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Revue Internationale no 96 - 1e trimestre 1999

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Crise économique : toujours plus profond dans l'abime

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La plongée dans une récession ouverte qui sera encore plus profonde que les précédentes ‑ certains parlent même de «dépression» - est en train de faire taire les discours sur une croissance économique durable promise par les «experts». Selon ces derniers, l’effondrement en cascade des pays du sud-est asiatique à partir de l’été 1997 n’aurait dû être qu’un accroc sans grande conséquence pour l’économie des pays développés. Depuis, de la Russie au Brésil, du Venezuela au Japon, «l’heure est aux révisions déchirantes» et c’est bien une lame de fond qui vient frapper au coeur même des grandes puissances capitalistes.

Entre juillet et décembre 1998, 3500 millards de dollars au bas mot sont partis en fumée dans l’effondrement des Bourses, une perte sèche dont la moitié pour les Etats-Unis, le reste en Europe et en Asie, l’équivalent de 12 % de la production annuelle mondiale. Au Japon l’Etat décide d’injecter 520 milliards de dollars «dans ses banques pour les sauver du naufrage et ranimer la seconde économie du monde.» Partout «les analystes revoient brutalement à la baisse les prévisions de bénéfices des entreprises, tandis que sont annoncés les premiers plans de licenciements massifs.» Les auto-congratulations autour du lancement de l’Euro ont du mal à cacher la profonde inquiétude des bourgeoisies des pays d’Europe de l’ouest qui parlent de moins en moins d’une Europe «à l’abri» des turbulences de la crise mondiale. Partout «on peut se demander si la croissance de 2 % pour 1999, initialement jugée trop basse, ne s’avèrera pas au contraire difficile à réaliser.»

Tout cela serait risible si les premiers à faire les frais de cette nouvelle accélération dramatique de la crise économique n’étaient pas des centaines de millions de travailleurs, de chômeurs et de sans-travail qui vont être plongés dans une misère grandissante sans perspective de sortie. Après le continent africain quasiment laissé à l’abandon, en proie aux ravages des famines, des massacres et des guerres «locales» à répétition, c’est au tour des pays de l’Asie du sud-est d’être entraînés les uns après les autres dans la spirale d’une décomposition sociale qui emporte tout sur son passage. Aux Etats-Unis, les pertes boursières frappent directement des millions d’ouvriers dont l’épargne et les fonds de retraite sont placés en Bourse. Dans les pays développés, derrière les discours qui se veulent rassurants, la classe dominante déchaîne de nouvelles attaques contre les conditions d’existence de la classe ouvrière : baisses des salaires et de toutes les formes d’allocations de ressources, «flexibilité», licenciements et «réductions d’effectifs», coupes sombres dans les budgets de santé, de logement, d’éducation ; la liste est longue des mesures tous azimuts que la bourgeoisie concocte dans tous les pays «démocratiques» pour tenter de sauvegarder ses profits face à la tourmente financière mondiale.

Ce qui se passe n’est ni une «purge salutaire», ni un «réajustement» face aux excès de la spéculation qu’il suffirait de réguler pour éviter la catastrophe. La spéculation débridée n’est que la conséquence de l’impasse de l’économie mondiale. Elle résulte de l’impossibilité de contrecarrer le rétrécissement toujours plus important du marché mondial et la baisse des taux de profit. Dans une guerre commerciale sans merci entre capitalistes de tous bords et de tous horizons, les capitaux qu’il est impossible de placer dans des investissements productifs sans risquer des pertes certaines, du fait de l’insuffisance des marchés solvables, se réfugient dans des placements financiers d’autant plus hasardeux qu’ils ne correspondent à aucune production dans l’économie réelle et reposent simplement sur un endettement massif et généralisé. La retentissante faillite du fond de pension américain Long Term Capital Management en est une illustration éclatante : «Alors que ce fond spéculatif n’avait que 4,7 milliards de dollars de capital, il s’est endetté à hauteur de 100 milliards de dollars et, selon certaines estimations, ses engagements sur le marché représentent en tout plus de 1300 milliards de dollars, soit à peu près la valeur du PIB de la France ! Des engagements vertigineux dans lesquels sont impliqués tous les grands de la finance mondiale.» Il s’agit certes là d’une spéculation débridée, mais ce que ne disent pas ceux qui soudain s’insurgent contre de «telles pratiques», c’est surtout qu’il s’agit du fonctionnement «normal» du capitalisme aujourd’hui. «Tous les grands de la finance mondiale» - les banques, les entreprises, les institutions financières privées et étatiques - procèdent de la même manière, suivant des directives des Etats qui fixent les règles du jeu et des organismes internationaux tels que la Banque mondiale, le FMI, l’OCDE et autres, qui fournissent les «analyses» ainsi que les «conseils» en placements lucratifs, «conseils» qu’on peut surtout résumer en un leitmotiv lancinant : pressurer, comprimer, réduire le prix de la force de travail par tous les moyens !

Avec la catastrophe au coeur du monde industrialisé, les «experts» semblent soudain découvrir les méfaits du «moins d’Etat» et de la «mondialisation» qui ont été depuis près de vingt ans les thèmes de la propagande pour un capitalisme «libre, riche et prospère». La classe ouvrière a pendant ces mêmes vingt années appris à ses dépens ce qu’il en était de cette propagande : une mystification pour justifier les attaques contre les conditions d’existence des salariés en même temps qu’une multiplication de mesures destinées à maintenir la compétitivité de chaque capital national face à ses concurrents dans la guerre économique. Outre sa fonction anti-ouvrière, la défense du «moins d’Etat» et de la «mondialisation» a surtout été une arme des plus puissants contre les plus faibles. Le «moins d’Etat» et la dénonciation du protectionnisme prônés par la bourgeoisie nord-américaine n’a pas empêché cette dernière d’accroître de 20 à 35 % la part des importations que les Etats-Unis soumettent à un contrôle draconien, ceci au nom de la «sécurité», de la «pollution», ou de n’importe quel autre alibi destiné à masquer... son propre protectionnisme. Si l’Etat s’est débarrassé de toutes une série de responsabilités dans la gestion des entreprises, par le biais des privatisations, cela ne signifie pas pour autant qu’il ait abandonné ses prérogatives de contrôle politique du capital national ou que le cadre de la gestion économique capitaliste ait dépassé les frontières nationales. Bien au contraire, le «moins d’Etat» n’a été que la forme de la nécessaire adaptation pour chaque capital national à l’intensification de la guerre économique, guerre dans laquelle l’Etat garde toujours plus le rôle principal, main dans la main avec les grandes entreprises ; la «mondialisation» n’a été que l’imposition de règles du jeu de cette guerre économique par les plus grandes puissances capitalistes pour avoir au maximum les coudées franches pour piller leurs rivaux sur le champ de bataille du marché mondial. Aujourd’hui le «plus d’Etat» fait un retour en force dans la propagande de la bourgeoisie, en particulier de la part de tous les gouvernements social-démocrates installés en Europe de l’ouest, parce que la nouvelle accélération de l’inexorable faillite du capitalisme mondial remet au premier plan cruement les besoins élémentaires du capital : resserrer les rangs autour de chaque capital national pour faire face à la concurrence, attaquer les conditions d’existence de la classe ouvrière.

Après trente ans de descente dans l’abîme de la crise économique, dont nous rappelons les caractéristiques et les principaux moments d’accélération des années 1970 dans l’article qui suit, aujourd’hui l’«ordre économique» mondial vacille au centre du capitalisme. Derrière la solidarité internationale manifestée pour affronter la «crise asiatique», derrière la volonté commune affichée pour «repenser le système monétaire international» ou pour «réinventer un nouveau Bretton Woods», les bourgeoisies des principaux pays industrialisés sont en fait entraînées dans un «chacun pour soi» toujours plus aigu, un renforcement considérable du capitalisme d’Etat comme politique de défense déterminée de chaque capital national, et dont la classe ouvrière est la principale cible dans tous les pays, une fuite en avant dans la guerre de tous contre tous comme en témoigne l’intensification des tensions impérialistes, ce que nous abordons également dans ce numéro.

MG, 4 janvier 1999

Sources : Le Monde, Economie, «Comment réinventer Bretton-Woods ?», octobre 1998 ; L’Expansion (www.lexpansion.com [1]) décembre 1998, Banque Mondiale (www.worldbank.org [2]) décembre 1998, Le Monde Diplomatique, «Anatomie de la crise financière», novembre-décembre 1998.

Récent et en cours: 

  • Crise économique [3]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [4]

Crise économique : trente ans de crise ouverte du capitalisme (I. les années 1970)

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Le capitalisme a subi depuis trente ans de nombreuses convulsions économiques qui ont systématiquement démenti les discours de la classe dominante vantant la «bonne santé» et la pérennité de son système d’exploitation. Nous nous bornerons à rappeler entre autres les récessions de 1974-75, de 1980-82, celle particulièrement sévère de 1991-93 ainsi que les cataclysmes boursiers en octobre 1987 et l’effet « Tequila » au Mexique en 1994. La série de catastrophes économiques qui s’accumulent depuis août 1997, avec l’effondrement de la monnaie thaïlandaise, la débâcle des « tigres » et des « dragons » asiatiques, la purge brutale des bourses mondiales, la banqueroute en Russie, la situation extrêmement délicate au Brésil et dans d’autres pays « émergents » d’Amérique Latine et surtout l’état gravissime dans lequel se trouve le Japon (2e puissance mondiale) sont à ce jour l’événement le plus grave de la crise historique du capitalisme et l’éclatante confirmation de l’analyse marxiste, mettant en évidence la nécessité objective de la destruction du capitalisme et de la révolution prolétarienne mondiale.

Ceci dit, il faut aussi remarquer que durant ces trente dernières années, la forme qu’a revêtu cette crise n’a pas été, en particulier dans les grands pays industrialisés, celle d’une dépression brutale comme ce fut le cas pendant les années 1930. Nous avons assisté dans ces pays à une chute lente et progressive, à une descente petit à petit aux enfers du chômage et de la misère, alors que les effets majeurs se concentraient dans la majorité des pays de la « périphérie » : l’Afrique, l’Amérique du Sud, l’Asie, qui se sont irrémédiablement enfoncés dans la barbarie et la décomposition, dans le marasme absolu.

Pour la bourgeoisie des grands pays industrialisés, cette forme inédite de la crise historique du capitalisme a présenté l’avantage de masquer l’agonie du capitalisme en créant l’illusion que les convulsions n’étaient que passagères et correspondaient à des crises cycliques, comme il y en avait au siècle dernier, suivies de période de développement général intensif.

Pour contribuer à la lutte contre ces mystifications, nous publions une analyse de l’évolution du capitalisme ces trente dernières années qui met en évidence d’une part que ce rythme lent et progressif de la crise est le fait d’une «gestion» des Etats basée sur des tricheries quant aux propres lois du système capitaliste (en particulier le recours à un endettement astronomique, à un niveau jamais vu dans l’histoire de l’humanité) et d’autre part que de telles politiques ne contiennent pas la moindre solution à la maladie mortelle du capitalisme. Elles ne peuvent tout au plus que retarder ses manifestations les plus catastrophiques dans les pays développés, au prix de rendre les contradictions encore plus explosives et d’aggraver davantage encore le cancer incurable dont est frappé le capitalisme mondial.

Effondrement ou écroulement progressif ?

Le marxisme a clairement démontré que le capitalisme n’a pas de solution à sa crise historique, laquelle est à l’ordre du jour depuis la première guerre mondiale. Cependant, la forme et les causes de cette crise ont toujours été l’objet de débats entre les révolutionnaires de la Gauche communiste [1] [5]. La forme est-elle celle d’une dépression déflationniste comme l’était celle des crises cycliques de la période ascendante, entre 1820 et 1913, ou au contraire est-elle celle d’un processus progressif de dégénérescence au cours duquel s’écroule toute l’économie mondiale, dans un état toujours plus critique d’épuisement et de décomposition ?

Au cours des années 1920, quelques tendances du KAPD avaient soutenu la « théorie de l’effondrement » selon laquelle la crise historique du capitalisme devait prendre la forme d’un effondrement brutal et irréversible qui mettrait le prolétariat dans les conditions nécessaires pour faire la révolution. On retrouve d’ailleurs cette vision chez certains courants bordiguistes pour lesquels la forme subite de la crise mettrait le prolétariat au pied du mur de l’action révolutionnaire.

Nous ne ferons pas dans cet article l’analyse détaillée de cette théorie. Nous voulons cependant mettre en évidence que cette vision a été réfutée, tant économiquement que politiquement, par la réalité même de l’évolution du capitalisme depuis 1914. Cette expérience historique a confirmé que la bourgeoisie était capable de faire l’impossible pour éviter l’effondrement brutal de son système de production. La question du dénouement de la crise historique du capitalisme n’est pas strictement économique mais essentiellement politique, conditionnée par l’évolution de la lutte de classe :

– ou bien le prolétariat est capable de développer ses combats jusqu’à l’affirmation de sa dictature révolutionnaire qui libérera l’humanité du marasme actuel et la conduira au communisme, comme nouveau mode de production capable de résoudre et de dépasser les contradictions insolubles dans le capitalisme,

– ou alors la survie de ce système plonge l’humanité dans la barbarie et la destruction définitive que ce soit par la guerre mondiale généralisée ou par une agonie sans fin, celle d’une décomposition progressive et systématique [2] [6].

La bourgeoisie répond à la crise permanente de son système par la tendance universelle au capitalisme d’Etat. Le capitalisme d’Etat n’est pas qu’une réponse économique. Elle est aussi et surtout une réponse politique tant en ce qui concerne la nécessité de mener à bien la guerre impérialiste qu’en ce qui concerne celle d’affronter le prolétariat. Mais du seul point de vue économique, le capitalisme d’Etat est moins une tentative de dépasser cette crise que de l’accompagner et de la ralentir [3] [7].

La dépression violente de 1929 a montré à la bourgeoisie, sur le plan économique, les graves dangers contenus par sa crise historique, comme la vague révolutionnaire internationale du prolétariat en 1917-23 lui avait montré, sur le plan politique, la gigantesque menace constituée par la classe révolutionnaire, le prolétariat. La bourgeoisie a réagi sur les deux fronts, en développant l’Etat totalitaire comme rempart autant contre la menace prolétarienne que pour faire face aux contradictions de son système d’exploitation.

Au cours de ces trente dernières années marquées tant par la réapparition de la crise ouverte du capitalisme que par la reprise de la lutte du prolétariat, nous avons vu la bourgeoisie perfectionner et généraliser ses mécanismes étatiques de palliatifs à la crise économique afin d’éviter une explosion brutale et incontrôlable de celle-ci, au moins dans les grandes concentrations industrielles d’Europe, d’Amérique du Nord et du Japon, là où se situe le coeur du capitalisme, le centre des enjeux historiques. [4] [8]

La bourgeoisie utilise les plus incroyables tricheries par rapport aux lois économiques de son système pour éviter que ne se répète l’expérience douloureuse de 1929, avec une chute catastrophique de 30 % en moins de trois ans de la production mondiale et une explosion du chômage de 4 % à 28 % dans le même laps de temps. Non seulement elle ressasse des campagnes idéologiques pour tenter de cacher la gravité de la crise et ses causes véritables, mais elle a en outre recours à tous les artifices de sa «politique économique» pour maintenir l’apparence d’un édifice économique qui fonctionne, progresse et serait même susceptible de porter quelques perspectives... radieuses.

Le CCI l’a affirmé clairement dès sa constitution : «A certains moments, la convergence de plusieurs de ces points peut provoquer une dépression importante dans certains pays, tels que l’Angleterre, l’Italie, le Portugal ou l’Espagne. C’est une éventualité que nous ne nions pas. Toutefois, bien qu’un tel désastre ébranle irréparablement l’économie mondiale (les investissements et actions britanniques à l’étranger comptent à eux seuls pour 20 milliards de dollars), le système capitaliste mondial pourra encore se maintenir, tant que sera assuré un minimum de production dans certains pays avancés tels que les USA, l’Allemagne, le Japon ou les pays de l’Est. De tels événements tendent évidemment à porter atteinte au système tout entier, et les crises sont inévitablement aujourd’hui des crises mondiales. Mais pour les raisons que nous avons exposées plus haut, nous avons lieu de croire que la crise sera étalée, avec des convulsions, en dents de scie, mais son mouvement ressemblera plus au mouvement rebondissant d’une balle qu’à une chute brutale et soudaine. Même l’effondrement d’une économie nationale ne signifierait pas nécessairement que tous les capitalistes en faillite vont aller se pendre, comme le disait Rosa Luxemburg dans un contexte légèrement différent. Pour qu’une telle chose arrive, il faut que la personnification du capital national, l’Etat, soit détruit : il ne le sera que par le prolétariat révolutionnaire.» [5] [9]

Dans le même ordre d’idées, après les violentes secousses économiques des années 1980, nous affirmions : « ... la machine capitaliste ne s’est pas réellement effondrée. Malgré des records historiques de faillites, malgré des craquements de plus en plus puissants et fréquents, la machine à profits continue de tourner, concentrant de nouvelles fortunes gigantesques – produit du carnage auquel se livrent les capitaux entre eux – et affirmant une arrogance cynique sur les bienfaits des lois du "libéralisme mercantile". » [6] [10]

En tout état de cause, la crise reste le meilleur allié du prolétariat pour l’accomplissement de sa mission révolutionnaire. Mais elle ne l’est pas de façon spontanée ou mécanique. Elle l’est à travers un processus de développement de ses luttes et de sa conscience. Elle reste cet allié à condition que le prolétariat développe une réflexion sur ses causes profondes et si les organisations révolutionnaires poursuivent leur combat tenace et obstiné pour montrer la réalité de l’agonie du capitalisme, dénonçant toutes les tentatives du capitalisme d’Etat pour retarder les effets de la crise, la ralentir, la masquer, la déplacer des centres névralgiques du capitalisme mondial vers des régions plus périphériques dans lesquelles le prolétariat est plus faible.

La «gestion de la crise»

L’accompagnement de la crise ou, pour employer les termes du rapport de notre dernier Congrès international [7] [11], la «gestion de la crise» est la manière dont le capitalisme a répondu à la réapparition de la forme ouverte de sa crise historique depuis 1967. Cette «gestion de la crise» est la clé pour comprendre tant le cours de l’évolution économique de ces trois dernières décennies que les succès obtenus par la bourgeoisie dans son entreprise pour aveugler le prolétariat quant à l’ampleur et à la gravité de la crise.

Cette politique constitue l’expression la plus achevée de la tendance historique générale au capitalisme d’Etat. En réalité, les Etats occidentaux ont développé de façon progressive, durant cette période, toute une politique de manipulation de la loi de la valeur, d’endettement massif et généralisé, d’intervention autoritaire de leur part sur les agents économiques et les processus de production, de tricheries systématiques sur les monnaies, sur le commerce extérieur et la dette publique; politique à côté de laquelle les méthodes de planification étatique des bureaucrates staliniens n’étaient que des jeux d’enfant. Toutes les fanfaronnades des bourgeoisies occidentales sur «l’économie de marché», le «libre jeu des forces économiques», la «supériorité du libéralisme» etc., ne sont qu’une gigantesque mystification. Comme l’a affirmé la Gauche communiste, deux systèmes économiques ne coexistent pas côte à côte depuis 70 ans, celui de « l’économie planifiée » et celui de « l’économie libre »; il n’existe qu’un seul système, le capitalisme, qui dans sa lente agonie est soutenu par l’intervention toujours plus hégémonique et totalitaire de l’Etat.

Cette intervention de l’Etat pour accompagner la crise, s’adapter à elle pour la ralentir et si possible en retarder les effets a permis aux grandes puissances industrielles d’éviter un effondrement brutal, une débâcle générale de l’appareil économique. Elle n’est cependant parvenue ni à trouver une solution à la crise, ni à résoudre ne serait-ce que quelques-unes de ses expressions les plus aiguës comme le chômage et l’inflation. Trente années de ces politiques de palliatifs à la crise n’ont permis qu’une espèce de descente accompagnée au fond de l’abîme, comme une chute planifiée dont l’unique résultat réel est de prolonger la domination de son système avec son cortège de souffrances, d’incertitude et de désespoir pour la classe ouvrière et pour l’immense majorité de la population mondiale. Pour sa part, la classe ouvrière des grands centres industriels a été soumise à une politique systématique d’attaques graduelles et successives contre son pouvoir d’achat, ses conditions de vie, ses salaires, ses emplois, sa survie même. Quant à la grande majorité de la population mondiale, celle qui survit misérablement et agonise dans l’énorme périphérie qui entoure les centres vitaux du capitalisme, elle n’a connu, pour l’essentiel, que la barbarie croissante, la famine et la mort, à un niveau tel qu’on peut aujourd’hui parler du plus gigantesque génocide que l’humanité ait jamais connu.

Cette politique est cependant la seule possible pour l’ensemble du capitalisme mondial, la seule à pouvoir le maintenir en vie même s’il lui faut pour cela précipiter dans l’abîme des parties toujours plus importantes de sa propre structure économique. Les Etats les plus puissants du point de vue impérialiste, économique mais également décisifs en ce qui concerne la lutte de classe concentrent tous leurs efforts afin d’exporter la crise sur les pays plus faibles, qui ont moins de recours face à ses effets dévastateurs et dans lesquels s’exerce moins le poids direct du prolétariat et de ses combats de classe. C’est ainsi que dans les années 1970-80 se sont effondrés la plupart des pays d’Afrique, une bonne partie de l’Amérique du Sud et toute une série de pays asiatiques. Dans les années 1990, cela a été le tour des pays d’Europe de l’Est, de l’Asie centrale etc., qui étaient jusque là sous la férule de ce géant aux pieds d’argile nommé Russie. Aujourd’hui c’est celui des anciens « dragons » et autres « tigres » asiatiques qui connaissent la plus brutale chute de l’économie qu’on ait connue depuis 80 ans.

Nous avons entendu beaucoup de bavardages d’hommes politiques, de syndicalistes, de soi-disant experts en «modèles économiques», les «politiques économiques appropriées» et les «solutions à la crise». Tout au long de ces trente dernières années, la froide réalité de la crise a réduit les discours de ces «savants» à ce qu’ils sont : d’insondables stupidités ou de vulgaires embrouilles de prestidigitateur. Le fameux «modèle japonais» est aujourd’hui retiré des catalogues de propagande; le «modèle allemand» a discrètement été rangé dans l’armoire à souvenirs; quant au disque rayé des «succès» des «tigres» et des «dragons» asiatiques, il a disparu précipitamment du hit-parade idéologique. Pratiquement, la seule politique possible des gouvernements, qu’ils soient de gauche ou de droite, totalitaires ou démocratiques, libéraux ou interventionnistes, est celle qui consiste à gérer la crise et à l’accompagner dans une descente aux enfers graduelle et le plus possible planifiée.

Cependant cette politique ne peut avoir pour effet de figer le capitalisme mondial dans une espèce de point mort, de situation statique dans laquelle pourraient être contenues et limitées éternellement les contradictions brutales du système d’exploitation. C’est la nature même du capitalisme qui rend cette «stabilité» impossible ; c’est sa propre dynamique qui le pousse sans cesse à chercher à accumuler toujours plus de capital, à faire qu’au sein de la classe capitaliste la concurrence et la lutte pour le partage du marché mondial ne peuvent cesser d’exister. De ce fait, la politique de ralentissement et de palliatifs à la crise a comme effet pervers de rendre plus violentes encore les contradictions du capitalisme. Si les «succès» des politiques économiques de ces dernières trente années ont été de différer en partie les effets de la crise, la bombe est à retardement et devient de plus en plus explosive, plus dangereuse et plus destructrice :

– trente années d’endettement ont conduit à une fragilisation générale des mécanismes financiers qui rend bien plus difficile et risquée la poursuite de leur utilisation ;

– trente années de surproduction généralisée ont provoqué l’effondrement de pans entiers des appareils industriel et agricole au niveau mondial, ce qui réduit les marchés et aggrave d’autant cette surproduction ;

– trente années d’étalement et de dosage du chômage ont rendu aujourd’hui celui-ci beaucoup plus dramatique, imposant une politique sans fin de licenciements, de mesures de précarisation du travail, de sous-emploi etc.

Les tricheries du capitalisme avec ses propres lois économiques ont fait que la crise n’a pas pris la forme d’un effondrement soudain de la production comme ce fut le cas lors des crises cycliques du capitalisme ascendant au siècle dernier ou encore lors de la dépression de 1929. Mais elle a pris une forme plus étalée et destructrice pour les conditions de vie du prolétariat et de l’ensemble de l’humanité : celle d’une descente par paliers successifs toujours plus brutaux vers une situation de marasme et de décomposition de plus en plus généralisée.

Les convulsions que nous connaissons depuis août 1997 correspondent à un nouveau palier dans cette descente aux abîmes. Sans le moindre doute, il s’agit là de l’épisode le plus terrible de ces trente dernières années. Pour mieux cerner le niveau d’aggravation de la crise du capitalisme auquel cet épisode correspond et pour évaluer ses effets sur les conditions de vie du prolétariat, il nous parait nécessaire de faire un retour en arrière sur l’ensemble de cette période.

Dans l’article «La situation politique internationale» (Revue Internationale n° 8, octobre 1976), nous mettions en évidence que la politique capitaliste «d’accompagnement de la crise» se développait selon trois axes : « report de ses difficultés sur les autres pays, sur les couches intermédiaires et sur les travailleurs ». Ce sont ces trois axes qui ont défini les diverses étapes d’effondrement du système.

La politique des années 1970

Dès 1967 et avec la dévaluation de la livre sterling, nous assistions à l’une des premières manifestations d’une nouvelle crise ouverte du capitalisme. Celle-ci succédait aux années de relative prospérité dues à la reconstruction de l’économie mondiale après les destructions gigantesques de la seconde guerre mondiale. Le chômage connaissait sa première alerte, avec une hausse allant jusqu’à 2 % dans certains pays européens. Les gouvernements y ont répondu par des politiques de hausse des dépenses publiques qui rapidement vont masquer la situation réelle et permettre une reprise de la production jusqu’en 1971.

A cette date, la crise s’est à nouveau manifestée sous la forme de violentes tempêtes monétaires concentrées autour de la première monnaie mondiale, le dollar. Le gouvernement Nixon y a répondu par une mesure qui va momentanément faire reculer le problème mais qui aura de graves conséquences dans l’évolution future du capitalisme : il dénonça les accords de Bretton Woods, qui avaient été adoptés en 1944 et qui régissaient depuis lors l’économie mondiale.

Ces accords avaient abandonné définitivement l’étalon-or pour le remplacer par le dollar. Une telle mesure supposait, déjà en son temps, un pas vers la fragilisation du système monétaire mondial et une stimulation des politiques d’endettement. Pendant sa période ascendante, le capitalisme avait lié les monnaies aux réserves d’or ou d’argent, établissant ainsi une relation plus ou moins cohérente entre l’évolution de la production et la masse monétaire en circulation, afin d’éviter ou tout au moins pallier aux effets négatifs du recours incontrôlé au crédit. L’attachement des monnaies au dollar éliminait ces mécanismes de contrôle et supposait, outre l’avantage très important qu’en retirait le capitalisme américain sur ses concurrents, un risque considérable d’instabilité monétaire ainsi que sur le crédit.

Ce risque était resté latent durant la reconstruction, qui laissait une marge pour la réalisation d’une production en continuelle expansion. Mais il apparut au grand jour dès 1967 quand cette marge se réduisit dramatiquement. L’abandon de l’étalon dollar et son remplacement par des Droits de tirage spéciaux (DTS), qui permettaient à chaque Etat de battre monnaie sans plus de garantie que celle qu’il s’accordait lui-même, rendirent alors plus tangibles et dangereux les risques d’instabilité et d’endettement incontrôlé.

Le «boom» de 1972-73 occulta une fois de plus ces problèmes et créa un de ces mirages avec lesquels le capitalisme cherche à masquer sa crise mortelle. Les records historiques de production furent battus pendant ces deux années, phénomène essentiellement dû à une poussée effrénée de la consommation. Ivre de cet éphémère «succès», le capitalisme put alors se glorifier de sa capacité à dépasser définitivement la crise, fanfaronnant sur la défaite du marxisme et de ses prédictions quand à la faillite mortelle du système. Mais ces proclamations furent rapidement démenties par la prétendue «crise du pétrole» de 1974-75 : les indices de production chutèrent dans les pays industrialisés atteignant à peine 2 % à 4 %.

La réponse à cette nouvelle et violente convulsion se fit sur deux axes :

– par un accroissement impressionnant des déficits publics des pays industrialisés et en particulier ceux des Etats Unis ;

– mais surtout par un endettement gigantesque des pays du tiers-monde et des pays de l’Est. Entre 1974 et 1975 s’est développée la plus gigantesque vague de crédits de l’histoire jusqu’alors. 78 000 millions de dollars sont prêtés à des pays du tiers-monde, hors le bloc soviétique. Pour se faire une idée plus précise, rappelons que les crédits accordés par le plan Marshall aux pays européens – qui, en leur temps, battirent déjà spectaculairement un record – s’élevaient à peine à 15 000 millions de dollars entre 1948 et 1953 !

