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Quelle signification revêtent, pour la classe ouvrière, les “émeutes de la faim”, ces révoltes des populations les plus misérables et marginalisées des pays sous-développés et qui ont vu leur nombre augmenter au cours des dernières années : Algérie (1988); Venezuela, Argentine, Nigeria, Jordanie (1989) ; Côte d’ivoire, Gabon (1990) pour ne citer que les plus Importantes ? Quelle doit être l’attitude de l’avant-garde révolutionnaire à leur égard ?
La réponse que les organisations révolutionnaires apportent à ces questions relève de leur analyse globale de la situation internationale actuelle et des perspectives à long terme qu’elles envisagent pour le prolétariat dans le chemin qu’il aura encore à parcourir pour aller vers la révolution, des formes de lutte et d’organisation qu’il adoptera et de la fonction qu’elles attribuent au parti de classe. Dans la mesure où les émeutes tendent à gagner du terrain, à devenir chaque fois plus fréquentes, elles posent aux révolutionnaires la nécessité d’y intervenir directement, avec des orientations claires pour la classe ouvrière, ce qui souligne l’importance pratique et immédiate d’avoir une position claire à leur égard.
Devant la confusion des différents groupes du milieu politique prolétarien qui ont salué les émeutes de la faim comme des pas en avant de la lutte de classe du prolétariat, leur attribuant même une importance plus grande qu’aux grèves dans les usines, seul le CCI a souligné que ces actions contiennent le danger d’éloigner le prolétariat de son terrain de classe.
Une expression de la décomposition du capitalisme
Plusieurs organisations du milieu politique prolétarien ont abordé dans leurs publications la question des émeutes de la faim[1], mettant en relief que leur cause profonde est l’approfondissement de la crise du système capitaliste et l’augmentation de l’exploitation et de la misère qui en découle pour la classe ouvrière et les autres couches déshéritées. Elles ont démontré comment les “plans” et les “mesures économiques” que la classe capitaliste applique pour essayer d’éviter la ruine des pays sous-développés -c’est-à-dire, pour essayer de sauver leurs profits-, entraînent des attaques renouvelées et brutales aux conditions de vie de millions de personnes ; et que les révoltes de la faim, les pillages massifs de magasins, sont la réponse la plus élémentaire à une situation insupportable et désespérée. Nous-mêmes avons écrit, par exemple, que “Les émeutes sont tout d’abord la réponse des masses marginalisées aux attaques de plus en plus barbares du capitalisme mondial en crise. Elles font partie des secousses qui ébranlent de plus en plus fortement les fondements mêmes de la société capitaliste en décomposition” (Revue Internationale n° 57, p. 14, 2e trimestre 1989).
D’autres groupes y font référence en ces termes :
- “La révolte se manifeste (...) comme réponse aux coups de la crise. Si l’on considère le fait que les masses prolétariennes et semi-prolétariennes de ces pays [la périphérie] ont participé dans le mouvement (...) on doit nécessairement conclure qu’un tel mouvement constitue primordialement une action de la classe exploitée contre les effets de sa condition”. (Prometeo n° 13, nov. 1989 p. 33).
- “La crise du capitalisme argentin, qui enfonce jour après jour dans la misère la plus absolue des masses toujours plus grandes de prolétaires et de salariés, de la même façon qu’au Venezuela ou en Algérie, a lancé les affamés dans une lutte pour la survie”. (Le Prolétaire, n° 403, oct-nov. 1989)
Le fait que l’on partage ce point de vue général sur les causes des émeutes de la faim indique l’existence d’une frontière de classe qui sépare les organisations politiques prolétariennes des organisations de la bourgeoisie. Car, bien que ces dernières ne puissent pas nier l’augmentation de la misère qui est à l’origine de ces actions, elles ne pourront jamais admettre que c’est le système capitaliste comme un tout qui en est la cause (et pas seulement la “mauvaise politique économique” de tel ou tel gouvernement, ou “les mesures du FMI contre les pays pauvres”), car cela remettrait en question leur propre existence.
