bien sûr que non ! La "légalité soviétique" dont parle Trotsky, c'est tout simplement la nécessité de la volonté collective des ouvriers, de leur contrôle sur l'ensemble du déroulement révolutionnaire. La prise du pouvoir en Russie démontra d'une manière éclatante comment les ouvriers dans leur ensemble décidèrent et contrôlèrent la révolution. Trotsky décrit dans son "Histoire de la révolution russe" de quelle manière se concrétise ce contrôle et de quelle manière les ouvriers préparent l'insurrection à l'appel des soviets.
Aucun parti ne s'est donc substitué à l'action pratique et décidée des ouvriers. Les bolcheviks ont agi de manière active et décisive au sein de leur classe mais ils n'ont pas pris le pouvoir à la place des ouvriers.
Pourtant des confusions théoriques subsistent sur la nature des relations entre le parti, la classe ouvrière et l'État et sur le rôle du parti. Et dans la mesure précisément où le parti n'est pas le simple reflet passif de la conscience, ces incompréhensions, qui existaient à l'état de germes nocifs dès 1902, vont croître et accélérer la dégénérescence de la révolution. Dès 1918, le pouvoir politique des conseils ouvriers est en train d'être entamé et étouffé par l'appareil d'État à la tête duquel se trouve le parti bolchevik. Dès la prise du pouvoir, le parti bolchevik entre en conflit avec les organes unitaires du prolétariat et se présente comme un parti de gouvernement. Cette substitution du pouvoir du parti à celui des conseils trouvera sa justification théorique (à côté de celle de la militarisation du travail !) dans un ouvrage de Trotsky "Terrorisme et Communisme" écrit au début des années vingt. Triste ouvrage dans lequel puiseront les pires crapules pour justifier le massacre de Cronstadt.
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"On nous a accusés plus d'une fois d'avoir substitué à la dictature des soviets celle du parti. Et cependant, on peut affirmer sans risquer de se tromper, que la dictature des soviets n'a été possible que grâce à la dictature du parti : grâce à la clarté de ses idées politiques, grâce à sa forte organisation révolutionnaire, le parti a assuré aux soviets la possibilité de se transformer en d'informes parlements ouvriers qu'ils étaient, en appareils de domination du travail. Dans cette substitution du pouvoir du parti au pouvoir de la classe ouvrière, il n'y a rien de fortuit, et même au fond, il n'y a là aucune substitution", (merci professeur Pokrovsky !). "Les communistes expriment les intérêts fondamentaux de la classe ouvrière. I1 est tout à fait naturel qu'à une époque où l'histoire met à l'ordre du jour la discussion de ces intérêts dans toute leur étendue, les communistes deviennent les représentants avoués de la classe ouvrière dans sa totalité".
Dès l'instant où le parti et l'État deviennent les "représentants" avoués de la classe ouvrière dans sa totalité cela veut dire qu'ils ne peuvent plus se tromper, qu'ils ont toujours raison même contre la classe dans son ensemble, même contre une de ses minorités, même au prix des pires massacres. Dès cet instant le socialisme lui-même devient l'affaire du parti et de l'État. Dès cet instant l'État russe en détruisant les conseils va détruire la force même de la révolution et plonger en plein cœur de la contre-révolution.
Et c'est ainsi qu'à côté de ces confusions graves, vont se développer au sein de l'International Communiste la notion du Front Unique, la conception de la défense d'un programme minimum par un parti de masse, la nécessité du travail syndical, les positions parlementaristes révolutionnaires, etc.. Plutôt que de tenter d'aller à contre-courant de ce reflux de la vague révolutionnaire pour garder intacts les principes communistes, l'I.C. va au contraire se plier de plus en plus à ce recul et y adapter sa pratique ; c'est à ce niveau que se développera la différence entre les "tactiques" et les principes exactement de la même manière qu'au sein de la IIème Internationale. Plutôt que de garder toujours en vue les intérêts internationaux du prolétariat, l'I.C. va de plus en plus se faire le porte-parole de l'État russe et verra sonner son glas au moment de l'adoption de la théorie du "socialisme dans un seul pays". Dès lors les thèses défendues par l'Internationale Communiste ne sont plus là que pour défendre le renforcement du capitalisme d'État en Russie. Dès lors le parti bolchevik se fera l'instrument le plus docile de la contre-révolution.
L'HÉRITAGE DE L'I.C. ET LES RÉACTIONS A SA DÉGÉNÉRESCENCE
Un corps humain attaqué par des microbes ne reste pas sans réaction : il secrète des anticorps pour tenter d'enrayer le mal et le détruire. Une organisation révolutionnaire du prolétariat réagit de la même manière. Même atteinte gravement par le virus de l'idéologie bourgeoise, l'organisation révolutionnaire peut encore être sauvée de la mort. Tant qu'une parcelle de vie reste intacte en elle, elle suscitera des réactions saines en son sein; une sorte de mécanisme d'autodéfense. Mais dès l'instant où cette organisation malade quitte le camp du prolétariat, sa mort est irréversible. I1 ne reste plus alors au prolétariat qu'à abandonner définitivement ce cadavre et à entreprendre la reconstruction d'un nouvel outil de combat.
La dégénérescence progressive de l'Internationale Communiste provoquera donc un sursaut de la part de ses éléments révolutionnaires les plus sains. Mais combien ce sursaut fut difficile ! Ceux qui aujourd'hui prétendent tout inventer et qui jugent l'histoire du haut de leurs chaires d'intellectuels, adoptent une attitude simplement infantile en imaginant ce "qu'aurait dû être" cette période et en condamnant tout ce qui sort de leur schéma abstrait. Nous n'avons pas à juger l'histoire mais à en tirer des leçons pour l'avenir. Ainsi il serait ridicule de notre part d'analyser le reflux de la révolution et l'agonie de l'I.C. comme produits des plans machiavéliques des bolcheviks qui "préparaient d'ailleurs leur coup depuis 1902" ! Comme il serait tout aussi ridicule d'idéaliser telle ou telle gauche surgie au sein de l'I.C. en lui attribuant toutes les vertus de la Vérité. Le processus de contre-révolution qui a condamné l'I.C. a semé une terrible confusion dans le mouvement ouvrier. Et même ceux qui poursuivirent la tâche d'élaboration théorique pendant les sombres années de 1930-40, les éléments de la gauche communiste, mirent longtemps à voir toutes les implications de la défaite. Aucune gauche ne fut réellement plus cohérente qu'une autre. Aucune fraction ne posséda toutes les clés du problème et l'entière "vérité". Toutes gardèrent des traces de cette terrible défaite de leur classe et leurs positions politiques en restèrent déformées d'une façon ou d'une autre. Car l'épreuve par laquelle ces révolutionnaires avaient à passer était terrible.