Ces mesures parvinrent à relancer la production même si cette dernière n’a jamais atteint les niveaux de 1972-73. Le prix à payer fut cependant une explosion de l’inflation qui, dans certains pays centraux du capitalisme, se situait autour de 20 % (30 % en Italie). L’inflation est un signe caractéristique du capitalisme décadent [8] [12]; il est dû a l’immense masse de dépenses improductives que doit faire le système pour survivre : production de guerre, entretien de l’appareil étatique hypertrophié, dépenses de financement, de publicité etc. Ces dépenses ne sont en rien comparables avec celles des frais de circulation et de représentation connus durant la période ascendante. Cependant, cette inflation permanente et structurelle devint, au milieu des années 1970, une inflation galopante à cause de l’accumulation des déficits publics et de l’émission de monnaies sans contrepartie ni contrôle.

L’évolution de l’économie mondiale va alors osciller entre des moments de relance et des moments de ralentissement, de récession. En effet, chaque tentative de relancer l’économie provoquait une poussée inflationniste (c’est ce que les capitalistes appellent une «surchauffe») qui obligeait les Etats à procéder à un «refroidissement» : augmentation brusque des taux d’intérêt, coups de frein à la circulation des monnaies, etc.; mesures qui conduisaient inévitablement à une phase de récession. Tout cela mettait en évidence l’impasse générale dans laquelle se trouve l’économie capitaliste à cause de la surproduction.

Le bilan des années 1970

Après cette description de l’évolution de la crise ainsi que celle des politiques économiques durant les années 1970, nous allons donner des éléments permettant d’évaluer :

– la situation de l’économie ;

– la dégradation des conditions de vie de la classe ouvrière.

Situation générale de l’économie

1. Les taux de production étaient élevés; la croissance durant cette décennie, dans les vingt-quatre pays de l’OCDE, atteignait en moyenne 4,1 %. Pendant le boom des années 1972-73, cette moyenne s’est hissée à 8 % et même 10 % au Japon. On peut cependant constater une tendance claire à la baisse si on compare ces chiffres avec ceux de la décennie précédente.

2. Les crédits massifs accordés aux pays du tiers-monde permettaient l’exploitation et l’incorporation au marché mondial des derniers réduits précapitalistes. Même s’ils étaient très peu importants, on peut dire que le marché mondial a connu, de ce fait, une très légère expansion, un peu comme ce fut également le cas lors de la reconstruction d’après 1945.

3. L’ensemble des secteurs productifs, y compris les secteurs traditionnels comme la construction navale, les mines ou la sidérurgie, ont connu une grande expansion entre 1972 et 1978. Mais cette expansion fut aussi leur chant du cygne : les manifestations de saturation s’accumulaient et furent à l’origine des fameuses «reconversions» (doux euphémisme pour parler de licenciements massifs) qui commencèrent en 1979 et imposèrent leur marque sur la décennie suivante.

4. Les phases de relance concernaient toute l’économie mondial de façon assez homogène. A de rares exceptions (un exemple significatif nous fut donné par le recul de la production dans les pays d’Amérique du Sud), tous les pays bénéficiaient alors de l’accroissement de la production, sans qu’apparaisse le phénomène de pays « décrochés » significatif des années 1980.

5. Les prix des matières premières connaissaient une tendance constante à la hausse qui culmina lors du boom spéculatif sur le pétrole (1972-77). Après, La tendance commença à s’inverser.

6. La production d’armement avait augmenté par rapport à la décennie précédente et va croître spectaculairement à partir de 1976.

7. Le niveau d’endettement s’accélérait fortement à partir de 1975, même s’il restait très nettement inférieur à ceux que le capitalisme va connaître par la suite. Ses caractéristiques étaient alors les suivantes :

– il était relativement modéré dans les pays centraux (même s’il va connaître une augmentation spectaculaire, dès 1977, aux Etats Unis sous l’administration Carter) ;

– son escalade fut gigantesque dans les pays du tiers-monde.

8. Le système bancaire restait solide et la concession de prêts (pour la consommation comme pour les investissements, aux familles, aux entreprises et aux institutions) était soumise à une série de très rigoureux contrôles.

9. La spéculation restait un phénomène limité bien que la fièvre spéculative lors de la « crise du pétrole » (les fameux pétrodollars) annonçait une tendance qui ira en se généralisant dans la décennie suivante.

La situation de la classe ouvrière

1. Le chômage restait relativement limité, même si sa croissance fut constante à partir de 1975 :

2. Les salaires se sont accrus nominalement de façon significative (jusqu’à 20-25 %) et, dans des pays comme l’Italie, s’instaurait l’échelle mobile des salaires. Cette croissance était cependant trompeuse puisque globalement les salaires perdaient du terrain face à une inflation galopante.

3. Les postes fixes de travail prédominaient encore largement et les contrats publics s’accroissaient fortement dans les pays les plus importants.

4. Les prestations sociales, les subsides, les systèmes de sécurité sociale, les aides au logement, à la santé et à l’éducation s’accroissaient de façon significative.

5. Durant cette décennie, la dégradation des conditions de vie, bien que réelle, restait relativement douce. Alertée par la reprise historique de la lutte de classe et bénéficiant d’une certaine marge de manoeuvre sur le plan économique, la bourgeoisie choisit de s’attaquer plutôt aux secteurs faibles du capital national qu’à la classe ouvrière. La décennie des années 1970 fut celle des «années d’illusion», caractérisée par la dynamique politique de gauche au pouvoir.

Dans le prochain article, nous ferons un bilan des années 1980 et 1990, qui nous permettra d’une part d’évaluer la violente dégradation de l’économie et de la situation de la classe ouvrière et, d’autre part, de comprendre avec plus de profondeur les sombres perspectives de ce nouveau palier dans la descente vers l’enfer qu’a été l’épisode ouvert par août 1997.

Adalen


[1] [13] Deux théories se sont opposées essentiellement, respectivement fondées sur la saturation du marché mondial pour l’une et sur la baisse tendancielle du taux de profit pour l’autre. Voir sur cette question les articles de la Revue internationale n° 13, 16, 23, 29, 30, 76 et 83.

 

[2] [14] Voir l’article «La décomposition du capitalisme», Revue internationale n° 62.

[3] [15] Voir les articles «Sur le capitalisme d’Etat», Revue internationale n° 21, et «Le prolétariat dans le capitalisme décadent», Revue internationale n° 23.

[4] [16] Voir l’article «Le prolétariat d’Europe de l’Ouest au coeur de la lutte de classe», Revue internationale n° 31.

[5] [17] Voir l’article «La situation internationale : la crise, la lutte de classe et les tâches de notre Courant international», Revue internationale no 1.

[6] [18] Voir l’article «Où en est la crise économique ? Le crédit n’est pas une solution éternelle», Revue internationale no 56.

[7] [19] Ce rapport est publié dans la Revue internationale no 92.

 

[8] [20] Voir notre brochure la Décadence du capitalisme.

 

Récent et en cours: 

  • Crise économique [3]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [4]

Irak, Kosovo, accords de Wye Plantation : l'offensive américaine aggrave le chaos et la barbarie impérialiste

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Durant quatre jours, du 16 au 19 décembre 1998, l’Irak a reçu plus de missiles de croisière que durant toute la guerre du Golfe en 1991. Après les menaces non suivies d’effet de février et novembre 1998, les Etats-Unis sont passés à l’acte en déchaînant un nouvel enfer sur une population irakienne déjà victime de la terrible guerre de 1991 et de «sanctions» qui sont synonymes de famines, de maladies et d’une misère quotidienne ayant dépassé les limites du supportable. Au moment de l’effondrement du bloc russe en 1989, le président Bush avait annoncé un «nouvel ordre mondial fait de paix et de prospérité». Depuis nous avons eu un chaos croissant, encore plus de guerres et une extension sans précédent de la misère de par le monde. Les récents bombardements sur l’Irak le confirment une nouvelle fois. Ils confirment également ce que nous avons écrit dans l’article qui suit et qui a été rédigé avant ces derniers bombardements : «Une spirale de destruction dans laquelle la force armée employée par les Etats-Unis dans la défense de leur autorité tend à devenir plus fréquente et massive, les résultats politiques de ces efforts plus discutables, la généralisation du chaos et du militarisme plus certaine, l’abandon des règles de jeu communes plus prononcé.»

Comme l’analyse cet article, les Etats-Unis sont de plus en plus conduits à agir pour leur propre compte, sans s’embarrasser de l’accord du prétendu gardien de la «légalité internationale», l’ONU. Cette fois-ci, les bombardements ont commencé en «prime time» de la télévision américaine alors que le Conseil de Sécurité de l’ONU était réuni pour examiner le fameux rapport rédigé par Richard Butler, chef de l’UNSCOM, qui a justement servi de prétexte à l’intervention américaine. Il est de notoriété publique que ce rapport est truffé de mensonges, en complète contradiction avec l’autre rapport examiné en même temps et émanant de l’Agence internationale de l’énergie atomique qui conclut à l’exécution par l’Irak des décisions de l’ONU [1] [21]. La réaction plus que mitigées des «alliés» des Etats-Unis (à l’exception de la Grande-Bretagne) [2] [22], et notamment de Kofi Annan à la suite de leur coup de force, illustrent bien que le gouvernement américain s’est rallié à la politique déjà défendue depuis longtemps par toute une partie de la bourgeoisie représentée notamment par le parti républicain : ne pas essayer de recueillir l’assentiment des autres puissances ou de l’ONU (afin de les prendre en otage) mais engager de façon unilatérale les interventions jugées utiles pour l’affirmation du leadership américain. C’est ce désaccord au sein de la bourgeoisie américaine quant aux moyens d’affirmer une hégémonie US sur le monde de plus en plus battue en brèche qui permet d’expliquer le «monicagate». En ce sens, les «analyses» abondamment produites dans la presse de nombreux pays expliquant les frappes américaines de décembre par la volonté de Clinton de repousser son procès par le Congrès n’ont d’autre objectif que de discréditer les Etats-Unis soupçonnés de semer la mort uniquement pour défendre les intérêts personnels et sordides de leur président. En réalité, Clinton n’a pas décidé de procéder à des frappes unilatérales contre l’Irak à cause du «monicagate» mais il y a eu un «monicagate» en grande partie parce que Clinton ne s’était pas résolu à adopter plus tôt cette attitude, notamment en février 1998. Cependant, comme le met en évidence l’article ci-dessous, l’affirmation de cette nouvelle orientation de la politique US ne sera pas, elle non plus, en mesure de remettre en cause la donnée essentielle des relations internationales : un chaos grandissant, une perte continue de l’autorité du gendarme américain et l’emploi répété par ce dernier de la force des armes. Dès à présent, on peut constater que le seul succès réel qu’ait remporté le gouvernement américain est d’avoir saboté le rapprochement qui se développait dans le domaine militaire entre la Grande-Bretagne et les autres pays d’Europe. Pour le reste, les frappes américaines n’ont fait que renforcer le régime de Saddam Hussein alors que l’échec diplomatique du voyage de Clinton en Israël et en Palestine venait de mettre en relief les limites du succès de Wye Plantation.

Selon les médias bourgeois, l’année 1998 s’est terminée sur une consolidation importante de la paix, de la collaboration internationale et de la défense des Droits de l’homme dans le monde. Dans le Golfe persique, la menace de sanctions par les forces américaines et britanniques - avec, semble-t-il, cette fois-ci le soutien de la «communauté internationale» - a imposé à l’Irak la poursuite des inspections d’armement dont le but serait de retirer les armes de destruction massive des «mains irresponsables» d’un dictateur sanguinaire comme Saddam Hussein. Au Moyen-Orient, le «processus de paix» patronné par les américains - qui est au bord de la faillite - aurait été sauvé par les accords de Wye Plantation. Ces accords auraient permis au président américain Bill Clinton, après de «longues heures de persuasion patiente», d’amener Arafat et Netanyahou à exécuter certaines parties des «accords d’Oslo» basées sur la célèbre formule «la terre contre la paix». Dans les Balkans, l’OTAN - de nouveau par la menace de sanctions militaires - a mis fin aux opérations guerrières qui se développaient entre les forces serbes et kosovar-albanaises et a imposé un fragile cessez-le-feu sous la surveillance d’«observateurs internationaux pour la paix». Et en cette fin d’année, les diplomaties américaine et sud-africaine ont lancé une nouvelle offensive présentée comme capable de mettre fin à la guerre au Congo alors que le président français Chirac était même prêt à serrer la main du «dictateur congolais» Kabila au sommet franco-africain de Paris dans le même but, paraît-il.

Est-ce que la bourgeoisie - à la fin d’un siècle durant lequel elle a transformé le monde en un gigantesque abattoir impérialiste - commencerait à diriger la société selon la charte du maintien de la paix des Nations Unies et selon les principes «humanitaires» d’Amnisty International ? La propagande de la classe dominante, qu’elle concerne la croisade démocratique contre Pinochet ou la prétendue paix établie au Moyen-Orient ou dans les Balkans, fait tout ce qu’elle peut pour présenter les conflits impérialistes d’aujourd’hui sous cette lumière trompeuse. Mais la réalité de ces conflits révèle exactement le contraire : l’aggravation de la barbarie militariste d’un système capitaliste à l’agonie et l’explosion continue de la lutte impérialiste caractérisée par le «chacun pour soi» et le «tous contre tous» ; cette réalité se manifeste aujourd’hui notamment par la nécessité croissante pour les Etats-Unis, première puissance impérialiste de la planète, d’employer la force militaire dans la défense de leur autorité mondiale.

Derrière l’«autorité des Nations Unies» sur l’Irak, les négociations «entre la Serbie et l’Armée de Libération du Kosovo» (ALK) imposées par la force ou celles de «la terre contre la paix» exigées auprès des bourgeoisies israélienne et palestinienne, il y a une offensive de l’impérialisme américain. Une nouvelle et importante réaction contre l’affaiblissement global de son autorité. En réalité, les Etats-Unis se sont imposés en Irak et au Kosovo justement au mépris ouvert des «lois» et de l’«autorité» des Nations Unies qui avaient été, ces derniers temps, de plus en plus utilisées contre les intérêts américains.

Irak : les Etats-Unis humilient la France et la Russie au Conseil de Sécurité

Cela marque un changement important dans la politique américaine envers le reste du monde et surtout envers ses principaux rivaux, une défense plus agressive et plus «unilatérale» de ses intérêts nationaux. Ce sont les Etats-Unis eux-mêmes qui, en préparant en novembre une nouvelle frappe militaire contre l’Irak, jettent aux poubelles de l’histoire les mythes de l’«unité» et de la «légalité internationale» des Nations Unies si chers à la propagande bourgeoise. Cela n’a pas toujours été la position de Washington. Après l’effondrement de l’ordre mondial de Yalta avec la désintégration du bloc impérialiste russe, ce sont les Etats-Unis eux-mêmes - au sommet de leur autorité puisque restant la seule super-puissance mondiale - qui ont utilisé les Nations Unies et leur Conseil de Sécurité pour imposer la guerre du Golfe au reste du monde. En amenant Saddam Hussein à envahir le Koweït, Washington a été capable de présenter cette guerre comme une défense nécessaire du «droit international» (ce qui, dans cette société de classe, a toujours été le droit du plus fort), et de la faire légitimer par la «communauté internationale». Saddam Hussein a été pris au piège : il ne pouvait se retirer du Koweït sans combat car cela pouvait amener à la chute de son régime. Mais avec Saddam Hussein, le reste du monde impérialiste, et surtout les autres principales puissances du défunt bloc occidental ont aussi été piégés : tous ont été obligés de participer ou de payer pour une guerre dont, en réalité, l’objectif essentiel était d’écraser leurs ambitions visant à une plus grande indépendance vis-à-vis des Etats-Unis.

Cependant, il y a un an, ayant tiré les leçons de la guerre du Golfe, l’Irak a inversé les rôles en utilisant à son tour les Nations Unies et son Conseil de Sécurité contre l’Amérique. Loin de chercher à rééditer une action comme l’occupation du Koweït, Saddam Hussein a alors placé au centre de la nouvelle crise du Golfe une simple obstruction aux inspections d’armement de l’ONU, une question secondaire. Il était ainsi plus difficile à Washington de justifier la nécessité d’une action militaire commune. De plus, pour Bagdad, il était plus facile de céder à n’importe quel moment et de couper l’herbe sous les pieds à la première puissance mondiale et à sa politique belliciste. Cette fois, c’était les Etats-Unis et non l’Irak qui étaient piégés ; et cela permettait aux «alliés», aux conseillers de Bagdad au sein du Conseil de Sécurité, la France et la Russie, ainsi qu’au Secrétaire Général de l’ONU, Kofi Annan, de mettre en place une «solution diplomatique» dont le principal résultat a été d’empêcher le déploiement de la force armée américaine et britannique, et ainsi d’humilier le leader mondial. Jusqu’à aujourd’hui, cet épisode a représenté le point le plus significatif de l’affaiblissement de l’autorité de la seule superpuissance restante. Cet affaiblissement était déjà devenu manifeste, juste après la guerre du Golfe, quand une Allemagne à peine réunifiée avait appuyé l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie et ainsi provoqué l’explosion de la Yougoslavie contre la volonté de Washington.

C’est à cet affaiblissement de son leadership que la politique américaine répond maintenant en s’affranchissant de l’entrave que représente l’ONU dans ce processus. Dans une tentative de se débarrasser de l’embargo contre l’Irak et de profiter des conflits d’intérêts au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU, Saddam Hussein a renouvelé son obstruction aux inspections d’armement pour provoquer une crise. Puis il a de nouveau cédé au dernier moment afin d’éviter une frappe militaire américaine. Mais cette fois, il a dû céder si rapidement et dans des circonstances si humiliantes que l’issue de cette crise représente, sans aucun doute, un renforcement de l’autorité mondiale des Etats-Unis. La différence, maintenant, est que les Etats-Unis, contrairement au passé, se fichent complètement d’obtenir de l’ONU la permission de frapper.

La «sympathie» et la «compréhension» que les autres grandes puissances ont montré devant l’«impatience américaine à l’égard de Saddam» - présentées par la propagande bourgeoise comme un renouveau de l’esprit d’unité des «grandes démocraties» - s’expliquent seulement par le fait que visiblement les Etats-Unis n’étaient plus disposés à se laisser arrêter par quiconque. Critiquer ouvertement la politique agressive de l’Amérique dans de telles circonstances, tout en manquant des moyens concrets de la bloquer, aurait abouti pour les autres puissances à partager publiquement l’humiliation imposée à Saddam.

Kosovo : les Etats-Unis font la loi via l’OTAN

Bien avant ces derniers épisodes de la crise irakienne, au sein de l’ONU, les tensions entre Washington et ses rivaux étaient apparues clairement notamment lors des différents conflits militaires dans l’ex-Yougoslavie. Les principales grandes puissances soutenant la Serbie - Grande-Bretagne, France et Russie - ont utilisé l’ONU afin d’empêcher, aussi longtemps que possible, les Etats-Unis de jouer un rôle majeur spécialement dans le conflit bosniaque. C’est pour cela que, lorsque ces derniers ont réussi (momentanément) à imposer leur autorité sur leurs rivaux européens en Bosnie notamment à travers les accords de Dayton, cela s’est fait sous l’égide, non pas de l’ONU, mais de l’OTAN qui fut l’organisation militaire spécifique du bloc impérialiste américain, qui continue à exister malgré la disparition de celui-ci et que Washington est encore capable de dominer. Ainsi, aujourd’hui, à côté de la démonstration de force dans le Golfe, la menace d’intervention militaire, via l’OTAN, au Kosovo et en Serbie constitue le second axe de l’offensive des Etats-Unis en défense de leur leadership. Le principal succès américain n’est pas d’avoir obligé Milosevic à retirer ses troupes du Kosovo : en réalité, Washington s’est arrangé pour que l’armée serbe reste assez longtemps sur place pour lui permettre de contrer et affaiblir sévèrement l’Armée de Libération du Kosovo qui est soutenue par l’impérialisme allemand. Le succès des Etats-Unis repose surtout dans le fait d’avoir obligé leurs ex-alliés de l’OTAN qui sont pro-serbes, la Grande-Bretagne et la France, à s’aligner et à appuyer sa menace d’intervention contre la Serbie. Tout comme Saddam Hussein, Milosevic a dû céder à temps pour éviter que les missiles américains ne s’abattent sur son pays. Et de nouveau, comme pour l’Irak, les tentatives anti-américaines visant à exiger un mandat du Conseil de Sécurité de l’ONU pour une intervention armée (une carte surtout jouée ouvertement par la Russie dans la crise du Kosovo) ont été enrayées par l’«unilatéralisme» tout récent de Washington. Selon le «vertueux» Clinton, avec le risque d’un afflux massif de réfugiés sans-logis de la guerre au Kosovo et cela à l’approche de l’hiver, il ne peut être question pour le leader du monde d’attendre une «permission» de l’ONU, de la Russie ou de quiconque pour réagir et frapper «celui qui est responsable de cette situation».

ONU et OTAN : les restes d’un ordre mondial révolu que les grandes puissances se disputent

L’ONU, comme son ancêtre la SDN (Société Des Nations), n’est pas, comme on veut nous le faire croire, une organisation de maintien de la paix, réunissant les puissances capitalistes sous une loi internationale commune. C’est un repaire de brigands impérialistes et sa politique est complètement déterminé par le rapport des forces entre les principaux rivaux capitalistes. En ce sens, l’évolution de la politique des Etats-Unis envers l’ONU, depuis sa création, est particulièrement significative.

Durant la guerre froide, l’ONU, divisée entre les deux blocs impérialistes, servait principalement à la propagande pacifiste bourgeoise. A certaines occasions, le bloc occidental, grâce à la majorité qu’il avait parmi les membres permanents du Conseil de Sécurité (composé des puissances victorieuses de la deuxième guerre mondiale), a pu en tirer profit. Après 1989, la capacité des Etats-Unis d’exploiter cet organisme pour leurs propres intérêts allait connaître un rapide déclin. La guerre du Golfe, cette sinistre démonstration de la supériorité des Etats-Unis sur le reste du monde impérialiste, loin d’aboutir à la soumission de tous à «l’ordre américain», a été très vite suivie par l’explosion du «chacun pour soi» dans les relations entre Etats capitalistes et ainsi par un affaiblissement du leadership américain. Depuis, dans un monde sans blocs impérialistes, le chaos et le «chacun pour soi» sont devenus inévitablement des tendances dominantes. L’ONU même est de plus en plus utilisée pour affaiblir l’autorité des Etats-Unis. C’est ce qui explique pourquoi la bourgeoisie américaine, tout au long des années 1990, a pris de plus en plus une position hostile envers cette organisation, refusant régulièrement de payer ses cotisations de membre. Cependant, jusqu’à l’offensive américaine actuelle, l’administration Clinton hésitait à passer outre aux recommandations de l’ONU ; elle considérait cet organisme comme instrument possible de mobilisation des autres puissances. En fait, le mécontentement d’importantes fractions de la bourgeoisie américaine face à ces hésitations explique en partie la pression récente faite sur Clinton avec l’affaire Lewinsky. La politique américaine actuelle envers l’Irak et la Serbie montre que les Etats-Unis sont aujourd’hui contraints d’adopter la stratégie «d’y aller tout seul» contrairement à celle qui prévalait à l’époque de la guerre du Golfe ou même de Dayton. C’est, de fait, la reconnaissance par la superpuissance mondiale elle-même que la tendance dominante est au «chacun pour soi», donc à l’affaiblissement du leadership américain. Bien sûr, quand les Etats-Unis mettent leurs forces armées en action, il n’y a pas de puissance dans le monde capable de s’y opposer. Mais en agissant ainsi, ils ne font qu’affaiblir leur propre leadership et aggraver le chaos international et le «chacun pour soi».

En rejetant les règles du jeu de l’ONU, Washington ôte, en grande partie, à ce dinosaure issu d’une ère révolue sa raison d’être. Mais si cette évolution lui profite, elle profite aussi à certains de ses rivaux et pas des moindres. Il s’agit des puissances vaincues de la 2e guerre mondiale, l’Allemagne et le Japon, les deux puissances écartées du Conseil de Sécurité mais en même temps les principaux rivaux des Etats-Unis. Plus important : dès à présent, l’OTAN devient le lieu privilégié dans lequel les rivalités entre les ex-alliés du bloc de l’Ouest s’expriment. C’est ainsi qu’en réponse à l’offensive américaine au Kosovo au moyen de l’OTAN, le nouveau ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne, Fischer, a appelé l’alliance à renoncer à la stratégie de première frappe atomique [3] [23]. De même, Tony Blair, lors de la réunion au sommet franco-britannique de Saint-Malo, a engagé officiellement la Grande-Bretagne dans le «renforcement du pilier européen de l’OTAN», aux dépens de l’Amérique bien sûr ! Cela représente un accroissement des enjeux dans la rivalité entre les grandes puissances. L’OTAN comme l’ONU est un vestige de l’ancien ordre mondial. Mais c’est un vestige beaucoup plus important car il représente encore l’instrument principal de la présence militaire américaine en Europe.

Accords de Wye Plantation : un avertissement des Etats-Unis à leurs rivaux européens

Mais si la menace de guerre contre Saddam Hussein et Milosevic est une expression non d’unité mais de rivalité entre les grandes puissances, l’accord de Wye Plantation entre Clinton, Netanyahou et Arafat ne serait-il pas le triomphe de la «persuasion pacifique» si chère à certains européens ? En réalité, aussi modeste et fragile que soit cet accord entre Israël et l’OLP, il est la manifestation d’une nouvelle victoire pour l’impérialisme américain, ne serait-ce que par le fait que la CIA est officiellement en charge de l’application de certaines de ses parties. La «persuasion» exercée par les Etats-Unis n’a pas été complètement «pacifique» : la mobilisation militaire américaine dans le Golfe au même moment était, indirectement, autant un avertissement à Netanyahou et Arafat qu’à Saddam Hussein. Mais surtout, il s’agissait d’un avertissement aux rivaux européens afin qu’ils ne cherchent pas à mettre leur nez dans une des zones stratégiques les plus importantes et explosives du monde et où l’Amérique a bien l’intention de maintenir sa domination à tout prix.

De tels avertissements s’avèrent toujours plus nécessaires car malgré l’offensive actuelle, l’effort des autres puissances pour se débarrasser de la domination américaine ne peut que s’accroître. C’est précisément parce que les Etats-Unis sont militairement capables d’imposer leurs intérêts aux dépens de n’importe quelle autre puissance existante qu’aucune de ces puissances n’a fondamentalement intérêt à participer au renforcement de la position américaine. Cela vaut aussi pour la Grande-Bretagne qui a des intérêts communs avec l’Amérique par rapport à l’Irak mais des intérêts opposés en Europe, en Afrique et surtout au Moyen-Orient. Toutes ces puissances sont condamnées à contester les Etats-Unis, qu’elles le veuillent ou non, et par conséquent à plonger encore plus le monde dans le chaos. Les Etats-Unis, les seuls à pouvoir prétendre être la superpuissance de l’ordre capitaliste mondial, sont condamnés à imposer leur ordre, et par conséquent à plonger eux aussi le monde dans la barbarie.

La base de cette contradiction est l’absence de blocs. Quand les blocs existent, le renforcement du leader renforce la position des autres membres du bloc contre le bloc rival. En l’absence d’un tel rival, et donc de blocs impérialistes, le renforcement du leader entre en contradiction avec les intérêts des autres. C’est pourquoi l’explosion du chacun pour soi, tout comme les contre-offensives des Etats-Unis, est une donnée fondamentale de la situation historique actuelle. Aujourd’hui, comme durant la guerre du Golfe, les Etats-Unis sont à l’offensive. Bien qu’aucun missile américain n’ait encore été tiré contre l’Irak ou la Serbie, la situation d’aujourd’hui ne représente pas une répétition du début des années 1990 mais une aggravation par rapport à celle-ci. Une spirale de destruction dans laquelle la force armée employée par les Etats-Unis dans la défense de leur autorité tend à devenir plus fréquente et massive, les résultats politiques de ces efforts plus discutables, la généralisation du chaos et du militarisme plus certaine, l’abandon des règles de jeu communes plus prononcé. La rivalité entre les «démocraties occidentales», entre les prétendus «vainqueurs du communisme» est au coeur même de cette barbarie qui menace sur le long terme la survie de l’humanité même s’il n’y a pas de troisième guerre mondiale. Le prolétariat doit comprendre l’essence de cette barbarie impérialiste et l’intégrer comme un aspect fondamental dans sa conscience de classe et dans sa détermination à détruire le système capitaliste.

KR, 6 décembre 1998



[1] [24] En fait, on a appris par la suite qu’il avait été rédigé en étroite collaboration avec l’Administration américaine. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que celle-ci construit de toutes pièces des faux pour justifier ses actions de guerre. Par exemple, l’attaque du 5 août 1964 par la flotte nord-viêtnamienne de deux destroyers américains qui avait servi de prétexte au début des bombardements du Nord-Vietnam s’est révélé par la suite n’être qu’une pure invention. C’est une technique vieille comme la guerre et dont un des exemples les plus connus est la fameuse «dépêche d’Ems» du 13 juillet 1870 qui permit à Bismarck de pousser la France à déclarer contre la Prusse une guerre que cette dernière était sûre de gagner.

[2] [25] Il faut noter que le soutien de Blair à l’action américaine n’a pas rencontré l’unanimité au sein de la bourgeoisie anglaise, de nombreux journaux l’ayant sévèrement critiqué.

[3] [26] La stratégie de l’OTAN est d’utiliser la première les frappes atomiques.