Cependant, ce point de vue commun aux organisations du milieu politique prolétarien est en fait très général. Au-delà de celui-ci il existe de grandes divergences par rapport à l’analyse de la crise (sur ses racines: baisse tendancielle du taux de profit ou saturation des marchés, sur sa nature : cyclique ou permanente...), divergences qui ne cessent de s’approfondir. C’est ainsi que seul le CCI a relevé la signification du fait que la crise dure déjà depuis vingt ans sans trouver d’issue. Le cours aux affrontements de classe signifie que la bourgeoisie n’a pas réussi à assener au prolétariat une défaite historique telle qu’elle lui permette de l’entraîner vers une guerre mondiale ; cependant, le prolétariat n’a pas non plus été capable encore d’imposer son alternative historique : la révolution communiste. Ce blocage historique entre les classes a rendu possible que la crise continue de s’approfondir. Cependant tous les aspects de la société ne demeurent pas stables, mais sont entrés dans ce que nous avons appelé “la période de décomposition du capitalisme” (voir “La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste” Revue Interna4onale n° 62).
Pour le CCI il est clair que le capitalisme peut mener à la destruction de l’humanité, pas seulement par la guerre atomique entre les grandes puissances impérialistes (danger momentanément écarté à cause de l’effondrement dans le chaos du bloc de l’URSS), mais que cette destruction peut aussi provenir de la multiplication de plus en plus incontrôlable des expressions de ladite décomposition : famines, épidémies, drogues, catastrophes nucléaires... Les autres organisations révolutionnaires feraient mieux d’analyser sérieusement le contenu de toutes ces données, qui semblent à première vue sans rapport les unes avec les autres, et les tendances actuelles de la société capitaliste qui en découlent, plutôt que de taxer simplement le CCI de “catastrophiste”.
Pour ce qui concerne les pays sous-développés, nous disions que la crise capitaliste y impose une misère telle qu’elle est à l’origine des émeutes massives de la faim. Cependant, cette misère acquiert aussi un contenu différent en tant que produit de la décomposition du capitalisme.
Les pays sous-développés ont été moins résistants aux coups de la crise et, l’un après l’autre, ils se voient précipités dans la ruine la plus complète et irréversible. Dans la décennie des années 80, avec l’arrivée à échéance des délais de paiement des dettes contractées dans la décennie précédente, et devant l’impossibilité de les honorer, le flux de capitaux vers ces pays s’est tari, provoquant la récession mondiale de 1980-82, que seuls les pays les plus industrialisés ont pu surmonter.
Les pays sous-développés n’ont jamais pu s’en remettre. Dans les années 80, la croissance de leur production a été pratiquement égale à zéro. La faiblesse de leur industrie les rend incapables d’être concurrentiels sur le marché mondial et leurs marchés internes sont occupés par les produits en provenance de pays plus développés, ce qui les conduit à la faillite. La production de matières premières (minerais, agriculture, pétrole), leur principale source de revenus, s’est aussi écroulée, par suite de la chute des prix due à la saturation du marché mondial. Ils sont maintenant entrés dans une phase de décapitalisation et de désindustrialisation ; les champs cultivés sont laissés à l’abandon ou consacrés à la culture de produits destinés à la fabrication de drogues à la place de produits alimentaires ; on ferme les mines qui ne sont pas assez rentables ; des réserves de pétrole restent inexploitées parce que les capitaux sont investis dans la spéculation en bourse, placés dans les banques des pays riches ou bien partent dans le remboursement de l’intérêt des dettes.
Dans ces pays le capital et les bourgeoisies “locales” -avec l’appui des grandes puissances- tiennent grâce à une exploitation extrême de la classe ouvrière : les salaires réels ont été réduits de moitié au cours des dernières dix années, principalement par le biais de la formule infernale “inflation-plans de choc”, et rien n’arrête cette tendance à la baisse. En même temps, le chômage croissant a créé une situation sans précédent dans l’histoire, qui doit être sérieusement analysée.
Avec la stagnation et la chute de la production capitaliste, des millions d’ouvriers ont été expulsés des industries. S’y ajoutent les millions de jeunes qui arrivent à l’âge de travailler sans que le capitalisme soit capable de les intégrer à un travail productif ; autant de millions de paysans ruinés émigrent sans arrêt vers les villes. D’après les chiffres très partiels publiés par la bourgeoisie, 50 % de la population de ces pays est au chômage et le pourcentage atteint même 70 à 80 % dans certains endroits. S’il est vrai que l’expulsion de la paysannerie, l’existence d’une armée industrielle de réserve et le chômage massif sont tous des aspects inhérents au capitalisme en période de crise, l’ampleur qu’ils atteignent à l’époque actuelle leur confère un nouveau contenu et démontre la tendance du capitalisme à la décomposition, à la désagrégation complète.
