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Les communistes et la question "nationale"

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“Aujourd’hui, la nation ne peut servir ni de cadre au développement des forces productives, ni de terrain à la lutte de classe et encore moins de forme étatique pour la dictature du prolétariat”.

L. Trotski,

Nashe Slovo 4 février 1916.

“Les prolétaires n’ont pas de patrie”, tel est le fondement de l’analyse communiste de la question nationale. Tout au long de ce siècle, des milliers de prolétaires ont été mystifiés, mobilisés et massacrés sous le drapeau de la patrie, de la défense nationale, de la libération nationale. Autant dans les deux guerres mondiales que dans les guerres locales, dans les guérillas que dans les affrontements entre armées nationales, les ouvriers de tous les pays ont été appelés à sacrifier leur vie au profit de leurs oppresseurs. Cette période de l’histoire a chaque jour démontré plus clairement l’antagonisme absolu entre le nationalisme bourgeois et l’internationalisme prolétarien.

Mais parce que le prolétariat ne tire de leçons de l’histoire qu’à travers sa propre expérience historique, les communistes ne peuvent analyser la question nationale qu’en tenant compte de cette expérience et c’est en termes historiques qu’ils peuvent comprendre pourquoi l’opposition à tout nationalisme et à toute lutte nationale est devenue une frontière de classe séparant les organisations de la bourgeoisie de celles du prolétariat.

LES COMMUNISTES ET LA QUESTION NATIONALE AU XIXe SIÈCLE

En dépit de certaines contradictions et des limites de leur analyse (ces dernières étant elles-mêmes un produit de la période), les fondateurs du socialisme scientifique avaient compris un point fondamental, qui a été pratiquement oublié aujourd’hui, dans l’immense confusion créée par 50 ans de contre-révolution.

Pour Marx et Engels, il ne faisait aucun doute que nation et idéologie nationaliste étaient purement et simplement des produits au développement du capitalisme, que la nation était le cadre indispensable au développement des rapports de production capitalistes en dehors de la société féodale et contre elle. Quelles que soient les contradictions dans leurs écrits quant à la possibilité d’un développement socialiste dans le cadre national, l’ensemble de la perspective de Marx et d’Engels était basée sur une analyse du marché mondial et sur la compréhension que la future société, socialiste ou communiste, serait une association de producteurs et une communauté humaine à l’échelle de la planète. Et la Première Internationale fut fondue sur la reconnaissance que la classe ouvrière était une classe internationale qui devait unifier ses luttes à l’échelle internationale.

Néanmoins, en tant que communistes internationalistes, Marx et Engels ont aussi soutenu, à leur époque, des mouvements de libération nationale ; et leurs écrits, sur cette question, sont souvent utilisés aujourd’hui par de “pseudo-marxistes” pour justifier leur soutien aux “luttes de libération nationale” dans la période actuelle.

Mais, la période historique que nous vivons n’est pas celle de Marx et d’Engels ; et c’est ce fait qui autorise aujourd’hui les communistes à faire de l’opposition à toute lutte de “libération nationale” une des clés de voûte de la vision révolutionnaire du monde. C’est dans la période d’ascendance historique du capitalisme que Marx et Engels ont pris position pour certaines libérations nationales à une époque où la bourgeoisie était encore une classe progressiste et révolutionnaire et luttait contre les entraves de la domination féodale. La révolution bourgeoise a nécessairement pris une forme nationale contre le féodalisme. En effet, pour pouvoir détruire les entraves au commerce qu’imposait le cadre local du féodalisme : droits de douane, droits seigneuriaux, corporations, etc., la bourgeoisie a dû s’unifier à l’échelle nationale. Lénine l’avait parfaitement compris quand il écrivait :

“Dans le monde entier, l’époque de la victoire définitive du capitalisme sur le féodalisme a été liée à des mouvements nationaux. Le fondement économique de ces mouvements, c’est que la victoire complète de la production marchande exige la conquête du marché intérieur par la bourgeoisie, le rassemblement au sein d’un même État des territoires dont la population parle la même langue et l’élimination de tout obstacle de nature à entraver le développement de cette langue et sa consécration par une littérature. La langue est le plus important des moyens de commu­nication entre les hommes. L’unité de la langue et le libre développement sont parmi les conditions les plus importantes d’un commerce vraiment libre, vraiment large et correspondant au capitalisme moderne. La formation d’Etats nationaux qui satisfont le mieux à ces exigences du capitalisme moderne est donc une tendance propre à tout mouvement national” (Lénine, « Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes », 1914).

De la création d’une armée de citoyens pendant la révolution française jusqu’au “Risorgimento” italien, de la guerre d’indépendance américaine jusqu’à la guerre civile, la révolution bourgeoise a pris la forme de luttes de libération nationale contre les royaumes réactionnaires et les classes vestiges de la féodalité (les esclavagistes américains étaient un cas exceptionnel et ont toutefois constitué un obstacle pour le développent du capitalisme aux USA).

Ces luttes avaient pour but essentiel de détruire les superstructures décadentes du féodalisme, de balayer l’esprit de clocher et d’autarcie qui freinaient la marche du capitalisme vers son unité.

C’est parce que Marx et Engels fondaient leur opposition au système capitaliste sur des bases matérialistes et scientifiques (et non morales) qu’ils ont compris que le socialisme était impossible tant que le capitalisme n’aurait pas développé un marché à l’échelle mondiale et que le prolétariat ne serait pas devenu une classe réellement internationale. Pendant cette période, le capitalisme était le seul mode de production capable de développer les forces productives. Et c’est uniquement en se basant sur cette réalité que les révolutionnaires ont pu, alors, soutenir les mouvements de libération nationale. Tant que le marché mondial n’était pas encore pleinement développé, que l’infrastructure industrielle mondiale n’était pas encore mise en place, tant que le système pouvait encore s’étendre dans les immenses régions pré-capitalistes du monde et que la bourgeoisie avait encore à lutter contre la féodalité et l’absolutisme, il était nécessaire pour le mouvement ouvrier de prendre une part active dans les luttes de libération nationale, qui jetaient les fondements matériels de la future révolution socialiste. A cette époque, en effet, la classe ouvrière était réellement solidaire de nombreux mouvements de libération nationale. Les ouvriers du textile anglais, malgré les privations et le chômage dus à la guerre civile américaine (arrêt des exportations de coton), soutinrent totalement le Nord et firent campagne contre la complicité tacite entre la bourgeoisie anglaise et les esclavagistes du Sud. En 1860, les dockers de Liverpool ont travaillé gratuitement, le samedi après-midi, pour envoyer des vivres à l’expédition de Garibaldi en Sicile. De telles attitudes contrastent fortement avec l’indifférence et même l’hostilité des ouvriers d’aujourd’hui à l’égard des campagnes de soutien de la gauche et des gauchistes pour les mouvements nationalistes.

Mais deux choses sont à souligner quant à l’attitude du prolétariat de cette époque :

• D’abord et avant tout, les communistes n’ont jamais reconnu un “droit” abstrait à l’autodétermination nationale, applicable en tout temps et à toutes les nations.

On soutenait les mouvements nationaux dans la mesure où ils contribuaient au développement progressif du capitalisme mondial. Pour Marx et Engels un des principaux critères pour juger si un mouvement national était progressiste ou pas, résidait dans sa capacité à ébranler l’absolutisme russe qui était, à cette époque, le bastion de la réaction sur le continent européen, non seulement contre le communisme mais aussi contre la démocratie bourgeoise, le libéralisme et l’unification nationale. Ainsi ont-ils soutenu les mouvements nationalistes allemands et polonais mais se sont, par contre, opposés à de nombreux nationalismes slaves qui étaient réactionnaires car dominés par des classes pré-capitalistes et utilisés par le tsarisme pour renforcer et étendre son absolutisme. De même, tout en condamnant le pillage et l’exploitation dans les colonies capitalistes, les communistes n’ont pas soutenu n’importe quel seigneur ou chef de clan local contre les impérialistes. Et Engels écrivait à Bernstein en 1882, à propos du soulèvement dirigé par Ahmed Arabi Pacha contre les Anglais en Égypte :

“Je pense que nous pouvons être du côté des fellahs opprimés sans partager leurs illusions économiques (il faut des siècles d’expérience pour que les paysans prennent conscience qu’ils sont mystifiés), et nous pouvons nous prononcer contre la barbarie des Anglais sans pour autant nous mettre du côté de leurs adversaires militaires du moment”.