Leur classe écrasée au niveau international jusqu'en 1927, le bastion de la révolution mondiale progressivement isolé et métamorphosé en bastion de la contre-révolution, leur organisation internationale définitivement morte dès l'adoption de la théorie du "socialisme dans un seul pays'', leurs compagnons anglais, allemands, hollandais, danois ... progressivement isolés qui furent forcés par l'I.C. à fusionner avec des centristes et opportunistes de la pire espèce sous peine d'exclusion ... Face à ces épreuves plus d'un auraient baissé la tête et laisser tomber les bras. Et pourtant certains eurent assez de courage militant et de volonté révolutionnaire pour combattre.
Ils furent peu nombreux ceux qui réagirent à la dégénérescence de l'I.C. et ne parvinrent jamais à constituer une opposition internationale véritablement organisée et soudée. Leur apparition un peu partout dans le monde (du Mexique à l'Asie, en passant bien sûr par la Russie) ne fut pas réellement coordonnée au niveau politique et organisationnel. Bien que des contacts et des échanges nombreux eurent lieu, notamment entre le KAPD, la fraction de Bordiga, les camarades anglais autour de Pankhurst, la gauche belge, etc., bien que "Il Soviet" (organe de la fraction italienne) publia des textes de ces courants de gauche, et bien que des contacts internationaux subsistèrent jusqu'à la deuxième guerre mondiale, le poids et la force d'impact de la vague contre-révolutionnaire acculèrent les fractions de gauche dans un profond isolement.
Nous n'avons pas l'occasion de faire le tour de toutes les fractions ou oppositions de gauche qui apparurent au sein de l'Internationale, nous nous contenterons simplement d'analyser de quelle manière les deux courants de gauche les plus significatifs réagirent par rapport aux positions spécifiques des bolcheviks et de l'I.C. sur le parti.
La Gauche italienne
Sans entrer dans tous les détails politiques et historiques qui ont trait à la constitution de la gauche italienne, relevons simplement le fait que jusqu'en 1926, date de son exclusion du Parti Communiste Italien, la gauche italienne impulsée par Bordiga va lutter principalement contre :
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1) - la conception "parlementariste révolutionnaire" de l'I.C. ;
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2) - la notion du Front Unique et les directives de l'I.C. en ce qui concerne la constitution des Partis Communistes par la fusion avec des éléments centristes et carrément bourgeois ;
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3) - l'évolution de l'État russe vers un État bourgeois et l'abandon progressif par l'I.C. des positions internationalistes ;
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4) - l'évolution progressive des partis communistes vers des partis nationalistes bourgeois par leur entrée dans la seconde guerre mondiale sous prétexte "d'antifascisme" et de "défense de la démocratie".
Sur la question du rôle du parti et de ses relations avec la classe ouvrière, la gauche italienne se montre cependant incapable de tirer toutes les leçons de la dégénérescence de la révolution russe. La gauche italienne va, en effet, se rattacher intégralement aux positions et thèses de l'I.C. sur le rôle du parti dans la révolution (adoptées en 1920). C'est ce que nous confirment les textes de la gauche communiste italienne publiés en I92l-22.
Dans ces textes, Bordiga reprend à son compte l'ancienne séparation, développée par Lénine dans "Que faire ?", entre luttes économiques et luttes politiques. Débutant par un subtil raisonnement qui condamne les photographies statiques de la réalité et qui voient les classes sociales comme des entités économiques sans mouvement, Bordiga en arrive à une conclusion fausse : la classe ouvrière ne peut se définir en tant que classe pensante et agissante qu'au travers d'une seule minorité révolutionnaire. Le prolétariat ne se définit pas économiquement mais uniquement par son mouvement politique, son parti. Partant de la constatation juste selon laquelle la classe n'est pas une simple catégorie économique et selon laquelle un parti révolutionnaire est indispensable pour l'homogénéisation de sa conscience politique, Bordiga aboutit à une position absurde. I1 finit tout simplement par "gommer" sans le vouloir les déterminations économiques et matérielles qui constituent la base réelle de la conscience de classe et de l'existence même du parti.
Bordiga en arrive, exacte ment de la même manière que Kautsky lorsque celui-ci sépare réformes et révolution, à placer les nécessités de la révolution communiste non pas à l'intérieur de contingences matérielles bien terre-à-terre mais dans la perfection d'un idéal.
En développant l'idée selon laquelle il ne serait être question de parler de conscience de classe ni même d'action de classe en dehors de l'activité d'un parti, en faisant précéder en quelque sorte l'existence du parti de celle de la classe ouvrière, la gauche italienne marche la tête en bas et les pieds en l'air. Si la conscience et la volonté d'action de la classe ne peuvent se trouver condensés, concrétisés que dans le parti de classe, et si ce n'est pas la lutte prolétarienne elle-même qui exprime et produit cet effort de conscience en secrétant des organisations révolutionnaires, dans ce cas, d'où vient le parti ? Comment surgit-il ? Vient-il du ciel ? La seule réponse qui semble satisfaire nos bordiguistes d'hier et d'aujourd'hui est celle du "Que faire ?" : les révolutionnaires sont des intellectuels qui possèdent "le Savoir" et la connaissance et apportent aux ouvriers la conscience toute faite. Ils sont des éléments extérieurs au prolétariat.