Comment ces masses ont-elles pu survivre jusqu’à mainte nant ? Au moyen de ce qu’on appelle l’“économie immergée”. Cette “économie immergée” est constituée par un dense réseau de relations à la tête duquel se trouvent de puissants trafiquants capitalistes (trafiquants de n’importe quoi, depuis les drogues jusqu’aux appareils électroménagers) qui concurrencent avantageusement l’“économie officielle”, au point d’obtenir dans certains pays des profits équivalents ou même supérieurs à ceux de cette dernière. Cette “économie immergée” fournit des “emplois” à ces millions de personnes, essentiellement en tant que vendeurs à la sauvette dans les rues. Ces masses de “sous-employés”, chômeurs en réalité, constituent l’élément central des émeutes de la faim. Marginalisées par le capitalisme, elles sont proches du prolétariat du fait qu’elles ne possèdent que leur force de travail et qu’en ce sens elles constituent potentiellement une force anticapitaliste ; cependant, l’analyse ne peut pas les assimiler sans plus à l’ensemble de la classe ouvrière, comme l’ont fait les différents groupes du milieu révolutionnaire. Car le fait de se trouver exclus d’un processus de travail collectif est un obstacle qui empêche leur réflexion et leur lutte comme partie de la classe ouvrière. Il faut noter que tout au long des dernières vingt années, on n’a pas assisté à des mouvements de sans-travail, luttant et s’organisant comme tels. Cela traduit, en même temps que la perte des traditions de la classe ouvrière, produit de la contre-révolution entre les années 20 et la fin des années 60, l’influence croissante du “sauve qui peut” propre à l’idéologie capitaliste en décomposition. Mais en outre, comme nous le disions plus haut, à ces chômeurs viennent s’ajouter les paysans ruinés qui abandonnent les campagnes et qui conservent leur point de vue individuel de petit propriétaire, et les jeunes toujours plus nombreux qui n’ont jamais pu travailler. Même si ceux-ci restent en rapport avec la classe ouvrière, car beaucoup sont des fils d’ouvriers et habitent les mêmes quartiers, cette masse n’échappe pas à l’influence du lumpenprolétariat, car d’elle proviennent aussi les vendeurs de drogue, les criminels, les mouchards, les hommes de main...
Ainsi, la compréhension du fait que la cause des pillages est la crise capitaliste, et qu’ils constituent la seule réponse que peut donner une masse désespérément affamée, ne doit pas nous voiler les yeux sur le caractère dénué de perspective de classe de ces émeutes et sur le danger que la classe ouvrière soit diluée dans cette masse de marginalisés, si elle ne réussit pas à affirmer son terrain de classe.
La classe ouvrière face aux émeutes
Une nouvelle divergence s’ouvre entre le CCI et les autres groupes du milieu politique prolétarien avec la prise de position sur les émeutes de la faim. Pour eux :
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“La nature prolétarienne de ces événements” réfute “ceux qui voient dans les émeutes de la faim et de la misère une sorte de déviation de la lutte de classe” (Le Prolétaire n° 403).
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"On affirme -sans démontrer- que ce genre d’émeutes ne relève pas directement de la lutte des classes, on les présente comme un processus de décomposition sociale (et non également de lutte contre ce processus), comme une révolte sans profil de classe qui accentue la “lumpen-prolétarisation de la société” (Emancipacién Obrera - “Rapport sur l’explosion sociale en Argentine”).
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“Dire, comme certains, que ces mouvements illustrent seulement l’état de décomposition de la société comme aspect générique de la décadence du capitalisme impérialiste, c’est du bavardage complètement inutile si ce n’est pour cacher son propre aveuglement politique et sa propre absence de méthode marxiste (...) Mais la signification principale et plus importante de ces luttes est qu’en leur sein s’exprime un fort mouvement matériel de larges couches de notre classe contre les effets de la crise capitaliste. Et c’est le mouvement matériel des classes que les marxistes considèrent comme condition indispensable à un développement du mouvement subjectif politique.” (“Prometeo” n° 13).