De tels mouvements étaient des tentatives de la part de seigneurs locaux ou de despotes asiatiques pour conserver 1a mainmise sur “leurs” paysans plutôt que l’expression d’une bourgeoisie nationale révolutionnaire. Par ailleurs, certaines révoltes dans les colonies (comme en Chine) furent soutenues dans la mesure où elles pouvaient servir soit de base au développement du capitalisme national libéré de toute domination coloniale, soit de détonateur potentiel d’une lutte de classe à l’intérieur du pays oppresseur. Ce dernier critère fut appliqué par Marx au cas de l’Irlande, car il estimait que la domination anglaise avait pour effet de retarder la lutte de la classe en Angleterre et de dévoyer sa conscience sur le terrain du chauvinisme.

Pour nous, la véritable question n’est pas de savoir si Marx et Engels ont eu raison ou tort de soutenir tel ou tel mouvement de national. Dans certains cas, comme celui de l’Irlande, la possibilité d’une libération nationale était déjà anéantie alors que Marx continuait à la soutenir ; dans d’autres cas, un tel soutien fut, après coup, amplement justifié. I1 est important de comprendre le cadre qu’utilisaient les communistes pour déterminer le caractère progressiste ou réactionnaire d’un mouvement national. Ils ne fondaient pas leur jugement sur les “sentiments” des peuples opprimés, ni sur un droit éternel à l’autodétermination nationale, ni même sur les conditions particulières à tel ou tel pays. “Leurs prises de position, correctes ou erronées, étaient invariablement déterminées par rapport à un axe intangible : ce qui, à l’échelle mondiale, favorisait le mûrissement des conditions de la révolution prolétarienne était “progressif et devait recevoir l’appui des ouvriers” (M. Bérard, « Rupture avec Lutte ouvrière et le trotskisme », p. 46).

• Deuxièmement, les communistes avaient compris la nature capitaliste des luttes de libération nationale, et par conséquent, la nécessité pour le prolétariat d’être politiquement indépendant par rapport à la bourgeoisie, même lorsqu’il la soutenait contre l’absolutisme. Il n’y avait pas l’illusion d’une quelconque lutte nationaliste qui aurait pu aboutir au “socialisme” ou à un “Etat ouvrier” ; ceci est, en fait, une des grandes mystifications qu’utilisent les staliniens et les trotskistes (on la retrouve dans l’idée que des régimes staliniens tel que la Chine, Cuba, le Vietnam, etc., auraient un caractère prolétarien). Durant l’ère de la révolution bourgeoise et du capitalisme ascendant, le prolétariat pouvait avoir ses organisations permanentes propres ; et donc la stratégie de “soutien critique” aux fractions progressistes était une possibilité. Bien qu’il y eût un danger pour le prolétariat de voir la bourgeoisie se retourner contre lui, dès qu’elle en avait la possibilité (comme pendant la Révolution de 1848), celle-ci s’est souvent appuyée sur la classe ouvrière comme avant-garde dans les guerres de libération nationale et pouvait, à cette époque, tolérer l’existence indépendante d’organisations de masse prolétariennes au sein de la société. La lutte du prolétariat pour les “libertés démocratiques” (libertés d’association, de presse, liberté syndicale) n’était pas alors la mystification qu’elle est devenue dans la période de décadence du capitalisme où la bourgeoisie est incapable d’accorder aucune réforme véritable. C’est donc en poursuivant ses propres buts que la classe ouvrière pouvait dans un sens participer à des guerres nationales et non comme pure et simple chair à canon.

LA QUESTION NATIONALE À L’AUBE DE LA DÉCADENCE DU CAPITALISME

Pendant la période ascendante du capitalisme, il a pu y avoir, dans un cadre bien précis, un débat au sein du mouvement ouvrier sur le soutien à certaines luttes nationales. Après 1914, lorsque le système est définitivement entré dans sa phase de déclin et de crise historique permanente, ce débat s’est prolongé du fait du décalage inévitable entre les conditions historiques objectives et la conscience subjective du prolétariat. Les révolutionnaires de la fin du XIXe siècle avaient déjà assimilé certaines positions de classe fondamentales comme la nécessité de la destruction de l’État bourgeois (grâce à l’expérience de la Commune de Paris) ; mais d’autres positions de classe ne purent être définitivement établies qu’à travers la dure expérience de la première guerre impérialiste et de la vague révolutionnaire qui la suivit. C’est à ce moment-là que fut définitivement établi le caractère contre-révolutionnaire des syndicats, du parlementarisme et de la social-démocratie. Malgré cela, il était possible pour une organisation, pendant cette période agitée, d’être fondamentalement révolutionnaire tout en ayant encore de profondes illusions quant à la nature de ces institutions. Tant que persistait l’élan révolutionnaire de la classe, ses émanations politiques pouvaient éventuellement corriger les erreurs et confusions à la lumière de son expérience ; c’est seulement avec la disparition définitive de la vague révolutionnaire que les frontières de classe entre les organisations se sont clairement définies, et ce qui passait autrefois pour des erreurs devint la politique courante de tendances contre-révolutionnaires. En ce sens les bolcheviks, en dépit de leurs confusions sur de nombreux points, sont restés pendant un certain temps l’avant-garde du mouvement révolutionnaire mondial. Mais leur incapacité à tirer toutes les leçons de la nouvelle période contribua à faire d’eux les instruments de la contre-révolution. Ce ne fut pas seulement sur la question des syndicats, du parlement et de la social-démocratie que les bolcheviks, sous la pression de la contre-révolution montante, tentèrent de répondre en appliquant les schémas valables pour la seule période précédente, mais également sur la question nationale.

En effet, le débat sur la question nationale avait rejailli peu de temps avant que la guerre impérialiste mondiale ouvre, sans aucune ambiguïté, la nouvelle période. Après 1871, la bourgeoisie des principaux pays capitalistes ne s’engageait plus de la même manière dans des guerres nationales ; la soif impérialiste de la fin du XIXe siècle exprimait l’accélération du capitalisme vers son apogée ; mais en atteignant ce point il s’approchait aussi de son déclin. Les signes avant-coureurs d’une nouvelle ère – l’escalade impérialiste, l’intensification des problèmes économiques, la montée générale de la lutte de classe – ont été reconnus et débattus pendant la période d’avant-guerre, au sein du mouvement ouvrier.

Ainsi, par exemple, Rosa Luxembourg, comprenant que la nature de la Russie avait changé depuis l’époque de Marx, se prononça contre l’indépendance de la Pologne. La Russie se développait désormais rapidement, en tant que grande nation capitaliste ; de ce fait, la bourgeoisie polonaise voyait ses intérêts liés au capital russe. En même temps, l’alliance des ouvriers russes avec les ouvriers polonais était possible et Rosa Luxembourg pressait la social-démocratie de faire tout ce qui était en son pouvoir pour la favoriser, au lieu de faire campagne pour l’indépendance de la Pologne qui n’aurait fait qu’isoler les ouvriers polonais. Malgré cela, elle maintenait que la tâche immédiate des ouvriers russes et polonais était l’établissement d’une République démocratique unifiée et non la révolution socialiste. De plus, elle a apporté un soutien total au soulèvement national grec contre les Turcs en 1896 et affirmait dans Réforme et révolution (1898) que l’ère de la décadence historique du capitalisme n’était pas encore ouverte. Ses divergences avec le reste de la social-démocratie étaient encore d’ordre stratégique : la discussion se situait au niveau du résultat le plus favorable que pourraient avoir les évènements mondiaux pour les ouvriers à l’intérieur de la société capitaliste. A cette époque, la question de l’unification révolutionnaire immédiate du prolétariat mondial n’avait pas encore été posée en liaison directe avec la réalité.

Les débats dans la social-démocratie à cette époque exprimaient néanmoins le changement des conditions historiques. D’un côté, la position de Rosa Luxembourg montrait une réelle compréhension de la nécessité de s’adapter à ce changement, de l’autre l’incapacité de la social-démocratie à comprendre les nouveaux développements de la situation, témoignant non seulement de sa sclérose mais manifestait aussi sa régression par rapport à la cohérence de la Première Internationale. Cette régression était plus ou moins le résultat inévitable du rôle qu’elle jouait dans le mouvement ouvrier. En effet, son rôle principal était de lutter pour des réformes et cette lutte pour des réformes avait eu lieu sur un terrain spécifiquement national, pendant cette période de stabilité du capitalisme. Les réformistes pouvaient alors facilement soutenir que les ouvriers avaient de nombreux intérêts en commun avec leur propre nation, dans la mesure où la bourgeoisie avait pu concéder des réformes. En 1896, la Seconde Internationale commença à adopter la formule fatale d’un “droit” des nations à l’autodétermination, valable pour tous les peuples. Les décades qui ont suivi devaient rendre claires les conséquences d’une telle position.