C'est à cette conception simpliste et fausse que nous avons droit notamment dans les textes du P.C.I. (Programme Communiste), représentant actuel le plus caricatural de la Gauche italienne. D'un côté, nous dit le P.C.I., nous avons les masses, incapables de dépasser l'immédiatisme sans l'intervention dirigeante du Parti, État-major des troupes ouvrières ; De l'autre, nous avons le Parti, seul capable de réellement agir et penser selon les intérêts historiques du prolétariat, seul porteur du programme communiste invariant. Dans 1a mesure où la révolution est malgré tout une révolution consciente (le P.C.I. est contraint de l'admettre), il est indispensable que cette révolution soit menée, dirigée, encadrée par le seul organe conscient du prolétariat : son parti. Il est donc logique que ce soit lui qui prenne le pouvoir et assume la dictature du prolétariat puisque c'est lui qui assure la constitution du prolétariat en classe luttant pour son émancipation. La dictature du prolétariat sera donc la dictature du Parti Communiste, et celui-ci sera un parti de gouvernement (thèses de la fraction communiste abstentionniste du Parti Communiste Italien. 1920).
Mais la question que l'on peut se poser face à ces arguments massues est celle-ci : si les ouvriers ne sont qu'une troupe de moutons inconscients, pourquoi suivront-ils les mots d'ordre révolutionnaires plutôt que ceux de la bourgeoisie ? Comment seront-ils capables de discerner la direction révolutionnaire que leur propose le parti ?
Écoutons la réponse du P.C.I. : "si les prolétaires suivent le Parti, ce n'est pas sous l'influence d'une obéissance passive. I1 est évidemment absurde de déduire que le Parti ordonne et que les masses obéissent passivement". Nous voilà rassurés, si les masses "obéissent" c'est, selon le P.C.I., non pas parce que ces masses possèdent une once de l'Intelligence divine du Parti mais parce que "si le Parti peut et doit se qualifier comme organe de direction effectif, s'il peut et doit gagner l'influence décisive qui lui permet de contraindre les soviets et de les conduire au pouvoir, c'est parce qu'il possède sur le reste de la masse des prolétaires l'avantage de connaître les conditions et les résultats généraux du mouvement prolétarien, comme le dit le Manifeste c'est parce qu'il peut et doit indiquer à chaque moment de la lutte de classe, et d'avance pour son déroulement futur, les objectifs, les méthodes et l'organisation qui confèrent à cette lutte la plus grande efficacité et la font avancer vers les buts finaux ; c'est parce qu'il peut et doit apporter les réponses politiques et pratiques aux problèmes que les besoins de la lutte posent aux prolétaires". (Le Prolétaire N° 269. Sans direction de parti, pas d'action révolutionnaire. Juin 1978)
Comme cette réponse brille par sa clarté ! Ainsi, si les ouvriers suivent les mots d'ordre du parti c'est parce qu'ils "peuvent et doivent les suivre" ! Si les ouvriers sont capables de les suivre c'est parce que "le parti peut et doit être le plus clair" ! Quoi de plus naturel en somme. Jadis, la bonne parole du curé était suivie aveuglément ou "de plein gré" par les fidèles, parce que le curé prétendait incarner la volonté divine. Demain, les ouvriers suivront celles du parti parce que celui-ci prétend incarner les voies du communisme ! Ainsi c'est la vertu miraculeuse de la clarté politique en soi qui amènera les ouvriers à obéir aux directives du parti.
Comme cette vision est pauvre, rigide et stérile. Car ce que les bordiguistes ne parviennent pas à voir derrière leur lorgnette c'est la vie de la lutte de classe. Car si elle n'est pas indissociablement liée aux luttes ouvrières, à une capacité de plus en plus grande du prolétariat, stimulée par les conditions objectives autant que par l'intervention des révolutionnaires, à comprendre et à mettre en pratique un cadre politique qui est SIEN, qu'il a lui-même forgé par SON EXPÉRIENCE, cette clarté théorique du parti ne peut que se racornir, se scléroser et même mourir.
La question de savoir pourquoi les ouvriers vont prendre la direction que leur parti met en avant, ne relève pas simplement de la justesse programmatique de celle-ci. Si les ouvriers se contentaient d'appliquer les "directives" du parti - aussi correctes soient-elles - sans les comprendre et les assimiler en fonction de leur propre expérience quotidienne, sans voir en elles l'expression de leurs intérêts historiques globaux, ils ne feraient que reproduire une attitude qui les lie pieds et poings liés sur le terrain de la bourgeoisie. La révolution communiste en serait gravement compromise car cette faible conviction politique des ouvriers pourrait être mise à profit par l'ennemi de classe.
LA SEULE GARANTIE DE LA RÉVOLUTION NE REPOSE PAS SUR UNE OBÉISSANCE MÊME ACTIVE DES OUVRIERS AUX DIRECTIVES DU PARTI, MAIS SUR LEUR FORCE COLLECTIVE, SUR LEUR CAPACITÉ GLOBALE A PRENDRE CONSCIENCE DES BUTS ET DES MOYENS DE L'ACTION RÉVOLUTIONNAIRE, SUR LEUR CONSCIENCE DE CLASSE COLLECTIVE.
Toutes les confusions à propos du parti développées par les groupes issus de la gauche communiste italienne reposent précisément sur cette incompréhension fondamentale de la nature de la révolution communiste et du processus de prise de conscience du prolétariat. Les bordiguistes ramènent tout un procès vivant, complexe et collectif à une simple question de préparation technique et militaire. La révolution communiste, qu'ils identifient à la prise en main de l'État ouvrier par le parti, exige des "spécialistes", des révolutionnaires professionnels capables de prendre en mains les rênes du gouvernement. Reprenant les vieilles confusions des bolcheviks à propos de la liaison entre le parti, l'État et la classe, ils font une simple identification entre le schéma des révolutions bourgeoises et le bouleversement communiste.
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"Après avoir conquis la direction de l'État, le prolétariat aura à assumer des fonctions complexes (...). Ce serait une erreur de croire qu'un tel degré de préparation, une telle somme de spécialisations puissent venir d'un simple encadrement professionnel des travailleurs selon les tâches traditionnelles qu'ils remplissent dans l'ancien régime (...). Il s'agira de pouvoir affronter des tâches de nature beaucoup plus synthétiques, exigeant une formation à la fois politique, administrative et militaire ; une telle formation, correspondant exactement aux tâches historiques précises de la révolution prolétarienne, ne peut être garantie que par un organisme qui, comme le parti politique, possède d'une part une vision historique générale du processus révolutionnaire et de ses exigences, et d'autre part une sévère discipline organisationnelle assurant la subordination de toutes les fonctions particulières au but général de la classe (...). C'est pourquoi le gouvernement de classe ne pourra être qu'un gouvernement de parti." (Bordiga. Parti et action de classe. 1921. Texte repris dans les éditions programme communiste.)