Pour ces groupes donc, contrairement au CCI, les pillages massifs de magasins ont un caractère prolétarien, ils sont partie intégrante de la lutte de classe du prolétariat. Nous devons revenir sur ce que nous entendons par “luttes de la classe ouvrière”.
Bien entendu, et c’est une lapalissade, la première condition de la lutte de classe du prolétariat est... que des prolétaires y participent. Et effectivement, nous ne nions pas que des ouvriers participent dans ces émeutes. Bien au contraire, nous n’avons pas cessé de souligner cette réalité, mais en signalant que cela constitue un danger pour la lutte de la classe. S’il est vrai que dans toute lutte de classe prolétarienne participent forcément des ouvriers, l’inverse n’est pas toujours vrai ; toute action à laquelle participent des ouvriers n’est pas forcément un mouvement de la classe. Par exemple : les mouvements nationalistes, ethniques, dans lesquels sont entraînées des masses d’ouvriers, qui peuvent aussi se trouver dans une situation désespérée, ont un caractère bourgeois.
Dans ces émeutes les ouvriers participent, effectivement, mais non pas regroupés comme classe, mais en tant qu’individus dispersés dans les masses affamées, désoeuvrées, dont nous parlions plus haut.
D’autres groupes, tels que le PCI/Le Prolétaire ou la CWO, ne font simplement pas de différence dans ce sens, et voient dans les révoltes uniquement le prolétariat en action. Il faut noter cependant que BC remarque une différence, puisqu’il nous demande : “Les masses misérables et marginalisées [d’autres endroits il parle de “semi-prolétaires”] sont-elles du côté du prolétariat ou du côté de la bourgeoisie ? (Cette question implique déjà que ces masses marginalisées ne sont pas exactement identiques au prolétariat). “Leur potentialité de lutte est-elle en faveur de la révolution prolétarienne ou de la conservation bourgeoise ?” Et il répond tout de suite à cette question, mais par la tangente : “C’est avec les masses pauvres et marginalisées que le prolétariat des pays périphériques pourra vaincre lors de son attaque décisive contre l’Etat capitaliste”.
Certainement. C’est avec les masses marginalisées que le prolétariat peut et doit mener son combat révolutionnaire. Mais il ne suffit pas de dire “avec les masses marginalisées”. La question est que le prolétariat doit guider ces masses, les attirer à sa lutte, s’efforcer de faire qu’elles adoptent son point de vue de classe et sa perspective historique ; et non pas le contraire, comme cela arrive dans les émeutes de la faim, où c’est le prolétariat qui se laisse entraîner derrière la réponse désespérée de ces masses marginalisées.
BC poursuit : “Mais surtout la lutte de ces masses est, tout compte fait, une révolte contre l’ordre capitaliste et non contre le prolétariat et ses revendications immédiates et historiques.” Que les émeutes sont “contre l’ordre capitaliste”, nous l’avons déjà dit aussi : “Réveillée brusquement de ses rêves par une explosion de violence sociale qu’elle n’avait jamais imaginée, la bourgeoisie a assisté au dramatique écroulement de sa “paix sociale” (Section du CCI au Venezuela, “Communiqué sur la révolte”).
Mais, ici encore, on doit faire attention aux termes. Car si la lutte de la classe ouvrière brise nécessairement l’ordre bourgeois, la réciprocité n’est pas vraie : toute déstabilisation de l’ordre bourgeois n’implique pas en soi une lutte prolétarienne anticapitaliste. “Emancipacion Obrera” exprime la même confusion que BC de manière encore plus crue, quand il fait référence au “triomphe récupérable” de la révolte en Argentine: “Et ce n’est pas n’importe quelle lutte qui a eu lieu, mais une lutte qui brisait non seulement l’encadrement syndical et politique-démocratique, mais aussi le cadre légal.” (“Communiqué sur l’explosion sociale en Argentine”)
On trouve ici dans E.O. des relents de gauchisme, pour qui l’“illégalité” est synonyme de révolutionnaire. Les actions terroristes, les attaques de lumpenprolétaires troublent aussi l’ordre et sont aussi “illégales”, et pourtant on ne les considère pas comme faisant partie de la lutte prolétarienne. Est-ce que nous voulons dire par là que les émeutes sont le fait de lumpenprolétaires, ou de terroristes ? Non. Mais il faut voir que ces deux excroissances sociales -tant les lumpenprolétaires que les “guérilleros”- se trouvent dans ces émeutes comme des poissons dans l’eau, dans leur élément (“expropriations”, “exécutions”, actions violentes sans lendemain...), et c’est pour cela qu’ils les encouragent avec tant d’ardeur -ce sur quoi nous devons également mettre en garde le prolétariat.