 

La position des bolcheviks

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De par leur scission avec les mencheviks en 1903, les bolcheviks montraient clairement qu’ils se situaient à l’aile révolutionnaire de la Seconde Internationale. Malgré cela, leur position sur la question nationale était celle du centre de la social-démocratie : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes restait inscrit dans leur programme de 1903. Malgré les oppositions qui s’exprimaient tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du Parti, les bolcheviks ont conservé leur position avec un acharnement qui ne s’expliquait que par le fait que la Russie tsariste restait le représentant par excellence de l’oppression nationale (“la prison des peuples”) ; et en tant que parti principalement “grand russe” (géographiquement parlant), ils pensaient que soutenir les peuples opprimés par la Russie à faire sécession était la meilleure politique pour gagner leur confiance. Bien que cette position fût erronée (l’histoire nous l’a prouvé), elle restait basée sur une perspective de classe. Dans cette période où les “sociaux impérialistes” allemands, russes et autres plaidaient contre la lutte de libération nationale des peuples opprimés par les impérialismes allemand et russe, les bolcheviks mettaient en avant le slogan “d’autodétermination nationale” comme moyen de miner ces impérialismes et créer les conditions de l’unification de tous les ouvriers.

Ces positions trouvent leur expression la plus claire dans les textes de Lénine de cette période et jusque pendant la guerre (la position de Lénine était toujours la position officielle des bolcheviks). Mais avant et après 1917, il y eut une importante opposition à cette question dans la gauche du parti et notamment de la part de Boukharine, Dzerzkinsky et Piatakov. Boukharine, en particulier, basait sa position sur une analyse de l’économie mondiale et de l’impérialisme qui, disait-il, rendaient l’autodétermination nationale utopique et incompatible avec la dictature du prolétariat. Comme Marx et Engels, Lénine voyait le caractère bourgeois des luttes de libération nationale ; et de plus, il reconnaissait la nécessité d’une approche historique de ce problème.

Dans le “Droit des nations à l’autodétermination”, il affirmait que pour les partis révolutionnaires des pays occidentaux développés, cette revendication était devenue inutile car la bourgeoisie y avait déjà achevé ses tâches d’unification et d’indépendance nationale. I1 utilisait pour ces pays la méthode que Marx avait appliquée par rapport au capitalisme du XIXe siècle :

“C’est parce que la Russie et les pays voisins traversent cette époque, et uniquement pour cela, qu’il nous faut dans notre programme un paragraphe relatif au droit des nations à disposer d’elles-mêmes” (« Du Droit des nations à disposer d’elles-mêmes », 1914).

Selon Lénine, les mouvements de libération nationale qui florissaient dans les colonies à cette époque avaient un contenu progressiste par le fait qu’ils étaient le fondement d’un développement capitaliste indépendant et par conséquent contribuaient à la formation d’un prolétariat. Dans ces pays, la lutte contre les structures sociales pré-capitalistes créait les conditions pour une lutte de classe “normale” entre bourgeoisie et prolétariat ; et c’est en ce sens que Lénine se prononçait pour la participation critique de la classe à ses luttes :

“Dans tout nationalisme bourgeois d’une nation opprimée, il existe un contenu démocratique général dirigé contre l’oppression ; et c’est ce contenu que nous appuyons sans restrictions, tout en le séparant rigoureusement de la tendance à l’exclusivisme national, en luttant contre la tendance du bourgeois polonais à écraser le juif, etc.” (ibidem).

Une telle position implique évidemment que la bourgeoisie est encore capable de lutter pour les libertés démocratiques et donc que le prolétariat peut participer à ces luttes tout en défendant sa propre autonomie politique. En d’autres termes, la révolution bourgeoise était encore à l’ordre du jour dans ces régions. Le prolétariat des régions arriérées devait soutenir de tels mouvements parce qu’ils pouvaient garantir les libertés démocratiques nécessaires à la lutte de classe, et parce qu’ils contribuaient au développement numérique du prolétariat mondial. De leur côté, les ouvriers des pays développés et oppresseurs devaient soutenir ces luttes dans la mesure où elles contribuaient à affaiblir leur “propre” nation et à leur gagner la confiance des masses des pays opprimés (sur cette question, une stratégie réciproque fut envisagée selon laquelle les révolutionnaires de ces nations ne préconisaient pas la sécession mais insistaient plutôt sur la nécessité de l’union avec les ouvriers des pays oppresseurs).

Dans les textes de Lénine sur la question nationale, il y a un curieux manque de clarté sur le fait de savoir si la révolution bourgeoise se fait avant tout contre le féodalisme autochtone ou contre l’impérialisme étranger. Dans bien des cas ces deux forces étaient également ennemies du développement capitaliste national, et même parfois l’impérialisme maintenait délibérément des structures pré-capitalistes au dépens du capitalisme indigène (à dire vrai la plupart de ces structures pré-capitalistes n’étaient pas du tout féodales mais des variantes du despotisme asiatique). Par ailleurs, les classes dominantes pré-capitalistes s’opposaient souvent violemment au capitalisme occidental qui les menaçait de disparition. Cela n’empêchait pas Lénine de conclure dans l’Impérialisme stade suprême du capitalisme (1916) que les révolutions bourgeoises étaient encore possibles dans les colonies.

Pour Lénine, l’impérialisme est, par essence, un mouvement des pays développés pour compenser la baisse intolérable du taux de profit due à la composition organique élevée du capital dans les métropoles. Dans “l’Impérialisme”, Lénine aborde le phénomène de l’impérialisme de façon surtout descriptive et ne parvient pas à poser clairement la question de l’origine de l’expansion impérialiste. Mais l’idée que les capitaux des métropoles sont obligés de s’étendre aux colonies à cause de leur composition organique élevée est inscrite en filigrane : dans ses concepts de “surabondance de capitaux” et de “super-profits” obtenus par l’exportation de capitaux dans les colonies. La caractéristique de l’impérialisme est donc l’exploitation de capital dans les colonies en vue d’obtenir un taux de profit plus élevé dans la mesure où la main-d’œuvre y est moins chère et les matières premières abondantes. Les pays capitalistes avancés étaient ainsi devenus les parasites des colonies dont ils tiraient des “super-profits” et de l’exploitation desquelles dépendaient leur survie même – ainsi s’explique l’affrontement impérialiste mondial pour conserver la possession et conquérir des colonies. Comme on le voit, une telle vision divise le monde en nations opprimantes et impérialistes et en nations opprimées dans les régions colonisées. La lutte mondiale contre l’impérialisme requérait non seulement les efforts révolutionnaires du prolétariat des pays développés mais aussi les mouvement de libération nationale qui, en réalisant leur indépendance nationale et en brisant le système colonial, pouvaient porter un coup fatal à l’impérialisme mondial.

I1 est bien clair que Lénine n’a jamais adhéré aux idioties “tiers-mondistes” de ceux qui se réclament de lui aujourd’hui, et selon lesquels les luttes de libération nationale provoqueraient par “l’encerclement” des métropoles capitalistes le soulèvement révolutionnaire du prolétariat de ces métropoles, les mouvements de libération nationale ayant en eux-mêmes un caractère “socialiste” d’après les maoïstes, les trotskistes ‘mandéliens’ et autres.

Cependant dans les textes de Lénine sur l’impérialisme on trouve les germes d’une telle confusion : en effet, pour lui, “l’aristocratie ouvrière” représentait une couche du prolétariat métropolitain “achetée” par les “super-profits” coloniaux dans le but de trahir sa classe ; cette idée peut facilement se transformer en une conception tiers-mondiste selon laquelle la classe ouvrière “occidentale” toute entière aurait été intégrée au capitalisme par l’exploitation impérialiste du tiers-monde (l’important regain des luttes ouvrières, depuis 1968, a apporté un démenti cinglant à cette “superbe” théorie). De plus, l’idée que les luttes de libération nationale peuvent affaiblir l’impérialisme de façon fatale a été reprise de plus belle par ceux qui, aujourd’hui, veulent justifier leur soutien aux mouvements nationalistes et staliniens du tiers-monde. Mais plus grave encore que ces monstruosités engendrées par la théorie de Lénine, est le fait qu’elle a servi de base à la politique des bolcheviks une fois au pouvoir, politique qui, comme nous le verrons, devait contribuer activement à la défaite du prolétariat mondial à cette époque.