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [27]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [4]

1918 - 1919 : la révolution prolétarienne met fin à la guerre impérialiste

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Il y a peu, la bourgeoisie a célébré la fin de la première guerre mondiale. Évidemment, il y a eu beaucoup de déclarations émues sur la terrible tragédie que cette guerre avait représenté. Mais dans l’ensemble de ces commémorations, dans les déclarations des hommes politiques de même que dans les articles de journaux et les émissions de télévision, il n’a jamais été évoqué les événements qui ont conduit les gouvernements à mettre un terme à la guerre. On a fait référence à la défaite militaire des empires centraux, l’Allemagne et son alliée autrichienne, mais on a soigneusement omis de signaler l’élément déterminant qui a provoqué la demande d’armistice par ces derniers : le mouvement révolutionnaire qui s’est développé en Allemagne à la fin de 1918. Il n’a pas été question non plus (et on peut comprendre la bourgeoisie) des véritables responsabilités de cette boucherie. Certes, des «spécialistes» se sont penchés sur les archives des différents gouvernements pour conclure que ce sont l’Allemagne et l’Autriche qui avaient poussé le plus à la guerre. De même, des historiens ont mis en évidence que du côté de l’Entente, il existait aussi des buts de guerre bien spécifiques. Cependant, dans aucune de leurs «analyses» on ne trouve mis en cause le véritable responsable : le système capitaliste lui-même. Et justement, seul le marxisme permet d’expliquer pourquoi ce n’est pas la «volonté», ou la «rapacité» en soi de tel ou tel gouvernement qui est à l’origine de la guerre, mais les lois même du capitalisme. Pour notre part, l’anniversaire de la fin de la première guerre mondiale est une occasion pour revenir sur l’analyse qu’en ont fait les révolutionnaires de l’époque et la lutte qu’ils ont menée contre elle. Nous nous appuierons en particulier sur les écrits, les positions et l’attitude de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht qui ont été assassinés il y aura bientôt 80 ans par la bourgeoisie. C’est le meilleur hommage que nous puissions rendre à ces deux magnifiques combattants du prolétariat mondial [1] [28] à l’heure où la bourgeoisie essaie par tous les moyens de tuer sa mémoire. La guerre qui éclate en Europe en août 1914 a été précédée sur ce continent par de nombreuses autres guerres. On peut rappeler, par exemple, (en se limitant au seul 19e siècle) les guerres napoléoniennes et la guerre entre la Prusse et la France de 1870. Cependant, il existe entre le conflit de 1914 et tous les précédents des différences fondamentales. La plus évidente, celle qui a frappé le plus les esprits, c’est évidemment le carnage et la barbarie qu’elle a fait déferler sur le continent dit de la «civilisation». Aujourd’hui, après la barbarie encore bien plus grande de la seconde guerre mondiale, celle de la première apparaît évidemment modeste. Mais dans l’Europe du début du siècle, alors que le dernier conflit militaire d’importance remontait à 1870, alors que brillaient les ultimes feux de la «belle époque», celle de l’apogée du mode de production capitaliste qui avait permis à la classe ouvrière d’améliorer de façon significative ses conditions d’existence, la brutale plongée dans les massacres de masse, dans l’horreur quotidienne des tranchées et dans une misère inconnue depuis plus d’un demi siècle furent vécus, particulièrement par les exploités, comme un sommet indépassable de la barbarie. Des deux côtés, chez les principaux belligérants, l’Allemagne et la France, les soldats et les populations avaient eu écho par leurs aînés de la guerre de 1870 et de sa cruauté. Mais ce qu’ils vivaient n’avait plus rien à voir avec cet épisode. Le conflit de 1870 n’avait duré que quelques mois, il avait provoqué un nombre incomparablement moindre de victimes (de l’ordre de la centaine de milliers) et il n’avait nullement ruiné ni le vainqueur ni le vaincu. Avec la première guerre mondiale, c’est par millions qu’il faut désormais dans chaque pays dénombrer les tués, les blessés, les mutilés, les invalides [2] [29]. C’est en années (plus de quatre) qu’il faut mesurer la durée de l’enfer quotidien que vivent au front et à l’arrière les populations. Au front, cet enfer prend la forme d’une survie sous terre, dans la boue et la crasse, dans la puanteur des cadavres, dans la peur permanente des obus et de la mitraille, dans le spectacle de ce qui attend demain les survivants : les corps mutilés, déchiquetés, les blessés qui agonisent durant des heures ou des jours dans des trous d’obus. A l’arrière, c’est un travail accablant pour suppléer les mobilisés et produire toujours plus d’armes ; ce sont des hausses de prix qui divisent par deux ou par cinq les salaires, les queues interminables devant les boutiques vides, la faim ; c’est en permanence l’angoisse d’apprendre la mort d’un mari, d’un frère, d’un père ou d’un fils ; c’est la douleur et le désespoir, une vie brisée lorsque le drame arrive et il arrive des millions de fois.

L’autre caractéristique marquante et inédite de cette guerre, et qui explique cette barbarie massive, c’est qu’elle est totale. Toute la puissance de l’industrie, toute la main d’œuvre sont mises au service d’un but unique : la production d’armements. Tous les hommes, depuis la fin de l’adolescence jusqu’au début de la vieillesse sont mobilisés. Elle est totale aussi du point de vue des dégâts qu’elle provoque dans l’économie. Les pays du champ de bataille sont détruits ; l’économie des pays européens sort ruinée de la guerre : c’est la fin de leur puissance séculaire et le début de leur déclin au bénéfice des États-Unis. Elle est totale, enfin, du fait qu’elle n’a pas été circonscrite aux premiers belligérants : c’est pratiquement tous les pays d’Europe qui y ont été entraînés et elle a embrassé les autres continents avec les fronts de guerre au Proche-Orient, avec la mobilisation des troupes coloniales et avec l’entrée en guerre du Japon, des États-Unis et de plusieurs pays d’Amérique latine aux côtés des Alliés.

En fait, déjà sous l’aspect de l’ampleur de la barbarie et des destructions qu’elle engendre, la guerre de 1914-18 constitue l’illustration tragique de ce que les marxistes avaient prévu : l’entrée du mode de production capitaliste dans sa période de déclin, de décadence. Elle confirme avec éclat la prévision avancée par Marx et Engels au siècle précédent : «Ou le socialisme, ou la chute dans la barbarie».

Mais il appartient aussi au marxisme et aux marxistes de donner l’explication théorique de cette nouvelle phase dans la vie de la société capitaliste.

Les causes fondamentales de la guerre mondiale

C’est l’identification de ces causes fondamentales que se donne pour but Lénine en 1916 avec son livre L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. Mais il est revenu à Rosa Luxemburg, dès 1912, deux ans avant l’éclatement du conflit mondial, de donner, avec «L’accumulation du capital», l’explication la plus profonde des contradictions qui allaient frapper le capitalisme dans cette nouvelle période de son existence.

«Le capitalisme a besoin pour son existence et son développement de formes de production non capitalistes autour de lui (...) Il lui faut des couches sociales non capitalistes comme débouchés pour sa plus-value, comme sources de moyens de production et comme réservoirs de main-d’œuvre pour son système de salariat... Le capital ne peut se passer des moyens de production ni des forces de travail de ces sociétés primitives, qui lui sont en outre indispensables comme débouchés pour son surproduit. Mais pour les dépouiller de leurs moyens de production, leur prendre les forces de travail et les transformer en clients de ses marchandises, il travaille avec acharnement à les détruire en tant que structures sociales autonomes. Cette méthode est du point de vue du capital la plus rationnelle parce qu’elle est à la fois la plus rapide et la plus profitable. Par ailleurs elle a pour conséquence le développement du militarisme.» (L’accumulation du Capital, La lutte contre l’économie naturelle, Éditions Maspero, 1967 pages 43 et 46 du Tome II))

«L’impérialisme est l’expression politique du processus de l’accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde (...) Avec le degré d’évolution élevé atteint par les pays capitalistes et l’exaspération de la concurrence des pays capitalistes pour la conquête des territoires non capitalistes, la poussée impérialiste, aussi bien dans son agression contre le monde non capitaliste que dans les conflits plus aigus entre les pays capitalistes concurrents, augmente d’énergie et de violence. Mais plus s’accroissent la violence et l’énergie avec lesquelles le capital procède à la destruction des civilisations non capitalistes, plus il rétrécit sa base d’accumulation. L’impérialisme est à la fois une méthode historique pour prolonger les jours du capital et le moyen le plus sûr et le plus rapide d’y mettre objectivement un terme. Cela ne signifie pas que le point final ait besoin à la lettre d’être atteint. Le seule tendance vers ce but de l’évolution capitaliste se manifeste déjà par des phénomènes qui font de la phase finale du capitalisme une période de catastrophes.» (Ibid., Le protectionnisme et l’accumulation, pages 115-116)

«Plus s’accroît la violence avec laquelle à l’intérieur et à l’extérieur le capital anéantit les couches non capitalistes et avilit les conditions d’existence de toutes les couches laborieuses, plus l’histoire quotidienne de l’accumulation dans le monde se transforme en une série de catastrophes et de convulsions, qui, se joignant aux crises économiques périodiques, finiront par rendre impossible la continuation de l’accumulation et par dresser la classe ouvrière internationale contre la domination du capital avant même que celui-ci ait atteint économiquement les dernières limites objectives de son développement.

Le capitalisme est la première forme économique douée d’une force de propagande ; il tend à se répandre sur le globe et à détruire toutes les autres formes économiques, n’en supportant aucune autre à côté de lui. Et pourtant il est en même temps la première forme économique incapable de subsister seule, à l’aide de son seul milieu et de son sol nourricier. Ayant tendance à devenir une forme mondiale, il se brise à sa propre incapacité d’être cette forme mondiale de la production. Il offre l’exemple d’une contradiction historique vivante ; son mouvement d’accumulation est à la fois l’expression, la solution progressive et l’intensification de cette contradiction. A un certain degré de développement, cette contradiction ne peut être résolue que par l’application des principes du socialisme, c’est-à-dire par une forme économique qui est par définition une forme mondiale, un système harmonieux en lui-même, fondé non sur l’accumulation mais sur la satisfaction des besoins de l’humanité travailleuse et donc sur l’épanouissement de toutes les forces productives de la terre.» (Ibid., Le militarisme, champ d’action du capital, pages 134-135)

Après l’éclatement de la guerre, en 1915, dans une réponse aux critiques qu’avait rencontrées L’Accumulation du Capital, Rosa Luxemburg actualisait son analyse : «Le trait caractéristique de l’impérialisme en tant que lutte concurrentielle suprême pour l’hégémonie mondiale capitaliste n’est pas seulement l’énergie et l’universalité de l’expansion - signe spécifique que la boucle de l’évolution commence à se refermer - mais le fait que la lutte décisive pour l’expansion rebondit des régions qui étaient l’objet de sa convoitise vers les métropoles. Ainsi l’impérialisme ramène la catastrophe, comme mode d’existence, de la périphérie de son champ d’action à son point de départ. Après avoir livré pendant quatre siècles l’existence et la civilisation de tous les peuples non capitalistes d’Asie, d’Afrique, d’Amérique et d’Australie à des convulsions incessantes et au dépérissement en masse, l’expansion capitaliste précipite aujourd’hui les peuples civilisés de l’Europe elle-même dans une suite de catastrophes dont le résultat final ne peut être que la ruine de la civilisation ou l’avènement de la production socialiste.» (Critique des critiques, Ibid., page 229)

Pour sa part, le livre de Lénine insiste, pour qualifier l’impérialisme, sur un de ses aspects particulier, l’exportation des capitaux des pays développés vers les pays arriérés afin de contrecarrer la baisse tendancielle du taux de profit résultant de l’élévation de la proportion du capital constant (machines, matières premières) par rapport au capital variable (les salaires) seul créateur de profit. Pour Lénine, ce sont les rivalités entre pays industriels pour s’accaparer les zones moins développées et y exporter leurs capitaux qui conduisaient nécessairement à leur affrontement.

Cependant, même s’il existe des différences dans les analyses élaborées par Lénine et Rosa Luxemburg et d’autres révolutionnaires de cette époque, elles convergent toutes sur un point essentiel : cette guerre n’est pas le résultat des mauvaises politiques ou de la «méchanceté» particulière de telle ou telle clique gouvernante ; elle est la conséquence inéluctable du développement du mode de production capitaliste. En ce sens, ces deux révolutionnaires dénonçaient avec la même énergie toute «analyse» tendant à faire croire aux ouvriers qu’il y aurait au sein du capitalisme une «alternative» à l’impérialisme, au militarisme et à la guerre. C’est ainsi que Lénine démolit la thèse de Kautsky sur la possibilité d’un «super-impérialisme» capable d’établir un équilibre entre les grandes puissances et d’éliminer leurs affrontements guerriers. De même, il détruit toutes les illusions sur «l’arbitrage international» censé, sous l’égide des gens de bonne volonté et des secteurs «pacifistes» de la bourgeoisie, réconcilier les antagonistes et mettre fin à la guerre. Ce n’est pas autrement que s’exprime Rosa Luxemburg dans son livre :

«A la lumière de cette conception, l’attitude du prolétariat à l’égard de l’impérialisme est celle d’une lutte générale contre la domination du capital. La ligne tactique de sa conduite lui est dictée par cette alternative historique [la ruine de la civilisation ou l’avènement de la production socialiste].

La ligne tactique prônée par le marxisme officiel des «experts» est tout autre. La croyance à la possibilité de l’accumulation dans une «société capitaliste isolée», l’opinion selon laquelle «le capitalisme est concevable même sans expansion» sont les expressions théoriques d’une conception tactique bien définie. Cette position tend à considérer la phase de l’impérialisme non pas comme une nécessité historique, comme la phase de la lutte décisive pour le socialisme, mais comme l’invention malveillante d’une poignée d’intéressés. Cette position tend à persuader la bourgeoisie que l’impérialisme et le militarisme lui sont nuisibles même du point de vue de ses propres intérêts capitalistes ; elle prétend la convaincre d’isoler la clique des prétendus profiteurs de cet impérialisme pour constituer ainsi un bloc du prolétariat et de larges couches de la bourgeoisie en vue de «modérer» l’impérialisme, de la paralyser par un «désarmement partiel», de la «rendre inoffensif» !… La lutte mondiale entre le prolétariat et le capital fait place à l’utopie d’un compromis historique entre le prolétariat et la bourgeoisie qui «atténuerait» les antagonismes impérialistes entre les États capitalistes.» (Critique des critiques, Ibid., pages 229-230)

Enfin c’est dans les mêmes termes que Lénine et Rosa Luxemburg expliquent que l’Allemagne a joué le rôle de boutefeu dans le déclenchement de la guerre mondiale (la grande idée de ceux qui cherchent LE pays responsable de celle-ci) tout en renvoyant dos à dos les deux camps :

«Contre le groupe franco-anglais s’est dressé un autre groupe capitaliste, le groupe allemand, encore plus rapace, encore plus doué pour le brigandage, qui est venu s’asseoir au banquet du festin capitaliste alors que toutes les places étaient déjà prises, apportant avec lui de nouveaux procédés de développement de la production capitaliste, une meilleure technique et une organisation incomparable dans les affaires... La voilà, l’histoire économique ; la voilà l’histoire diplomatique de ces dernières dizaines d’années, que nul ne peut méconnaître. Elle seule vous indique la solution du problème de la guerre et vous amène à conclure que la présente guerre est, elle aussi, le produit... de la politique de deux colosses qui, bien avant les hostilités, avaient étendu sur le monde entier les tentacules de leur exploitation financière et s’étaient partagé économiquement le monde. Ils devaient se heurter, car du point de vue capitaliste, un nouveau partage de cette domination était devenu inévitable.» (Lénine, «La guerre et la Révolution», Oeuvres, T. 24, page 413)

«(…) quand on veut porter un jugement général sur la guerre mondiale et apprécier son importance pour la politique de classe du prolétariat, la question de savoir qui est l’agresseur et l’agressé, la question de la «culpabilité» est totalement sans objet. Si l’Allemagne mène moins que quiconque une guerre défensive, ce n’est pas non plus le cas de la France et de l’Angleterre ; car ce que ces nations «défendent», ce n’est pas leur position nationale, mais celle qu’elles occupent dans la politique mondiale, ce sont leurs vieilles possessions impérialistes menacées par les assauts du nouveau venu allemand. Si les incursions de l’impérialisme allemand et de l’impérialisme autrichien en Orient ont sans aucun doute apporté l’étincelle, de leur côté l’impérialisme français en exploitant le Maroc, l’impérialisme anglais par ses préparatifs en vue de piller la Mésopotamie et l’Arabie et par toutes les mesures prises pour assurer son despotisme en Inde, l’impérialisme russe par sa politique des Balkans dirigée vers Constantinople, ont petit à petit rempli la poudrière. Les préparatifs militaires ont bien joué un rôle essentiel : celui du détonateur qui a déclenché la catastrophe, mais il s’agissait d’une compétition à laquelle participaient tous les États.» (Rosa Luxemburg, La Crise de la Social-démocratie, avril 1915, chapitre VII, Éditions la Taupe, 1970, pages 175-176)

Cette unité sur l’analyse des causes de la guerre qu’on retrouve chez les révolutionnaires provenant de pays situés dans des camps opposés, on la constate aussi pour ce qui est de la politique qu’ils mettent en avant pour le prolétariat et la dénonciation des partis social-démocrates qui ont trahi ce dernier.

Le rôle des révolutionnaires durant la guerre

Lorsque la guerre éclate, le rôle des révolutionnaires, de ceux qui sont restés fidèles au camp prolétarien est évidemment de la dénoncer. Ils doivent en premier lieu démasquer tous les mensonges que la bourgeoisie et ceux qui sont devenus ses larbins, les partis social-démocrates, mettent en avant pour la justifier, pour embrigader les prolétaires et les envoyer à la boucherie. En Allemagne, c’est chez Rosa Luxemburg que se réunissent les quelques dirigeants, dont Karl Liebknecht, qui sont restés fidèles à l’internationalisme prolétarien et que la résistance s’organise contre la guerre. Alors que toute la presse social-démocrate est passée au service de la propagande gouvernementale, ce petit groupe va publier une revue, l’Internationale, ainsi qu’une série de tracts qu’il va signer «Spartacus». Au Parlement, dans la réunion de la fraction social-démocrate du 4 août, Liebknecht s’oppose fermement au vote des crédits de guerre mais il se soumet à la majorité par discipline de parti. C’est une erreur qu’il ne commettra plus par la suite lorsque le gouvernement demandera des crédits supplémentaires. Dans le vote du 2 décembre 1914 il sera seul à voter contre et ce n’est qu’en août et décembre 1915 qu’il sera rejoint dans cette attitude par d’autres députés social-démocrates (qui cependant, à cette dernière occasion, font une déclaration basée sur le fait que l’Allemagne ne fait pas une guerre défensive puisqu’elle occupe la Belgique et une partie de la France, explication que Liebknecht dénonce pour son centrisme et sa couardise).

Aussi difficile que soit la propagande des révolutionnaires à un moment où la bourgeoisie a instauré un véritable état de siège, empêchant toute expression d’une parole prolétarienne, cette action de Rosa et de ses camarades est essentielle pour préparer l’avenir. Alors qu’elle est emprisonnée, en avril 1915, elle écrit La crise de la social-démocratie qui «est de la dynamite de l’esprit qui fait sauter l’ordre bourgeois» comme l’écrira Clara Zetkin, camarade de combat de Rosa, dans sa préface de mai 1919.

Ce livre est un réquisitoire impitoyable contre la guerre elle-même et contre tous les aspects de la propagande bourgeoise et c’est le meilleur hommage qu’on puisse rendre à Rosa Luxemburg que d’en publier quelques (trop) courts extraits.

Alors que dans tous les pays belligérants, les porte parole de toutes nuances de la bourgeoisie font de la surenchère nationaliste, elle commence, dans ce document, par stigmatiser l’hystérie chauvine qui s’est emparée de la population :

«(…) la population de toute une ville changée en populace, prête à dénoncer n’importe qui, à molester les femmes, à crier : hourra ! et à atteindre au paroxysme du délire en lançant elle-même des rumeurs folles ; un climat de crime rituel, une atmosphère de pogrome, où le seul représentant de la dignité humaine était l’agent de police au coin de la rue». (p. 53-54).

Ensuite, elle dévoile la réalité de cette guerre :

«Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne des dehors de la culture et de la philosophies, de la morale et de l’ordre, de la paix et du droit, c’est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l’anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l’humanité qu’elle se montre toute nue, telle qu’elle est vraiment.» (p. 55)

Ainsi, d’emblée, Rosa va au cœur de la question : contre les illusions du pacifisme qui voudraient un société bourgeoise «sans ses excès», elle désigne le coupable de la guerre : le capitalisme comme un tout. Et immédiatement, elle prend le soin de dénoncer le rôle et le contenu de la propagande capitaliste, qu’elle vienne des partis bourgeois traditionnels ou de la social-démocratie :

«La guerre est un meurtre méthodique, organisé, gigantesque. En vue d’un meurtre systématique, chez les hommes normalement constitués, il faut cependant d’abord produire une ivresse appropriée. C’est depuis toujours la méthode habituelle des belligérants. La bestialité des pensées et des sentiments doit correspondre à la bestialité de la pratique, elle doit la préparer et l’accompagner.» (p. 72)

Une bonne partie du livre est consacrée à démonter systématiquement tous ces mensonges, à démasquer la propagande gouvernementale destinée à enrôler les masses pour la tuerie. [3] [30] C’est ainsi que Rosa analyse les buts de guerre de tous les pays belligérants, et au premier chef de l’Allemagne, pour mettre en évidence le caractère impérialiste de cette guerre. Elle analyse l’engrenage qui, depuis l’assassinat le 28 juin à Sarajevo de l’Archiduc d’Autriche François-Ferdinand a conduit à l’entrée en guerre des principaux pays d’Europe, l’Allemagne, la Russie, la France, l’Angleterre et l’Autriche-Hongrie. Elle met en évidence que cet engrenage n’était nullement dû à la fatalité ou aux responsabilités spécifiques d’un quelconque «méchant» comme le veut la propagande officielle et social-démocrate des pays en guerre, mais qu’elle couvait déjà depuis longtemps au sein du capitalisme :

«La guerre mondiale déclarée officiellement le 4 août était celle-là même pour laquelle la politique impérialiste allemande et internationale travaillait inlassablement depuis des dizaines d’années, celle-là même dont, depuis dix ans, la social-démocratie allemande, d’une manière tout aussi inlassable, prophétisait l’approche presque chaque année, celle-là même que les parlementaires, les journaux et les brochures social-démocrates stigmatisaient à de multiples reprises comme étant un crime frivole de l’impérialisme, qui n’avait rien à voir avec la civilisation ni avec les intérêts nationaux mais qui, bien au contraire, agissait contre ces deux principes.» (p.132)

Évidemment, elle fustige particulièrement la social-démocratie allemande, le parti phare de l’Internationale socialiste, dont la trahison a rendu infiniment plus facile la manœuvre du gouvernement en vue d’enrôler le prolétariat, en Allemagne mais aussi dans les autres pays. Elle réserve un sort particulier à l’argument social-démocrate suivant lequel la guerre du côté allemand a pour objectif de défendre la «civilisation» et la «liberté des peuples» contre la barbarie tsariste.

Elle dénonce particulièrement les justifications de la Neue Zeit, l’organe théorique du parti, qui en appelle à l’analyse de Marx de la Russie comme «prison des peuples» et principale force de la réaction en Europe :

«Le groupe [parlementaire] social-démocrate avait prêté à la guerre le caractère d’une défense de la nation et de la civilisation allemandes ; la presse social-démocrate, elle, la proclama libératrice des peuples étrangers. Hindenburg devenait l’exécuteur testamentaire de Marx et Engels.» (p. 139)

En dénonçant les mensonges de la social-démocratie, Rosa met en évidence le rôle véritable qu’elle joue :

«En acceptant le principe de l’Union Sacrée, la social-démocratie a renié la lutte de classe pour toute la durée de la guerre. Mais par là, elle reniait le fondement de sa propre existence, de sa propre politique (…) Elle a abandonné la «défense nationale» aux classes dominantes, se bornant à placer la classe ouvrière sous leur commandement et à assurer le calme pendant la durée de l’état de siège, c’est-à-dire qu’elle joue le rôle de gendarme de la classe ouvrière.» (p. 159)

Enfin, un des aspects importants du livre de Rosa est la mise en avant d’une perspective pour le prolétariat : celle de mettre fin à la guerre par son action révolutionnaire. De même qu’elle affirme (et elle cite des politiciens bourgeois qui étaient très clairs là-dessus) que la seule force qui aurait pu empêcher le déclenchement de la guerre était la lutte du prolétariat, elle revient sur la résolution du congrès de 1907 de l’Internationale confirmée par le congrès de 1912 (le congrès extraordinaire de Bâle) :

«Au cas où le guerre éclaterait néanmoins, c’est le devoir de la social-démocratie d’agir pour la faire cesser promptement et de s’employer, de toutes ses forces, à exploiter la crise économique et politique provoquée par la guerre pour mettre en mouvement le peuple et hâter de la sorte l’abolition de la domination capitaliste.» (p. 164)

Rosa s’appuie sur cette résolution pour dénoncer la trahison de la social-démocratie qui fait exactement le contraire de ce qu’elle s’était engagée à faire. Elle en appelle à l’action unie du prolétariat mondial pour mettre fin à la guerre tout en soulignant tout le danger que celle-ci représente pour l’avenir du socialisme :

«Ici encore la guerre actuelle s’avère, non seulement un gigantesque assassinat, mais aussi un suicide de la classe ouvrière européenne. Car ce sont les soldats du socialisme, les prolétaires d’Angleterre, de France, d’Allemagne, de Russie, de Belgique qui depuis des mois se massacrent les uns les autres sur l’ordre du capital, ce sont eux qui enfoncent dans leur cœur le fer meurtrier, s’enlaçant d’une étreinte mortelle, chancelant ensemble, chacun entraînant l’autre dans la tombe (…)

Cette folie cessera le jour où les ouvriers d’Allemagne et de France, d’Angleterre et de Russie se réveilleront enfin de leur ivresse et se tendront une main fraternelle, couvrant à la fois le chœur bestial des fauteurs de guerre impérialistes et le rauque hurlement des hyènes capitalistes, en poussant le vieux et puissant cri de guerre du Travail : prolétaires de tous les pays, unissez-vous !» (p. 215)

Il faut noter que dans son livre, Rosa Luxemburg, comme d’ailleurs l’ensemble de la gauche du parti qui s’oppose fermement à la guerre (contrairement au «centre marxiste» animé par Kautsky qui avec des contorsions justifie la politique de la direction) ne tire pas toutes les conséquences de la résolution de Bâle en mettant en avant le mot d’ordre que Lénine exprime très clairement : «Transformation de la guerre impérialiste en guerre civile». C’est d’ailleurs pour cela qu’à la conférence de Zimmerwald, en septembre 1915, les représentants du courant qui s’est regroupé autour de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht se retrouvent sur la position «centriste» représentée par Trotsky et non sur celle de la gauche représentée par Lénine. Ce n’est qu’à la conférence de Kienthal, en avril 1916, que ce courant rejoindra la gauche de Zimmerwald.

Cependant, même avec leurs insuffisances, il faut souligner le travail considérable effectué par Rosa Luxemburg et ses camarades au cours de cette période, un travail qui allait donner ses fruits en 1918.

Mais avant que d’évoquer cette dernière période, il importe de signaler le rôle extrêmement important joué par le camarade de Rosa, qui a été assassiné le même jour par la bourgeoisie, Karl Liebknecht. Ce dernier, tout en partageant les mêmes positions politiques, n’avait pas la même profondeur théorique que Rosa ni le même talent dans les articles qu’il écrivait (c’est pour cela que, par faute de place, nous n’avons pas cité ici ses écrits). Mais son attitude faite de courage et de détermination, ses dénonciations extrêmement claires de la guerre impérialiste, de tous ceux qui, ouvertement ou avec des contorsions, la justifiaient de même que ses dénonciations des illusions pacifistes a fait de Liebknecht au cours de cette période le symbole de la lutte prolétarienne contre la guerre impérialiste. Sans entrer dans les détails de son action (voir à ce sujet notre article «Les révolutionnaires en Allemagne pendant la première guerre mondiale», Revue Internationale n° 81), il nous faut ici rappeler un épisode significatif de son action : sa participation, le 1er mai 1916, à Berlin, à une manifestation de 10 000 ouvriers contre la guerre au cours de laquelle il prend la parole et crie : «A bas la guerre ! A bas le gouvernement !» ce qui provoque immédiatement son arrestation. Celle-ci va être à l’origine de la première grève politique de masse en Allemagne qui est déclenchée fin mai. Il faut également noter que face au tribunal militaire qui le juge le 28 juin, il revendique pleinement son action, sachant que cette attitude ne pourra qu’aggraver sa condamnation ; et il en profite pour dénoncer une nouvelle fois la guerre impérialiste, le capitalisme qui en est responsable et pour appeler les ouvriers au combat. Désormais, dans l’ensemble des pays d’Europe, le nom et l’exemple de Liebknecht deviennent un des drapeaux de ralliement de ceux, en premier lieu Lénine, qui se battent contre la guerre impérialiste et pour la révolution prolétarienne.