Face à cette vue déformée qui délègue l'accomplissement de la révolution à une minorité de "spécialistes" de la politique, comme ce fut le cas pour les révolutions du passé, nous opposerons simplement deux citations. La première a été puisée dans l'ouvrage de Trotsky "Nos tâches politiques", écrit dans le feu de la polémique qui l'opposa au "Que Faire ?".
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"Au moment même où Lénine créait sa formule du "social-démocrate jacobin", ses amis politiques de l'Oural élaboraient une nouvelle "formule" de la dictature du prolétariat (...). "Si la Commune de Paris en 1871 a échoué - disent les marxistes ouraliens - c'est qu'en elles étaient représentées diverses tendances, qu'il y avait en elle les représentants d'intérêts différents, souvent opposés et contradictoires. Chacun tirait la couverture de son côté, et cela aboutit au fait qu'il y eut beaucoup de disputes et peu d'action (...). I1 faut dire non seulement de la Russie, mais du prolétariat mondial, que celui-ci doit être préparé et se prépare à recevoir une organisation forte et puissante (...) ; La préparation du prolétariat à la dictature est une tâche organisationnelle si importante que toutes les autres doivent lui être subordonnées. Cette préparation consiste, entre autres, à créer un état d'esprit en faveur d'une organisation forte et puissante, à expliquer toute sa signification. On peut objecter que des dictateurs sont apparus et apparaissent tout seul. Mais il n'en a pas été toujours ainsi, et tout spontanéisme, tout opportunisme est à rejeter du parti prolétarien. C'est là que doivent s'unir un degré supérieur de conscience et une volonté absolue - l'un doit appeler l'autre."
Cette philosophie peut se résumer en trois thèses :
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1.- La préparation du prolétariat à la dictature est un problème d'organisation cela consiste à préparer le prolétariat à "recevoir" une organisation puissante, couronnée par un "dictateur" ;
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2.- Dans l'intérêt de la dictature du prolétariat, il est indispensable de préparer consciemment l'apparition de ce dictateur sur le prolétariat ;
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3.- Toute déviation de ce programme est une manifestation d'opportunisme.
En tous cas, les auteurs de ce document ont le courage d'affirmer tout haut que la dictature du prolétariat leur apparaît sous les traits de la dictature sur le prolétariat : ce n'est pas la classe ouvrière qui, par son action autonome, a pris en ses mains le destin de la société, mais une "organisation forte et puissante" qui, régnant sur le Prolétariat et à travers lui sur la société, assure le passage au socialisme.
Or pour préparer la classe ouvrière à la domination politique, il est indispensable de développer et de cultiver son auto-activité, l'habitude de contrôler activement, en permanence, tout le personnel exécutif de la Révolution. Voilà la grande tâche politique que s'est fixée la social-démocratie internationale. Mais pour les jacobins sociaux-démocrates", pour les intrépides représentants du substitutionnisme politique, l'énorme tâche sociale et politique qu'est la préparation d'une classe au pouvoir d'État, est remplacée par une tâche organisationnelle tactique : la fabrication d'un appareil de pouvoir.
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"La première problématique met l'accent sur les méthodes d'éducation et de rééducation politique de couches toujours plus larges du prolétariat, en les faisant participer au travail politique actif. La seconde réduit tout à la sélection d'exécutants disciplinés au divers échelons de "l'organisation forte et puissante", sélection, qui, dans l'intérêt d'un allègement du travail ne peut manquer de se produire par l'élimination mécanique des inadaptés". (Trotsky. Nos tâches politiques. I904)
Par la suite, Trotsky compare très justement cette position de la tendance ouralienne aux vues des blanquistes. En effet, le blanquisme se caractérise également par une incompréhensions des différences immenses qui opposent la révolution prolétarienne, faite par "la grande majorité exploitée contre la minorité des exploiteurs", aux révolutions bourgeoises antérieures, faites par "la minorité exploiteuse contre la majorité des exploités". L'angle sous lequel les bordiguistes envisagent aujourd'hui le rôle du parti dans la révolution est un angle blanquiste. Lorsqu'ils imaginent les tâches du parti comme étant celle d'un bloc d'acier constitué de spécialistes clairvoyants qui naît "quand il est en mesure de construire l'édifice complet, monolithique et exclusif de sa propre théorie" (Programme Communiste n°76) et sur base d'un noyau unique seul détenteur de la conscience ouvrière, nos camarades bordiguistes font preuve non seulement d'un esprit mégalomane et infantile mais aussi d'une vision conspirative et putschistes de la révolution. Ils ont beau s'en défendre, leur caricature d'un parti accompagne une caricature de la révolution communiste.
Cette vision tordue du processus de la révolution prolétarienne fut déjà amplement critiquée par le marxisme au 19ème siècle. Voici ce qu'Engels dit à propos de l'idée que se faisaient les blanquistes de leur rôle au moment du bouleversement socialiste.
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"Élevés à l'école de la conspiration, liés par la stricte discipline qui lui est propre, ils partaient de cette idée qu'un nombre relativement petit d'hommes résolus et bien organisés était capable le moment voulu, bien sûr non seulement de s'emparer du pouvoir mais aussi, en déployant une grande énergie et de l'audace, de s'y maintenir assez longtemps pour réussir à entraîner la masse du peuple dans la révolution et à le rassembler autour du petit groupe de meneurs. Pour cela il fallait avant tout une centralisation dictatoriale extrêmement rigoureuse, du pouvoir entre les mains du gouvernement révolutionnaire." (Engels. Préface à la 3è édition allemande de "la Guerre civile en France de Marx )
Ces deux citations suffisent à montrer le lien logique, nécessaire qui existe entre l'idée qu'on se fait du rôle des révolutionnaires dans la révolution communiste et la nature de celle-ci.
Surestimer ce rôle, c'est amputer la révolution de ses forces vives et collectives. De même, accorder au parti le pouvoir d'incarner la conscience de classe c'est empêcher un plein épanouissement de cette conscience ; c'est prendre l'état de la conscience des grandes masses d'ouvriers comme un fait accompli et statuer ses infirmités. On ne rend pas un très grand service aux prolétaires en confiant à leurs minorités révolutionnaires le soin d'accomplir toutes les tâches qui exigent conscience et détermination. Cette attitude ne fait, au contraire, qu'encourager la soumission à l'idéologie dominante. En agissant de cette manière, les révolutionnaires finissent par constituer eux-mêmes un obstacle sur le chemin de la révolution.