La critique des bolcheviks par Rosa Luxembourg

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La critique de Rosa Luxembourg des luttes de libération nationale en général, et de l’attitude des bolcheviks en particulier par rapport à cette question, est de loin la plus clairvoyante à cette époque car elle s’appuie sur une analyse de l’impérialisme mondial beaucoup plus profonde que celle développée par Lénine. Dans des textes comme l’Accumulation du capital (1913) et la Brochure de Junius (1915), elle montre que l’impérialisme n’est pas simplement une forme de pillage commis par les pays développés au dépens des nations arriérées mais qu’il est l’expression de l’ensemble des rapports capitalistes mondiaux :

“La politique impérialiste n’est vas l’essence d’un pays ou d’un groupe de pays. Elle est le produit de l’évolution mondiale du capitalisme à un moment donné de sa maturation. C’est un phénomène international, un tout inséparable qu’on ne peut comprendre que dans ses rapports réciproques et auquel aucun État ne saurait se soustraire” (Brochure de Junius).

Pour Rosa Luxembourg, la baisse du taux de profit n’est pas la cause principale de la crise historique du capitalisme ; en effet, prise isolément, cette baisse est constamment compensée par l’augmentation de la compétitivité. Pour elle, donc, la raison principale doit être recherchée au niveau de la réalisation de la plus-value. Dans l’Accumulation et dans l’Anti-critique, elle démontre que la totalité de la plus-value extraite de l’ensemble de la classe ouvrière ne peut être réalisée uniquement à l’intérieur des rapports sociaux capitalistes car les ouvriers, dont les salaires ne représentent pas la totalité de la valeur créée par leur force de travail, ne peuvent racheter toutes les marchandises qu’ils produisent. En même temps l’ensemble de la classe capitaliste (y compris dans ce cas toutes les couches payées avec les revenus capitalistes) ne peut se permettre de consommer toute la plus-value puisqu’une partie de celle-ci doit servir à la reproduction élargie du capital et donc être échangée. Par conséquent, le capital global est constamment obligé de trouver des acheteurs en dehors des rapports sociaux capitalistes. Dans les premières étapes du développement du capitalisme, il existait de nombreuses couches non capitalistes à l’intérieur même des aires géographiques où il se développait (paysans, artisans, etc.) qui pouvaient servir de base à une expansion normale du capital ; mais déjà à cette époque, il y avait une tendance constante à rechercher des marchés à l’extérieur de ces aires : en Grande-Bretagne, la révolution industrielle fut stimulée dans une large mesure par la demande provenant des colonies. Mais lorsque les rapports de production capitalistes furent complètement généralisés au sein des pays industriels d’origine, l’avancée de la production capitaliste en direction du reste du monde s’est accélérée. A partir de ce moment-là, la concurrence entre capitaux privés dans le cadre du marché intérieur fut peu à peu reléguée au second plan par rapport à la concurrence entre nations pour la conquête des dernières régions pré-capitalistes du globe. C’est là que réside le fondement de l’impérialisme qui est simplement l’expression d’une concurrence capitaliste “normale” sur une échelle “inter-nationale” mais qui possède une caractéristique distinctive à savoir qu’elle est prise en charge par le pouvoir d’État. Tant que le développement impérialiste était limité à quelques pays développés vers un secteur non-capitaliste encore considérable sur la planète, la concurrence demeurait relativement pacifique, abstraction faite du point de vue des peuples pré-capitalistes qui furent complètement dépouillés par les cartels impérialistes (comme en Chine et en Afrique). Mais dès que les rapports capitalistes se furent étendus au monde entier et que les marchés furent totalement répartis, la concurrence a pris inévitablement un caractère violent et ouvertement agressif. Aucune nation, qu’elle fût développée ou arriérée, n’a pu rester à l’écart des tourbillons de la concurrence puisque chacune avait été entraînée irrésistiblement dans le panier de crabes de la concurrence et ce dans un marché mondial saturé.

Rosa Luxembourg a décrit un processus historique global, un processus unifié, parce qu’elle a compris en fin de compte que tout est déterminé par le développement du marché mondial ; elle a été capable de voir qu’on ne pouvait diviser le monde en parties historiquement différentes : d’un côté un capitalisme sénile, de l’autre un capitalisme jeune et dynamique. Le capitalisme est un système global qui connaît une apogée et un déclin en tant qu’unité dont les différentes relations en son sein sont entièrement interdépendantes. L’erreur fondamentale de Lénine était d’affirmer que, dans certaines parties du monde, le système peut encore être “progressiste” et même révolutionnaire alors qu’il se décompose ailleurs. La conception léniniste selon laquelle le prolétariat aurait des tâches différentes selon l’aire géographique dans laquelle il se trouve part d’une vision du monde divisé en nations isolées ; nous retrouvons le même cadre erroné dans la conception de l’impérialisme.

C’est en partant du développement du marché mondial que Rosa Luxembourg a pu comprendre pourquoi les luttes de libération nationale n’étaient plus possibles dans un monde divisé en nations impérialistes. En effet, il ne pouvait plus y avoir d’expansion réelle du marché mondial (la première guerre impérialiste mondiale l’a prouvé définitivement), mais seulement une redistribution violente des marchés existants. Sans la révolution socialiste, la logique de ce processus est l’effondrement de la civilisation. Dans ce contexte, il était impossible à tout nouvel État d’apparaître sur le marché mondial de façon indépendante où de mener à bien le processus de l’accumulation primitive en dehors de cette barbarie générale. Donc, comme le dit Rosa Luxembourg, “dans le monde capitaliste contemporain, il ne peut y avoir de guerre de défense nationale” (Brochure de Junius).

La seule possibilité pour une nation, petite ou grande, de se “défendre” était de s’allier à un impérialisme contre les attaques d’un autre impérialisme et d’avoir elle-même une attitude impérialiste vis-à-vis de nations plus faibles, et ainsi de suite. Tous ces “socialistes” qui ont appelé pendant la Seconde Guerre mondiale à une quelconque défense nationale n’ont en fait servi que d’apologistes et d’agents recruteurs à la bourgeoisie impérialiste.

Bien que Rosa Luxembourg ait eu certaines confusions quant à la possibilité d’autodétermination nationale après la révolution socialiste et bien qu’elle n’ait jamais pu développer complètement sa position, tous ses efforts visaient à démontrer que les forces productives étaient entrées, violemment et définitivement, en conflit avec les rapports de production capitalistes, y compris aussi avec le cadre national devenu trop étroit. Les guerres impérialistes étaient le signe évident de ce conflit insurmontable et du déclic irréversible du mode de production capitaliste. C’est pour cela que les guerres de libération nationale, qui étaient auparavant une expression de la bourgeoisie révolutionnaire, ont perdu leur contenu progressiste et se sont transformées de surcroît en guerres impérialistes féroces menées par une classe dont l’existence est devenue un obstacle au progrès de l’humanité.

La capacité de Rosa Luxembourg à comprendre le fait que toute la bourgeoisie nationale ne pouvait agir qu’à l’intérieur du système impérialiste l’amena à critiquer sévèrement la politique nationale menée par les bolcheviks après 1917. Dans l’intention de gagner les masses de Finlande, l’Ukraine, la Lituanie, etc., à la révolution, les bolcheviks ont accordé l’indépendance à ces pays ; et Rosa Luxembourg a montré qu’en réalité c’est le contraire qui s’est produit :

“L’une après l’autre, ces “nations” ont utilisé la liberté qu’on venait de leur offrir pour s’allier en ennemies mortelles de la Révolution russe à l’impérialisme allemand et pour transporter sous sa protection en Russie même le drapeau de la contre-révolution” (la Révolution russe, 1918).

I1 était en effet purement utopique de penser qu’à l’ère de la révolution prolétarienne, qui plus est aux frontières mêmes du bastion de la révolution, il puisse y avoir convergence d’intérêts entre le prolétariat et la bourgeoisie, d’autant plus qu’aucune des deux classes ne pouvait plus tirer un quelconque bénéfice de “l’indépendance nationale”. A l’heure de la lutte finale, à l’heure de la lutte à mort, le mot d’ordre du “droit des peuples à disposer d’eux-mêmes” présentait un immense danger dans le fait qu’il servait de justification idéologique à la bourgeoisie pour défendre ses intérêts, c’est-à-dire à cette époque pour écraser le prolétariat révolutionnaire. Et, en effet, c’est avec ce slogan que la bourgeoisie des pays périphériques de la Russie a massacré les communistes, dissout les soviets et permis aux armées de l’impérialisme allemand ainsi qu’aux armées blanches d’utiliser ces territoires comme têtes de pont. Et même pour la bourgeoisie, l’autodétermination nationale n’avait pas de sens ; à peine étaient-elles libérées de l’Empire russe que les petites nations de l’Europe de l’Est tombaient sous la botte de l’impérialisme allemand ou d’autres et, depuis, elles n’ont fait qu’être ballottées d’une domination à une autre pour finalement se retrouver sous la coupe de l’impérialisme “soviétique”. La politique pratiquée par les bolcheviks a non seulement laissé libre cours à la contre-révolution dans les pays voisins mais, à plus grande échelle, elle a aussi donné plus de crédibilité à la bourgeoisie “démocratique” de la SDN, à Wilson et compagnie dont la propre version de “l’autodétermination nationale” entrait en complet antagonisme avec les objectifs du prolétariat international. Et depuis ce temps-là, la revendication du “droit” des nations à disposer d’elles-mêmes, défendue par les bolcheviks, a été utilisée par les staliniens, les néo-fascistes, les sionistes et autres charlatans pour justifier l’existence d’une kyrielle de petits impérialismes.