La révolution prolétarienne et la fin de la guerre

La perspective inscrite dans la résolution du congrès de Bâle trouve sa première concrétisation en février 1917 en Russie avec la révolution qui renverse le régime tsariste. Après trois ans de tueries et de misère indicibles, le prolétariat commence à relever puissamment la tête au point de renverser le tsarisme et de s’engager vers la révolution socialiste. Nous ne reviendrons pas ici sur les événements de Russie que nous avons traités récemment dans notre revue [4] [31]. En revanche, il importe de signaler que ce n’est pas seulement dans ce pays qu’en cette année 1917 les prolétaires en uniforme se révoltent contre la barbarie guerrière. C’est peu après la révolution de février que se développent dans plusieurs armées du front des mouvements massifs de mutineries. C’est ainsi que les trois autres principaux pays de l’Entente, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie, connaissent d’importantes mutineries qui conduisent les gouvernements à exercer une répression sanglante. En France, environ 40 000 soldats désobéissent collectivement aux ordres, une partie d’entre eux tentant même de marcher sur Paris où se déroulent au même moment des grèves ouvrières dans les usines d’armements. Cette convergence entre les luttes de classe à l’arrière et la révolte des soldats est probablement une des raisons qui explique la modération avec laquelle la bourgeoisie française exerce sa répression : sur les 554 condamnés à mort par les cours martiales, il n’y aura qu’une cinquantaine de fusillés. Cette «modération» ne sera pas de mise du côté anglais et italien où il y aura respectivement 306 et 750 exécutions.

En novembre dernier, au moment des célébrations de la fin de la première guerre mondiale, la bourgeoisie, et particulièrement les partis social-démocrates qui aujourd’hui majoritairement gouvernent les pays européens, nous ont donné à propos des mutineries de 1917 un nouvel aperçu de leur hypocrisie et de leur volonté de détruire totalement la mémoire du prolétariat. En Italie, le ministre de la défense a fait savoir qu’il fallait «rendre leur honneur» aux mutins fusillés et en Grande-Bretagne on leur a rendu un «hommage public». Quant au chef du gouvernement «socialiste» français, il a décidé de «réintégrer pleinement dans la mémoire collective nationale» les «fusillés pour l’exemple». Dans l’hypocrisie, le «camarade» Jospin fait vraiment très fort car qui était ministre des armements et ministre de la guerre à la même époque ? Les «socialistes» Albert Thomas et Paul Painlevé.

En fait, ce qu’oublient de dire les «socialistes» qui aujourd’hui font tous ces discours pacifistes et «émus» sur les atrocités de la première guerre mondiale, c’est qu’en 1914, dans les principaux pays européens, ils furent en première ligne pour embrigader les prolétaires et les envoyer au carnage. En voulant «réintégrer dans la mémoire nationale» les mutins de la première guerre mondiale, la bourgeoisie de gauche essaie de faire oublier qu’ils appartiennent à la mémoire du prolétariat mondial [5] [32].

Quant à la thèse officielle des hommes politiques, comme des historiens aux ordres, affirmant que les révoltes de 1917 étaient dirigées contre un commandement incompétent, elle a du mal à résister au fait que c’est dans les deux camps et sur la plupart des fronts qu’elles se sont produites : faut-il croire que la première guerre mondiale n’a été conduite que par des incapables ? Qui plus est, ces révoltes se sont produites alors que dans les autres pays on commençait à avoir des nouvelles de la révolution de février en Russie [6] [33]. En fait, ce que la bourgeoisie essaie de masquer, c’est le contenu prolétarien indiscutable des mutineries et le fait que la seule véritable opposition à la guerre ne peut provenir que de la classe ouvrière.

Au cours de la même période, le mouvement de mutineries frappe le pays où se trouve le prolétariat le plus puissant et dont les soldats sont en contact direct avec les soldats russes sur le front de l’Est : l’Allemagne. Les événements de Russie soulèvent beaucoup d’enthousiasme parmi les troupes allemandes et sur le front les cas de fraternisation sont fréquents [7] [34]. C’est dans la flotte que débutent les mutineries durant l’été 1917. Le fait que ce soient des marins qui mènent ces mouvements est significatif : la presque totalité d’entre eux sont des prolétaires en uniforme (alors que parmi les fantassins, la part des paysans est beaucoup plus élevée). Parmi les marins, l’influence des groupes révolutionnaires, et notamment des Spartakistes est significative et va en s’accroissant. De façon claire, ces derniers mettent en avant la perspective pour l’ensemble de la classe ouvrière :

«La révolution russe victorieuse unie à la révolution allemande victorieuse sont invincibles. A partir du jour où s’effondrera le gouvernement allemand - y compris le militarisme allemand - sous les coups révolutionnaires du prolétariat s’ouvrira une ère nouvelle : une ère dans laquelle les guerres, l’exploitation et l’oppression capitalistes devront disparaître à tout jamais.» (Tract spartakiste, avril 1917)

«(…) ce n’est que par la révolution et la conquête de la république populaire en Allemagne qu’il sera mis un terme au génocide et que la paix générale sera instaurée. Et ce n’est qu’ainsi que la révolution russe pourra être sauvée.

Seule la révolution prolétarienne mondiale peut liquider la guerre impérialiste mondiale» (Lettre de Spartacus n° 6, août 1917).

Et c’est ce programme qui va de plus en plus animer les combats croissants que mène la classe ouvrière en Allemagne. Dans le cadre de cet article nous ne pouvons détailler l’ensemble de ces combats (voir à ce sujet notre série d’articles de la Revue Internationale à partir du n° 81) mais il est nécessaire de rappeler qu’une des raisons qui a poussé Lénine et les bolcheviks en octobre 1917 à considérer que les conditions étaient mûres en Russie pour la prise du pouvoir par le prolétariat est justement le développement de la combativité des ouvriers et des soldats en Allemagne.

Ce qu’il faut surtout mettre en évidence c’est comment l’intensification des luttes ouvrières et le soulèvement des soldats sur un terrain prolétarien a constitué l’élément déterminant dans la demande d’armistice par l’Allemagne et donc dans la fin de la guerre mondiale.

«Aiguillonnée par le développement révolutionnaire en Russie et faisant suite à plusieurs mouvements avant-coureurs, une grève de masse éclate en avril 1917. En janvier 1918 environ un million d’ouvriers se jettent dans un nouveau mouvement de grève et fondent un conseil ouvrier à Berlin. Sous l’influence des événements en Russie la combativité sur les fronts militaires s’effrite de plus en plus au cours de l’été 1918. Les usines bouillonnent ; de plus en plus d’ouvriers s’assemblent dans les rues afin d’intensifier la riposte à la guerre. («La Révolution allemande» II, Revue Internationale n° 82, page 15)

Le 3 octobre 1918, la bourgeoisie change de chancelier. Le prince Max von Baden remplace le comte Georg Hertling et il fait entrer le Parti Social-Démocrate (SPD) au gouvernement. Les révolutionnaires comprennent immédiatement le rôle échu à la social-démocratie. Rosa Luxemburg écrit :

«Le socialisme de gouvernement, par son entrée au ministère, se pose en défenseur du capitalisme et barre le chemin à la révolution prolétarienne montante».

A cette même période, les spartakistes tiennent une conférence avec d’autres groupes révolutionnaires qui lance un appel aux ouvriers :

«Il s’agit pour nous de soutenir par tous les moyens les mutineries de soldats, de passer à l’insurrection armée, d’élargir l’insurrection armée à la lutte pour tout le pouvoir au profit et des soldats et d’assurer la victoire grâce aux grèves de masse des ouvriers. Voilà la tâche des tout prochains jours et semaines à venir.»

«Le 23 octobre Liebknecht est libéré de prison. Plus de 20 000 ouvriers viennent le saluer à son arrivée à Berlin. (…)

Le 28 octobre débute en Autriche, dans les provinces tchèques et slovaques comme à Budapest, une vague de grèves qui conduit au renversement de la monarchie. Partout apparaissent des conseils ouvriers et de soldats, à l’image des soviets russes. (…)

Alors que le 3 novembre la flotte de Kiel doit prendre la mer pour continuer la guerre, les marins se révoltent et se mutinent. Des conseils de soldats sont aussitôt créés, suivis dans le même élan par la formation de conseils ouvriers. (…) Les conseils forment des délégations massives d’ouvriers et de soldats qui se rendent dans d’autres villes. D’énormes délégations sont envoyées à Hambourg, Brême, Flensburg, dans la Ruhr et même jusqu’à Cologne. Celles-ci s’adressent aux ouvriers réunis en assemblées et appellent à la formation de conseils ouvriers et de soldats. Des milliers d’ouvriers se déplacent ainsi des villes du Nord de l’Allemagne jusqu’à Berlin et dans d’autres villes en province. (…) En une semaine, des conseils ouvriers et de soldats surgissent dans les principales villes d’Allemagne et les ouvriers prennent eux-mêmes l’extension de leur mouvement en main.» (Ibid. pages 15 et 16)

A l’adresse des ouvriers de Berlin, les spartakistes publient le 8 novembre un appel où l’on peut lire :

«Ouvriers et soldats ! Ce que vos camarades ont réussi à accomplir à Kiel, Hambourg, Brême, Lübeck, Rostock, Flensburg, Hanovre, Magdebourg, Brunswick, Munich et Stuttgart, vous devez aussi réussir à l’accomplir. Car de ce que vous remporterez de haute lutte, de la ténacité et du succès de votre lutte, dépend la victoire de vos frères là-bas et dépend la victoire du prolétariat du monde entier. (…) Les objectifs prochains de votre lutte doivent être : (…)

- L’élection de conseils ouvriers et de soldats, l’élection de délégués dans toutes les usines et les unités de la troupe.

- L’établissement immédiat de relations avec les autres conseils ouvriers et de soldats allemands.

- La prise en charge du gouvernement par les commissaires des conseils ouvriers et de soldats.

- La liaison immédiate avec le prolétariat international et tout spécialement avec la République Ouvrière russe.

Vive la République socialiste !

Vive l’Internationale !»

Le même jour, un tract spartakiste appelle les ouvriers à descendre dans la rue : «Sortez des usines ! Sortez des casernes ! Tendez vous les mains ! Vive la république socialiste.»

«Aux premières heures du matin du 9 novembre le soulèvement révolutionnaire commence à Berlin. (…) Des centaines de milliers d’ouvriers répondent à l’appel du groupe Spartacus et du Comité exécutif [des conseils ouvriers], cessent le travail et affluent en de gigantesques cortèges de manifestations vers le centre de la ville. A leur tête marchent des groupes d’ouvriers armés. La grande majorité des troupes s’unit aux ouvriers manifestants et fraternise avec eux. A midi Berlin se trouve aux mains des ouvriers et des soldats révolutionnaires.» (Ibid. page 16)

Devant le palais des Hohenzollern Liebknecht prend la parole :

«Il nous faut tendre toutes nos forces pour construire le gouvernement des ouvriers et des soldats (...) Nous tendons la main aux ouvriers du monde entier et les invitons à achever la révolution mondiale. (...) je proclame la libre république socialiste d’Allemagne.»

Le soir même, les ouvriers et soldats révolutionnaires occupent l’imprimerie d’un journal bourgeois et permettent la publication du premier numéro de «Die rote Fahne» (Le Drapeau rouge), quotidien des Spartakistes, qui immédiatement met en garde contre le SPD : «Il n’y a aucune communauté d’intérêts avec ceux qui vous ont trahi quatre années durant. A bas le capitalisme et ses agents ! Vive la révolution ! Vive l’Internationale !»

Le même jour, face à la révolution montante, la bourgeoisie prend ses dispositions. Elle obtient l’abdication du Kaiser Guillaume II, proclame la République et elle nomme chancelier un dirigeant du SPD, Ebert. Celui-ci reçoit également l’investiture du comité exécutif des conseils dans lequel se sont fait désigner de nombreux fonctionnaires social-démocrates. Un «Conseil des commissaires du Peuple» est nommé composé de membres du SPD et de l’USPD (c’est-à-dire les «centristes» exclus du SPD en février 1917 en même temps que les spartakistes). En fait, derrière ce titre «révolutionnaire» (le même que celui du gouvernement des soviets en Russie) se cache un gouvernement parfaitement bourgeois qui va tout mettre en œuvre pour empêcher la révolution prolétarienne et préparer le massacre des ouvriers.

La première mesure que prend ce gouvernement est de signer l’armistice le jour après sa nomination (et alors que les troupes allemandes occupent encore les pays ennemis). Après l’expérience de la révolution en Russie où la poursuite de la guerre avait constitué le facteur décisif de mobilisation et de prise de conscience du prolétariat jusqu’au renversement du pouvoir bourgeois en octobre 1917, la bourgeoisie allemande sait pertinemment qu’elle doit arrêter immédiatement la guerre si elle ne veut pas connaître le même sort que la bourgeoisie russe.

Même si aujourd’hui les porte parole de la bourgeoisie cachent soigneusement le rôle de la révolution prolétarienne dans la fin de la guerre, c’est une réalité qui n’échappe pas aux historiens sérieux et scrupuleux (dont les écrits sont réservés à une petite minorité de lecteurs) :

«Décidé à poursuivre la négociation malgré Ludendorff, le gouvernement allemand va bientôt y être forcé. D’abord la capitulation autrichienne crée une nouvelle et terrible menace sur le sud du pays. Ensuite, et surtout, la révolution éclate en Allemagne. (…) Elle [la délégation allemande] signe l’armistice le 11 novembre, à 5h20, dans le fameux wagon de Foch. Elle le signe au nom du nouveau gouvernement qui la presse de se hâter. (…) La délégation allemande a obtenu de minces avantages qui, dit Pierre Renouvin, «ont le même but : laisser au gouvernement allemand des moyens de lutter contre le bolchevisme». En particulier, l’armée ne livrera que vingt-cinq mille mitrailleuses au lieu de trente mille. Elle pourra continuer à occuper la Ruhr, foyer de la révolution, au lieu que celle-ci soit ‘neutralisée’.» (Jean-Baptiste Duroselle, in Le Monde du 12 novembre 1968) [8] [35]

Effectivement, une fois l’armistice signé, le gouvernement social-démocrate va développer toute une stratégie pour enrayer le mouvement prolétarien et l’écraser. Il va en particulier cultiver la division entre les soldats et les ouvriers d’avant-garde, les premiers estimant dans leur grande majorité qu’il n’y a pas lieu de poursuivre le combat puisque la guerre est terminée. De même, la social-démocratie va s’appuyer sur les illusions qu’elle maintient sur une bonne partie de la classe ouvrière pour isoler les Spartakistes des grandes masses ouvrières.

Nous ne pouvons ici passer en revue les détails de la période qui va de l’armistice aux événements qui ont conduit à l’assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht (cette période fait l’objet de deux articles dans la Revue Internationale n° 82 et 83 dans notre série sur la révolution allemande). Cependant les écrits publiés quelques années plus tard par le général Groener, commandant en chef de l’armée fin 1918-début 1919, sont édifiants sur la politique menée par Ebert qui était en liaison quotidienne avec lui :

«Nous nous sommes alliés pour combattre le bolchevisme. (...) J’avais conseillé au Feldmarschall de ne pas combattre la révolution par les armes, parce qu’il était à craindre que compte tenu de l’état des troupes un tel moyen irait à l’échec. Je lui ai proposé que le haut commandement militaire s’allie avec le SPD vu qu’il n’y avait aucun parti disposant de suffisamment d’influence dans le peuple, et parmi les masses pour reconstruire une force gouvernementale avec le commandement militaire. (…) Il s’agissait en premier lieu d’arracher le pouvoir des mains des conseils ouvriers et de soldats de Berlin. Dans ce but une entreprise fut prévue. Dix divisions devaient entrer dans Berlin. Ebert était d’accord. (...) Nous avons élaboré un programme qui prévoyait, après l’entrée des troupes, le nettoyage de Berlin et le désarmement des Spartakistes. Cela fut aussi convenu avec Ebert, auquel je suis reconnaissant pour son amour absolu de la patrie. (...) Cette alliance fut scellée contre le danger bolchevik et le système des conseils.» (octobre-novembre 1925, Zeugenaussage)

C’est en janvier 1919 que la bourgeoisie a porté le coup décisif contre la révolution. Après avoir massé plus de 80 000 soldats autour de Berlin elle lance le 4 janvier une provocation en démettant de ses fonctions le préfet de police de Berlin Eichhorn, membre de l’USPD. D’immenses manifestations répondent à cette provocation. Alors que le congrès constitutif du Parti communiste d’Allemagne, avec à sa tête Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, avait estimé 4 jours auparavant que la situation n’était pas encore mûre pour l’insurrection, ce dernier se laisse piéger et participe à un Comité d’Action qui appelle justement à l’insurrection. C’est un véritable désastre pour la classe ouvrière. Des milliers d’ouvriers, et particulièrement les Spartakistes, sont massacrés. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht qui n’avaient pas voulu quitter Berlin sont arrêtés le 15 janvier et exécutés froidement, sans procès, par la soldatesque, sous le faux prétexte de «tentative de fuite». Deux mois plus tard, Leo Jogisches, ancien compagnon de Rosa et également dirigeant du parti communiste est assassiné dans sa prison.

Aujourd’hui, on comprend pourquoi la bourgeoisie, et particulièrement ses partis «socialistes», essaient de jeter le voile sur les événements qui ont mis fin à la guerre mondiale.

En premier lieu, les partis «démocratiques», et particulièrement les partis «socialistes», n’ont aucune envie qu’on dévoile leur rôle de massacreurs de la classe ouvrière, rôle qui est réservé dans les fables actuelles aux «dictatures fascistes» ou «communistes».

En second lieu, il importe de cacher au prolétariat que sa lutte constitue le seul véritable obstacle à la guerre impérialiste. Alors que partout dans le monde se poursuivent et s’intensifient les massacres, il faut absolument maintenir un sentiment d’impuissance des ouvriers face à cette situation. Il faut à tout prix les empêcher de prendre conscience que leurs luttes contre les attaques croissantes provoquées par une crise sans issue constituent le seul moyen d’empêcher que ces conflits ne se généralisent et ne viennent à terme les soumettre à une nouvelle barbarie guerrière comme celles qu’ils ont subies déjà deux fois au cours de ce siècle. Il faut continuer à les détourner de l’idée de révolution qu’on présente comme la mère des maux de ce siècle, alors que c’est son écrasement qui a permis que celui-ci soit le plus sanglant et barbare de l’histoire, alors qu’elle représente le seul espoir pour l’humanité.

Fabienne



[1] [36] Rappelons que quelques semaines après leur assassinat, la première séance du premier congrès de l’Internationale communiste débutait par un hommage à ces deux militants et que, depuis, les organisations du mouvement ouvrier ont régulièrement salué leur mémoire.

[2] [37] Pour un pays comme la France, ce sont 16,8% de ses mobilisés qui sont tués. La proportion est à peine plus faible pour l’Allemagne, 15,4%, mais elle s’élève à 22% pour la Bulgarie, 25% pour la Roumanie, 27% pour la Turquie, 37% pour la Serbie. Certaines catégories de combattants connaissent des hécatombes encore plus terribles : ainsi pour la France, elles représentent 25% dans l’infanterie et un tiers des jeunes hommes qui avaient 20 ans en 1914 a disparu. Dans ce pays, il a fallu attendre 1950 pour que la population retrouve son niveau du 1er août 1914. Par ailleurs, il faut avoir en tête la tragédie humaine de tous les invalides et mutilés. Parmi les mutilations, certaines sont réellement atroces : ainsi, uniquement du côté français on compte une vingtaine de milliers de «gueules cassées», des soldats complètement défigurés et qui n’ont pu connaître de réinsertion sociale au point qu’on a créé pour eux des institutions spéciales où ils ont vécu dans un ghetto le restant de leurs jours. Faut-il parler également des centaines de milliers de jeunes hommes qui sont revenus fous de la guerre et que les autorités ont préféré en général considérer comme des «simulateurs».

[3] [38] De tous les côtés, les mensonges bourgeois rivalisent en grossièreté et infamie. «Dès août 1914, les Alliés dénonçaient les «atrocités» commises par les envahisseurs contre les populations de la Belgique et de la France du Nord : les «mains coupées» des enfants, les viols, les otages fusillés et les villages brûlés «pour l’exemple»… De leur côté, les journaux allemands publièrent quotidiennement le récit d’»atrocités» que les civils belges auraient commises contre des soldats allemands : yeux crevés, doigts coupés, captifs brûlés vifs.» («Réalité et propagande : la barbarie allemande», in L’Histoire de novembre 1998

[4] [39] Voir les n° 88 à 91 de la Revue Internationale.

[5] [40] Le première ministre français a cité dans son discours un vers de la «Chanson de Craonne» composée à la suite des mutineries. Il s’est cependant bien gardé de citer le passage qui dit :

«Ceux qu’ont le pognon, ceux là reviendront,

Car c’est pour eux qu’on crève.

Mais c’est fini, car les trouffions

Vont tous se mettre en grève.»

[6] [41] Suite aux mutineries de l’armée française, une dizaine de milliers de soldats russes qui combattaient sur le front occidental aux côtés des soldats français ont été retirés du front et isolés jusqu’à la fin de la guerre dans le camp de La Courtine. Il ne fallait pas que l’enthousiasme qu’ils manifestaient pour la révolution qui se développait dans leur pays vienne contaminer les soldats français.

[7] [42] Il faut noter que les fraternisations avaient commencé sur le front occidental quelques mois à peine après le début de la guerre et des départs la fleur au fusil avec les slogans : «A Berlin !» ou «Nach Paris !». «25 décembre 1914 : aucune activité de la part de l’ennemi. Pendant la nuit et au cours de la journée du 25, des communications s’établissent entre Français et Bavarois, de tranchée à tranchée (conversations, envoi par l’ennemi de billets flatteurs, de cigarettes…, visites même de quelques soldats aux tranchées allemandes)» (Journal de marche et des opérations de la 139e brigade) Dans une lettre du 1er janvier 1915 d’un général à un autre général on peut lire : «Il est à remarquer que les hommes restant trop longtemps au même endroit, finissent par trop connaître leurs voisins d’en face, et qu’il en résulte des conversations et parfois des visites qui ont la plupart du temps des conséquences fâcheuses.» Ces faits se poursuivent au cours de la guerre, notamment en 1917. Dans une lettre de novembre 1917 interceptée par le contrôle postal, un soldat français écrit à son beau-frère : «Nous sommes à vingt mètres des Boches, mais ils sont assez gentils car ils nous passent des cigares et des cigarettes, et nous on leur fait passer du pain.» (citations tirées de L’Histoire de janvier 1988) .

[8] [43] Jean-Baptiste Duroselle et Pierre Renouvin sont deux historiens très réputés, spécialistes de cette période.

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [27]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [44]

Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire [6° partie]

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1920 : BOUKHARINE ET LA PÉRIODE DE TRANSITION

Dans le dernier article de cette série (Revue internationale n°95), nous avons examiné de près le programme de 1919 du Parti communiste de Russie, estimant qu’il représente l’étalon du plus haut niveau de compréhension atteint par les révolutionnaires de cette époque quant aux formes, aux méthodes et aux buts de la transformation communiste de la société. Mais un tel examen serait incomplet si l’on ne prenait pas en compte, à côté des mesures pratiques mises en avant dans le programme du PCR, le plus sérieux effort d’élaboration d’un cadre théorique plus général pour analyser les problèmes de la période de transition. Ce dernier, comme le programme lui-même, a été rédigé par Nicolas Boukharine que Lénine considérait comme «le théoricien du parti le plus précieux et le plus important» ; et le texte en question est L’Économique de la période de transition, rédigé en 1920. Selon le responsable de l’édition en anglais de ce livre, en 1971, «Jusqu’à l’introduction du plan quinquennal en 1928 qui a coïncidé avec la chute de Boukharine comme leader du Combiner, l’Économique de la période de transition était considéré comme une oeuvre théorique du parti bolchevik d’une importance comparable à celle de L’État et la révolution de Lénine.» [1] [45]

Comme nous le verrons, le livre de Boukharine contient certaines faiblesses fondamentales qui ne lui ont pas permis de passer l’épreuve du temps contrairement à L’État et la révolution. Il reste, cependant, une importante contribution à la théorie marxiste.

Une véritable contribution à la théorie marxiste

Boukharine s’était fait connaître pendant la grande guerre impérialiste lorsque, avec Piatakov et d’autres, il fut un membre actif du groupe d’exilés bolcheviks en Suisse (le groupe appelé «groupe Baugy») qui se situait à l’extrême gauche du parti. En 1915, il a publié L’impérialisme et l’économie mondiale dans lequel il montre que le capitalisme, précisément en devenant un système global avec une économie mondiale, avait créé les conditions de son propre dépassement; mais que, loin de le faire évoluer pacifiquement vers un ordre mondial harmonieux, cette «globalisation» avait plongé le système dans l’agonie de l’effondrement violent. Cette ligne de pensée était parallèle à celle de Rosa Luxemburg. Dans son livre L’accumulation du capital (1913), Luxemburg, avec des références plus approfondies aux contradictions fondamentales du capitalisme, avait démontré pourquoi la période d’expansion du capitalisme arrivait maintenant à son terme. Comme Luxemburg, Boukharine a montré que la forme concrète du déclin du capitalisme était l’exacerbation de la concurrence inter-impérialiste, culminant dans la guerre mondiale. L’impérialisme et l’économie mondiale a aussi fait date dans l’analyse marxiste du capitalisme d’État, le régime économique et politique totalitaire requis par l’exacerbation des antagonismes impérialistes «à l’extérieur» et des antagonismes sociaux «à l’intérieur». La subordination relative de la concurrence au sein de chaque pays capitaliste, insistait Boukharine, n’est que le corollaire de l’accentuation du conflit entre les «trusts capitalistes d’État» nationaux pour la domination du marché mondial.

Dans son article «Vers une théorie de l’État impérialiste» (1916), Boukharine allait plus loin dans les implications de ces développements. La montée de cette pieuvre capitaliste d’État national, qui étendait ses tentacules à tous les aspects de la vie sociale et économique, avait amené Boukharine (tout comme Pannekoek l’avait fait quelques années plus tôt) à revoir les classiques du marxisme et à revenir à la défense de la vision que le prolétariat n’aurait pas à conquérir un tel État mais devrait lutter pour sa «destruction révolutionnaire» et pour la création de nouveaux organes de pouvoir politique. Une autre conclusion tout aussi importante, tirée de cette analyse de la nouvelle phase du capitalisme, est résumée dans les «Thèses» que le groupe Baugy a présentées à la conférence de Berne du parti bolchevik en 1915. Ici, Boukharine et Piatakov, dans la même ligne que les arguments présentés par Luxemburg au même moment, appelaient le parti à rejeter le slogan de «l’autodétermination nationale» et de «la libération nationale» :

«L’époque impérialiste est une époque d’absorption des petits États par les grands États nationaux. (...) Il est donc impossible de lutter contre l’inféodation des nations autrement qu’en luttant contre l’impérialisme, donc (ergo) par des luttes contre le capital financier, donc (ergo) contre le capitalisme en général. Toute déviation de cette voie, toute mise en avant de tâches «partielles», de «libération des nations» dans le royaume de la civilisation capitaliste, signifie dévier les forces prolétariennes de la solution réelle du problème.» [2] [46]

Dans un premier temps, Lénine fut furieux contre Boukharine sur les deux points. Mais s’il n’a jamais changé d’opinion sur la question nationale, il a été peu à peu convaincu par ce qu’il avait taxé, à l’origine, de position «semi-anarchiste» de Boukharine sur l’État lorsqu’il a exposé sa nouvelle vision dans L’État et la révolution en 1917.

Il est donc clair qu’à cette étape de germination et de floraison de la révolution prolétarienne provoquée par la guerre mondiale, Boukharine était à la pointe même de l’effort marxiste pour comprendre les nouvelles conditions apportées par la décadence du capitalisme et nombre de ses contributions théoriques les plus importantes apparaissent non seulement dans l’Économique de la période de transition mais y sont aussi plus élaborées.

En premier lieu, il faut considérer le livre de Boukharine de pair avec d’autres travaux féconds tels que La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky de Lénine ainsi que Terrorisme et communisme de Trotsky qui constituaient la réponse des bolcheviks au marxisme abâtardi de Kautsky. Celui-ci était passé d’une position centriste et pacifiste à celle d’une défense totale de l’ordre bourgeois contre la menace de la révolution. Malgré cela, il se proclamait toujours le roi de l’orthodoxie marxiste. Lénine a essentiellement dénoncé la défense que faisait Kautsky de la démocratie bourgeoise contre la démocratie prolétarienne des soviets, alors que, dans son livre, Trotsky s’était centré sur le problème de la violence révolutionnaire. Pour sa part, Boukharine avait élaboré L’impérialisme et l’économie mondiale ainsi que d’autres travaux similaires comme une polémique contre la théorie de Kautsky du «super-impérialisme» qui prétendait que le capitalisme avançait vers un ordre mondial unifié dans lequel la guerre ne pourrait être qu’une aberration. Dans l’Économique de la période de transition, il se proposait de rétablir la conception marxiste de la transformation révolutionnaire de la société contre la vision idyllique de kautsky d’une transition pacifique et ordonnée au socialisme. Faisant écho à Marx, Boukharine insiste sur le fait que, pour qu’un nouvel ordre social puisse émerger, l’ancien ordre doit traverser une période de profonde crise et d’effondrement; et c’est encore plus vrai pour le passage du capitalisme au communisme : «...l’expérience de toutes les révolutions qui jouèrent un rôle positif important précisément du point de vue du développement des forces productives, prouve que ce développement fut réalisé au prix de leur gaspillage et de leur destruction... S’il en est ainsi... il est clair a priori que la révolution prolétarienne s’accompagne inévitablement d’un affaiblissement extrêmement profond des forces productives car aucune révolution n’entraîne une rupture aussi profonde des rapports anciens et la reconstruction de ceux-ci sur une nouvelle base.» [3] [47]

L’Economique de la période de transition est dans une large mesure une défense de la révolution russe malgré les «coûts» considérables qu’elle a engendrés. Il dénonce aussi tous ceux qui se servaient de ces «coûts» pour pousser les ouvriers à être de bons citoyens, respectueux des lois bourgeoises et pour lesquels le seul espoir de changement social ne résidait que dans les urnes électorales.