C'est pour éviter ce piège que nous avons tellement insister sur le gouffre qui sépare le Communisme des transformations sociales qui l'ont précédé. Et c'est pour cette raison également que nous avons tenter de différencier la conscience de classe d'une simple idéologie.
En fait les conceptions "substitutionistes" sur le rôle du parti ne se fondent pas uniquement sur une incompréhension de la spécificité de la dictature prolétarienne, ni sur une confusion entre l'État de la période de transition, le parti et la classe ouvrière. Ces conceptions naissent logiquement d'une théorie tronquée, d'une analyse erronée de la conscience de classe. La plupart des groupes issus de la Gauche italienne reprennent les mêmes erreurs théoriques que Lénine et Kautsky. Ils ne voient pas l'identité réelle qui existe entre lutte économiques et politiques, entre théorie et pratique prolétarienne. Ils ne voient pas la conscience de classe en tant que processus vivant, comme l'affirmation de l'être conscient du prolétariat. L'extériorité du parti par rapport à la classe provient chez eux de l'identification de la conscience de classe à une idéologie. Il est donc normal que pour les bordiguistes la conscience soit un fait de connaissance intellectuelle, le marxisme une "Science" et le programme communiste une doctrine figée. Il est normal aussi, dans ce cas, que les révolutionnaires deviennent de très savants professionnels de la politique, chargés d'apporter la conscience aux ouvriers.
Ces confusions se retrouvent même auprès des groupes les moins sclérosés et les moins monolithiques de la gauche italienne. Ainsi l'on retrouve dans un texte paru dans Prometeo, l'organe théorique du P.C.I. (Battaglia Communista), l'analyse suivante à propos de la conscience de classe.
"Encore une fois il s'agit de revenir au point essentiel de la doctrine communiste (...) selon laquelle il existe une grande différence entre "instinct de classe" et "conscience de classe". L'un naît et se développe à l'intérieur des luttes ouvrières comme patrimoine des prolétaires mêmes ; il vient de l'antagonisme des intérêts matériels et se nourrit des contradictions économiques, sociales et politiques croissantes occasionnées par cet antagonisme; il demande enfin que les rapports entre prolétaires et capitalistes soient suffisamment tendus pour provoquer une certaine dureté dans les luttes. L'autre, la conscience, naît de l'examen scientifique des contradictions de classe, elle croit avec la croissance des connaissances des contradictions ; elle vit et se nourrit de 1'examen et de l'élaboration des données provenant des expériences historiques de la classe (...).
La conscience est donc exactement un "élément importé dans la lutte de classe du prolétariat, là où les conditions le permettent". (Kautsky cité par Lénine et cité d'une façon polémique par "Révolution Internationale" n° 12) Les arguments du CCI ne démontrent pas ce qu'ils voudraient démontrer, ils démontrent au contraire que la dialectique est quelque chose de tout à fait inconnus à ces camarades (...). En d'autres termes tout ce que dit le CCI n'efface en rien (et il ne pourrait le faire) le fait que "le détenteur de la science n'est pas le prolétariat" (toujours Kautsky et Lénine cité par le CCI) et démontre au contraire, que le Marx de "l'idéologie allemande" n'a pas du tout été compris, bien que cité chaque fois que cela semble utile.
Les idées dominantes sont-elles ou ne sont-elles pas les idées de la classe dominante ? Est-il vrai ou n'est-il pas vrai que les détenteurs des moyens de production matérielle détiennent avec eux et en même .temps les moyens de la production intellectuelle et que le prolétariat est au contraire une classe exploitée et donc idéologiquement dominée ?
S'il en est ainsi alors il est vrai que : "c'est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie (les intellectuels bourgeois) qu'est né le socialisme contemporain, et c'est par eux qu'il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés, qui l'introduisent ensuite dans la lutte de classe du prolétariat" (encore Kautsky et Lénine)." (P.C.Int. Classe et conscience : de la théorie à l'intervention politique. Prometeo, 1er semestre 1978.) (souligne par nous)
Cette citation met bien en lumière les erreurs d'analyse que nous avons soulignées à propos des textes de Bordiga et de Lénine. Quel est le raisonnement du P.C.Int. ? Il part d'une réalité : que les idées dominantes sont les idées de la classe dominante et que le prolétariat subit cette idéologie. Mais à partir de cette constatation, il bâtit une analyse tout à fait stérile et rigide.
Première erreur de jugement : les ouvriers pour accomplir la révolution doivent disposer d'une analyse scientifique et d'une connaissance idéologique au même titre que celle dont dispose la classe ennemie. La conscience de classe est "une réflexion scientifique sur les expériences de classe", elle est "le reflet dans le domaine des idées de l'antagonisme prolétariat - bourgeoisie elle est donc 1'élément subjectif qui permet le dépassement de la contradiction par le moyen de la destruction révolutionnaire du prolétariat". La conscience de classe se définit donc exactement de la même manière que l'idéologie qui, elle aussi, est le reflet dans le domaine des idées d'une réalité objective. (Marx. L'idéologie allemande).
Deuxième erreur de jugement : dans la mesure où les ouvriers subissent l'idéologie dominante, dans la mesure où ils sont dépossédés des moyens de production intellectuelle au même titre que des moyens de production matérielle, ils sont également dépossédés de la conscience de classe, c'est-à-dire de leur idéologie révolutionnaire. Seuls les révolutionnaires, qui disposent en tant que membres de la bourgeoisie de ces moyens de production intellectuelle peuvent apporter la conscience socialiste aux ouvriers. Et nous aboutissons à cette absurdité suivante : la révolution communiste est possible grâce à l'utilisation au service des ouvrier des capacités scientifiques de la bourgeoisie ! La conscience de classe devient une idéologie, concurrente à l'idéologie bourgeoise mais forgée avec les mêmes armes !