Rosa Luxembourg faisait sa critique en tant que révolutionnaire, profondément solidaire des bolcheviks et de la Révolution russe. Et tant qu’a duré la période révolutionnaire, tant que les bolcheviks tentaient d’agir dans le sens des intérêts de la révolution mondiale, leur politique nationale (entre autres) pouvait être critiquée un tant qu’erreur d’un parti prolétarien révolutionnaire. En 1918, effectivement, à l’époque de la critique de Luxembourg, les bolcheviks mettaient encore tous leurs espoirs dans le soulèvement du prolétariat à l’Ouest. Mais à partir de 1920, avec le reflux du mouvement révolutionnaire, ils ont commencé à perdre confiance dans la classe ouvrière internationale et leurs efforts ont de plus en plus porté sur l’établissement d’alliance entre la Révolution russe et les “mouvements de libération nationale” en Orient, qu’ils considéraient comme une terrible menace pour l’impérialisme mondial. Du congrès de Bakou en 1920 jusqu’au IVe Congrès de l’Internationale communiste en 1922, cette tendance est allée en se renforçant et une aide matérielle croissante était apportée aux mouvements nationalistes de tous ordres. Les conséquences désastreuses de cette politique ont à peine effleuré l’esprit de la bureaucratie bolchevik qui était de moins en moins capable de distinguer entre les intérêts nationaux immédiats de la Russie en tant que nation et ceux du prolétariat mondial.

Voyons le cas de Kemal Atatürk. Bien qu’il ait exécuté les leaders du PC turc en1921, les bolcheviks ont continué à voir un potentiel révolutionnaire dans son mouvement nationaliste. Ce n’est que bien plus tard, quand il a ouvertement cherché à faire alliance avec les impérialismes de l’Entente en 1923, que les bolcheviks ont reconsidéré leur politique à son égard ; mais, à ce moment-là, la politique étrangère de l’État russe n’avait plus rien de révolutionnaire. L’expérience avec Atatürk n’était pas un accident mais bel et bien une expression de la nouvelle période caractérisée par l’antagonisme absolu entre le nationalisme et la révolution prolétarienne et par l’impossibilité pour toute fraction de la bourgeoisie à se tenir en dehors de l’arène impérialiste. En Perse et en Extrême-Orient, la même politique menée par les bolcheviks se termina par un fiasco. La “révolution nationale” contre l’impérialisme était un mythe dangereux qui a coûté la vie à des millions de prolétaires et de communistes. Depuis, il est devenu de plus en plus évident que les mouvements nationalistes, loin d’ébranler l’hégémonie de l’impérialisme, ne pouvaient que servir de pions sur l’échiquier impérialiste. Quand un impérialisme est affaibli par tel ou tel mouvement national, c’est un autre impérialisme qui en tire le bénéfice.

La logique de la politique de l’État “soviétique” l’a mené à entrer sans ambiguïté dans la compétition impérialiste. Et alors que la révolution mondiale était en pleine déroute et que le prolétariat russe, décimé par la guerre civile et la famine, voyait ses dernières grandes tentatives pour reprendre le pouvoir écrasées à Petrograd et à Kronstadt, le parti bolchevik a fini comme patron et contremaître du capital national russe : dans la période de décadence, tout capital national n’a d’autre choix que d’être impérialiste et la politique étrangère de l’État russe, à partir du milieu des années 20 (y compris le soutien aux “mouvements de libération nationale”), ne pouvait plus être considérée comme une erreur commise par un parti prolétarien mais comme la stratégie impérialiste d’un grand État capitaliste. Et c’est ainsi que lorsque la politique d’alliance du Kominterm avec la “révolution nationale démocratique” en Chine a mené les ouvriers chinois au massacre après l’insurrection de Shanghai en l927, il ne s’agissait plus de la part de Staline ou du PC chinois de “trahison” ou bien “d’erreurs” ; en sabotant l’insurrection des ouvriers chinois, ils accomplissaient simplement leur fonction de classe en tant que fraction du capital mondial.

 

La question nationale depuis les années 1920 jusqu’à la seconde guerre mondiale

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Au début des années 20, la réaction du prolétariat contre la dégénérescence de la IIIe Internationale s’exprimait politiquement à travers ce qu’on appelait “l’ultra-gauche”. Celle-ci dénonçait avec force les tentatives du Kominterm d’utiliser les tactiques du passé alors que l’entrée du monde dans l’ère de la décadence les avait rendues caduques et réactionnaires et que la prise du pouvoir par le prolétariat était devenue une tâche immédiate. Comme la révolution était à l’ordre du jour dans les pays avancés, les principales polémiques entre la IIIe Internationale et son aile gauche concernaient la question de l’instauration de la dictature du prolétariat dans ces pays : le syndicalisme, les rapports parti-classe, le parlementarisme et le frontisme étaient à ce moment-là les problèmes les plus brûlants. Sur toutes ces questions, les communistes de gauche défendaient avec intransigeance une cohérence à peine dépassée par le mouvement communiste depuis ce temps-là.

Par contre, ils étaient beaucoup moins clairs sur les questions nationale et coloniale qui avaient pour eux une moindre importance immédiate. Bordiga, en particulier, continuait à soutenir la thèse léniniste d’une révolte “progressiste” dans les colonies s’alliant à une révolution prolétarienne dans les pays développés ; cette idée est encore aveuglément défendue par bon nombre de ses épigones. La Gauche allemande, de son côté, avait une vision bien plus claire que Bordiga, et la majorité du KAPD continuait à défendre la position de Luxembourg sur l’impossibilité des guerres de libération nationale. Görter, dans une série d’articles intitulés “la Révolution mondiale”, publiés dans le journal communiste de gauche anglais The Workers’ Dreadnought (9, 16, 23 février ; 1, 15, 29 mars 1924), attaquait le slogan bolchevik du droit des nations à disposer d’elles-mêmes et accusait ainsi la IIIe Internationale :

“Vous (…) soutenez les capitalismes naissants en Asie, vous préconisez la soumission du prolétariat asiatique à son propre capitalisme”.

Mais en même temps, Görter parlait de l’inévitabilité de révolutions démocratiques bourgeoises dans les pays arriérés et portait toute son insistance sur la prise du pouvoir du prolétariat en Allemagne, en Angleterre et en Amérique du Nord. Comme pour bien des positions de classe défendues par le KAPD, celui-ci fondait son rejet des luttes de libération nationale plus sur un vivant instinct de classe que sur une véritable analyse approfondie du développement du capitalisme en tant que mode de production mondial qui était entré dans sa phase de déclin à l’échelle mondiale. En fait, le bouillonnement de la phase révolutionnaire empêchait les communistes de saisir toutes les implications de la nouvelle période et ce n’est malheureusement qu’avec l’installation de la contre-révolution dans tous les pays qu’elles commencèrent à se dégager clairement.

Avec la défaite de la vague révolutionnaire de 1917-23 et la nouvelle redistribution impérialiste du marché mondial, les révolutionnaires furent forcés de réfléchir plus méthodiquement que jamais auparavant sur les raisons de cette défaite et sur les nouveaux développements du capitalisme. Ce travail de réflexion fut l’œuvre des fractions qui ont survécu à la désintégration du mouvement de la Gauche communiste à la fin des années 20.

Les restes de la Gauche italienne en exil, réunis autour de la revue Bilan, ont apporté la plus importante contribution à la compréhension de la décadence du capitalisme, en reprenant les thèses de Rosa Luxembourg sur la saturation du marché mondial pour analyser concrètement la nouvelle période et en reconnaissant l’inévitabilité d’une nouvelle guerre impérialiste mondiale en l’absence d’un surgissement prolétarien comme seul frein à cette marche.