Ce que nous voulons dire est que, s’il est vrai que la lutte ouvrière brise nécessairement la légalité bourgeoise -puisque toute grève de résistance s’affronte à l’appareil juridico-politique du capital et doit le surmonter pour réussir à s’étendre-, par contre, toute action “illégale” n’est pas en soi une lutte de la classe ouvrière.
Mais alors, si la participation d’ouvriers et le fait de briser l’ordre bourgeois ne sont pas des facteurs suffisants, qu’est- ce qui caractérise une action qui fait partie de la lutte de la classe ouvrière ? Les revendications immédiates et les objectifs historiques qui leur sont indissociables. C’est-à-dire, l’orientation, la perspective de ces luttes. Ce que nous appelons toujours : “le terrain de classe”.
A ce sujet, voyons la position des différents groupes. A notre connaissance, seul E.O. est arrivé à affirmer que les émeutes de la faim obtiennent la satisfaction de revendications immédiates, ce qui serait -avec la rupture de la légalité-, le deuxième volet du “triomphe récupérable” de la révolte en Argentine.
“Pour commencer, face à une situation concrète de faim et de très bas salaires, le mouvement de lutte [c’est-à-dire la révolte] a impliqué une amélioration réelle du “salaire” des participants [sic]. En outre, il leur a démontré à eux-mêmes qu’on peut faire des choses, [?] qu’on peut lutter et que cette lutte porte des fruits.” (p. 12).
Cette affirmation à la légère qui tend à identifier la lutte pour les salaires avec les pillages, est tout simplement démentie dans le même document d’E.O., quand il rapporte comment, pendant la répression sauvage de la révolte, les forces de police ont perquisitionné les maisons des quartiers pauvres en confisquant tout sur leur passage. Mais pour la classe ouvrière, le plus grand danger est précisément qu’elle abandonne ses mouvements de grèves et ses manifestations de rue sur son terrain de classe, pour ses propres revendications et dans la perspective révolutionnaire, et qu’elle commence à penser que les pillages sont la seule solution à la misère de sa situation. Et les affirmations d’E.O. poussent dans ce sens quand elle dit que la révolte “porte des fruits”. D’autres groupes n’ont pas affirmé cela, mais autant BC que le PCI ont salué le document d’E.O. sans critiquer cette position, soucieux surtout d’utiliser ce document pour s’en prendre au CCI.
Quant à la perspective que contiennent les émeutes, voyons ce qu’en disent certains groupes.
- CWO : “Pour les révolutionnaires le problème se pose en ces termes : comment la classe ouvrière vénézuélienne peut-elle transformer cette résistance, combative mais désespérée, en quelque chose qui n’aboutisse pas à une brutale répression.” (Workers’Voice, n° 46, avril-mai 1989)
- PCI : “Nul doute que dans cette situation, le prolétariat continuera à occuper le devant de la scène sociale, et ce que nous pouvons espérer [?], c’est qu’à la spontanéité des révoltes des quartiers, se substitue une lutte plus organisée, en dehors du giron des appareils réformistes, unifiant l’action de la lutte du prolétariat et la protégeant plus efficacement contre les coups de la répression.” (Le prolétaire, n° 406)
- E.O. : “Sa limite réside dans l’absence de perspective révolutionnaire, le manque d’objectifs, ne fût-ce qu’à moyen terme et, évidemment, l’absence d’une organisation prolétarienne révolutionnaire, ce qui rend le mouvement totalement vulnérable.”
Cette dernière et franche affirmation d’E.O., sur l’absence de perspective révolutionnaire, n’a été démentie par personne dans le milieu politique prolétarien. Les groupes se contentent d’esquiver le problème. Posons-nous alors la question : si ces révoltes font partie de la lutte de classe du prolétariat, pourquoi faudrait-il que les révolutionnaires se battent pour faire que ces luttes “deviennent autre chose” (CWO), ou pour qu’il s’y “substitue une lutte plus organisée” (PCI), au lieu de, par exemple, lutter pour que ces émeutes s’organisent, s’étendent et s’élèvent à un niveau supérieur ?