A force de vouloir paraître dialectique, le P.C.Int. finit par devenir contradictoire. Car il y a de quoi s'embrouiller dans ces explications. En effet, si la conscience de classe est une simple réflexion idéologique sur quel pouvoir économique repose-t-elle ? Si les ouvriers sont effectivement dépossédés de tout pouvoir économique et de tous les moyens de production, comment peuvent-ils forger une idéologie ? L'idéologie forgée par les révolutionnaires plane-t-elle dans le ciel ? Repose-t-elle à la fois en dehors de la lutte de classe et en dehors de l'idéologie bourgeoise ? Dans la mesure où les ouvriers seront toujours dépossédés des moyens de production intellectuelle et matérielle (du moins jusqu'au Communisme) et donc de leur conscience socialiste, comment parviendront-ils à réaliser la révolution communiste et à transformer toute la société ? Si leur simple "instinct" de classe" suffit, pourquoi n'ont-ils pas déjà accompli cette révolution ? Par quels moyens miraculeux les révolutionnaires parviendront-ils à introduire dans la lutte de classe quelque chose dont les ouvriers seront toujours dépossédés ?
Les réponses du P.C.Int. à ces questions nous paraissent insatisfaisantes ; elles nous laissent sur notre faim.
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"Ici réside le faux problème : la conscience socialiste vient-elle de la classe ou de ceux qui "savent examiner les lois de l'"histoire'' ? C'est un faux problème parce que non posé en termes dialectiques, c'est-à-dire de façon à rendre véritablement possible la connaissance de la réalité sociale et historique. Sa solution réside en effet en dehors des termes de l'alternative (!), et les englobe tous les deux. La conscience socialiste est la réflexion scientifique sur les expériences de la classe et sur les problèmes qui sont posés par elle, développée par ceux qui ont les moyens de faire cette réflexion, et s'identifient politiquement à la classe". (op. Cité)
Non camarades, la question que nous vous posons n'est pas un faux problème facile à éluder. La question que nous vous posons est à la base de deux conceptions radicalement différente de la conscience de classe. En ne répondant pas à cette question "qui détient et développe la conscience de classe", vous vous placez dans une impasse, vous restez dans une contradiction. Les efforts que vous faites pour en sortir plus dialectiques encore, ne résolvent rien. Notre conception de la conscience de classe tend au contraire à répondre à cette question et à mettre en lumière de quelle manière le prolétariat accomplira lui-même (et sans concours de la bourgeoisie !) la révolution communiste. Le prolétariat est seul détenteur de la conscience de classe précisément parce qu'il ne possède aucun pouvoir économique aucun moyens de production. La conscience du prolétariat se caractérise justement par un lien indestructible entre action et réflexion. La réflexion théorique du prolétariat ne vient pas simplement comme "reflet" de sa pratique, elle n'est pas une simple interprétation philosophique du monde, elle est facteur actif, moyen de transformation concrète de la réalité. Théorie, pratique sont inséparables. Et seule la classe ouvrière dans sa lutte de classe peut synthétiser ces deux aspects de la conscience socialiste. L'activité des révolutionnaires s'inscrit comme un moment privilégié dans cette activité globale et collective du prolétariat mais n'en constitue qu'un aspect (bien qu'indispensable). Ce n'est certainement pas avec les mêmes armes idéologiques que le prolétariat combat son adversaire de classe. Ce qui fait la force révolutionnaire du prolétariat c'est précisément sa condition de classe à la fois révolutionnaire et exploitée, à la fois démunie de tout pouvoir dans la société et seule capable de sauver l'humanité de toute forme d'exploitation et de pouvoir de classe. Ce qui fait la caractéristique de la conscience de classe c'est précisément le fait d'être à la fois une compréhension rigoureuse de la réalité et une transformation pratique de celle-ci, ce que aucune idéologie, aucune connaissance "scientifique" quelle qu'elle soit n'est à même de faire ! La puissance révolutionnaire du prolétariat repose entièrement et uniquement sur sa conscience de classe et son organisation. Lui enlever la possession de cette puissance, en plaçant mille intermédiaires entre sa théorie et sa lutte de classe, c'est lui enlever la capacité même d'accomplir la révolution communiste. Et si le prolétariat n'est pas capable dans son ensemble de mettre en œuvre la destruction du vieux monde, nous n'avons plus qu'à aller nous coucher, parce qu'aucun volontarisme, aucun vœu pieux y changera quoi que ce soit.
Ainsi malgré les nombreux apports faits par la gauche italienne à l'enrichissement de la théorie révolutionnaire, malgré le courage et l'obstination avec laquelle elle parvient à préserver les acquis communistes face à la dégénérescence de l'Internationale Communiste, le poids de l'idéologie bourgeoise pèse encore lourdement sur les épaules des groupes communistes actuels. Le CCI ne prétend pas avoir tout compris, il ne prétend pas être "l'unique détenteur de la conscience de classe", mais au moins son travail de réflexion théorique s'inscrit dans un souci précis : tirer au maximum les enseignement de la révolution russe et du reflux de la vague révolutionnaire des année vingt, ne pas tomber dans les mêmes pièges dans lesquels s'engouffrèrent les bolcheviks. Et un des apports essentiels qui nous vient de l'expérience historique elle-même nous semble être celui-ci : seul le prolétariat conscient dans son ensemble peut transformer la société, aucun parti, aucune minorité ne peut se substituer au prolétariat dans l'accomplissement de cette tâche.
La gauche allemande.
La gauche allemande et hollandaise représente cette autre voix révolutionnaire qui tenta de s'élever au milieu du concert contre-révolutionnaire joué par l'I.C. dès le début des années vingt. La gauche allemande se regroupe au sein du KAPD, fondé en 1919 par les éléments de gauche exclus du parti communiste allemand "officiel" (KPD-(S)). Le KAPD, admis comme "parti sympathisant" au sein de l'I.C., s'opposera principalement à la politique parlementariste et syndicaliste de l'Internationale (cf. la réponse de Görter à Lénine en, 1920) et à sa conception du Front Unique et du soutien aux luttes de libération nationale. Le KAPD tentera d'établir des contacts avec les différentes gauches existant au sein de l'I.C. (gauches belge, hongroise, italienne, mexicaine, bulgare, danoise, etc.) afin de constituer une opposition de gauche cohérente. L'occasion ne lui en fut pas donnée longtemps, puisque le KAPD sera exclus de l'I.C. en 1921.