C’est la défaite du prolétariat chinois qui, pour Bilan, a montré clairement la nécessité de revoir les anciennes tactiques coloniales. En effet, en 1927, dans une Chine en effervescence, les ouvriers de Shanghai ont mené une insurrection victorieuse qui leur a donné le contrôle total de la ville. Mais le PC Chinois, fidèle à la ligne prônée par le Kominterm de soutien aux “révolutions démocratiques nationales” contre l’impérialisme, a amené les ouvriers à offrir sur un plateau la ville à l’armée de Chiang Kaî Chek (que Moscou saluait alors comme le héros de la libération nationale chinoise). Avec l’aide des capitalistes locaux et de bandes de criminels, Chiang, vivement applaudi par toutes les forces impérialistes, a écrasé les ouvriers dans un bain de sang. Pour Bilan, ces évènements apportaient la preuve que :

“Les Thèses de Lénine au Second Congrès (de la IIIe Internationale) doivent être complétées par une transformation radicale de leur contenu. Ces thèses admettaient que le prolétariat apporte son soutien aux mouvements anti-impérialistes dans la mesure où ceux-ci créaient les conditions d’un mouvement prolétarien indépendant. A partir d’aujourd’hui on doit reconnaître à la suite de ces expériences que le prolétariat indigène ne peut apporter aucun soutien à ces mouvements : il peut devenir le protagoniste d’une lutte anti-impérialiste dans la seule mesure où il relie sa lutte à celle du prolétariat international afin de faire un bond analogue dans les colonies à celui qu’ont fait les bolcheviks qui furent capables de conduire le prolétariat d’un régime féodal à la dictature prolétarienne’’ (Bilan, n° 16, février-mars 1955, “Résolution sur la situation internationale”).

Bilan comprenait donc que la contre-révolution était mondiale et que, dans les colonies comme partout ailleurs, le capitalisme ne pouvait survivre que par “la corruption, la violence et la guerre pour éviter la victoire de l’ennemi qu’il avait lui-même engendré, le prolétariat des pays colonisés” (Bilan n° 11, septembre 1934, “Problèmes de l’Extrême-Orient”).

Mais mieux que ceci encore, Bilan a dégagé de la réalité l’idée que, dans ce monde dominé par les rivalités impérialistes et qui se dirigeait vers une nouvelle guerre mondiale, les conflits dans les colonies ne pouvaient servir que de terrains d’essai à de nouvelles conflagrations générales. C’est donc en se basant sur cette analyse que Bilan refusa d’apporter son soutien à l’un ou l’autre camp dans les conflits inter-impérialistes qui se sont succédé dans les années 30 : Chine, Éthiopie, Espagne. Face à la bourgeoisie qui se préparait à une nouvelle guerre, Bilan affirmait :

“La position du prolétariat dans tous les pays doit consister en une lutte sans merci contre toutes les positions politiques qui tentent de le rattacher à la cause d’une constellation impérialiste ou d’une autre ou à la cause de telle ou telle nation coloniale, une cause qui a pour fonction de cacher au prolétariat le véritable caractère du nouveau carnage mondial” (Bilan, n° 16, ibidem).

Seuls les communistes de conseils hollandais, américains et quelques autres avec la Gauche italienne ont évité les pièges mortels de l’impérialisme dans les années 30. En 1935-36, Paul Mattick écrivait un long article intitulé “Luxembourg contre Lénine” (la première partie parut dans Modern Monthly, septembre 1935 ; la seconde dans International Council Correspondance, vol. II, n° 8, juillet 1936) dans lequel il soutenait 1’analyse économique de Lénine contre celle de Rosa Luxembourg, mais il défendait néanmoins la position de celle-ci sur la question nationale contre celle de Lénine.

Les critiques de Rosa Luxembourg sur la politique nationale des bolcheviks, écrivait-il, semblent apparemment erronées. Au moment où avait lieu cette polémique, la menace essentielle pour l’État soviétique semblait venir d’une attaque militaire par les puissances impérialistes ; et bien que Rosa ait démontré que les bolcheviks avaient, par leur politique nationale, permis l’ouverture d’une brèche dans leurs flancs, ils ont su résister aux agressions impérialistes et leur politique de soutien aux mouvements nationaux semblait même renforcer l’État russe. Mais comme le dit Mattick, le prix payé pour cela fut si élevé que les critiques de Rosa se sont révélées justifiées :

“La Russie bolchevik existe encore, c’est sûr ; mais non ce qu’elle était au début, non en tant que point de départ de la révolution mondiale, mais en tant que rempart contre elle” (Modern Monthly).

L’État russe a survécu mais uniquement sur la base du capitalisme d’État ; la contre-révolution n’était pas venue simplement de l’extérieur mais de l’intérieur aussi. Pour le mouvement révolutionnaire international, cette “tactique” de soutien aux guerres de libération nationale utilisée par la IIIe Internationale était devenue une arme sanglante contre la classe ouvrière :

“Les nations “libérées” ont formé un encerclement fasciste autour de la Russie. La Turquie “libérée” massacre les communistes avec les armes que lui a données la Russie. La Chine, soutenue dans sa lutte pour la liberté par la Russie et la IIIe Internationale, étrangle le mouvement ouvrier d’une façon qui nous rappelle le massacre de la Commune de Paris. Des milliers et des milliers de cadavres d’ouvriers sont le témoignage de l’exactitude de la conception de Rosa Luxembourg selon laquelle le slogan du “droit des nations à disposer d’elles-mêmes” n’est rien d’autre qu’une “sornette petite-bourgeoise”. Jusqu’à quel point la “lutte pour la libération nationale est une lutte pour la démocratie” (Lénine), les aventures nationalistes de la IIIe Internationale en Allemagne – aventures qui ont contribué à créer les pré-conditions de la victoire du fascisme – le révèlent clairement. Dix ans de concurrence avec Hitler pour le titre du nationalisme authentique ont fait des ouvriers des fascistes. Et Litvinov a célébré, à la Société des Nations, la victoire léniniste du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes à l’occasion du plébiscite sur la Sarre ? Vraiment, lorsqu’on voit cette évolution, on peut s’étonner que des gens comme Max Shachtman soient encore capables de dire aujourd’hui : “en dépit des critiques de Rosa vis-à-vis des bolcheviks sur leur politique nationale après la révolution, celle-ci fut néanmoins confirmée par les résultats” (Modern Monthly ; la citation de Shachtman vient de The New International, mars 1935).

Si une chose a été “confirmée par ses résultats”, c’est bien l’analyse de Rosa Luxembourg et des Gauches communistes et non la vieille position léniniste. Comme le prévoyaient Bilan et Mattick, les luttes nationales des années 30 n’étaient que les préparatifs à la Seconde Guerre impérialiste mondiale, une boucherie dans laquelle la Russie a joué un rôle de “partenaire à part entière”. I1 est bon de constater que tous ceux qui ont appelé le prolétariat à participer aux différentes confrontations nationales dans les années 30 n’ont pas hésité à prendre part à la Seconde Guerre mondiale. Les trotskistes qui ont appelé au soutien de Tchiang contre le Japon, de la République espagnole contre Franco, etc., ont persisté dans leur verbiage antifasciste et pro-libération nationale pendant la seconde boucherie impérialiste ; et, en appelant au soutien de “l’État ouvrier dégénéré”, ils ont même ajouté une nouvelle forme de défense nationale. Bien sur, il s’agissait-là de soutien “critique” aux impérialismes “démocratiques”.

La Seconde Guerre mondiale a clairement et combien douloureusement démontré l’impossibilité pour tout mouvement de “libération nationale” de combattre un impérialisme sans s’allier à un autre impérialisme. “L’héroïque Résistance antifasciste’’ en Italie, en France et ailleurs, les partisans de Tito, les “armées populaires” d’Ho-Chi-Minh et de Mao Tsé Toung, tous ceux-là et bien d’autres ont agi en appendices utiles des impérialismes alliés contre les impérialismes allemand, italien et japonais. Pendant et après la guerre, ils ont révélé leur nature de classe fondamentalement anti-prolétarienne, en appelant les ouvriers à s’entre-tuer, en contribuant à l’écrasement des grèves et des soulèvements ouvriers et en persécutant les militants révolutionnaires. Au Viêt-nam, en 1945, Ho-Chinh Minh a aidé les “impérialistes étrangers” à écraser la Commune ouvrière de Saigon. En 1948, Mao, entrant dans les villes de Chine, interdit toute grève et ordonne la poursuite normale du travail. En France, le maquis stalinien dénonce comme “collaborateurs fascistes” la poignée de communistes internationalistes qui avaient, pendant l’Occupation et la ‘’Libération’’, appelé la classe ouvrière à lutter contre les deux blocs. Ce même maquis “révolutionnaire” rejoignit, après la guerre, le gouvernement de De Gaulle et dénonce toute grève comme “l’arme des trusts”.

 

La situation après la deuxième guerre mondiale

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Durant cette période, le mouvement national dans les colonies a évolué de deux façons, s’inscrivant toutes deux dans la même dynamique qu’auparavant.