Deuxièmement, l’Economique de la période de transition réitère l’argument selon lequel le capitalisme, bien qu’il soit effectivement devenu une économie mondiale, est incapable d’organiser les forces productives de l’humanité - en tant que sujet conscient et unifié - dans la mesure où c’est précisément quand la concurrence capitaliste atteint ce stade qu’elle est poussée à ses conséquences les plus extrêmes et les plus catastrophiques. Mais sur ce point, Boukharine va plus loin et en arrive à faire un certain nombre d’anticipations brillantes sur le mode de fonctionnement du capitalisme dans son époque de décadence, notamment à travers sa tendance naturelle à survivre au moyen de la stérilisation et de la destruction complète des forces productives avant tout à travers l’économie de guerre et la guerre elle-même. C’est là que Boukharine introduit le concept de «reproduction élargie négative» - formule qu’on peut éventuellement remettre en question mais il met le doigt sur une réalité fondamentale. Il en fait de même lorsqu’il montre que, malgré sa croissance apparente, la production de guerre, en réalité, ne signifie pas une extension mais une destruction de capital : «La production de guerre a une tout autre signification : un canon ne se transforme pas en élément d’un nouveau cycle productif; la poudre explose dans l’air et ne revient sous aucune forme nouvelle dans le cycle de production suivant. Tout au contraire. L’effet économique de ces éléments in actu est une grandeur purement négative (...). Examinons par exemple les moyens de consommation qui entretiennent l’armée. Dans ce cas également, on observe la même chose. Les moyens de consommation n’engendrent pas alors de forces de travail puisque les soldats ne figurent pas dans le processus de production ; ils en sont exclus, ils sont situés en dehors du processus de production (...) le processus de reproduction revêt avec la guerre un caractère "déformé", régressif, négatif : dans tous les cycles productifs ultérieurs, la base réelle de la production devient toujours plus étroite ; le "développement" s’accomplit selon une spirale qui ne s’élargit pas, mais qui rétrécit constamment.» [4] [48] Dans le capitalisme décadent cette spirale toujours plus étroite constitue la réalité essentielle de l’activité économique, même en dehors des périodes de guerre ouverte totale, à la fois à cause de la tendance à l’économie de guerre permanente et parce que, de plus en plus, le capitalisme finance sa «croissance» à travers le stimulant totalement artificiel de l’endettement. La vision de Boukharine est une brillante réfutation de tous les adorateurs de la croissance économique qui se rient de la notion de décadence du capitalisme parce qu’ils sont incapables de voir l’essence décadente, fictive de cette croissance.

Également sur la question du capitalisme d’État, l’Économique de la période de transition reprend des formulations antérieures sur le capitalisme d’État, le présentant comme la forme caractéristique de l’organisation politique du capital dans son époque de déclin. Boukharine rappelle la double fonction du capitalisme d’Etat : d’une part limiter la concurrence économique au sein de chaque capital national, ce qui crée les meilleures conditions pour assumer la concurrence économique et surtout la concurrence militaire sur l’arène mondiale ; d’autre part il s’agit de préserver la paix sociale dans une situation où les souffrances engendrées par la crise économique et la guerre tendent à pousser le prolétariat vers une confrontation avec le régime bourgeois. Il faut particulièrement souligner comment Boukharine met en évidence l’arme la plus efficace dont le capitalisme d’Etat s’est doté pour maintenir l’ordre existant à travers l’annexion des anciennes organisations ouvrières, leur incorporation dans l’Etat Léviathan : «...la méthode de transformation était la même méthode de subordination à l’Etat bourgeois omniprésent. La trahison des partis socialistes et des syndicats s’exprima précisément en ceci qu’ils se mirent au service de l’Etat bourgeois, qu’ils furent à vrai dire étatisés par cet Etat impérialiste, qu’ils se transformèrent en «section ouvrière» de la machine militaire.» [5] [49]

Cette lucidité sur les caractéristiques et les formes de capitalisme en déclin s’accompagnait d’une compréhension authentique des méthodes et des buts de la révolution prolétarienne. L’Economique de la période de transition montre qu’une révolution ayant pour but de remplacer les lois aveugles de la marchandise par la régulation consciente de la vie sociale assumée par une humanité libérée, ne peut être qu’une révolution consciente, fondée sur l’auto-activité et l’auto-organisation du prolétariat à travers ses nouveaux organes de pouvoir politique que sont les conseils et les comités d’usine. En même temps, la révolution engendrée par l’effondrement de l’économie capitaliste mondiale ne pouvait être qu’une révolution mondiale et ne pouvait parvenir à ses buts ultimes qu’à l’échelle de tout le globe. Les paragraphes de conclusion de Boukharine résument les espoirs internationalistes authentiques de l’époque, anticipant un futur dans lequel «pour la première fois depuis qu’existe l’humanité, un système construit harmonieusement dans toutes ses parties sera créé ; il ne connaît ni l’anarchie sociale, ni l’anarchie dans la production. Il élimine à jamais la lutte des hommes entre eux, et rassemble toute l’humanité en une seule collectivité qui embrasse rapidement les richesses incalculables de la nature.» [6] [50]

Confondre l’embryon et l’être humain achevé

La reconnaissance des moyens et des buts authentiques de la révolution prolétarienne ne peut cependant rester au niveau des généralités ; elle doit se vérifier concrètement dans le processus révolutionnaire lui-même -ce qui fut extrêmement difficile dans le cas de la révolution russe qui a occasionné une expérience douloureuse et des années de réflexion. Globalement le travail de tirer et approfondir les leçons de la révolution russe a été mené par la Gauche communiste dans le sillage de la défaite de la révolution. Mais, même dans le feu de la révolution et au sein du parti bolchevik lui-même, se sont élevées des voix critiques qui jetaient déjà les bases de cette réflexion future. Cependant, bien que le nom de Boukharine fut généralement lié à l’opposition communiste de gauche dans le parti bolchevik en 1918, le Boukharine de l’Economique de la période de transition s’était, en 1920, déjà embarqué dans une trajectoire qui devait l’éloigner de la Gauche communiste dans son ensemble. Son ouvrage reflète cela en ce que, à côté de ses apports significatifs à la théorie marxiste, il a un côté profondément «conservateur» qui l’éloigne de la critique radicale du statu quo - y compris le statu-quo «révolutionnaire» - et le pousse à faire une apologie des choses telles qu’elles sont. Pour être plus précis, Boukharine tendait à confondre les méthodes et les exigences du «communisme de guerre» avec l’émergence réelle du communisme lui-même. En cela, il n’était pas du tout le seul mais ne faisait que fournir un soubassement théorique à une illusion largement répandue. Il considérait une situation contingente et extrêmement difficile pour la révolution et il en déduisait certaines «lois» ou normes qui seraient universellement applicables à la période de transition dans son ensemble. Avant de poursuivre sur ces arguments, il est nécessaire de souligner que Boukharine fut très prompt à se défendre lui-même contre cela. En décembre 1921, il écrivait une postface à l’édition allemande qui commence ainsi : «Il s’est écoulé beaucoup de temps depuis que ce livre a été écrit. Depuis ce moment, ce qu’on appelle la "nouvelle orientation de la politique économique" (NEP) a été introduite en Russie : pour la première fois, l’industrie socialisée, l’économie petite-bourgeoise, l’entreprise capitaliste privée et les entreprises "mixtes" ont été placées dans un rapport économique correct. Ce tournant russe spécifique, dont la condition préliminaire profonde est le caractère paysan-agraire du pays, a incité quelques-uns de mes ingénieux critiques à prétendre que je devrais refaire ce livre de bout en bout. Ce point de vue part de l’ignorance complète de ces subtils individus qui ne comprennent pas, dans leur sainte naïveté, la différence qu’il y a entre une analyse abstraite qui décrit les choses et les processus selon leur "coupe idéale", selon l’expression de Marx, et la réalité empirique qui se complique de plus en plus au milieu de toutes les circonstances, de toute autre façon que dans la représentation abstraite. Je n’ai pas écrit une histoire économique de la Russie soviétique, mais plutôt une théorie générale de la période de transition, qui n’a pas accru le patrimoine intellectuel des journalistes par excellence et des "praticiens" mesquins, incapables de concevoir les problèmes généraux.» [7] [51]

Ce que reproche Boukharine à ses critiques bourgeois est sans aucun doute valable. Il n’en reste pas moins que lui non plus, tout au long de l’Economique de la période de transition, ne réussit pas à saisir la différence entre la théorie générale et la réalité empirique. On peut donner un certain nombre d’exemples qui illustrent cette affirmation ; nous nous limiterons aux plus significatifs.

L’une des grandes illusions concernant la période de «communisme de guerre» était précisément l’idée qu’il s’agissait vraiment de communisme. Et l’une des principales sources de cette illusion était la disparition apparente de certaines caractéristiques du capitalisme telles que la monnaie et les salaires. C’est la même illusion - allant de pair avec l’étatisation de vastes secteurs de l’économie - qui a fait naître plus tard l’idée que la NEP de 1921 représentait un pas en arrière vers le capitalisme dans la mesure où elle a restauré une quantité considérable de propriété privée formelle et a rétabli ouvertement l’économie marchande. En fait, la disparition de l’argent et des salaires dans la période de 1918-20 n’était en aucune façon le résultat d’une politique délibérée et planifiée à l’avance de la part du pouvoir des soviets. Elle a plutôt été l’expression directe de l’effondrement catastrophique de l’économie face au blocus économique, à l’invasion impérialiste et à la guerre civile interne. Elle allait de pair avec l’extension de la famine, de la maladie, la diminution de la population dans les villes et la décimation physique et sociale de la classe ouvrière. Evidemment, ce «coût» très élevé fut imposé à la révolution par la haine féroce de classe de la bourgeoisie mondiale. Le prolétariat l’a volontairement accepté en faisant les sacrifices les plus gigantesques et les plus héroïques pour assurer l’écrasement militaire des forces de la contre-révolution. Mais comme nous le verrons plus loin, le «coût» le plus important de cette lutte a été l’affaiblissement rapide de la classe ouvrière et de sa dictature sur la société. Confondre cette situation terrible avec la construction consciente de la société communiste est une erreur extrêmement grave ; et comme le montre le passage suivant, Boukharine a commis cette erreur :

«Ce phénomène, à son tour, est aussi lié à l’écroulement du système monétaire. L’argent représente ce lien social matériel, ce noeud auquel est lié tout le système marchand développé de la production. Il s’entend qu’au cours de la période de transition, dans le processus d’anéantissement du système marchand comme tel, un processus d’"auto-négation" de l’argent s’engage. Ce processus s’exprime en premier lieu dans ce qu’on appelle la "dépréciation monétaire", puis dans le fait que la distribution des signes monétaires devient indépendante de la répartition du produit, et inversement. La monnaie cesse d’être un équivalent universel et devient un signe conventionnel de la circulation des produits, excessivement imparfait.

Le salaire devient une grandeur formelle sans contenu. Dès que la classe ouvrière devient classe dominante, le travail salarié disparaît. La production socialisée ne comporte pas de travail salarié. Et pour autant qu’il n’existe pas de travail salarié, il n’existe aucun salaire comme prix de la force de travail vendue au capitaliste. Il ne subsiste que la forme extérieure du salaire - la forme monétaire qui s’achemine, ainsi que le système monétaire, vers son autodestruction. Dans le système de la dictature prolétarienne, "l’ouvrier" obtient une part du travail social (en russe "payok") et non plus un salaire.» [8] [52]

Il est évident que Boukharine confond ici plusieurs choses. D’abord, il confond la période de guerre civile (la période de lutte à mort entre le prolétariat et la bourgeoisie) avec la véritable période de transition qui ne peut commencer son travail propre, constructif qu’après que la guerre civile a été gagnée à l’échelle mondiale. Deuxièmement, et en conséquence, il confond l’effondrement du système monétaire en tant que résultat de l’effondrement économique (la dévaluation, la pénurie) avec le véritable dépassement de l’économie marchande qui ne peut être véritablement réalisé qu’avec l’unification communiste de l’ensemble de la société et l’émergence d’une société d’abondance. Sinon, toute «abolition» de l’argent et des salaires dans une région donnée reste sous la domination globale de la loi de la valeur et ne garantit en aucune façon un mouvement automatique vers le communisme. Pourtant, Boukharine donne clairement l’impression qu’en Russie ce stade espéré a déjà été atteint (il utilise même un mot russe spécifique pour cela, «payok», et met des guillemets à «ouvrier», laissant entendre que ce dernier ne fait plus partie des exploités). Il s’agit, dans ce passage, de l’erreur politique la plus dangereuse : l’idée qu’après avoir conquis le pouvoir politique, établi sa dictature politique et s’être débarrassé de la propriété privée des moyens de production, le prolétariat n’est plus exploité et qu’il n’y a plus de travail salarié. Boukharine est encore plus explicite ailleurs lorsqu’il écrit : «Les rapports de production capitalistes sont totalement impensables sous une domination politique de la classe ouvrière.» [9] [53] Très radicales en apparence, de telles formulations en viennent en fait à justifier l’exploitation accrue de la classe ouvrière.

Avant de poursuivre sur cet aspect, il est instructif de donner un autre exemple d’erreur méthodologique de la part de Boukharine. Le «communisme de guerre» était également caractérisé par l’application de solutions militaires à des aires de plus en plus vastes de la vie de la révolution - d’une manière plus insidieuse dans les aires où il était vital que les aspects politiques prennent le pas sur les aspects militaires. L’une des plus importantes d’entre elles concerne l’extension internationale de la révolution. Un bastion prolétarien qui s’est établi dans une région ne peut étendre la révolution en s’imposant militairement à d’autres secteurs de la classe ouvrière mondiale ; la révolution s’étend avant tout par des moyens politiques, par la propagande, par l’exemple, en appelant les ouvriers du monde à se dresser contre leur propre bourgeoisie. Et, concrètement, au plus haut de la vague révolutionnaire qui a débuté en 1917, c’est exactement ainsi que la révolution s’est étendue. Mais en 1920, la révolution russe faisait déjà l’expérience des conséquences mortelles de l’isolement, de la défaite des assauts révolutionnaires dans les autres pays. Face à cette situation dramatique, qui était couplée au succès militaire croissant de la guerre civile interne, nombreux furent les bolcheviks qui commencèrent à mettre leurs espoirs dans la possibilité d’étendre la révolution à d’autres pays par la force des armes. La marche de l’Armée rouge sur Varsovie s’est nourrie de ces espoirs. Et l’échec de cette «expérience», qui n’a abouti qu’à pousser les ouvriers polonais à faire un front commun avec leur bourgeoisie, devait montrer à quel point ces espoirs avaient été mal placés. D’un autre côté, Boukharine avait été un avocat fervent de la «guerre révolutionnaire» pendant les débats de 1918 sur le Traité de Brest-Litovsk; et son travail de 1920 faisait largement écho à sa position précédente. Une fois de plus, il prenait une réalité contingente de la situation en Russie, la nécessité d’une guerre de fronts à travers l’immense territoire de la Russie et la formation inévitable d’une armée permanente, et il en faisait une «norme» de toute la période de guerre civile : «Avec le développement du processus révolutionnaire en processus révolutionnaire mondial, la guerre civile se transforme en guerre de classes, du côté du prolétariat, par une "armée rouge" régulière.» [10] [54] En fait c’est probablement l’inverse qui est vrai : plus la révolution s’étend mondialement, plus elle sera directement dirigée par les conseils ouvriers et leurs milices, plus les aspects politiques de la lutte prédomineront sur le militaire, moins il y aura besoin d’une «Armée rouge» pour mener la lutte. Une guerre de fronts n’est pas du tout un point fort du prolétariat. En termes purement militaires, la bourgeoisie aura toujours les meilleures armes. La force du prolétariat réside dans sa capacité à s’organiser, à étendre ses luttes, à gagner des secteurs toujours plus nombreux de la classe, à saper les forces armées de l’ennemi à travers la fraternisation et le développement de la conscience de classe. Dans un autre passage, Boukharine montre encore plus clairement qu’il a mis les choses à l’envers en faisant une identité entre la guerre de classe et les conflits militaires entre les Etats : «La guerre socialiste est une guerre de classe qu’il faut distinguer de la simple guerre civile. Celle-ci n’est pas une guerre entre deux organisations d’Etat. Dans la guerre de classe, en revanche, les deux parties sont organisées en pouvoir d’Etat : d’un côté, l’Etat du capital financier, de l’autre l’Etat du prolétariat.» [11] [55] Cette idée est même encore plus dangereuse que la position qu’il avait mise en avant en 1919 quand il envisageait dans une large mesure une guerre défensive de résistance par des unités partisanes ; ici, la révolution mondiale elle-même devient une bataille apocalyptique entre deux types de pouvoir d’Etat. Il est significatif que Lénine qui s’était fermement opposé à Boukharine dans le débat sur Brest-Litovsk mais dont les notes marginales sur l’Economique de la période de transition soulèvent très peu de critiques de fond, n’ait eu aucune patience envers cet argument qu’il qualifia de «totale confusion».

L’aveuglement sur le danger de l’État

L’une des ironies de l’Economique de la période de transition, c’est que Boukharine qui avait exprimé un tel niveau de clarté dans la compréhension du capitalisme d’Etat, ne parvint absolument pas à reconnaître le danger du capitalisme d’Etat émergeant de la dégénérescence de la révolution. Nous avons déjà noté qu’il insistait particulièrement sur le fait que les rapports capitalistes ne pouvaient exister sous la dictature politique du prolétariat. Dans un autre passage, Boukharine dit explicitement que «puisque le capitalisme d’Etat est une fusion de l’Etat bourgeois et des trusts capitalistes, il est évident qu’on ne peut parler de "capitalisme d’Etat" sous la dictature du prolétariat, qui exclut en principe toute possibilité de ce genre.» [12] [56] Et il développe cela avec l’argument suivant : «Dans le système de capitalisme d’Etat, le sujet administrant l’économie est l’Etat capitaliste, le capitalisme collectif. Sous la dictature du prolétariat, le sujet qui administre l’économie est l’Etat prolétarien, le collectif de la classe ouvrière organisée, "le prolétariat institué en pouvoir d’Etat". Dans le capitalisme d’Etat, le processus de production est une processus de production de plus-value, accaparée par la classe des capitalistes, qui a tendance à transformer cette valeur en surproduit. Avec la dictature prolétarienne, le processus de production sert de moyen pour la satisfaction planifiée des besoins sociaux. Le système du capitalisme d’Etat est la forme la plus accomplie de l’exploitation des masses par une poignée d’oligarques. Le système de la dictature du prolétariat rend inconcevable toute forme d’exploitation puisqu’elle transforme la propriété capitaliste collective et sa forme capitaliste-privée en "propriété" collective-prolétarienne. Par conséquent, en dépit d’une similitude formelle ces deux formes sont par essence diamétralement opposées.» [13] [57] Et pour finir, «si l’on ne considère pas - contrairement aux représentants de la science bourgeoise - l’appareil d’Etat comme une organisation neutre et mystique, alors il faut aussi admettre que ce sont toutes les fonctions de l’Etat qui ont un caractère de classe. Il s’ensuit qu’il est nécessaire de distinguer rigoureusement la nationalisation bourgeoise de la nationalisation prolétarienne. La nationalisation bourgeoise conduit au système du capitalisme d’Etat. La nationalisation prolétarienne conduit à une structure étatique du socialisme. De même que la dictature prolétarienne est précisément la négation, l’opposé de la dictature bourgeoise, de même la nationalisation prolétarienne est la négation, la contradiction la plus radicale de la nationalisation bourgeoise.» ([14] [58]

Parmi les nombreuses faiblesses de ces arguments, deux ressortent plus clairement. En premier, il y a, une fois de plus, la confusion, chez Boukharine, entre la période de la guerre civile où des bastions prolétariens peuvent exister temporairement dans des pays ou des régions et la période de transition à proprement parler qui commence une fois que le prolétariat a pris le pouvoir à l’échelle mondiale. Toute l’expérience de la révolution russe nous enseigne que l’appropriation par l’Etat des moyens de production, même par un Etat soviétique, ne supprime pas l’exploitation. Ce serait vrai dans une dictature prolétarienne opérant dans des conditions «optimales» (un processus révolutionnaire qui s’étend, un maximum de démocratie prolétarienne, etc.), sinon les exigences mondiales de la loi de la valeur exerceraient encore leur pression sans pitié sur les ouvriers. C’est encore plus vrai dans un bastion prolétarien souffrant de l’isolement et de privations matérielles extrêmes : dans de telles circonstances, une tendance à la dégénérescence apparaîtrait directement comme elle l’a fait en Russie. Les ouvriers seraient confrontés au danger imminent de perdre leur autorité et leur indépendance politiques tandis que, sur le terrain économique, ils seraient sujets à des exigences toujours plus draconiennes dans leurs conditions de vie et de travail. Parler en de telles circonstances de l’«impossibilité de l’exploitation» simplement parce que les capitalistes privés ont été expropriés, ne peut qu’affaiblir les efforts du prolétariat pour se défendre tant sur le plan économique que sur le plan politique.

Deuxièmement, l’histoire a vraiment confirmé que l’organe à travers lequel ce processus de dégénérescence s’exprime le plus facilement est précisément l’Etat «prolétarien». La définition simpliste, avancée par Boukharine, de l’Etat comme simple «instrument» de la classe dominante ignore la vision marxiste profonde selon laquelle l’origine historique de l’Etat ne réside pas dans sa création ex-nihilo par une classe dominante mais dans son «surgissement» à partir d’une situation d’antagonismes de classe croissants qui menacent de faire exploser la société. Ceci ne veut pas dire qu’il est d’une «neutralité mystique» : il surgit pour défendre un ordre divisé en classe et ne peut donc opérer qu’au nom de la classe économiquement dominante. Mais cela ne veut pas dire non plus que l’Etat n’est rien d’autre qu’un outil passif entre les mains d’une telle classe. En fait, le capitalisme d’Etat est précisément l’expression du fait que, dans son époque de déclin, le capital doit fonctionner de plus en plus «sans capitalistes». Même dans les prétendues économies mixtes, ce sont les capitalistes privés, les «capitalistes financiers» et les autres qui doivent subordonner leurs intérêts particuliers aux besoins impersonnels et généraux du capital national imposés avant tout par l’Etat.

Dans la période d’instabilité qui suit la destruction de l’ancien Etat bourgeois, un nouvel Etat surgit parce qu’existe encore la nécessité de maintenir la cohésion de la société, d’empêcher les antagonismes de classe de la faire éclater. Mais cette fois-ci, il n’y a pas de classe «économiquement dominante». La classe dominante est elle-même une classe exploitée, ne possédant pas de moyens de production. Par conséquent, il y a encore moins de raison de supposer que le nouvel Etat agisse automatiquement au nom du prolétariat. Il ne le fera que si la classe ouvrière est organisée, consciente et que si elle impose sa direction révolutionnaire au nouveau pouvoir étatique. Quand le moment de la révolution reflue, les forces de conservation sociale tendent à se réunir autour de l’Etat et à en faire leur instrument contre les intérêts du prolétariat. Et c’est pourquoi le capitalisme d’Etat reste un profond danger même sous la dictature du prolétariat.

Pour se garder de tels dangers, le prolétariat doit maintenir ses propres organes de classe aussi intacts et vivants que possible, autant ses organes unitaires (conseils, comités d’usine, etc.) que son avant-garde politique, le parti. Mais l’Economique de la période de transition, loin de comprendre qu’ils doivent éviter de se mêler à l’Etat, appelle ces organes de classe authentiques du prolétariat à fusionner avec lui, à se subordonner entièrement à l’Etat : «Il nous faut alors poser le problème du principe général qu’anime le système organisationnel de l’appareil prolétarien, c’est-à-dire des rapports réciproques entre les différentes formes d’organisation prolétariennes. Il est clair, d’un point de vue formel, que la méthode nécessaire à la classe ouvrière est la même que celle de la bourgeoisie à l’époque du capitalisme d’Etat. Cette méthode d’organisation consiste en la coordination la plus universelle, c’est-à-dire avec l’organisation étatique de la classe ouvrière, avec l’Etat soviétique du prolétariat. "L’étatisation" des syndicats et l’étatisation effective de toutes les organisations de masse du prolétariat découle de la logique interne du processus de transformation lui-même. Les plus petites cellules de l’appareil ouvrier doivent se transformer en structure porteuse du processus général d’organisation qui sera dirigé de façon planifiée, et conduite par la raison collective de la classe ouvrière qui trouve son incarnation matérielle dans l’organisation suprême et universelle, celle de l’appareil d’Etat. Le système du capitalisme d’Etat se transforme ainsi dialectiquement en son propre contraire, sous la forme étatique du socialisme ouvrier.» [15] [59]

Par la même «dialectique», Boukharine explique ailleurs que le système de direction par un seul homme, de nomination par en haut pour la marche de l’industrie - une pratique qui se généralisa quasiment durant la période de communisme de guerre et qui était, en réalité, un recul résultant de l’effondrement du prolétariat industriel et de la perte de son auto-organisation - exprime en fait une phase supérieure de maturation révolutionnaire. C’est parce que «le centre de gravité ne réside pas dans la transformation de principe des rapports de production, mais dans la recherche d’une forme d’administration qui garantisse un maximum d’efficacité. Au principe de l’éligibilité étendu de la base au sommet (appliqué ordinairement même par les travailleurs dans les usines) se substitue le principe d’une sélection soigneuse qui dépend des capacités techniques et administratives, de la compétence et de la crédibilité des candidats.» [16] [60] En d’autres termes, puisque les rapports capitalistes ont déjà été abolis par «l’Etat prolétarien», le principe militaire du «maximum d’efficacité» peut remplacer le principe politique de l’auto-éducation du prolétariat à travers sa participation directe et collective à la direction de l’économie et de l’Etat.

Et par la même dialectique, la fonction coercitive de l’Etat sur le prolétariat devient la forme supérieure de l’auto-activité de la classe. «Il va sans dire que cet élément de contrainte, qui correspond ici à une auto-contrainte de la classe ouvrière, se développe à partir du centre de cristallisation vers la périphérie de plus en plus amorphe et atomisée. C’est une force qui pousse à la cohésion des différentes particules de la classe ouvrière, qui apparaît subjectivement à certaines catégories comme une pression extérieure, mais qui pour l’ensemble de la classe ouvrière, est objectivement un élément d’auto-organisation accélérée.» [17] [61] Par «la périphérie amorphe» Boukharine entend non seulement les autres couches non-exploiteuses de la société mais également les couches «moins révolutionnaires» de la classe ouvrière elle-même pour lesquelles «une discipline contraignante devient absolument indispensable et son caractère contraignant est d’autant plus fortement ressenti que la discipline interne est moins volontairement acceptée.» [18] [62] Il est certainement vrai que la classe ouvrière, dans une révolution, doit mettre en oeuvre une autodiscipline prodigieuse, et assurer que les décisions majoritaires sont acceptées. Mais il ne peut être question d’utiliser la force pour contraindre les couches plus arriérées de la classe à adhérer au projet communiste ; et l’expérience de la tragédie de Cronstadt nous a enseigné que traiter les conflits, même les plus aigus, au sein de la classe ouvrière par la violence ne peut qu’affaiblir l’emprise du prolétariat sur la société. La dialectique de Boukharine, au contraire, apparaît déjà comme une apologie d’une militarisation de plus en plus intolérable du prolétariat. Poussée jusqu’à sa conclusion logique, elle mène tout droit à l’erreur terrible commise à Cronstadt où le «centre de cristallisation» - l’appareil du parti-Etat qui s’était de plus en plus éloigné des masses - avait imposé une «discipline contraignante» à ce qu’il jugeait être «la périphérie amorphe», les couches «moins révolutionnaires» du prolétariat, alors que ces dernières appelaient, en fait, à la régénérescence tout à fait nécessaire des soviets et à la fin des excès du communisme de guerre.

La trajectoire de Boukharine : reflet du cours de la révolution

Après avoir été très critique par rapport à la NEP au début, Boukharine devint rapidement son avocat le plus enthousiaste. Tout comme l’Economique de la période de transition tendait à considérer le communisme de guerre comme la voie «enfin trouvée» vers la nouvelle société, les écrits suivants de Boukharine présentent de plus en plus la NEP et sa démarche prudente, pragmatique comme le modèle exemplaire de la période de transition. Sa conversion soudaine à une sorte de «socialisme de marché» trouve chez certains économistes bourgeois actuels, staliniens repentis et autres, un regain d’intérêt pour Boukharine, mais naturellement pas pour ses écrits authentiquement révolutionnaires de la première période. En 1924, Boukharine était même allé plus loin. Pour lui, la NEP avait déjà réalisé le socialisme, le socialisme en un seul pays. A ce moment-là, il avait commencé à oeuvrer contre la gauche, en partenaire de Staline et comme son théoricien de service, même si, quelques années plus tard, lui-même devait être écrasé par les forces criminelles du stalinisme.