Sur la question du parti, le KAPD eut le mérite d'insister très justement sur la nécessité de construire un parti solide et cohérent capable de mettre en avant une direction politique globale et de développer la conscience de classe même au risque de rester minoritaire dans un premier temps (points 7 et 8 des thèses sur le parti écrites en I92l en vue d'être présentées au congrès de l'I.C.). Ce qui nous éloigne fort d'une conception "anarcho-syndicaliste" que les bordiguistes se plaisent à voir dans les positions de la gauche allemande ! Dans l'ensemble des thèses sur le parti aucune mention n'est faite sur la nécessité pour les parti de prendre le pouvoir (c'est peut-être là la déformation "anarchiste" que la gauche italienne reproche au KAPD). Au contraire l'accent est mis sur le rôle des conseils (séparés du parti) comme instruments de la dictature prolétarienne.
Cependant, la gauche allemande et hollandaise, pas plus que la gauche italienne, anglaise, hongroise ou mexicaine, ne fut réellement capable de tirer tous les enseignements de la révolution russe et de son dépérissement. Dans aucun des documents du KAPD et de la KAI (nouvelle Internationale créée en 1922 par des éléments du KAPD), il n'est mentionné le fait que la substitution du parti et de l'État au pouvoir des conseils a influencé fortement le cours dégénérant de la révolution russe.
Au lieu de cela, plusieurs confusions graves finissent par se développer au sein de la gauche allemande :
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1.- Sur base d'une analyse fausse de la révolution russe comme révolution bourgeoise et prolétarienne (1921), puis comme révolution bourgeoise, une tendance finit par se développer au sein du KAPD qui voit dans l'existence d'un parti politique la cause du caractère bourgeois de la révolution russe ;
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2.- Théorisant le refus correct de se considérer comme un parti parlementaire chargé de prendre le pouvoir, une tendance se dessine au sein du KAPD-AAUD sur des positions carrément "anti-parti". Ce courant "anti-intellectuel" se retrouve dans la tendance d'Essen du KAPD, puis dans la Ligue des Communistes de Conseils. Mais la plus célèbre scissionnera avec le KAPD-AAUD, dès le début des années vingt, pour former l'AAUD (E) autour de Otto Rühle ;
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3.- Refusant l'existence séparée d'un parti politique en tant nue tel, l'AAUD-(E) préconise le développement d'organisations intermédiaires entre le parti et les conseils : les Unions Générales des Travailleurs (AAU). Poussant cette analyse jusqu'à ses ultimes conséquences, des éléments de l'AAUD-(E) finiront par scissionner et par se liquider eux-mêmes sur base d'une analyse anti-organisationnelle. En 1925, Rühle lui-même abandonnera toute activité politique organisée.
Dès le début des années trente, il ne reste donc de la gauche allemande et hollandaise que des éléments regroupés dans le SPD, des individus "anti‑parti" isolés, des terroristes comme Van der Lubbe, et des groupes communistes issus de l'AAUD-(E) qui nieront la nécessité d'une organisation révolutionnaire du prolétariat pour garder intacts les principes du programme communiste.
En fait, la grande erreur de ces éléments de la gauche allemande (marqués par le retard général de la conscience prolétarienne par rapport aux nécessités historiques et par la faiblesse des révolutionnaires en Allemagne lors de la vague révolutionnaire), réside tout d'abord dans l'incompréhension du changement de la nature et de la fonction du parti dans la période de décadence. Le KAPD entrevoit ce changement. I1 met très justement en évidence les différences qui existent entre la période révolutionnaire et celle du parlementarisme. I1 différencie le rôle des partis ouvriers parlementaristes du 19ème siècle de celui du parti communiste de l'ère des révolutions sociales. Pourtant toutes les implications de cette différence ne sont pas entièrement assimilées par la gauche allemande. C'est pourquoi une tendance se développe au sein du KAPD qui assimile naturellement la notion même de "parti" à celle d'un parti parlementaire de masse. Cette tendance incapable de cerner toutes les conséquences pratiques du changement de période, incapable de déceler les erreurs substitutionistes des bolcheviks, en arrive tout simplement à "jeter le bébé avec l'eau sale". Le raisonnement pour en arriver là est celui-ci : "puisque la fonction d'un parti quel qu'il soit ne peut être que celle d'un dirigeant, d'un chef parlementaire qui désire dominer les masses et exercer le pouvoir à leur place, et puisque nous refusons ce rôle, nous nous passerons de tout parti quel qu'il soit".
D'autre part, la gauche allemande a toujours souffert de l'immaturité générale du prolétariat en Allemagne et de l'incapacité des révolutionnaires dans ce pays à forger un parti révolutionnaire, armé théoriquement et prêt à affronter la vague des luttes prolétariennes. Longtemps, les éléments de la gauche du SPD hésitèrent à rompre ouvertement avec la social-démocratie pour former un parti indépendant. De ce fait, le KAPD apparaît comme une organisation jeune et sans grande expérience.
Cette immaturité générale de la classe, contribua fortement à brouiller la vue de la gauche allemande notamment sur la nature du rapport de force entre les classes et sur l'impact de la vague révolutionnaire. Ainsi le KAPD ne voit pas que les événements de 1921 annonce le début de l'écrasement du prolétariat. I1 y voit au contraire le symbole de l'apogée du mouvement révolutionnaire. Cette surestimation l'entraîne, même malgré lui, dans l'aventure volontariste de "l'action de mars" en 1921.
Les hésitations nombreuses et le manque de confiance des révolutionnaires allemands dans leur rôle, l'échec amer subit après la défaite de l'action de mars, la dégénérescence de l'Internationale Communiste et le reflux de la vague révolutionnaire, l'incompréhension du changement de rapport de force entre prolétariat et bourgeoisie ... tout cela ne pouvait que favoriser le découragement, le pessimisme et l'éclatement final de la gauche allemande, jusqu'à l'ultime recours désespéré de l'action terroriste. Contrairement à la gauche italienne qui sut tirer un bilan plus réaliste de la période, la gauche allemande se montra infirme et incapable de comprendre quelle devait être la responsabilité des révolutionnaires pendant la contre-révolution. Contrairement à leurs camarades italiens, les révolutionnaires allemands ne se constituèrent pas en fraction capable de défendre bec et ongles les acquis de la lutte passée.