Tout d’abord, les années d’après-guerre voient une forte tendance vers une décolonisation relativement pacifique; en dépit de l’existence de mouvements nationaux puissants et quelquefois violents en Inde, en Afrique et ailleurs, “l’indépendance nationale” fut octroyée facilement à la plupart des anciennes colonies. Dans un article écrit en 1952, le groupe Internationalisme en France (qui s’était séparé de la Gauche italienne en 1944 sur la question de la formation du parti en pleine contre-révolution) analysait ainsi  la situation :

“Autrefois, dans le mouvement ouvrier, on a cru que les colonies ne pourraient s’émanciper que dans le contexte de la révolution socialiste. Très certainement en tant que “maillons les plus faibles de la chaîne impérialiste” permettant une exacerbation de l’exploitation et de la répression capitalistes dans ces aires, elles étaient particulièrement vulnérables aux mouvements sociaux. Leur accession à l’indépendance était toujours liée à la révolution dans les métropoles.

Cependant, nous avons vu, durant ces dernières années, la plupart des colonies accéder à l’indépendance ; la bourgeoisie coloniale s’est plus ou moins émancipée de la domination des métropoles. Ce phénomène, aussi limité qu’il soit en réalité, ne peut plus être compris dans le contexte de l’ancienne théorie qui voyait le capitalisme colonial commis un simple laquais de l’impérialisme, son courtier servile.

La vérité c’est que les colonies ont cessé de représenter un marché extra-capitaliste pour les métropoles ; elles sont devenues de nouveaux pays capitalistes. Elles ont donc perdu leur caractère de “débouché”, ce qui rend les vieux impérialismes plus ouverts aux revendications de la bourgeoisie coloniale. Ce à quoi il faut ajouter que les propres problèmes de ces impérialismes (dans une époque où ont eu lieu deux guerres mondiales) ont favorisé l’expansion des colonies. Le capital constant s’est détruit lui-même en Europe alors que la capacité productive des colonies ou des semi-colonies s’est accrue, menant à une explosion de nationalisme indigène (Afrique du Sud, Argentine, Inde, etc.). I1 est remarquable que ces nouveaux pays capitalistes, dès leur création en tant que nations indépendantes, passent au stade du capitalisme d’État, montrant les mêmes aspects qu’une économie orientée vers la guerre comme cela a été mis en évidence ailleurs :

“La théorie de Lénine et de Trotski n’a plus de sens. Les colonies se sont intégrées dans le monde capitaliste et l’ont même soutenu. I1 n’y a plus de ‘maillon plus faible’ : la domination du capital se répartit de façon égale sur toute la surface de la planète” (“L’Évolution du capitalisme et la nouvelle perspective”, Internationalisme, n° 45, 1952).

La bourgeoisie des anciens empires coloniaux, affaiblie par les guerres mondiales, fut incapable de maintenir ses colonies ; la désintégration “pacifique” de l’Empire britannique en est le meilleur exemple. Mais c’est surtout parce que les colonies ne pouvaient plus servir de base à la reproduction élargie du capital mondial (étant devenues elles-mêmes capitalistes) qu’elles ont perdu de l’importance aux yeux des principaux impérialismes (en fait ce sont les puissances coloniales les plus arriérées comme le Portugal qui se sont accrochées avec ténacité à leurs colonies). La décolonisation n’était que la formalisation d’un état de fait déjà existant : le capital n’était plus accumulé à travers l’expansion dans des régions pré-capitalistes, mais sur la base du cycle de la décadence : crise, guerre, reconstruction... et par le gaspillage de la production, etc.

Mais l’accession à l’indépendance politique des anciennes colonies ne signifie nullement une indépendance réelle vis-à-vis des principales puissances impérialistes. Après le colonialisme est venu le “néo-colonialisme” par lequel les grandes puissances maintiennent une domination effective sur les pays arriérés par une forte pression économique : imposition de taux de change inégaux, exportation des capitaux par des “sociétés multinationales” ou par l’État et leur prédominance sur le marché mondial qui forcent les pays du tiers-monde à adapter leurs économies aux besoins des capitalismes avancés (à travers la monoculture, l’implantation d’industries d’exportation à main-d’œuvre bon marché par des capitaux étrangers, etc.). Pour appuyer tout cela il y a évidemment la puissance armée des impérialismes dominants et leur empressement à intervenir politiquement et militairement pour défendre leurs intérêts économiques. Le Viêt-Nam, le Guatemala, la République Dominicaine, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, tous ces pays et bien d’autres ont été le théâtre de l’intervention directe d’un impérialisme voulant protéger ses intérêts contre un change­ment politique et économique inacceptable.

En fait, la décolonisation “pacifique” est plus une apparence qu’une réalité. Elle a lieu dans un monde dominé par des blocs militaires impérialistes et c’est le rapport de force entre ces blocs qui détermine les possibilités d’une décolonisation pacifique. Les pays développés ont bien accepté l’indépendance nationale mais seulement si les pays qui furent leurs colonies restaient dans le camp du bloc impérialiste dont ils font partie. Comme la Seconde Guerre mondiale n’a fait que repartager un marché mondial déjà saturé, la seule évolution possible est une nouvelle confrontation entre les puissances sorties dominantes de ce conflit : en premier lieu, l’Amérique et la Russie. En conséquence, la seconde tendance principale, après la Seconde Guerre mondiale, a été toute une nouvelle prolifération de guerres nationales à travers lesquelles les impérialismes dominants ont cherché à défendre ou à étendre les sphères d’influence qui ne leur avaient été que provisoirement accordées après la Seconde Guerre mondiale.

La guerre de Chine, la guerre de Corée, celle du Viêt-nam, celles du Moyen-Orient et de partout ailleurs, toutes ont été la conséquence du rapport de force établi après la Seconde Guerre mondiale, de l’incapacité persistante du capitalisme à subvenir aux besoins les plus élémentaires de l’humanité, ainsi que de l’extrême décomposition sociale des anciennes régions colonisées. Si, dans ces guerres, les principaux impérialismes se sont rarement affrontés de façon directe, tous les conflits locaux ont servi d’intermédiaire au conflit dominant des “super-puissances”. Tout autant que pendant la guerre mondiale, ces guerres ont montré l’incapacité des bourgeoisies locales à combattre la domination d’une puissance impérialiste sans tomber sous celle d’une autre. Lorsqu’une bourgeoisie nationale arrivait à échapper aux tentacules d’un bloc, elle tombait immédiatement dans les bras de l’autre. Donnons quelques exemples : au Moyen-Orient, les sionistes ont combattu les armées arabes que soutenaient les Anglais, avec des armes russes et tchécoslovaques ; mais les plans de Staline, qui cherchait à intégrer Israël dans le bloc russe, ont échoué et Israël s’est rangé dans l’orbite américaine. Depuis lors, la résistance palestinienne au sionisme, qui avait d’abord compté sur l’impérialisme allemand et britannique, est tombée entre les mains de puissances hostiles aux Etats-Unis et à Israël : l’Égypte, l’Arabie Saoudite, la Russie et la Chine. Au Viêt-nam, Ho-Chi-Minh a aidé les Français et les Anglais à vaincre les Japonais ; pris sous l’égide russe et chinoise, il a vaincu la France et infligé de rudes coups aux Américains. A Cuba, Castro ne s’est dégagé de l’influence américaine que pour tomber inéluctablement entre les mains de l’impérialisme russe. Sans aucun doute, ces guerres et ces réalignements affaiblissent ici où là telle ou telle puissance impérialiste. Mais chaque fois qu’une d’entre elles s’affaiblit, cela veut dire qu’une autre se renforce. Ce sont seulement ceux qui voient quelque chose de “non impérialiste” dans les régimes staliniens qui arrivent à trouver des éléments progressifs dans le passage d’un pays d’un bloc a un autre. Mais quelles que soient les contorsions théoriques ou autres fantaisies des trotskistes, des maoïstes et autres, dans le monde réel, la chaîne de l’impérialisme n’est pas rompue.