Cette volte-face n’est pas si surprenante qu’elle pourrait paraître. L’apologie du communisme de guerre et celle de la NEP s’appuyaient sur des concessions significatives à l’idée que quelque chose de socialiste avait été construit dans les frontières de la Russie ou, pour le moins, qu’une «accumulation socialiste primitive» (terme utilisé dans l’Economique de la période de transition) s’y était réalisée. Entre ce point de vue et la conclusion que le socialisme était réalisé, le saut n’était pas si vertigineux, même s’il a eu besoin du tremplin de la contre-révolution.

Néanmoins, la trajectoire de Boukharine, de l’extrême-gauche du parti entre 1915 et 1919 à l’extrême-droite après 1921, nécessite une explication. Dans La tragédie de Boukharine (1994), Donny Gluckstein traite la question du point de vue du SWP trotskiste. C’est un travail extrêmement sophistiqué qui contient beaucoup de critiques de la pensée de Boukharine, y compris de l’Economique de la période de transition, critiques qui, d’un point de vue formel, sont identiques à celles portées par la Gauche communiste. Mais la démarche fondamentalement gauchiste du livre de Gluckstein se révèle lorsque, pour répondre à la question de la trajectoire de Boukharine, elle se centre sur la méthode «philosophique» de ce dernier, sur sa tendance à la scholastique, à la logique formelle, à poser des alternatives rigides «ou bien/ou bien», ainsi que sur son penchant pour la philosophie «moniste» de Bogdanov et à amalgamer le marxisme et la sociologie. Ainsi le saut entre la défense acritique du communisme de guerre à l’adhésion tout aussi acritique à la NEP trahit un manque de pensée dialectique, une incapacité à saisir la nature toujours changeante de la réalité. De même, l’appel de Boukharine à la guerre révolutionnaire dans le débat sur Brest-Litovsk est également fondé sur une série d’erreurs méthodologiques, puisqu’il prend pour point de départ un choix absolu et immédiat que devait faire la Russie, entre «se vendre» à l’impérialisme allemand ou accomplir un acte héroïque quoique condamné face au prolétariat mondial. Et, si dans l’Economique de la période de transition, Boukharine réduisit l’extension de la révolution mondiale à une sorte de dernier ornement, un après-coup faisant suite à la création de rapports communistes en Russie, en 1918 il était prêt à sacrifier tout le bastion prolétarien russe à une révolution mondiale qui n’était pas encore une réalité immédiate et était donc traitée comme une sorte d’idéal abstrait. Il est certain que Lénine et Trotsky firent un certain nombre de critiques incisives à la méthode de Boukharine. Certaines qu’a faites Lénine apparaissent dans ses notes marginales à l’Economique de la période de transition. Mais derrière son insistance sur ce point, Gluckstein, lui, a un autre programme : montrer que la méthode rigide de Boukharine du «ou/ou» serait fondamentalement celle du communisme de gauche. La critique de Boukharine, dans le livre de Gluckstein, est donc une sorte d’«avertissement» contre ce qui arrive à ceux qui se frottent aux positions et à la politique des communistes de gauche.

Nous n’avons pas l’intention de réfuter ici les attaques de Gluckstein contre «les racines théoriques du communisme de gauche». Bien qu’il y ait sans aucun doute un lien entre les erreurs politiques de Boukharine et certaines de ses conceptions «philosophiques» sous-jacentes, ces dernières ne sont en aucune façon identiques à celles du communisme de gauche et en sont le plus souvent l’antithèse. De toutes façons, il est bien plus instructif de considérer la trajectoire d’ensemble de Boukharine comme reflet du cours global de la révolution. Il arrive souvent que la trajectoire «personnelle» d’un révolutionnaire ait un rapport quasi symbolique avec la trajectoire plus générale des événements. Trotsky, par exemple, a été expulsé de Russie à la suite de la défaite de la révolution de 1905 ; il y est revenu pour diriger la victoire d’Octobre et fut à nouveau expulsé en 1929, une fois que la contre-révolution eût tout balayé devant elle. La trajectoire de Boukharine est différente, mais également significative : sa meilleure contribution au marxisme a eu lieu dans les années 1915-19, lorsque la vague révolutionnaire se développait, atteignait son point culminant et que le parti bolchevik agissait comme un véritable laboratoire de la pensée révolutionnaire. Mais bien que, comme nous l’avons mentionné, le nom de Boukharine ait été étroitement associé au groupe communiste de gauche en 1918, après 1919, il a pris une voie différente des autres dirigeants communistes de gauche. En 1918, le traité de Brest-Litovsk constituait la principale pomme de discorde pour lui. Une fois ce débat clos, d’autres «gauches» engagées ont étudié avec attention les problèmes internes du régime, en particulier le danger d’opportunisme et de bureaucratie dans le parti et dans l’Etat. Certains de ces éléments comme Sapranov et V.Smirnov ont maintenu et développé leurs critiques pendant la période de dégénérescence jusque pendant la période de contre-révolution la plus profonde. Boukharine, lui, devait de plus en plus devenir un «homme d’Etat», on pourrait dire «le théoricien de l’Etat». Il est certain que cette trajectoire explique les ambiguïtés et les incohérences de l’Economique de la période de transition, avec son mélange de théorie radicale et d’apologie conservatrice du statu quo. De plus, la révolution russe elle-même avait atteint un moment critique où le mouvement montant et le mouvement descendant étaient en contradiction. Après 1921, le mouvement descendant a clairement prédominé, et Boukharine devint alors de plus en plus le porte-parole et le justificateur du processus de dégénérescence même si, à la fin, il en a lui-même été l’une des innombrables victimes. Derrière sa trajectoire personnelle de déclin intellectuel réside l’histoire du parti bolchevik qui, plus il fusionnait avec l’Etat, plus il devenait incapable de jouer son rôle d’avant-garde politique et théorique. Les prochains articles de cette série traiteront de l’histoire de la résistance à ce cours des éléments les plus clairvoyants du parti bolchevik et du mouvement communiste international.

CDW.



[1] [63] Bergman Publishers, New York, et Pluto Press.

[2] [64] Cité dans The tragedy of Bukharin, D.Gluckstein, Pluto press, 1994.

[3] [65] E.D.I., Paris 1976, pages 182, 183.

[4] [66] Idem, pages 77-78.

[5] [67] Idem, page 74.

[6] [68] Idem, page 196.

[7] [69] E.D.I., Paris 1976, page 205, (Postface à l’édition allemande, Moscou, décembre 1921).

Dans la même postface, Boukharine dit aussi que son travail a été utilisé de façon fausse comme une justification de la théorie de «l’offensive en toutes circonstances», qui avait eu une suite considérable dans le parti allemand et qui avait contribué au désastre de l’Action de mars en 1921. Néanmoins, il y a certaines connexions, notamment dans la façon dont l’Economique de la période de transition tend à présenter le déclin du capitalisme non comme l’ensemble d’une époque mais comme une crise finale, mortelle une fois pour toute, d’où l’idée qu’une « restauration de l’industrie à laquelle rêvent les utopistes du capitalisme, est impossible. » La théorie de l’offensive était basée précisément sur l’idée qu’il n’y avait pas de perspective de reconstruction capitaliste et que la crise ouverte ne pourrait qu’empirer.

Peut-être plus en rapport avec le sujet, la vision apocalyptique de Boukharine amène aussi à soutenir sa tendance à faire une équation entre effondrement du capitalisme et émergence du communisme. Face à la bourgeoisie, Boukharine avait raison d’insister que la révolution prolétarienne impliquait immédiatement un certain niveau d’anarchie sociale, d’effondrement des activités productives de la société. Mais il y a dans l’Economique de la période de transition une sous-estimation nette des dangers posés au prolétariat si ce processus d’effondrement allait trop loin -dangers qui étaient très réels dans la Russie de 1920 où la classe ouvrière avait été décimée et, dans une certaine mesure, avait subi un certain niveau de décomposition par les ravages de la guerre civile. Certains passages du livre donnent l’impression que plus l’économie se désintègre, plus c’est salutaire, plus cela active le développement de rapports sociaux communistes.

[8] [70] E.D.I., page 173.

[9] [71] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.

[10] [72] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.

[11] [73] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.

[12] [74] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.

[13] [75] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.

[14] [76] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.

[15] [77] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.

[16] [78] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.

[17] [79] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.

[18] [80] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [81]

Approfondir: 

  • Le communisme : à l'ordre du jour de l'histoire [82]

Questions théoriques: 

  • Communisme [83]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [84]

La question chinoise (1920 - 1940) : la Gauche Communiste contre la trahison de l'Internationale Communiste dégénérée

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Du combat de l’Opposition de gauche au rejet des luttes de libération nationales par la Fraction italienne

Nous avons déjà publié une série d’articles sur la Chine dite communiste où nous avons montré la nature contre révolutionnaire du maoïsme ([1] [85]). Si nous revenons ici sur le combat qu’a mené le prolétariat chinois, durant les années 1920, jusqu’à la terrible défaite qu’il a subie notamment à Shanghaï et à Canton, c’est non seulement parce qu’il a été significatif de l’évolution du rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat au niveau international mais aussi parce qu’il a joué un rôle important dans le mouvement révolutionnaire même par les combats politiques déterminants qu’il a occasionnés en son sein.tous les révolutionnaires dans le monde. En effet, à cette date, les événements en Chine sont en train de marquer la fin de la vague révolutionnaire mondiale pendant que le stalinisme s’impose de plus en plus au sein de l’Internationale communiste (IC).

Comme l’écrit Zinoviev en 1927 : «Les événements en Chine ont une aussi grosse importance que les événements d’Allemagne en octobre 1923. Et si toute l’attention de notre parti se porta alors sur l’Allemagne, il faut qu’il en soit de même maintenant en ce qui concerne la Chine, d’autant plus que la situation internationale est devenue pour nous plus compliquée et plus inquiétante.» ([2] [86]) Et Zinoviev a raison de souligner la gravité de la situation, comme avec lui la perçoivent LA QUESTION CHINOISE (1920-1940)

Cependant, la situation en Chine est aussi une des questions qui va permettre, d’une part, à «l’Opposition de gauche» de se structurer et, d’autre part, à la «gauche italienne» (Bilan) de s’affirmer politiquement comme un des plus importants courants au sein de l’opposition internationale avant de développer, les années suivantes, une activité et un travail de réflexion politiques inestimables.

L’écrasement de la révolution en Chine

Le milieu des années 1920 est une période cruciale pour la classe ouvrière et ses organisations révolutionnaires. La révolution peut-elle encore se développer et l’emporter au niveau mondial ? Sinon, la révolution russe pourra-t-elle survivre longtemps à son isolement ? Telles sont les questions qui traversent le mouvement communiste; et toute l’IC est suspendue aux possibilités de la révolution en Allemagne. Depuis 1923, la politique de l’IC est de pousser à l’insurrection. Zinoviev, qui est encore son président, sous-estime totalement l’ampleur de la défaite en Allemagne ([3] [87]). Il déclare qu’il ne s’agit que d’un épisode et que de nouveaux assauts révolutionnaires sont à l’ordre du jour dans plusieurs pays. L’IC ne dispose plus manifestement d’une boussole politique fiable ; aussi, en cherchant à pallier le reflux de la vague révolutionnaire, elle ne fait que développer une stratégie de plus en plus opportuniste. A partir de 1923, Trotsky et la première Opposition dénoncent ses graves erreurs, aux conséquences tragiques mais sans aller jusqu’à parler de trahison. La dégénérescence de l’IC se développe et, à la fin de l’année 1925, la troïka Zinoviev-Kamenev-Staline se défait ; l’IC est alors dirigée par le duo Boukharine-Staline. La stratégie «putschiste» qui prévalait sous Zinoviev fait place, après 1925, à une politique basée sur la «stabilisation» prolongée du capitalisme. C’est le «cours de droite» avec la mise en avant, en Europe, de politiques de front unique avec les partis «réformistes» ([4] [88]). En Chine, l’IC met en oeuvre une politique qui se situe en deçà même de celle préconisée par les mencheviks pour les pays économiquement peu développés comme en Russie. En effet, dès 1925, elle défend que c’est la politique du Guomindang pour la révolution bourgeoise qui est encore à l’ordre du jour, la révolution communiste devant intervenir ensuite. Cette position mènera à livrer les ouvriers chinois au massacre.

C’est durant sa période putschiste d’ultra-gauchisme que l’IC harcèle le Parti Communiste Chinois (PCC) jusqu’à ce qu’il se décide à entrer dans le Guomindang déclaré «parti sympathisant» lors de son 5e congrès (Pravda, 25 juin 1924). C’est ce parti «sympathisant» qui sera le fossoyeur du prolétariat !

L’IC stalinisée «considérait le Guomindang comme l’organe de la révolution nationale chinoise. Les communistes allaient aux masses sous le nom et la bannière du Guomindang. Cette politique aboutit, en mars 1927 à l’entrée des communistes dans le gouvernement national. Ils reçurent le portefeuille de l’Agriculture (après que le parti se soit prononcé contre toute révolution agraire et pour ‘arrêter l’action trop vigoureuse des paysans’) et celui du Travail, afin de mieux canaliser les masses ouvrières vers une politique de compromis et de trahison. Le Plénum de juillet du PCC se prononça d’ailleurs également contre la confiscation de la terre, contre l’armement des ouvriers et des paysans, c’est-à-dire pour la liquidation du parti et des mouvements de classe des ouvriers, pour la sujétion absolue au Guomindang, afin d’éviter à tout prix la rupture avec ce dernier. Pour cette politique criminelle, tous étaient d’accord : de la droite avec Peng Chou Chek, du centre avec Chen Duxiu et de la soi-disant gauche avec Tsiou Tsiou-Bo.» (Bilan n°9, juillet 34)

Cette politique opportuniste parfaitement analysée par Bilan quelques années plus tard, qui pousse le PCC à quasiment se fondre dans le Guomindang, aboutit au bout du compte à une terrible défaite et à l’écrasement des ouvriers chinois. «Le 26 mars, Tchang Kaï-Chek se livra à un premier coup de force, en arrêtant de nombreux communistes et sympathisants. (...) Ces faits furent cachés au Comité exécutif de l’IC ; en revanche une grande place fut accordée aux propos anti-impérialistes de Tchang Kaï-Chek lors du Congrès du travail en 1926. En juillet 1926, les troupes du Guomindang commencèrent leur marche vers le nord. Elle servit de prétexte à l’arrêt des grèves à Canton, Hongkong, etc. (...) A l’approche des troupes il y eut un soulèvement à Shanghaï : le premier du 19 au 24 février, le second  fut victorieux, le 21 mars. Les troupes de Tchang Kaï-Chek n’entrèrent dans la ville que le 26 mars. Le 3 avril, Trotsky écrit une mise en garde contre le ‘Pilsudsky chinois’ ([5] [89]). Le 5 avril, Staline déclare que Tchang Kaï-Chek s’est soumis à la discipline, que le Guomindang est un bloc, une sorte de parlement révolutionnaire.» ([6] [90])

Le 12 avril Tchang Kaï-Chek procède à un coup de force, une manifestation est attaquée à la mitrailleuse, il y a des milliers de victimes.

«A la suite de ses événements, la délégation de l’Internationale communiste, le 17 avril, soutient à Hunan le centre du ‘Guomindang de gauche’ ([7] [91]) auquel participent les ministres communistes. Là, le 15 juillet, se produit une réédition du coup de Shanghaï. La victoire de la contre-révolution est assurée. Une période de massacre systématique la suit, on évalue au bas mot à 25 000 le nombre de communistes tués.» Et, en septembre 1927, «la nouvelle direction du PC (...) fixe l’insurrection au 13 décembre. (...) Un soviet est désigné d’en haut. Le soulèvement est avancé au 10 décembre. Le 13, il est totalement réprimé. La deuxième révolution chinoise est définitivement écrasée.» ([8] [92])

Les ouvriers et les révolutionnaires chinois accomplissent une terrible descente aux enfers. C’est le prix que leur coûte la politique opportuniste de l’IC.

«Malgré toutes ces concessions, la rupture avec le Guomindang survint à la fin de juillet 1927, quand le gouvernement de Hunan exclut les communistes du Guomindang en ordonnant leur arrestation.» Puis «... la Conférence du parti d’août 1927 condamna définitivement ce que l’on appela la ligne opportuniste de la vieille direction de Chen-Duxiu et fit table rase des anciens dirigeants (...). S’ouvre ainsi l’époque ‘putschiste’, qui trouve son expression dans la Commune de Canton de décembre 1927. Toutes les conditions étaient défavorables pour une insurrection à Canton.(...) Il est bien entendu que nous ne voulons en rien diminuer l’héroïsme des communards de Canton, qui luttèrent jusqu’à la mort. Mais l’exemple de Canton n’est pas isolé. A la même époque 5 autres comités régionaux (...) se prononcèrent pour le soulèvement immédiat.» Et malgré l’offensive victorieuse de la contre-révolution, «... Le 6e congrès du PCC de juillet 1928 continua à maintenir la perspective de ‘lutter pour la victoire dans une ou plusieurs provinces’.» ([9] [93])

La question chinoise et l’Opposition russe

La défaite de la révolution chinoise constitue la condamnation la plus sévère de la stratégie de l’IC après la mort de Lénine et plus encore de celle de l’IC stalinisée.

Trotsky souligne dans sa Lettre au 6e congrès de l’IC du 12 juillet 1928 ([10] [94]) que la politique opportuniste de l’IC a affaibli le prolétariat d’abord en Allemagne en 1923, puis l’a trompé et trahi en Angleterre et enfin en Chine. «Voilà les causes immédiates et indiscutables des défaites.» Il poursuit : «Pour saisir la signification du revirement actuel vers la gauche ([11] [95]), on doit avoir une vue complète non seulement ce que fut le glissement vers la ligne générale de centre-droit qui se démasqua totalement en 1926-1927, mais aussi de ce que fut la période précédante d’ultra-gauchisme en 1923-1925, dans la préparation de ce glissement.»

En effet, la direction de l’IC ne cesse de répéter, en 1924, que la situation révolutionnaire continue à se développer et que «des batailles décisives se livreraient dans un avenir proche.» «C’est sur la base de ce jugement fondamentalement faux que le 6e congrès établit toute son orientation, vers le milieu de 1924.» ([12] [96]) L’Opposition exprime son desaccord avec cette vision et «sonne l’alarme» ([13] [97]). «En dépit du reflux politique, le 6e congrès s’oriente démonstrativement vers l’insurrection. (...) 1924 (...) devient l’année des aventures en Bulgarie ([14] [98]), en Estonie.» ([15] [99]) Cet ultra gauchisme de 1924-25 «désorienté devant la situation fut brutalement remplacé par une déviation de droite.» ([16] [100])

La nouvelle Opposition Unifié ([17] [101]) se crée alors par le regroupement de l’ancienne Opposition de Trotsky avec le groupe Zinoviev-Kamenev et d’autres. Plusieurs sujets animent les discussions dans le parti bolchevik en 1926, notamment la politique économique de l’URSS et la démocratie au sein du parti. Mais le principal débat, celui qui divise le plus profondément le parti se développe sur la question chinoise.

A la ligne du «bloc avec le Guomindang», que Staline maintient et qu’exposent Boukharine et l’ex-menchevik Martynov, s’oppose celle de l’Opposition de gauche. Les problèmes débattus sont ceux du rôle de la bourgeoisie nationale, du nationalisme et de l’indépendance de classe du prolétariat.

Trotsky défend sa position dans son texte «les rapports de classe dans la révolution chinoise» (3 avril 1927). Il y développe que :

–  La révolution chinoise dépend du cours général de la révolution prolétarienne mondiale. Et contre la vision de l’IC qui prône le soutien au Guomindang pour accomplir da révolution bourgeoise, il appelle les communistes chinois à en sortir du Guomindang.

–  Pour aller à la révolution, il faut que les ouvriers chinois forment des soviets et s’arment. ([18] [102])

A ce texte font suite, le 14 avril, les Thèses adressées par Zinoviev au bureau politique du PCUS ([19] [103]) dans lesquelles celui-ci réaffirme la position de Lénine sur les luttes de libération nationales, en particulier qu’un PC ne doit se subordonner à aucun autre parti et que le prolétariat ne doit pas se perdre sur le terrain de l’interclassisme. Il réaffirme également l’idée que «l’histoire de la révolution a démontré que toute révolution démocratique bourgeoise, si elle ne se transforme pas en révolution socialiste, s’engage inévitablement dans la voie de la réaction.»

Mais l’Opposition russe n’a plus, à ce moment-là, les moyens de renverser le cours de la dégénérescence de l’IC parce que le prolétariat est en train de connaître la défaite non seulement en Chine mais aussi internationalement. On peut même dire que, dans le parti bolchevik, elle est battue. «Le prolétariat essuie sa plus terrible défaite» ([20] [104]) dans la mesure où les révolutionnaires, ceux qui ont fait la révolution d’Octobre, vont, les uns après les autres, être emprisonnés, déportés dans des camps ou même assassinés. Il y a plus grave : «Le programme international est banni, les courants de la gauche internationaliste sont exclus (...), une nouvelle théorie fait son entrée triomphale au sein de l’IC.» ([21] [105]) C’est la théorie du «socialisme en un seul pays». Le but de Staline et de l’IC est, dès lors, de défendre l’Etat russe. Mais l’Internationale, en rompant avec l’internationalisme, meurt en tant qu’organe du prolétariat.

La Chine et l’Opposition de Gauche internationale

Toutefois, même battue, le combat de l’Opposition au sein de l’IC a été fondamental. Il a un retentissement énorme, au niveau international, dans tous les PC. Mais surtout, il est probable que sans lui les courants de la Gauche communiste n’existeraient certainement pas aujourd’hui. En Chine même où les staliniens ont pourtant réussi à faire le black-out sur les textes de l’Opposition, Chen Duxiu réussit à envoyer sa Lettre à tous les membres du PCC (il est exclu du parti en août 1929; sa lettre est du 10 décembre de la même année) dans laquelle il prend position contre l’opportunisme de Staline sur la question chinoise.

En Europe et dans le monde ce combat politique permet aux groupes oppositionnels exclus des PC de se structurer et de s’organiser. Très vite ils se retrouvent divisés et n’arrivent pas à passer du stade d’opposition à celui de véritable courant politique.

En France, par exemple, le groupe de Souvarine «Le cercle Marx et Lénine», le groupe de Maurice Paz «Contre le courant» et celui de Treint «Le redressement communiste» publient les documents de l’Opposition de gauche russe et regroupent des énergies révolutionnaires. Les groupes de ce type vont même jusqu’à se multiplier dans un premier temps; mais malheureusement ils n’arrivent pas à collaborer.

Il y a enfin un regroupement après l’expulsion de Trotsky de l’URSS, regroupement qui prend le nom d’Opposition de Gauche Internationale (OGI) mais qui va laisser beaucoup d’énergies sur la touche.

En 1930 de nombreux groupes (*) se prononcent sur les positions défendues par Trotsky en 1927 puis sur celles développées dans sa Lettre au 6e congrès de l’IC de 1928. Ils signent même une déclaration commune «Aux communistes chinois et du monde entier» (12 décembre 1930). Candiani. ([22] [106]) la signe au nom de la Fraction italienne (FI).

La déclaration est claire et sans la moindre concession à une politique opportuniste de collaboration de classe.

«Nous, représentants de l’opposition de gauche internationale, bolcheviks-léninistes, fûmes depuis le début adversaires de l’entrée du parti communiste dans le Guomindang, au nom d’une politique prolétarienne indépendante. Depuis le début de la montée révolutionnaire, nous avons exigé que les ouvriers prennent sur eux la direction du soulèvement paysan pour mener à son achèvement la révolution agraire. Tout cela fut repoussé. Nos partisans ont été traqués, exclus de l’IC et, en URSS, ils ont été emprisonnés et exilés. Au nom de quoi ? Au nom de l’alliance avec Tchang Kaï-Chek.»

Les leçons tirées par la Gauche italienne

Alors que l’OGI arrive à une bonne clarté sur les tâches de l’heure, très vite son rattachement politique, sans la moindre critique, aux 4 premiers congrès de l’IC, la fait basculer vers des positions opportunistes dès que le cours révolutionnaire s’inverse nettement dans les années 1930. Il n’en est pas de même pour la FI qui, sur les trois plans en discussion par rapport aux pays coloniaux (les luttes de libération nationales, les mots d’ordre démocratiques et la guerre entre impérialistes dans ces pays) se démarque nettement.

La question nationale et la révolution dans les pays de la périphérie du capitalisme.

Contrairement à la résolution du 2e Congrès de l’IC, dans la Résolution sur le conflit sino-japonais (février 1932), la FI pose cette question de façon radicalement nouvelle dans le mouvement communiste. A travers cette résolution elle accomplit une rupture avec la position classique sur les luttes de libération nationale. ([23] [107])

«Point 1. Dans l’époque de l’impérialisme capitaliste, les conditions n’existent plus pour que, dans les colonies et dans les pays semi-coloniaux, se produise une révolution bourgeoisie donnant le pouvoir à une classe capitaliste capable de vaincre les impérialistes étrangers. (...)

La guerre étant le seul moyen de la libération des pays coloniaux, (...) il s’agit d’établir quelle classe est appelée à diriger dans l’époque actuelle de l’impérialisme capitaliste. Dans le cadre compliqué des formations économiques de la Chine, le rôle de la bourgeoisie indigène est celui d’empêcher le développement du mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans et d’écraser les ouvriers communistes justement alors que le prolétariat se révèle comme la seule force capable de conduire la guerre révolutionnaire contre l’impérialisme étranger.»

Elle poursuit: «Le rôle du prolétariat consiste dans la lutte pour l’instauration de la dictature du prolétariat. (...)

Point 4. La fraction de gauche a toujours affirmé que l’axe central des situations est celui qui s’exprime dans le dilemme ‘guerre ou révolution’. Les événements actuels en Orient confirment cette position fondamentale. (...)

Point 7. Le devoir du Parti communiste chinois est celui de mettre en première ligne la lutte contre la bourgeoisie indigène y compris ses représentants de gauche du Guomindang, les émérites bourreaux de 1927. (...) Le Parti communiste chinois doit se réorganiser sur la base du prolétariat industriel, reconquérir l’influence sur les prolétaires de la ville, la seule classe qui pourra entraîner les paysans dans la lutte conséquente et décisive qui aboutira à l’instauration des véritables soviets en Chine.»

Il va sans dire qu’il s’agit là d’abord d’un rejet de la politique du Parti communiste chinois stalinisé (et bientôt «maoïsé») mais aussi d’une critique ouverte des positions politiques de Trotsky lui-même. Ce sont d’ailleurs ces positions politiques qui l’amèneront, un peu plus tard, à défendre la Chine contre le Japon dans le conflit guerrier qui va opposer ces deux pays.

Au cours des années 1930, la position de la FI se précise encore, comme le montre la «Résolution sur le conflit sino-japonais» de décembre 1937 (Bilan n° 45) : «Les mouvements nationaux, d’indépendance nationale, qui eurent en Europe une fonction progressive parce qu’ils exprimaient la fonction progressive qu’avait alors le mode bourgeois de production, ne peuvent avoir en Asie que la fonction réactionnaire d’opposer, au cours de la révolution prolétarienne, les conflagrations dont sont seules victimes les exploités des pays en guerre (et) le prolétariat de tous les pays.»

Les mots d’ordre démocratiques

Avec les mots d’ordre démocratiques on touche encore à la même question (la libération nationale). Existe-t-il encore des programmes différents pour les prolétaires des pays développés et pour ceux des pays où la bourgeoisie n’a pas encore accompli sa révolution ?

Les mots d’ordre démocratiques peuvent-ils être encore «progressistes» comme le défend l’OGI ? «En réalité, la conquête du pouvoir de la part de la bourgeoisie ne coïncide nulle part avec la réalisation de ses mots d’ordre démocratiques. Au contraire, nous assistons dans l’époque actuelle au fait que dans toute une série de pays, le pouvoir de la bourgeoisie n’est possible que sur la base de rapports sociaux et d’institutions semi-féodales. C’est seulement au prolétariat qu’il appartient de détruire ces rapports et ces institutions, c’est-à-dire de réaliser les objectifs historiques de la révolution bourgeoise.» ([24] [108]) Il s’agit là d’une position menchevik, en opposition complète avec ce que Trotsky a été capable de défendre sur la tâche des communistes en Chine dans les années 1920 («toute révolution démocratique bourgeoise, si elle ne se transforme pas en révolution socialiste, s’engage inévitablement dans la voie de la réaction.»).

La position de la gauche italienne est radicalement différente, elle est présentée par sa délégation à la Conférence nationale de la Ligue Communiste en 1930 (Bulletin d’information de la Fraction italienne n° 3 et n° 4). Elle défend l’idée que les «mots d’ordre démocratiques» ne sont plus à l’ordre du jour dans les pays semi-coloniaux. Le prolétariat doit défendre l’intégralité du programme communiste puisque la révolution communiste est à l’ordre du jour internationalement.

«Nous disons que là où le capitalisme n’est pas à la direction économique et politique de la société (exemple des colonies), là les conditions existent – et pour une période déterminée – pour une lutte du prolétariat pour la démocratie. Mais (...) nous avons demandé que l’on sorte du vague, et que l’on précise sur quelle base de classe doit se dérouler cette lutte. (...) Cela, dans la situation actuelle de crise mortelle du capitalisme, serait destinée à précipiter la dictature du parti du prolétariat. (...)

Mais pour les pays où la révolution bourgeoise a été faite, (...) cela porte au désarmement du prolétariat devant les nouvelles tâches qui lui [au prolétariat] ont été ouvertes par les événements. (...)