La réponse semble évidente : parce que, suivant leur propre dynamique, la poursuite de ces émeutes de la faim ne peut conduire qu’à une impasse sans issue. En tant que réaction désespérée, désorganisée, incapable d’affronter sérieusement la répression, elles ne peuvent conduire qu’à l’écrasement des masses aux mains des forces de répression, et à une situation encore pire que celle qui les a engendrées, dans tous les domaines : matériel, organisationnel, conscience.
C’est justement cela que nous avons souligné. C’est pour cela que nous avons mis en garde la classe ouvrière contre toute tendance à se laisser entraîner dans ces émeutes, l’appelant à se maintenir sur son propre terrain de lutte, au lieu de l’inviter -explicitement ou implicitement- de façon irresponsable, à se plonger dans ce type d’actions, à coups de saluts aux “luttes de la classe ouvrière”.
BC se hasarde cependant à affirmer que ces émeutes de la faim possèdent une perspective :
- “...au-delà de la question de leur nombre, il existe une différence qualitative entre les luttes qui se sont toujours déroulées dans les pays de la périphérie et les émeutes des dernières années.., on ne peut que noter la différence qui existe entre une grève ordinaire [?], revendicative.., et une révolte, accompagnée d’affrontements dans la rue, comme réponse à une attaque extraordinaire et générale... L’intensité de l’affrontement détermine non seulement l’intensité de la répression qui en découle de la part de la bourgeoisie, mais aussi, dans certaines limites, sa politique...”
- “Si la paix sociale permettait l’acceptation sans conditions des diktats du FMI, ou, plus généralement, de la situation de crise au niveau international, la rupture de la paix sociale oppose à ceux-ci des limites, ou, du moins, de sérieux obstacles... Le changement d’attitude... de la part des gouvernements des pays de la périphérie, s’il parvenait à avoir une influence sur la part de plus-value qui est drainée de la périphérie vers le centre, déterminerait une détérioration des conditions qui ont rendu possible la gestion de la crise et le maintien de la paix sociale dans les métropoles... Nous tenons à souligner que nous parlons de possibilité.., car il n’est pas du tout certain que cela se produise...”
BC ne reconnaît pas la continuité qui lie les grèves ouvrières des dernières années dans un même mouvement. Dans une autre partie du document cité, il ne voit, dans les grèves en Europe, que des “épisodes” sans conséquences, “les luttes ordinaires de toujours qui ne troublent en rien la paix sociale”. Les vagues de grèves au niveau international de ces dernières vingt années, ne sont, pour BC, que pure imagination du CCI. Mais il n’y a ici rien de nouveau chez ce groupe, qui nous a habitués à ne pas voir de luttes ouvrières là où il y en a, et à les voir là où il n’y en a pas.
Ce qui est nouveau c’est que BC, en partant de l’idée que les émeutes de la faim sont “qualitativement différentes” des grèves ouvrières, considère les premières comme les plus fortes et les plus importantes, et cela non pas à cause des “fruits” immédiats auxquels pense E.O., mais à cause des grandes perspectives qu’elles ouvrent. Car, d’après BC, les pillages de magasins :
- opposent des limites, créent des obstacles à la politique économique des gouvernements de la périphérie ;
- peuvent faire changer d’opinion ces gouvernements quant à l’application des plans dictés par le FMI ;
- peuvent, en conséquence, provoquer un affaiblissement de la fragile stabilité économique des métropoles ;
- et pourraient de ce fait rompre la paix sociale au sein de celles-ci.
En résumé, d’après BC, les pillages de magasins font plier le capitalisme mondial. A cette affirmation, pour le moins légère, nous pouvons répondre tout simplement qu’aucune de ces émeutes n’a “limité” ni “créé des obstacles” à l’application des plans du capital à moins de croire naïvement aux larmes de crocodiles des banquiers et des gouvernements. La seule chose qui change c’est la plus grande brutalité avec laquelle ces plans sont appliqués. Et tout le reste des spéculations de BC perd son sens. Il est vrai que l’économie des pays centraux s’oriente vers la récession ouverte, mais ceci n’est pas dû aux émeutes qui auraient empêché la “gestion de la crise”. Au contraire, c’est parce que la “gestion de la crise” a déjà donné tout ce qu’elle pouvait donner, parce que tous les plans ont déjà été appliqués, que la récession ouverte vient frapper de nouveau le capitalisme des pays centraux.