C'est pourquoi, aujourd'hui, loin de maintenir et d'exprimer une continuité saine et claire avec la vague révolutionnaire du passé, loin de signifier la force de la gauche allemande et hollandaise dans la critique de l'I.C., les organisations conseillistes actuelles en expriment caricaturalement toutes les faiblesses et les confusions. Tout comme les bordiguistes, les conseillistes nient le caractère potentiellement révolutionnaire des actions économiques de la classe. Leur analyse du processus révolutionnaire aboutit, comme pour les groupes de la gauche italienne, à enlever au prolétariat la possibilité et la nécessité de dépasser un niveau "trade-unioniste" des luttes et de la conscience. Alors que pour les bordiguistes cette incapacité est suppléé par l'existence du parti, pour les conseillistes, comme pour les anarcho-syndicalistes, c'est la lutte économique à elle seule qui suffit à détruire l'État. Pour Daad en Gedachte, un épigone passablement sclérosé de la gauche hollandaise, il n'existe aucune différence qualitative entre une grève encadrée par les syndicats et la révolution communiste ! Ce groupe pousse l'apologie de la lutte économique jusqu'à l'absurde et jusqu'aux positions platement "économistes" de la seconde Internationale et de Lénine. Mais contrairement à Lénine qui voyait malgré tout la nécessité pour le prolétariat de dépasser un niveau "trade‑unioniste", Daad en Gedachte ne tarit pas d'éloge sur la lutte économique. Seule l'extension quantitative des luttes suffit à ébranler le vieux monde. Et pour Daad en Gedachte il est hors de question que cette accumulation quantitative se transforme aussi en dépassement qualitatif.
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"La révolution ne diffère pas essentiellement de ces actions de classe quotidiennes qui se déroulent aujourd'hui, par exemple par le fait que les ouvriers s'élèveraient à une plus grande conscience au cours de cette révolution. La révolution ne diffère en aucune façon qualitativement de ces actions de classe, elle n'en diffère seulement que quantitativement". (Daad en Gedachte. Mai 1975)
Pour Daad en Gedachte, la conscience ouvrière est purement empirique et immédiate. Les ouvriers n'ont pas besoin de généraliser leurs expériences organisationnelles et politiques. Chaque lutte se suffit à elle-même, confinée dans son usine, dans sa région, à l'intérieur de son territoire limité. Les conseillistes ne comprennent nullement le caractère révolutionnaire des luttes économiques et la nécessité de l'extension politique de celles-ci par l'homogénéisation de la conscience de classe. Nous retrouvons là une vieille rengaine chère à la sociale-démocratie : le mouvement est tout et le but n'est rien.
Il est logique que cette conception immédiatiste de la conscience de classe conduise les conseillistes à verser dans l'ouvriérisme et le localisme et à négliger totalement le rôle des révolutionnaires au sein des luttes. Dans certains cas cette sous-estimation verse carrément dans la négation pure et simple de ce rôle. Ainsi Daad en Gedachte se supporte lui-même dans les limites d'une activité strictement théorique et académique. Mais poussée à ses ultimes conséquences, l'apologie que les conseillistes font de la lutte strictement économique du prolétariat aboutit à l'auto-dissolution pure et simple de toute organisation révolutionnaire.
Pas plus que les bordiguistes, les conseillistes ont donc été capables de retirer tous les fruits politiques laissée par le mûrissement de la vague révolutionnaire des années vingt ; pas plus qu'ils n'ont été capables de séparer le bon grain de l'ivraie et de garder intacte la nécessité d'une organisation politique du prolétariat tout en rejetant les aberrations substitutionistes. Les conseillistes comme les bordiguistes sont le prix payés par cinquante ans de contre-révolution, cinquante ans de confusion et d'égarement théoriques au cours desquels rares furent les révolutionnaires qui parvinrent à nager à contre courant.
Seul un groupe comme Internationalisme, issus de la Gauche Communiste de France, se montra capable de préserver les précieux acquis légués par l'expérience de la révolution russe. Comme l'indique un texte d'Internationalisme "Sur la nature et la fonction du Parti Politique du prolétariat" publié en octobre 1948, ce groupe fut le seul a ne pas tomber dans les déformations politiques qui marquent les positions des bordiguistes autant que celles des conseillistes.
CONCLUSION
Nous pourrions conclure très simplement en soulignant que les confusions des bordiguistes comme celles des conseillistes possèdent une origine commune : l'incompréhension du caractère révolutionnaire des luttes revendicatives. Ces deux courants politiques apparemment si différents se recoupent étroitement dans leurs confusions. Car toute position politique qui repose sur une séparation entre lutte économique et lutte politique implique la négation du prolétariat comme classe révolutionnaire capable de prendre conscience de ses buts historiques. C'est à cela que mènent le bordiguisme et le conseillisme !
Insister sur l'incapacité du prolétariat de dépasser par ses propres forces le terrain strictement revendicatif, répéter que c'est au Parti à se substituer à cette carence, cela revient fondamentalement au même que d'affirmer qu'il n'est pas nécessaire pour le prolétariat de dépasser ce terrain. Les modernistes enfoncent le clou encore plus loin en prétendant que la classe ouvrière lorsqu'elle lutte pour des revendications économiques est une "classe - pour - le capital", c'est-à-dire une catégorie économique totalement soumise à la domination capitaliste. I1 n'est pas étonnant qu'une telle vue de l'esprit ait poussé la majorité des modernistes dans les bras du désespoir petit-bourgeois.
Pour les bordiguistes comme pour les conseillistes séparer les conditions objectives qui permettent le mûrissement des luttes de la conscience de classe cela implique : considérer les révolutionnaires comme des éléments extérieurs au prolétariat. Pour les uns la conscience ne peut pas être développée par le prolétariat lui-même, il s'agit donc d'importer cette conscience du dehors et c'est le parti qui s'en charge. Pour les autres, les révolutionnaires doivent se limiter à un rôle de simples spectateurs intellectuels philosophe, ce qui les place d'emblée en dehors des luttes concrètes de la classe. Les uns comme les autres ne comprennent pas qu'une conception correcte et dialectique de la conscience de classe et de son épanouissement s'accompagne d'une compréhension des révolutionnaires en tant que partie vivante et active de leur classe.