Il faut commencer par donner une signification politique à la formule «mots d’ordre démocratiques». Nous croyons qu’on peut en donner les suivantes :

1/ mots d’ordre qui se rattachent directement à l’exercice du pouvoir politique par une classe donnée ;

2/ mots d’ordre qui expriment le contenu des révolutions bourgeoisies et que le capitalisme n’a pas – dans la situation actuelle – la possibilité et la fonction de réaliser ;

3/ mots d’ordre qui se rapportent aux pays coloniaux où s’entrecroisent les problèmes de la lutte contre l’impérialisme, de la révolution bourgeoise et de la révolution prolétarienne ;

4/ les «faux» mots d’ordre démocratiques, à savoir les mots d’ordre qui correspondent aux besoins vitaux des masses travailleuses.

Appartiennent au premier point toutes les formulations propres de la vie du gouvernement bourgeois, telles que ‘revendication du parlement et de son fonctionnement libre’, ‘élections d’administrations communales et leur libre fonctionnement, assemblée constituante, etc...’

Appartiennent au 2e point surtout les tâches de la transformation sociale dans les campagnes.

Au 3e points les problèmes de tactique dans les pays coloniaux.

Au 4e point les luttes partielles des ouvriers dans les pays capitalistes.»

La Fraction revient sur chacun de ces quatre domaines tout en disant qu’il faut adapter la tactique en fonction des situations mais reste ferme sur les principes.

«Les mots d’ordre démocratiques institutionnels.

(...) La divergence politique s’est manifestée plus clairement entre notre fraction et la gauche russe. Mais il faut préciser que cette divergence devrait rester dans le domaine de la tactique comme il est prouvé par le fait d’une rencontre entre Bordiga et Lénine. (...).»

En Espagne, en Italie, comme en Chine, la FI se démarque clairement de la tactique employée par l’Opposition de gauche.

«En Espagne, la transformation de l’Etat de monarchie en République qui, autrefois, était le résultat d’une bataille armée, se vérifiait dans la comédie du départ du roi à la suite de l’accord entre Zamora et Romanonés. (...)

En Espagne le fait que l’Opposition a adopté les positions politiques de l’appui à la transformation soi-disant démocratique de l’Etat, a enlevé toute possibilité de sérieux développement de notre section pour les questions mêmes qui se rapportent à la solution de la crise communiste.

Le fait qu’en Italie, le parti ait altéré le programme de la dictature du prolétariat et ait brandi le programme démocratique de la révolution populaire (24), a pour beaucoup contribué au raffermissement du fascisme.»

«Les mots d’ordre démocratiques et la question agraire.

(...) une transformation (la libération de l’économie agraire des rapports sociaux propres au féodalisme) d’une économie d’un pays comme l’Espagne en une économie de type de celles qui existent dans d’autres pays plus avancés, coïncidera avec la victoire de la révolution prolétarienne. Mais cela ne signifie pas du tout que le capitalisme n’ait pas la possibilité de se mettre sur le chemin de cette transformation... La position programmatique communiste doit rester celle de l’affirmation intégrale de la ‘socialisation des terres’.»

La Fraction fait une très petite place aux mots d’ordre intermédiaires concernant les campagnes.

«Les mots d’ordre institutionnels et la question coloniale.

Nous voulons ici nous en rapporter à ces pays coloniaux, où malgré l’industrialisation d’une partie importante de l’économie, le capitalisme n’existe pas encore en tant que classe de gouvernement au pouvoir.»

Même s’il faut adapter la tactique dans certains pays il n’existe pas, pour la FI, de mots d’ordre différents pour le prolétariat de Chine ou d’Espagne et celui des pays du coeur du capitalisme.

«En Chine, lors du manifeste de 1930 et dans la situation actuelle encore, il ne s’agit point d’établir un programme pour la conquête du pouvoir politique (..) alors que le ‘centrisme’ ([25] [109]) s’évertue dans les acrobaties politiques qui voudraient faire passer pour les soviets, la falsification des buts et les mouvements de paysans.

Il n’existe encore une fois qu’une seule classe capable de mener la lutte victorieuse et c’est le prolétariat.»

«Les revendications partielles de la classe ouvrière.

Les partis bourgeois et surtout la social démocratie insistent particulièrement pour orienter les masses vers la nécessité de la défense de la démocratie et demandent et obtiennent aussi – par la faute du parti communiste – l’abandon de la lutte pour la défense des salaires et en général du niveau de vie des masses, comme il arrive par exemple en Allemagne actuellement.»

La Fraction défend ici l’idée que la classe ouvrière ne doit développer son combat que pour défendre ses propres intérêts et rester sur son propre terrain qui est le seul terrain permettant de faire avancer les masses vers la lutte révolutionnaire.

La guerre impérialiste et les trotskistes chinois

Dans ce domaine, Trotsky va renier ses positions de 1925-27, celles qu’il avait défendues dans L’Internationale après Lénine (ainsi que dans sa déclaration «Aux communistes chinois et du monde entier» de 1930). Il y défendait alors l’idée qu’il faut, à la solution de la guerre impérialiste, opposer la lutte du prolétariat pour ses propres intérêts révolutionnaires parce que «la bourgeoisie est définitivement passée dans le camp de la contre-révolution». Et il ajoutait en s’adressant aux membres du parti communiste chinois : «Votre coalition avec la bourgeoisie fut juste depuis 1924, jusqu’à la fin de 1927, mais maintenant elle ne vaut plus rien.»

Durant les années 1930, il appelle les ouvriers chinois «à faire tout leur devoir dans la guerre contre le Japon.» (La lutte ouvrière n° 43, 23 octobre 1937). Déjà, dans La lutte ouvrière n° 37, il affirme que «s’il y a une guerre juste, c’est la guerre du peuple chinois contre ses conquérants.» C’est la position même des sociaux-traîtres durant la première guerre mondiale ! Et il ajoute : «Toutes les organisations ouvrières, toutes les forces progressistes de la Chine, sans rien céder de leur programme et de leur indépendance politique, feront jusqu’au bout leur devoir dans cette guerre de libération indépendamment de leur attitude vis à vis du gouvernement de Tchang Kaï-Chek.»

Bilan attaque violemment la position de Trotsky dans sa Résolution sur le conflit sino-japonais de février 1932 :

«Trotsky, qui a une position d’Union Sacrée en Espagne et en Chine, alors qu’en France ou en Belgique il soulève un programme d’opposition au Front populaire, est une maille de la domination capitaliste et aucune action commune ne peut être faite avec lui. De même pour ce qui concerne la Ligue Communiste Internationaliste de Belgique qui prend position d’Union Sacrée en Espagne et internationaliste en Chine.» ([26] [110])

La Fraction ira jusqu’à titrer un article paru dans Bilan n° 46 de janvier 1938 : «Un grand renégat à la queue de paon : Léon Trotsky» ([27] [111]).

Mais cette involution  de Trotsky qui aurait dû l’amener [s’il avait vécu plus longtemps et s’il avait pris position sur les conflits guerriers en conservant cette position politique] dans le camp de la contre-révolution, va amener les trotskistes chinois d’abord, et la 4e Internationale ensuite, à se vautrer, au cours de la deuxième guerre mondiale dans les bras du patriotisme et du social impérialisme.

Seul le groupe qui publie L’Internationale, autour de Zheng Chaolin et Weng Fanxi, se maintient sur la position de «défaitisme révolutionnaire» et c’est pour cette raison que certains de ses membres sont exclus et que d’autres rompent avec la Ligue communiste de Chine (trotskiste). ([28] [112])

Au terme de cet article, il est important de noter que seule la Fraction Italienne a su développer les arguments qui montrent pourquoi les luttes de libération nationales ne sont plus «progressistes» mais sont devenues contre-révolutionnaires dans la phase actuelle du développement du capitalisme. C’est la Gauche communiste de France et, à sa suite, le CCI qui renforceront cette position en lui donnant une assise théorique solide.

MR



[1] [113] Revue internationale n° 81, 84, 94.

[2] [114] Thèses de Zinoviev pour le Bureau Politique du PC de l’URSS le 14 avril 1927.

[3] [115] Voir les articles dans les derniers numéros de la Revue Internationale sur la révolution allemande. Trotsky écrit que l’échec de 1923 en Allemagne est «une gigantesque défaire» dans L’Internationale après Lénine, PUF p. 14.

[4] [116] Nom donné aux partis socialistes ou sociaux-démocrates qui ont trahi pendant la 1re guerre mondiale.

 

[5] [117] Dictateur polonais qui vient de réprimer la classe ouvrière, fondateur du parti socialiste polonais (PSP) de tendance réformiste et nationaliste.

[6] [118] Trotsky dans L’Internationale après Lénine.

[7] [119] L’existence d’un «Guomindang de gauche» est une affabulation de l’IC stalinisée.

[8] [120] Harold Isaacs, La tragédie de la révolution chinoise, 1925-1927, cité par Trotsky dans L’Internationale après Lénine.

[9] [121] Bilan n°9, juillet 34.

[10] [122] Voir L’Internationale communiste après Lénine, PUF 1979.

[11] [123] C’est ainsi qu’est appelé le cours de l’IC après 1927.

[12] [124] Souligné par Trotsky lui même.

 

[13] [125] Idem, Trotsky.

[14] [126] Soulèvement qui a tenu du 19 au 28 septembre avant d’être écrasé.

[15] [127] En décembre 1924, est organisé un soulèvement. Y participent 200 membres du PCE qui sont écrasés en quelques heures.

[16] [128] Idem, Trotsky

[17] [129] Fin 1925, la Troïka Staline-Zinoviev-Kamenev éclate. Un «bloc» des oppositions se forme et s’appellera l’Opposition Unifiée.

[18] [130] On sait aujourd’hui que ce mot d’ordre n’était pas adéquat - Trotsky lui-même s’interroge sur sa validité (voir p. 211) - puisque le cours n’était plus favorable à la révolution.

[19] [131] Thèses qui auraient du être discutées aux futurs 7e Plénum de l’IC et au 15e Congrès du parti russe (PCUS).

[20] [132] Bilan n° 1, novembre 1933. C’est ce qui a été appelé par l’Opposition russe le «Thermidor de la révolution russe».

[21] [133] Ibid.

[22] [134] Enrico Russo (Candiani) membre du Comité central de la Fraction italienne.

[23] [135] Aujourd’hui encore la composante bordiguiste a du mal à reprendre la position de la Fraction (FI) et traite, par exemple, la position du CCI d’»indifférentiste».

[24] [136] Il s’agit de la tactique de «l’Aventin» qui consistait pour le PC à se retirer du parlement dominé par les fascistes pour se réunir sur l’Aventin avec les centristes et les sociaux démocrates. Cette politique a été dénoncée comme opportuniste par Bordiga.

[25] [137] Il s’agit de l’IC et des PC stalinisés.

[26] [138] La seule tendance qui prend la même position que la FI et la Fraction belge de la gauche communiste est constituée par la Revolutionary Workers League (RWL) (plus connue par le nom de son représentant Oelher) et le Grupo de Trabajadores Marxistas (lui aussi plus connu sous le nom de son représentant Eiffel).

[27] [139] Pour notre part, nous considérons que Trotsky n’a pas trahi la classe ouvrière puisqu’il est mort avant le déclenchement de la guerre impérialiste mondiale. Il n’en est pas de même des trotskistes. Voir notre brochure «Le trotskisme contre la classe ouvrière».

 

[28] [140] Voir Revue Internationale n° 94.

Conscience et organisation: 

  • Troisième Internationale [141]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [142]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [4]

Question d'organisation : sommes-nous devenus "léninistes"? (I)

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Depuis la fin des années 1960 et la constitution des groupes politiques qui allaient former le CCI en 1975, nous avons toujours été confrontés à une double critique.

Pour les uns, en général les différentes organisations dénommées Parti communiste international, issues de la Gauche italienne, nous serions des idéalistes sur la question de la conscience de classe et des anarchistes en matière d’organisation politique.

Pour les autres, en général issus de l’anarchisme ou du courant conseilliste qui rejette ou sous-estime la nécessité de l’organisation politique et du parti communiste, nous serions des «partidistes» et des «léninistes». Les premiers appuient leur affirmation sur notre rejet de la position «classique» du mouvement ouvrier sur la prise du pouvoir par le parti communiste lors de la dictature du prolétariat et sur notre vision non-monolithique du fonctionnement de l’organisation politique. Les seconds rejettent notre conception rigoureuse du militantisme révolutionnaire et nos efforts incessants pour la construction d’une organisation internationale, unie et centralisée.

Aujourd’hui, une autre critique du même type que celle des conseillistes, mais plus virulente, se développe : le CCI qui serait en pleine dégénérescence, serait devenu une secte «léniniste» ([1] [143]) et serait sur le point de rompre avec sa plate-forme politique et ses positions principielles. Nous mettons au défi quiconque de prouver ce mensonge que rien, ni dans nos publications, ni dans nos textes programmatiques, ne justifie. Cette dénonciation – car nous ne sommes plus dans le cadre d’une critique – son outrance ne font aucun doute pour quiconque suit sérieusement et sans a-priori la presse du CCI. Mais le fait qu’elle soit souvent portée par d’anciens militants de notre organisation, peut faire douter le lecteur peu attentif ou peu expérimenté et le faire succomber au «il n’y a jamais de fumée sans feu». En fait, ces anciens militants rejoignent ce que nous avons défini comme le milieu du «parasitisme politique» ([2] [144]). Ce milieu s’oppose à notre lutte de toujours pour le regroupement international des forces militantes et l’unité du milieu politique prolétarien dans la lutte historique contre le capitalisme. Dans ce but, il essaie de saper et d’affaiblir notre combat contre tout dilettantisme et informalisme dans l’activité militante, tout comme notre défense acharnée d’une organisation internationale unie et centralisée.

Serions-nous devenus des léninistes comme l’affirment nos critiques ou nos dénonciateurs ? Voilà une accusation grave à laquelle nous ne pouvons nous dérober. Pour pouvoir y répondre sérieusement, il faut déjà savoir de quoi nous parlons. Qu’est-ce que le «léninisme» ? Qu’a-t-il représenté dans l’histoire du mouvement ouvrier ?

Le « léninisme » et Lénine

Le «léninisme» apparaît en même temps que le culte de Lénine dès la mort de ce dernier. Malade à partir de 1922, sa participation à la vie politique va en diminuant jusqu’à sa disparition en janvier 1924. Le reflux de la vague révolutionnaire internationale qui avait arrêté la 1re guerre mondiale et l’isolement du prolétariat en Russie sont les causes fondamentales de la montée en puissance de la contre-révolution dans le pays. Les principales manifestations de ce processus sont l’anéantissement du pouvoir des conseils ouvriers et de toute vie prolétarienne en leur sein, la bureaucratisation et la montée du stalinisme en Russie même, et tout spécialement au sein du Parti bolchevique au pouvoir. Les erreurs politiques souvent dramatiques – en particulier l’identification du parti et du prolétariat à l’Etat russe qui justifia la répression de Kronstadt par exemple – jouent un rôle important dans le développement de la bureaucratie et du stalinisme. Lénine n’est pas exempt de reproches même s’il reste bien souvent celui qui est le plus capable de s’opposer à la bureaucratisation comme en 1920 – contre Trotsky et une grande partie des dirigeants bolcheviks qui prônent la militarisation des syndicats – et comme dans la dernière année de sa vie où il dénonce le pouvoir de Staline et propose à Trotsky, fin 1922, de constituer une alliance, un bloc dit-il, «contre le bureaucratisme en général, contre le bureau d’organisation en particulier» [à la dévotion de Staline] ([3] [145]). Ce n’est qu’une fois son autorité politique anéantie avec sa disparition, que la tendance bureaucratique contre-révolutionnaire développe le culte de la personnalité ([4] [146]) autour de sa personne : on débaptise Petrograd en Leningrad, on momifie son corps, et surtout on crée l’idéologie du «léninisme» et du «marxisme-léninisme». Il s’agit pour la troïka formée de Staline, Zinoviev et Kamenev de s’approprier l’«héritage» de Lénine comme moyen de lutte contre Trotsky au sein du parti russe et pour s’emparer du pouvoir dans l’Internationale communiste (IC). L’offensive stalinienne pour prendre le contrôle des différents partis communistes, va se concentrer autour de la «bolchevisation» de ces partis et l’exclusion des militants qui ne se plient pas à la nouvelle politique.

Le «léninisme», c’est la trahison de l’oeuvre de Lénine, c’est la contre-révolution en marche

En 1939 dans sa biographie de Staline, Boris Souvarine ([5] [147]) souligne la rupture entre Lénine et le «léninisme» : «Entre l’ancien bolchevisme et le nouveau "léninisme", il n’y eut pas solution de continuité, à proprement parler.» ([6] [148]) Voilà comment il définit le «léninisme» : «Staline s’en institua le premier auteur classique, avec sa brochure : Fondements du léninisme, recueil de conférences lues aux "étudiants rouges" de l’université communiste de Sverdlov, au début d’avril 1924. Dans cette laborieuse compilation où des phrases démarquées alternent avec les citations, on cherche en vain la pensée critique de Lénine. Tout ce qui est vivant, relatif, conditionnel et dialectique dans l’oeuvre mise à contribution devient passif, absolu, catéchisme, d’ailleurs parsemé de contresens.» ([7] [149])

Le «léninisme», c’est la «théorie» du socialisme en un seul pays totalement opposée à l’internationalisme de Lénine

L’avènement du «léninisme» marque la victoire du cours opportuniste qu’a pris l’IC à partir de son 3e congrès, en particulier avec l’adoption de la tactique de Front unique et le mot d’ordre «aller aux masses» alors que l’isolement de la Russie révolutionnaire se fait cruellement sentir. Les erreurs des bolcheviks sont un facteur négatif favorisant ce cours opportuniste. Il convient de rappeler ici que la position fausse sur «le parti exerçant le pouvoir» est alors partagée par tout le mouvement révolutionnaire, y inclus Rosa Luxemburg et la Gauche allemande. Ce n’est qu’au début des années 1920 que le KAPD commence à souligner la contradiction qu’il y a pour le parti révolutionnaire à être au pouvoir et à s’identifier au nouvel Etat surgi de l’insurrection victorieuse.

C’est contre cette gangrène, opportuniste d’abord puis ouvertement contre-révolutionnaire, qu’apparaissent et se développent différentes oppositions. Parmi celles-ci, les plus conséquentes sont les diverses oppositions de gauche, russe, italienne, allemande et hollandaise qui sont restées fidèles à l’internationalisme et à octobre 1917. Combattant le cours opportuniste croissant de l’IC, elles en sont les unes après les autres exclues tout au long des années 1920. Celles qui arrivent à s’y maintenir, s’opposent aux implications pratiques du «léninisme», c’est-à-dire à la politique de «bolchevisation» des partis communistes. En particulier, elles combattent la substitution de l’organisation en sections locales, c’est-à-dire sur une base territoriale, géographique, par l’organisation en cellules d’usines et d’entreprises qui aboutit à regrouper et organiser les militants sur des bases corporatistes et qui participe de vider les partis de toute vie réellement communiste faite de débats et de discussions politique d’ordre général.

La mise en avant du «léninisme» exacerbe le combat entre le stalinisme et les oppositionnels de gauche. Elle s’accompagne du développement de la théorie du «socialisme en un seul pays» qui est en rupture complète avec l’internationalisme intransigeant de Lénine et l’expérience d’Octobre. Elle marque l’accélération du cours opportuniste jusqu’à la victoire définitive de la contre-révolution. Avec l’adoption dans son programme du «socialisme en un seul pays» et l’abandon de l’internationalisme, l’IC – comme Internationale – meurt définitivement lors de son 6e congrès en 1928.

Le «léninisme», c’est la division entre Lénine et Rosa Luxemburg ;c’est la division entre la fraction bolchevique et les autres gauches internationalistes

En 1925, le 5e congrès de l’IC adopte les «Thèses sur la bolchevisation» qui manifestent l’emprise croissante de la bureaucratie stalinienne sur les PC et l’IC. Produite par la contre-révolution stalinienne, la bolchevisation devient au plan organisationnel le principal vecteur de la dégénérescence accélérée des partis de l’IC. L’utilisation croissante de la répression et de la terreur d’Etat en Russie et des exclusions dans les autres partis manifestent l’âpreté et la férocité de la lutte. Pour le stalinisme, existe encore à ce moment-là le danger de la constitution d’une forte opposition internationale autour de la figure de Trotsky, seul capable de regrouper autour de lui la plus grande partie des énergies révolutionnaires. Cette opposition contrecarre largement la politique de l’opportunisme et peut disputer au stalinisme, avec des chances de succès, la direction des partis comme le montrent les exemples de l’Italie et de l’Allemagne.

Un des objets de la «bolchevisation» est donc de dresser une opposition entre Lénine et les autres grandes figures du communisme appartenant aux autres courants de la gauche, en particulier entre Lénine et Trotsky bien sûr, mais aussi entre Lénine et Rosa Luxemburg : «Une véritable bolchevisation est impossible sans vaincre les erreurs du Luxemburgisme. Le "léninisme" doit être la seule boussole des partis communistes du monde entier. Tout ce qui s’éloigne du "léninisme", s’éloigne du marxisme.» ([8] [150])

Reconnaissons au stalinisme la primeur d’avoir rompu, déchiré, le lien et l’unité entre Lénine et Rosa Luxemburg, entre la tradition bolchevique et le reste des gauches issues de la 2e Internationale. Dans sa foulée, les partis de la social-démocratie ont participé à dresser une barrière infranchissable entre la «bonne et démocratique» Rosa Luxemburg et le «mauvais et dictatorial» Lénine. Cette politique n’appartient pas qu’au passé. Ce qui a toujours fait l’unité entre ces deux grands révolutionnaires est encore aujourd’hui l’objet d’attaques. Les saluts hypocrites à la clairvoyance de Rosa Luxemburg pour... ses critiques de la révolution russe et du parti bolchevique sont lancés très souvent par les descendants politiques directs de ses assassins social-démocrates, c’est-à-dire les partis socialistes actuels. Et tout particulièrement par le parti socialiste allemand, sans doute parce que Rosa Luxemburg était... allemande !

Une fois de plus se vérifie l’alliance et la communauté d’intérêts entre la contre-révolution stalinienne et les forces «classiques» du capital. En particulier, se vérifie l’alliance entre la social-démocratie et le stalinisme pour falsifier l’histoire du mouvement ouvrier et détruire le marxisme. Gageons que la bourgeoisie ne manquera de célébrer à sa manière les 80 ans de l’assassinat de Rosa Luxemburg et des spartakistes à Berlin en 1919.

«Quel douloureux spectacle pour les militants révolutionnaires que de voir les assassins des artisans de la Révolution d’Octobre, devenus alliés des assassins des Spartakistes, oser commémorer la mort des chefs prolétariens. Non, ils n’ont pas le droit de parler de Rosa Luxemburg dont la vie fut toute d’intransigeance, de lutte contre l’opportunisme, de fermeté révolutionnaire, ceux qui, de trahison en trahison, sont aujourd’hui à l’avant-garde de la contre-révolution internationale.» ([9] [151])

Bas les pattes sur Rosa Luxemburg et Lénine, ils appartiennent au prolétariat révolutionnaire !

Aujourd’hui, la plus grande partie des éléments du milieu parasite ([10] [152]), viennent contribuer à ces falsifications historiques d’autant plus facilement qu’ils traînent pour la plupart leurs guêtres dans le marécage anarchisant, autre milieu grand spécialiste des attaques contre ce que représente Lénine.

Et malheureusement, la plupart des courants et groupes authentiquement prolétariens pêchent par leur manque de clarté politique. De par ses faiblesses théoriques et ses erreurs politiques, le conseillisme apporte sa petite pierre au mur qu’on tente d’élever entre le parti bolchevique et les gauches allemande et hollandaise, entre Lénine d’un côté et Rosa Luxemburg de l’autre. Tout comme les groupes bordiguistes, et même le PCInt Battaglia Comunista, qui, là-aussi de par leur faiblesses théoriques (on peut même parler d’aberrations pour ce qui touche à la théorie de l’«invariance» chère aux bordiguistes), ne voient pas les enjeux politiques derrière la défense aussi bien de Lénine et de Luxemburg, que de l’ensemble des fractions de gauche issues de l’IC.

Ce qu’il importe de retenir de Lénine et de Rosa Luxemburg et, au-delà de leurs figures, du parti bolchevique et des autres gauches au sein de la 2e Internationale, c’est l’unité et la continuité de leur combat. Malgré les débats et les divergences, ils se sont toujours retrouvés du même côté de la barricade face aux questions essentielles quand le prolétariat se trouvait confronté à des événements décisifs. Ils sont les leaders de la gauche révolutionnaire au congrès de Stuttgart de l’Internationale socialiste (1907), au cours duquel ils présentent ensemble avec succès un amendement à la résolution sur l’attitude des socialistes face à la guerre. Cet amendement appelle ceux-ci à «utiliser par tous les moyens la crise économique et politique provoquée par la guerre pour réveiller le peuple et de hâter par là la chute de la domination capitaliste» ; et Lénine va même jusqu’à confier le mandat du parti russe à Rosa Luxemburg dans la discussion sur cette question. Fidèles à leur combat internationaliste au sein de leur parti respectif, ils sont contre la première guerre impérialiste quand elle éclate. Le courant de Rosa Luxemburg, les spartakistes, participe avec les bolcheviks et Lénine aux conférences internationalistes de Zimmerwald et Kienthal (1915 et 1916). Ils sont encore ensemble, avec toutes les gauches, enthousiastes et unanimes dans le soutien à la révolution russe :

«La révolution russe est le fait le plus prodigieux de la guerre mondiale. (...) En misant à fond sur la révolution mondiale du prolétariat, les bolcheviks ont précisément donné la preuve éclatante de leur intelligence politique, de la fermeté de leurs principes, de l’audace de leur politique. (...) Le parti de Lénine a été le seul à comprendre les exigences et les devoirs qui incombent à un parti vraiment révolutionnaire et à assurer la poursuite de la révolution en lançant le mot d’ordre : tout le pouvoir aux mains du prolétariat et de la paysannerie. [Les bolcheviks] ont aussitôt défini comme objectif à cette prise du pouvoir le programme révolutionnaire le plus avancé dans son intégralité ; il ne s’agissait pas d’assurer la démocratie bourgeoise mais d’instaurer la dictature du prolétariat pour réaliser le socialisme. Ils ont ainsi acquis devant l’histoire le mérite impérissable d’avoir proclamé pour la première fois les objectifs ultimes du socialisme comme programme immédiat de politique pratique.» ([11] [153])

Est-ce à dire qu’il n’y avait pas de divergences entre ces grandes figures et ces organisations du mouvement révolutionnaire ? Bien sûr que non. Est-ce à dire qu’il faudrait les ignorer ? Non plus. Mais pour les aborder et pour pouvoir en tirer le maximum de leçons, il faut pouvoir reconnaître et défendre ce qui les unit. Et ce qui les unit, c’est le combat de classe, le combat révolutionnaire conséquent contre le capital, contre la bourgeoisie et toutes ses forces politiques. Le texte de Rosa Luxemburg dont nous venons de citer un extrait est une critique sans concession de la politique du parti bolchevique en Russie. Mais elle prend bien soin de situer le cadre dans lequel ses critiques doivent être entendues : dans le cadre d’une solidarité et d’une lutte commune avec les bolcheviks. Elle dénonce de manière virulente l’opposition des mencheviks et de Kautsky à l’insurrection prolétarienne. Et afin d’éviter toute équivoque sur son positionnement de classe, toute dénaturation de son propos, elle termine ainsi : «En Russie, le problème ne pouvait qu’être posé. Il ne pouvait être résolu en Russie. En ce sens, l’avenir appartient partout au "Bolchevisme".»

La défense de ces figures et de leur unité de classe est une tâche que la tradition de la gauche italienne nous a léguée et que nous entendons poursuivre. Lénine et Rosa Luxemburg appartiennent au prolétariat révolutionnaire. Voilà comment la fraction italienne de la gauche communiste entendait défendre ce patrimoine contre le «léninisme» stalinien et la social-démocratie :

«Mais au côté de cette figure géniale de chef prolétarien (Lénine) se dressent tout aussi imposantes les figures de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht. Produits d’une lutte internationale contre le révisionnisme et l’opportunisme, expression d’une volonté révolutionnaire du prolétariat allemand, ils appartiennent à nous et non à ceux qui veulent faire de Rosa le drapeau de l’anti-Lénine et de l’antiparti ; de Liebknecht le drapeau d’un antimilitarisme qui s’exprime en fait par le vote des crédits militaires dans les différents pays "démocratiques".» ([12] [154])

Nous n’avons pas encore répondu à l’accusation d’avoir changé de position sur Lénine. Mais le lecteur peut déjà s’apercevoir clairement et concrètement que nous sommes résolument opposés au «léninisme». Et que nous restons fidèles à la tradition des fractions de gauche dont nous nous revendiquons, et tout particulièrement de la fraction italienne des années 1930. Nous essayons d’appliquer à chaque fois que cela se présente cette méthode qui vise à lutter pour la défense de l’unité et la continuité historiques du mouvement ouvrier. Contre le «léninisme» et toutes les tentatives de diviser et d’opposer les différentes fractions marxistes du mouvement ouvrier, nous luttons pour la défense de leur unité. Contre l’opposition abstraite et mécanique faite à partir de citations extraites de leur contexte, nous re-situons les conditions réelles dans lesquelles les prises de position ont été faites, toujours à partir de débats et de polémiques au sein du mouvement ouvrier. C’est-à-dire dans le même camp. C’est la méthode que le marxisme a toujours essayé d’appliquer, qui est tout le contraire du «léninisme» et qui est rejetée par les véritables disciples contemporains de ce dernier. Car il est tout de même amusant de voir que, pour le moins sur ce plan de la «méthode», ceux qui accusent le CCI d’être devenu «léniniste» se retrouvent parmi les continuateurs du stalinisme !