BC parle aussi d’“intenses émeutes avec des affrontements de rue”, donnant l’impression qu’il s’agit de combats entres forces comparables. A ce propos, nous préférons laisser la parole à la CWO qui, avec BC, fait partie du BIPR, mais qui a cependant une opinion très différente au sujet de ces “affrontements de rue” :
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“Dans les rues de Caracas et d’autres villes, en particulier dans les quartiers pauvres, il y a eu une résistance armée aux forces de l’Etat. Mais d’où est venue cette résistance ? S’agissait-il d’une provocation de la droite... ? S’agissait-il d’un nouveau réveil de la guérilla urbaine... ? Ou était-ce les habitants de ces zones qui essayaient désespérément de venger les victimes de la terreur ? Ce qui est certain c’est qu’il ne s’agissait pas de l’expression armée d’un nouveau mouvement prolétarien. Les mouvements prolétariens n’ont pas besoin de sacrifier les ouvriers qu’ils défendent ni de les faire agir en dehors d’un mouvement de masses politiquement préparé pour faire avancer la lutte.”
Ce qui est vrai, c’est que ce n’est pas seulement dans sa phase de “résistance”, mais dès son départ, que la révolte “n’est pas une expression du mouvement prolétarien”.
Où en est-on après tout cela? Qu’en est-il des émeutes de la faim ? En fait, il s’agit d’actions désespérées dans lesquelles les ouvriers, dans la mesure où ils y participent, n’agissent pas comme classe ; des actions qui n’ont comme résultat immédiat que la répression féroce du capital et qui ne contiennent aucune perspective révolutionnaire. Il s’agit d’actions qui devraient “devenir autre chose”
Cependant, les groupes du milieu politique prolétarien que nous avons mentionnés peuvent continuer à saluer ces révoltes de la faim comme des “luttes de la classe ouvrière”, car, pour eux, le manque de perspectives de classe de ces actions a une explication : elles ne sont pas dirigées par le parti.
“Si le parti existait...”
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PCI : “Ces actions spontanées, si elles montrent bien la faiblesse de la classe… et l’absence de l’organisation révolutionnaire… laissent voir cependant une lueur d’espoir, parce qu’elles témoignent que la classe n’est pas disposée à laisser, les bras croisés, ses enfants mourir de faim. La tâche des révolutionnaires consiste à constituer et à développer l’organisation révolutionnaire, le parti de classe capable de recueillir cette volonté de lutte et de diriger cette énergie révolutionnaires vers des objectifs de classe.” (Le prolétaire, n° 403, oct-nov 1989)
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E.O. “Sa limite réside dans l’absence de perspective révolutionnaire et, évidemment, l’absence d’une organisation prolétarienne révolutionnaire, ce qui rend le mouvement totalement vulnérable”.
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BC : “Y avait-t-il, dans cette révolte, plus de semi-prolétaires ou de sous prolétaires que de prolétaires d’usine ? La question porte à rire… Si le prolétariat n’était pas encore suffisamment présent dans le mouvement, il s’agissait d’une limite du prolétariat et de son organisation politique (encore virtuellement inexistante) et non de la révolte elle même.” (Prometeo n° 13)
Ainsi, suivant la voie “bordiguiste” qui fait du parti le démiurge du mouvement révolutionnaire, ces groupes croient avoir résolu tout questionnement sur la nature des émeutes. Mais cette position, qui se veut très ferme, cache, en réalité, leur incapacité à offrir actuellement au prolétariat une orientation face aux émeutes
Rappelons ici que le CCI considère que le parti est un organe indispensable pour le prolétariat dont il oriente le combat révolutionnaire. Mais ce dont il s’agit ici ce n’est pas de savoir ce qu’il adviendra de ces émeutes lorsque le parti existera, mais de l’attitude que doivent avoir les révolutionnaires aujourd’hui, lorsque les conditions existantes engendrent la multiplication de ces révoltes.