Bas les pattes devant la gauche hollandaise et les figures de Pannekoek et de Gorter !

Les adeptes contemporains de la «méthode» du «léninisme» sont facilement identifiables dans différents milieux. Il est en vogue, dans les milieux anarcho-conseillistes et parmi les éléments parasites, d’essayer de s’approprier frauduleusement la gauche hollandaise et de l’opposer aux autres fractions de gauche et à Lénine bien évidemment. A leur tour, tout comme Staline et son «léninisme» ont trahi Lénine, ces éléments trahissent la tradition de la Gauche hollandaise et ses grandes figures comme celle d’Anton Pannekoek – que Lénine salue avec respect et admiration dans L’Etat et la révolution – ou celle d’Herman Gorter qui s’empressera de traduire ce classique du marxisme dès 1918. Avant de développer la théorie du communisme de conseils dans les années 1930, Anton Pannekoek a été un des plus éminents militants de l’aile marxiste au sein de la 2e Internationale aux côtés de Rosa Luxemburg et Lénine, tout comme durant la guerre. Plus facile à arracher au camp prolétarien de par ses critiques conseillistes contre les bolcheviks à partir des années 1930 qu’un Bordiga, il est encore aujourd’hui l’objet d’attentions particulières visant à gommer tout souvenir de son adhésion à l’IC, de sa participation de premier plan à la constitution du Bureau d’Amsterdam pour l’Occident, et de son enthousiasme et son soutien résolu à Octobre 1917. Tout autant que les fractions de gauche italienne et russe au sein de l’IC, les gauches hollandaise et allemande appartiennent au prolétariat et au communisme. Et en nous revendiquant de toutes les fractions de gauche issues de l’IC, nous reprenons aussi la méthode utilisée par la gauche hollandaise à l’instar de toutes les gauches :

«La guerre mondiale et la révolution qu’elle a engendrée ont montré d’une manière évidente qu’il n’y a qu’une tendance dans le mouvement ouvrier qui conduise réellement les travailleurs au communisme. Seule l’extrême gauche des partis sociaux-démocrates, les fractions marxistes, le parti de Lénine en Russie, de Bela Kun en Hongrie, de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht en Allemagne ont trouvé le bon et unique chemin.

La tendance qui a toujours eu pour but la destruction du capitalisme par la violence, qui, à l’époque de l’évolution, du développement pacifiques, faisait usage de la lutte politique et de l’action parlementaire pour la propagande révolutionnaire et pour l’organisation du prolétariat ; celle qui maintenant fait usage de la force de l’Etat pour la révolution. La même tendance qui a trouvé aussi le moyen de briser l’Etat capitaliste et de le transformer en Etat socialiste, ainsi que le moyen par lequel on construit le communisme : les conseils ouvriers, qui renferment eux-mêmes toutes les forces politiques et économiques ; la tendance qui a enfin découvert ce que la classe ignorait jusqu’à maintenant et l’a établi pour toujours : l’organisation par laquelle le prolétariat peut vaincre et remplacer le capitalisme.» ([13] [155])

Même après l’exclusion du KAPD des rangs de l’IC en 1921, ils essaient de rester fidèles à leurs principes et solidaires des bolcheviks.

«Nous nous sentons, en dépit de l’exclusion de notre tendance par le congrès de Moscou, pleinement solidaires des bolcheviks russes (...). Nous restons solidaires non seulement du prolétariat russe mais aussi de ses chefs bolcheviks, bien que nous devions critiquer de la façon la plus vive leur conduite au sein du communisme international.» ([14] [156])

En se revendiquant et en défendant l’unité et la continuité «des apports successifs de la Ligue des Communistes de Marx et Engels (1847-1852), des trois Internationales (l’Association Internationale des travailleurs, 1864-1872, l’Internationale Socialiste, 1889-1914, l’Internationale Communiste, 1919-1928), des fractions de gauche qui se sont dégagées dans les années 1920-1930 de la 3e Internationale lors de sa dégénérescence, en particulier les gauches allemande, hollandaise et italienne» ([15] [157]), le CCI est fidèle à la tradition marxiste au sein du mouvement ouvrier. En particulier, il s’inscrit dans la lutte unie et constante de la «Tendance» définie par Gorter, des fractions de gauche au sein de la 2e Internationale et au sein de la 3e. En ce sens, nous sommes fidèles à Lénine, à Rosa Luxemburg, à Pannekoek et à Gorter, et à la tradition des fractions de gauche des années 1930, au premier chef à la revue Bilan.

Les «léninistes» d’aujourd’hui ne sont pas dans le CCI

Fidèles aussi aux fractions de gauche qui ont combattu le stalinisme dans des conditions dramatiques, nous rejetons toute accusation de «léninisme» à notre encontre. Et nous dénonçons ceux-la même qui les profèrent : ce sont eux qui reprennent la méthode utilisée par Staline et sa théorie du «léninisme» en l’attribuant à Lénine. Et toujours armés de la «méthode» de Staline, ils n’essaient même pas de fonder leurs accusations sur des éléments réels, concrets – tels nos prises de position écrites ou orales – mais plutôt sur des «on-dit» et des mensonges. Ils affirment que notre organisation est devenue une secte et qu’elle est en pleine dégénérescence afin d’en éloigner tous les éléments qui essaient de trouver une perspective politique et révolutionnaire conséquente. L’accusation est d’autant plus calomnieuse que derrière le mot «léninisme» se cache, quand elle n’est pas ouvertement affirmée, l’accusation de stalinisme à notre endroit.

La dénonciation de notre «léninisme» supposé s’appuie essentiellement sur des ragots concernant notre fonctionnement interne, en particulier sur la prétendue impossibilité de débattre au sein de notre organisation. Nous avons déjà répondu à ces accusations ([16] [158]) et nous n’y reviendrons pas ici. Nous nous contenterons de retourner le compliment après avoir démontré quels étaient les véritables continuateurs de la méthode «léniniste», non marxiste, faussement révolutionnaire.

Le CCI s’est toujours revendiqué du combat de Lénine pour la construction du parti

Une fois rejetée l’accusation de «léninisme», reste une question beaucoup plus sérieuse : aurions-nous abandonné notre esprit critique vis-à-vis de Lénine sur la question de l’organisation politique ? Y a-t-il un changement de position du CCI sur Lénine tout particulièrement en matière d’organisation, sur la question du parti, de son rôle et de son fonctionnement ? Nous ne voyons pas ce qui pourrait constituer une rupture dans la position du CCI sur la question organisationnelle et vis-à-vis de Lénine, entre le CCI de ses débuts dans les années 1970 et celui de 1998.

Nous maintenons que nous sommes aux côtés de Lénine dans le combat contre l’économisme et le menchévisme. Il n’y a là rien de nouveau. Nous maintenons que nous sommes d’accord avec la méthode utilisée et avec la critique argumentée et développée contre l’économisme et les menchéviks. Et nous maintenons que nous sommes aussi en accord avec une grande partie des différents points qui sont développés par Lénine. Il n’y a là rien de changé.

Nous maintenons nos critiques sur certains aspects qu’il a pu développer en matière d’organisation. «Certaines conceptions défendues par Lénine (notamment dans Un pas en avant, deux pas en arrière) sur le caractère hiérarchisé et "militaire" de l’organisation, et qui ont été exploitées par le stalinisme pour justifier ses méthodes, sont à rejeter.» ([17] [159]) Nous n’avons pas changé d’avis non plus sur ces critiques. Mais la question mérite une réponse plus approfondie à la fois pour appréhender l’ampleur réelle des erreurs de Lénine et pour comprendre le sens historique des débats qui ont eu lieu dans le Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR).

Pour pouvoir traiter sérieusement cette question centrale pour les révolutionnaires, y compris les erreurs de Lénine, il convient de rester fidèle à la méthode et à l’enseignement des différentes gauches communistes tels que nous les avons soulignés dans la première partie de cet article. Nous refusons de choisir entre ce qui nous plairait dans l’histoire du mouvement ouvrier et ce qui nous déplairait. Une telle attitude est a-historique et le propre de ceux qui s’autorisent de juger, 100 ou 80 ans plus tard, un processus historique fait de tâtonnements, de succès et d’échecs, de multiples débats et contributions, au prix d’énormes sacrifices et de dures luttes politiques. C’est vrai pour les questions théoriques et politiques. C’est vrai pour les questions d’organisation. Ni la fin menchevique de Plékhanov et son attitude chauvine durant la première guerre mondiale, ni l’utilisation de Trotsky par le... trotskisme et de Pannekoek par l’anarcho-conseillisme, ne retirent quoi que ce soit à la richesse de leurs contributions politiques et théoriques qui restent toujours d’actualité et d’un grand intérêt militant. Ni les morts honteuses de la 2e et 3e Internationales, ni la fin du parti bolchevique dans le stalinisme, ne retirent quoi que ce soit à leur rôle dans l’histoire du mouvement ouvrier et à la validité de leurs acquis organisationnels.

Avons-nous changé d’avis là-dessus ? Pas du tout : «Il existe un acquis organisationnel tout comme il y a un acquis théorique, et l’un conditionne l’autre de façon permanente.» ([18] [160])

Tout comme les critiques de Rosa Luxemburg aux bolcheviks dans La révolution russe doivent être resituées dans le cadre de l’unité de classe qui l’associe aux bolcheviks, de même les critiques que nous pouvons porter sur la question organisationnelle doivent être situées dans le cadre de l’unité qui nous associe à Lénine dans son combat – avant et après la constitution de la fraction bolchevique – pour la construction du parti. Cette position n’est pas nouvelle et ne doit pas surprendre. Aujourd’hui encore, comme nous le «répétions» déjà en 1991, «nous répétons ([19] [161]) que "l’histoire des fractions est l’histoire de Lénine" ([20] [162]) et que c’est seulement sur la base du travail qu’elles ont accompli qu’il sera possible de reconstruire le parti communiste mondial de demain.» ([21] [163])

Est-ce à dire que la compréhension sur l’organisation révolutionnaire qu’avait le CCI depuis sa constitution est restée exactement la même ? Est-ce à dire que cette compréhension ne s’est pas enrichie, approfondie, tout au long des débats et des combats organisationnels que notre organisation a dû mener ? Si c’était le cas, on pourrait nous accuser d’être une organisation sans vie, ni débat, d’être une secte se contentant de réciter les Saintes Ecritures du mouvement ouvrier. Nous n’allons pas refaire ici toute l’histoire des débats et combats organisationnels qui ont traversé notre organisation depuis sa constitution. A chaque fois, et il fallait qu’il en soit ainsi sinon à risquer l’affaiblissement, parfois même la liquidation du CCI, nous avons dû nous pencher sur «les acquis organisationnels» de l’histoire du mouvement ouvrier, nous les réapproprier, les préciser et les enrichir.

Mais les réappropriations et les enrichissements que nous avons accomplis en matière d’organisation, ne signifient pas que nous ayons changé de position sur cette question en général, ni même par rapport à Lénine. Elles s’inscrivent en continuité avec l’histoire et les acquis organisationnels que nous a légués l’expérience du mouvement ouvrier. Nous défions quiconque de prouver qu’il y ait eu rupture dans notre position. La question organisationnelle est une question politique à part entière au même titre que les autres. Nous affirmons même que c’est la question centrale qui, in fine, détermine la capacité d’aborder toutes les autres questions théoriques et politiques. En disant cela, nous sommes en accord avec Lénine. En disant cela, nous ne changeons pas de position avec ce que nous avons toujours affirmé. Nous avons toujours défendu que c’était la plus grande clarté sur cette question, en particulier sur le rôle de la fraction, qui avait permis à la gauche italienne non seulement de se maintenir comme organisation, mais même d’être capable de tirer les leçons théoriques et politiques les plus claires et les plus cohérentes, y compris en reprenant et en développant les apports théoriques et politiques initiaux de la gauche germano-hollandaise – sur les syndicats, sur le capitalisme d’Etat, sur l’Etat dans la période de transition.

Le CCI aux côtés de Lénine dans le combat contre l’économisme et les menchéviks

Le CCI s’est toujours revendiqué du combat des bolcheviks en matière d’organisation. C’est de leur exemple que nous nous inspirions quand nous écrivions : «l’idée qu’une organisation révolutionnaire se construit volontairement, consciemment, avec préméditation, loin d’être une idée volontariste est au contraire un des aboutissements concrets de toute praxis marxiste.» ([22] [164])

En particulier, nous avons toujours affirmé notre appui au combat de Lénine contre l’économisme. De même, nous avons toujours soutenu son combat contre ceux qui allaient devenir mencheviks, au 2e congrès du POSDR. Ceci n’est pas nouveau. Comme n’est pas nouveau non plus que nous considérions Que Faire ? (1902) comme l’ouvrage essentiel pour le combat contre l’économisme et Un pas en avant, deux pas en arrière (1904) comme l’outil indispensable pour comprendre les enjeux et les lignes de fracture au sein du parti. Prendre ces deux livres pour des classiques du marxisme en matière d’organisation, affirmer que les principales leçons que tire Lénine dans ces ouvrages sont toujours d’actualité, n’est pas nouveau pour nous. Dire que nous sommes d’accord avec le combat, la méthode utilisée, ainsi qu’avecun grand nombre d’arguments qui sont donnés dans les deux textes, n’enlève rien à notre critique des erreurs de Lénine.

Qu’est-ce qui était essentiel dans Que faire ? dans la réalité du moment, c’est-à-dire en 1902 en Russie ? Qu’est-ce qui permettait d’accomplir un pas en avant pour le mouvement ouvrier ? De quel côté fallait-il se situer ? Du côté des économistes parce que Lénine reprend la conception fausse de Kautsky sur la conscience de classe ? Ou bien du côté de Lénine contre l’obstacle que représentaient les économistes dans la constitution d’une organisation conséquente de révolutionnaires ?

Qu’est-ce qui était essentiel dans Un pas en avant, deux pas en arrière ? Etre du côté des mencheviks parce que Lénine, entraîné par la polémique, défend sur certains points des conceptions fausses ? Ou être du côté de Lénine pour l’adoption de critères rigoureux d’adhésion des militants, pour un parti uni et centralisé et contre le maintien de l’existence de cercles autonomes ?

Dans ce cas, «poser les questions, c’est y répondre». Les erreurs sur la conscience et sur la vision d’un parti «militarisé» ont été corrigées par Lénine lui-même, en particulier avec l’expérience de la grève de masse et de la révolution de 1905 en Russie. L’existence d’une fraction bolchevique et d’une organisation rigoureuse a fourni les moyens aux bolcheviks d’être parmi ceux qui ont réussi le mieux à tirer les leçons politiques de 1905 alors qu’ils n’étaient pas les plus clairs au départ, surtout comparés à Trotsky et Rosa Luxemburg, à Plékhanov même, sur la dynamique de la grève de masse. Elle leur a permis de surmonter les erreurs précédentes.

Quelles étaient les erreurs de Lénine ? Elles sont de deux types. Les unes sont dues à la polémique, les autres à des questions théoriques, en particulier sur la question de la conscience de classe.

Les «tordages de barre» de Lénine dans les polémiques

Lénine a les défauts de ses qualités ; ainsi grand polémiste, il tend à «tordre la barre» en reprenant à son compte les arguments de ses opposants pour les retourner contre eux. «Nous tous, nous savons maintenant que les économistes ont tordu la barre dans un sens. Pour la redresser, il fallait la tordre dans le sens opposé, et je l’ai fait.» ([23] [165]) Mais cette méthode, très efficace dans la polémique et dans la polarisation claire – indispensable à tout débat – a ses limites et peut représenter une faiblesse par ailleurs. En tordant la barre, il tombe dans les exagérations et déforme ses positions réelles. Que faire ? en est une des illustrations comme il l’a lui-même reconnu en plusieurs occasions :

«Au 2e congrès, je n’ai pas pensé ériger en "points programmatiques", en principes spéciaux, mes formulations faites dans Que faire ? Au contraire, j’ai employé l’expression redresser tout ce qui a été tordu, qui sera tant cité par la suite. Dans Que faire ?, j’ai dit qu’il fallait corriger tout ce qui avait été dénaturé par les "économistes" (...). La signification de ces paroles est claire : Que Faire ? rectifie de manière polémique l’économisme et il serait erroné de juger la brochure d’un autre point de vue.» ([24] [166])

Malheureusement, nombreux sont ceux qui jugent Que faire ? et Un pas en avant, deux pas en arrière d’un «autre point de vue», s’attachant plus à la lettre qu’à l’esprit du texte. Nombreux sont ceux qui prennent ses exagérations pour argent comptant : d’abord ses critiques et ses opposants d’alors, au nombre desquels on retrouve Trotsky et Rosa Luxemburg qui répond dans Question d’organisation dans la social-démocratie russe (1904) au deuxième ouvrage. Puis, 20 ans plus tard et plus lourd de conséquences, ses laudateurs staliniens qui pour justifier le «léninisme» et la dictature stalinienne, s’appuient sur des formules malheureuses employées dans le feu de la polémique. Quand il est accusé d’être dictateur, jacobin, bureaucrate, de prôner la discipline militaire et une vision conspirative, il reprend et développe les termes de ses opposants, «tordant la barre» à son tour. On l’accuse d’avoir une vision conspirative de l’organisation quand il défend des critères stricts d’adhésion des militants et la discipline dans les conditions d’illégalité et de répression ? Voilà sa réponse de polémiste :

«A ne considérer que sa forme, cette forte organisation révolutionnaire dans un pays autocratique peut être qualifiée de "conspirative", car le secret lui est absolument nécessaire. Il lui est indispensable à un tel point que toutes les autres conditions (effectifs, choix des membres, leurs fonctions, etc.) doivent s’y accorder. C’est pourquoi nous serions bien naïfs de craindre qu’on ne nous accuse, nous social-démocrates, de vouloir créer une organisation conspirative. Pareille accusation est aussi flatteuse pour tout ennemi de l’"économisme", que l’accusation de "narodovolisme" ([25] [167]).» ([26] [168])

Dans sa réponse à Rosa Luxemburg (septembre 1904) que Kautsky et la direction du parti SD allemand refusent de publier, il nie être à l’origine des formules qu’il reprend :

«La camarade Luxemburg déclare que, selon moi "le Comité central est le seul noyau actif du parti". En réalité, cela n’est pas exact. Je n’ai jamais défendu cette opinion (...). La camarade Luxemburg écrit que je prône la valeur éducative de la fabrique. C’est inexact ; ce n’est pas moi, mais mon adversaire qui a prétendu que j’assimile le parti à une fabrique. J’ai ridiculisé ce contradicteur comme il convient en me servant de ses propres termes pour démontrer qu’il confond deux aspects de la discipline de fabrique, ce qui malheureusement est aussi le cas de la camarade Luxemburg.» ([27] [169])

L’erreur de Que faire ? sur la conscience de classe

Par contre, il est beaucoup plus important et sérieux de relever et de critiquer une erreur théorique de Lénine dans Que faire ?. Selon lui, «les ouvriers ne pouvaient pas avoir encore la conscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors.» ([28] [170]) Nous n’allons pas revenir sur notre critique et notre position sur la question de la conscience ([29] [171]). Evidemment cette position que Lénine reprend de Kautsky est non seulement fausse mais extrêmement dangereuse. Elle justifiera l’exercice du pouvoir par le parti après octobre 1917 en lieu et place de la classe ouvrière dans son ensemble. Elle servira d’arme redoutable au stalinisme par la suite, en particulier pour justifier les tentatives putschistes en Allemagne dans les années 1920 et surtout pour justifier la répression sanglante de la classe ouvrière en Russie.

Est-il besoin de préciser que nous n’avons pas changé de position sur cette question ?

Les faiblesses de la critique de Rosa Luxemburg

Après le 2e congrès du POSDR et la scission entre bolcheviks et mencheviks, Lénine doit affronter un grand nombre de critiques. Parmi celles-ci, seuls Plékhanov et Trotsky rejettent explicitement la position sur la conscience de classe «qui doit être introduite de l’extérieur de la classe ouvrière». Est surtout connue la critique de Rosa Luxemburg, Question d’organisation dans la social-démocratie russe, sur laquelle s’appuient les anti-lénine d’aujourd’hui pour... opposer les deux éminents militants et pour prouver que le vers stalinien était déjà dans le fruit «léninien». C’est-à-dire le mensonge de Staline repris à l’envers. En fait, Rosa s’attache surtout à revenir sur les «tordages de barre» et développe des conceptions justes en soi, mais qui restent abstraites, détachées du combat réel, pratique, qui s’est déroulé au congrès.

«La camarade Luxemburg ignore souverainement nos luttes de Parti et se répand généreusement sur des questions qu’il n’est pas possible de traiter avec sérieux (...). Cette camarade ne veut pas savoir quelles controverses j’ai soutenues au Congrès et contre qui étaient dirigées mes thèses. Elle préfère me gratifier d’un cours sur l’opportunisme... dans les pays parlementaires !» ([30] [172])

Un pas en avant, deux pas en arrière met bien en évidence les enjeux du congrès et de la lutte qui s’y est menée – à savoir la lutte contre le maintien des cercles dans le parti, et une délimitation claire et rigoureuse entre l’organisation politique et la classe ouvrière. A défaut de les avoir bien compris, tels qu’ils se sont posés dans la lutte concrète, Rosa Luxemburg reste claire sur les objectifs généraux :

«Le problème, auquel la social-démocratie russe travaille depuis plusieurs années, consiste justement à passer d’un premier type d’organisation (organisation éparpillée, de caractère local, composée de cercles tout à fait indépendants les uns des autres, et adaptés à la phase préparatoire, essentiellement propagandiste, du mouvement) à un nouveau type d’organisation, tel que l’exige une action politique de masse, homogène, sur le territoire entier.» (31[31] [173])

A la lecture de ce passage, on voit qu’elle se retrouve sur le même terrain que Lénine et avec le même but. Lorsqu’on connaît la conception «centraliste», voire «autoritaire» de Rosa Luxemburg et de Leo Jogisches au sein du parti social-démocrate polonais – la SDKPiL –, son positionnement, si elle avait été présente dans le POSDR, dans la lutte concrète contre les cercles et les mencheviks, ne fait pas de doute. Lénine aurait sûrement été contraint de freiner son énergie, et peut-être même ses excès.

Quant à nous aujourd’hui, presque un siècle plus tard, notre position sur la distinction précise entre organisation politique et organisation unitaire de la classe ouvrière nous vient des apports de l’Internationale socialiste, et particulièrement des avancées réalisées par Lénine. En effet, il a été le premier à poser – dans la situation particulière de la Russie tsariste – les conditions de développement d’une organisation minoritaire et réduite, contrairement aux réponses de Trotsky et Rosa Luxemburg qui ont encore à ce moment-là la vision de partis de masse. De même, c’est du combat de Lénine contre les mencheviks sur le point 1 des statuts lors du 2e congrès du POSDR, que nous tirons notre conception rigoureuse, précise et clairement définie de l’adhésion et de l’appartenance militante à l’organisation communiste. Enfin, nous estimons que ce congrès et la lutte de Lénine représentent un très haut moment d’approfondissement théorique et politique sur la question de l’organisation, en particulier sur sa centralisation, contre les visions fédéralistes, individualistes et petite-bourgeoises. C’est un moment qui, tout en reconnaissant le rôle historique positif des cercles dans le regroupement des forces révolutionnaires dans un premier temps, souligne la nécessité de dépasser ce stade pour constituer de réelles organisations unies et développer des rapports politiques fraternels et de confiance entre tous les militants.

Nous n’avons pas changé de position sur Lénine. Et nos principes organisationnels de base, en particulier nos statuts, qui s’appuient et synthétisent l’ensemble de l’expérience du mouvement ouvrier sur la question, s’inspirent grandement des apports de Lénine dans ses combats pour l’organisation. Sans l’expérience des bolcheviks en matière d’organisation, il manquerait une part importante et fondamentale des acquis organisationnels sur lesquels le CCI s’est fondé, et sur lesquels le parti communiste de demain devra s’ériger.

Dans la deuxième partie de cette article, nous allons revenir sur ce que dit, et ne dit pas Que faire ?, dont l’objet et le contenu ont été et sont toujours largement ignorés, ou dénaturés à dessein. Nous préciserons dans quelle mesure l’ouvrage de Lénine représente un réel classique du marxisme et un apport historique au mouvement ouvrier, tant sur le plan de la conscience que sur le plan organisationnel. Bref, dans quelle mesure, le CCI se revendique aussi de Que faire ?

RL


[1] [174] Voir par exemple le texte d’un de nos anciens militants, RV, «Prise de position sur l’évolution récente du CCI», publié par nos soins dans notre brochure La prétendue paranoïa du CCI, tome I ; et ces «critiques» en général.

[2] [175] Voir «Thèses sur le parasitisme politique», Revue internationale n° 94.

[3] [176] Cité par Pierre Broué, Trotsky, Ma vie, III p. 200-201.

[4] [177] . Rappelons une fois encore ce que disait Lénine lui-même sur les tentatives de récupération des grandes figures révolutionnaires : «Après leur mort, on cherche à en faire d’inoffensives icones, à les canoniser pour ainsi dire, à entourer leur "nom" d’une certaine gloire, pour "consoler" et mystifier les classes opprimées ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son "contenu", on émousse son tranchant révolutionnaire, on l’avilit. (...) Et les savants bourgeois d’Allemagne, hier encore spécialisés dans la destruction du marxisme, parlent de plus en plus souvent d’un Marx "national-allemand". » Et les staliniens parlent d’un Lénine « national-Grand-russe »... pourrions-nous ajouter.

[5] [178] Boris Souvarine,Staline, Editions Gérard Lebovici 1985.

[6] [179] Boris Souvarine, Idem, p. 311.

[7] [180] Idem, p. 312.

[8] [181] Thèse 8 sur la bolchevisation, 5e congrès de l’IC, traduite par nous d’une version espagnole.

[9] [182] Bilan n° 39, Bulletin théorique de la fraction italienne de la Gauche Communiste, janvier 1937.

[10] [183] Voir «Thèses sur le parasitisme politique», Revue internationale n° 94.

[11] [184] Rosa Luxemburg, La révolution russe, Petite collection Maspéro, chap.1 et 2, p.57, 64 et 65.

[12] [185] Bilan n° 39, 1937.

 

[13] [186] Herman Gorter, «La victoire du marxisme», publié en 1920 dans Il Soviet, repris dans Invariance n° 7, 1969.

[14] [187] Article de Pannekoek dans Die Aktion n° 11-12, 19 mars 1921, cité par notre brochure sur La Gauche Hollandaise, p. 137.

[15] [188] Dans le résumé des positions du CCI au dos de chacune de nos publications.

[16] [189] Voir le 12e congrès du CCI, «Le renforcement politique du CCI», Revue internationale n°°90.

 

[17] [190] «Rapport sur la structure et le fonctionnement de l’organisation des révolutionnaires», Conférence Internationale du CCI, janvier 1982, Revue internationale n° 33.

[18] [191] «Rapport sur la question de l’organisation de notre courant international», Revue internationale n° 1, avril 1975.

[19] [192] Nous ne pouvons résister à la tentation de citer un de nos anciens militants qui nous accuse aujourd’hui d’être devenus léninistes : «On doit par contre saluer la lucidité de Rosa Luxemburg (...) tout comme la capacité des bolcheviks à s’organiser en fraction indépendante avec ses propres moyens d’intervention au sein du Parti ouvrier social-démocrate de Russie. C’est pour cela qu’ils purent être l’avant-garde du prolétariat dans la vague révolutionnaire de la fin de la première guerre mondiale.» (RV, «La continuité des organisations politiques du prolétariat», Revue internationale n° 50, 1987.)

[20] [193] Intervention de Bordiga au 6e comité exécutif élargi de l’Internationale communiste en 1926.

[21] [194] Introduction à notre article sur «Le rapport Fraction parti dans la tradition marxiste», 3e partie, Revue Internationale n° 65.

[22] [195] «Rapport sur la question de l’organisation de notre courant», Revue Internationale n° 1, avril 1975.

 

[23] [196] PV du 2e congrès du POSDR, traduit de l’espagnol par nous, edition Era, 1977.

[24] [197] Lénine, «Prologue à la recompilation Sur douze ans», septembre 1907, traduit de l’espagnol par nous, édition Era, 1977.

[25] [198] Mouvement terroriste russe des années 1870 à l’organisation secrète.

[26] [199] Que faire ?, c’est Lénine qui souligne, Chap. «L’organisation conspirative et le démocratisme».

[27] [200] Un pas en avant, deux pas en arrière, réponse à Rosa Luxemburg, publié dans Nos tâches politiques de Trotsky, Pierre Belfond, 1970.

[28] [201] Que faire ?, Chap. «La spontanéité des masses et l’esprit..., a)début de l’essor spontané».

[29] [202] Voir notre brochure Organisations communistes et conscience de classe.

[30] [203] Lénine, Réponse à Rosa Luxemburg, déjà citée.

[31] [204] Rosa Luxemburg, Question d’organisation..., chap.1.

 

Conscience et organisation: 

  • Courant Communiste International [205]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [142]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [206]

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Liens
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