Si les émeutes de la faim constituent des luttes prolétariennes d’une importance égale ou même supérieure à celle des mouvements de grèves “ordinaires”, alors ces groupes révolutionnaires devraient agir en conséquence.
Par exemple, face aux grèves, les révolutionnaires tirent des leçons des expériences et les font connaître à l’ensemble de la classe, afin que les prochaines grèves soient plus fortes, affrontent en de meilleures conditions l’appareil étatique. Face à une grève qui éclate, les révolutionnaires bandent leurs forces, interviennent activement en son sein, appellent à son extension, demandent à d’autres secteurs de se joindre au combat, dénoncent les manoeuvres des syndicats et des autres ennemis, ils font des propositions de marche et d’organisation, ils réalisent, enfin, tout un travail d’agitation et de propagande en vue de l’extension de la conscience révolutionnaire parmi les travailleurs...
Quelle devrait donc être l’attitude des révolutionnaires face à cette autre forme de la “lutte de classe” que seraient ces émeutes ? Faut il encourager celles-ci ? Faut-il y participer ? Faut-il appeler les ouvriers à participer aux pillages ? Faut-il faire de la propagande expliquant que ces révoltes permettent d’arracher des “fruits” et qu’elles déstabilisent le système capitaliste ?
Ce que nous disons semble faire rire certains. Mais il n’y a pas de quoi. Tous ces groupes ne font que tourner autour d’un très grave problème : ils appellent “lutte de classe” des actions dans lesquelles ils ne sont pas prêts à s’engager eux mêmes. Tout ce qu’ils parviennent à dire c’est des formules du genre :
- “Nous espérons qu’à ces révoltes se substituera une lutte plus organisée.” (PCI) ;
- “Les mouvements prolétariens n’ont pas besoin de sacrifier les ouvriers qu’ils défendent.” (CWO) ;
- “Il est évident qu’un mouvement similaire ne pourra pas se reproduire au cours des prochains mois car la bourgeoisie provoquerait un terrifiant bain de sang et une très grave défaite, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui [?]. Et tous ceux qui y ont participé le savent.” (E.O.) ;
- “Nous tenons à souligner que [à propos des spéculations sur les perspectives des émeutes] nous parlons de possibilité et que nous employons le mode conditionnel, car il n’est pas du tout certain qu’il en adviendra ainsi.” (Prometeo)
Telle est l’attitude de ces groupes face aux émeutes de la faim :
- Ils les saluent aux quatre vents comme des jalons importants de la lutte de classe.., mais ils sont incapables de leur offrir la moindre alternative de marche concrète. Cette tâche ils la laissent... au futur parti.
- Du bout des lèvres, ils admettent que les émeutes n’ont d’autre destin que celui de s’écraser contre le mur de la répression ; qu’elles ne portent pas en elles une alternative prolétarienne révolutionnaire et que l’énergie gaspillée dans ces combats devrait être utilisée d’une façon différente, dans un autre type d’actions, dans une véritable lutte de classe.
- Cela ne les empêche pas, cependant, de continuer à “critiquer” le CCI parce qu’il est la seule organisation qui a ouvertement dénoncé le danger que constituent ces émeutes pour le prolétariat, et qui distingue clairement ce type d’actions de la lutte sur le terrain de la classe ouvrière.
L’attitude de ces groupes peut être synthétisée en deux phrases :
- incapacité à comprendre les bouleversements accélérés de la vie du capitalisme que nous sommes en train de vivre ;
- irresponsabilité face à la fonction que leur a désignée la classe à laquelle ils appartiennent.
Ldo.
[1] Dans cet article nous ferons référence aux organisations suivantes :
- le PCI (Parti Communiste Internationaliste), qui publie “Battaglia Comunista” et “Prometeo”, en Italie, auquel il sera fait référence sous le sigle “BC” ;
- le PCI (Parti Communiste International), qui publie “Le Prolétaire” et “Programme Communiste” en France, auquel il sera fait référence sous le sigle “PCI” ;
- la Communist Workers’Organisation, qui publie “Workers’Voice” en Grande-Bretagne, à laquelle il sera fait référence sous le sigle “CWO”;
- “Emancipaciôn Obrera” en Argentine, à laquelle il sera fait référence sous le sigle “EO”.