Ceci ne veut pas dire que les bourgeoisies locales sont toujours purement et simplement des marionnettes entre les mains des grandes puissances. Les bourgeoisies locales ont des intérêts particuliers et ces intérêts sont impérialistes eux aussi. L’expansion d’Israël dans les territoires arabes, 1’invasion du Sud Viêt-nam par le Nord Viêt-nam et son expansion dans des parties du Cambodge, les rivalités entre l’Inde et le Pakistan à propos du Cachemire et du Bengale, toutes obéissent à la loi d’airain de la concurrence capitaliste à l’époque de la décadence impérialiste. En plus d’être des agents des grands impérialismes en acceptant leur aide, leurs armes et leurs conseils, les fonctions des bourgeoisies locales deviennent purement et simplement impérialistes elles-mêmes dès qu’elles se saisissent du contrôle de l’État. Comme aucune nation ne peut vivre en autarcie absolue, il n’existe pas d’autre choix que de tenter de s’étendre aux dépens d’autres nations encore plus arriérées et de s’engager aussi dans une politique d’annexion, d’échange inégal, etc. A l’époque de la décadence capitaliste, toute nation est une puissance impérialiste. Il n’en reste pas moins que toutes les rivalités locales ne peuvent s’inscrire que dans le cadre plus global des rivalités qui opposent les principaux blocs impérialistes. Les petits pays doivent se plier aux exigences des grandes puissances pour pouvoir réaliser leurs propres intérêts locaux. Dans certains cas exceptionnels, une puissance auparavant secondaire peut prendre un rôle d’une importance considérable sur l’arène impérialiste mondiale ; la Chine, en raison de son étendue et de sa richesse en ressources naturelles en est un exemple ; l’Arabie Saoudite, pour le moment du moins, en est un autre. Mais l’apparition de nouveaux grands impérialismes affaiblit à peine l’emprise de la rivalité impérialiste dominante ; et même si l’on tient compte de ceux-ci, c’est la rivalité fondamentale entre l’URSS et les USA qui continue à dicter la politique mondiale. La Chine, par exemple, a rompu avec la Russie au début des années 60 et a tenté de pratiquer, pendant un certain temps, une politique d’autarcie. Mais l’approfondissement de la crise économique mondiale qui a eu pour conséquence un renforcement des deux blocs principaux a contraint la Chine à s’intégrer de plus en plus dans le bloc américain.

Toute l’évolution d’après-guerre a amplement démontré la fausseté de la tactique employée dans cette période et qui consistait à soutenir les mouvements de libération nationale pour affaiblir l’impérialisme. Loin d’affaiblir l’impérialiste, ces mouvements n’ont fait que renforcer son emprise sur le monde et mobiliser des fractions du prolétariat mondial au service d’un bloc impérialiste contre l’autre.

 

L’impossibilité de la “libération nationale”

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C’est le développement objectif du marché mondial qui a fait des authentiques luttes de libération nationale une impossibilité à notre époque. Le système capitaliste a abouti à une impasse historique. Après avoir socialisé les forces productives à un degré sans précédent et unifié l’économie mondiale comme aucun autre mode de production dans l’histoire ne pouvait le faire, le capital a atteint un point où les contradictions inhérentes à son mode de production empêchent l’achèvement de cette unification. Le mouvement de capital a fait de la communauté humaine mondiale une réalité potentielle, mais la réalisation de cette communauté ne peut résulter que de la destruction des rapports sociaux capitalistes et de l’instauration des rapports communistes par la classe ouvrière. En effet, la perpétuation du capitalisme ne fait pas que freiner le développement des forces productives mais menace même d’entraîner l’humanité à sa ruine. La saturation générale des marchés depuis 1914 a montré que le capitalisme n’est capable de survivre qu’en engendrant un cycle barbare de « crise, guerre et reconstruction » et depuis qu’en 1967 s’est ouverte une nouvelle phase de la crise, la seule issue pour le capitalisme aujourd’hui est une nouvelle guerre impérialiste mondiale. Seules la révolution prolétarienne et l’instauration de la dictature du prolétariat à l’échelle mondiale peuvent empêcher le capital de perpétrer ce crime ultime envers l’humanité.

Les rapports sociaux capitalistes – des rapports marchands généralisés basés sur le caractère de marchandise de la force de travail – sont entrés en conflit permanent avec les forces productives. Ce qui caractérise la crise historique du capitalisme, c’est précisément l’emprisonnement des forces productives dans la forme marchande ; ce qui empêche le caractère collectif et associé de la production capitaliste de servir de base à un mode de production véritablement socialisé. A partir du moment où l’humanité ne peut avancer qu’avec l’établissement d’un tel système socialisé, le seul projet progressif aujourd’hui, c’est la libération des forces productives de leur forme marchande et l’instauration du communisme, ce qui n’est possible qu’à l’échelle mondiale. En même temps que les rapports sociaux capitalistes sont entrés dans une phase de décadence, les formes du droit et de la propriété, qui sont une expression de ces rapports, interviennent directement dans le freinage des forces productives. Dans le passé, la nation était progressive parce qu’elle fournissait le cadre adéquat au libre jeu des rapports marchands et donc à l’unification croissante de la reproduction sociale, en opposition à l’atomisation imposée par les rapports de production féodaux. Et même si aujourd’hui, le capitalisme tend de plus en plus à éliminer la concurrence économique directe au sein de chaque nation. Le phénomène du capitalisme d’État et celui de l’impérialisme montrent clairement que le système ne peut dépasser la forme des blocs concurrentiels composés de capitaux nationaux. Aussi, loin de servir à unifier le processus de reproduction sociale, la nation aujourd’hui entrave son unification véritable. Dans un monde qui réclame la mise en place d’un système de production et de distribution rationnelle et planifié à l’échelle mondiale, la nation est devenue un anachronisme. L’aggravation de la crise historique du capitalisme met chaque jour plus en lumière son absurdité ; chaque nation tente de faire face isolément, ce qui exige, pour chacune, une infrastructure industrielle et agricole propre, une monnaie propre, des frontières propres. Les tentatives de chaque capital national à ne compter que sur lui-même aboutissent à la multiplication absurde des activités productives, ce qui se manifeste dans le terrible gaspillage de la capacité productive de la société qui caractérise le capitalisme décadent.

Parallèlement, l’inexorable aggravation de la concurrence entre les nations entraîne le plus terrible gaspillage de ressources économiques et humaines que le monde ait jamais connu : les guerres impérialistes. Tous les événements de ce siècle montrent que la bourgeoisie ne peut jamais agir en tant que classe véritablement internationale. Les tentatives de régulation du capital à l’échelle internationale (qui sont, de toute façon, des tentatives de cartels contre d’autres blocs impérialistes plus puissants) ne sont que passagèrement possibles comme le montre aujourd’hui l’effondrement face à la crise des accords monétaires internationaux et de la CEE.

C’est parce que le capital en tant que rapport social mondial est entré dans sa phase de déclin qu’il n’y a plus rien de progressif dans la formation de nouvelles nations où que ce soit. En tant que classe mondiale, la bourgeoisie a fini de jouer son rôle historique et est devenue un obstacle réactionnaire au progrès de l’humanité. Et si la bourgeoisie des grandes puissances capitalistes les plus hautement industrialisées se trouve dans l’incapacité d’être un facteur de développement des forces productives, ce ne peut être qu’encore plus vrai pour les bourgeoisies des pays arriérés dont l’économie est complètement dominée par les grands impérialismes et qui n’ont aucune possibilité de “rattraper” les pays avancés.

Même pendant la période de reconstruction qui a suivi la Seconde Guerre mondiale et au cours de laquelle les principaux pays capitalistes ont connu une phase de croissance économique sans précédent, la misère et le sous-développement du tiers-monde ont subsisté[1] [1], n’en déplaise aux théoriciens de la “société de consommation” et du “capitalisme sans crise”. Pendant cette période de reconstruction, la grande majorité des pays du tiers-monde a vu s’agrandir l’écart qui les séparait des économies des pays avancés : la stagnation économique ; un “boom démographique” qui a produit des millions de paysans sans terre et crevant de faim partout en Asie, en Amérique Latine et en Afrique ; la corruption officielle et une surproduction de couches d’intellectuels qu’on ne pouvait intégrer à l’économie ; le développement de maladies depuis longtemps disparues dans les pays avancés ; l’exploitation impitoyable par le capital national ou étranger des guerres, des coups d’État et une instabilité politique générale ; toutes ces réalités quotidiennes dans les régions sous-développées ont été le douloureux rappel du caractère purement fictif de la soi-disant “société de consommation”. Et lorsque aujourd’hui les pays capitalistes avancés s’empêtrent dans les filets d’un nouvel assaut de 1a crise généralisée, les pays arriérés ne peuvent connaître qu’une décomposition de plus en plus profonde. Parce qu’ils dépendent de l’impérialisme mondial, les vacillations des grandes nations provoquent leur effondrement. La crise frappe déjà quelques pays du tiers-monde d’une façon vraiment catastrophique, surtout ceux qui ne disposent pas de matières premières indispensables pour leur permettre de contrecarrer les pressions exercées par les principaux pays impérialistes qui tentent de rejeter les effets de la crise sur les pays plus faibles et, avec l’approfondissement de la crise, ces tentatives ne peuvent que s’intensifier. Des pays comme l’Éthiopie ou le Bangladesh ont déjà dû subir des récoltes insuffisantes et la famine, des inondations, l’inflation, la guerre et la récession. L’exemple du Bangladesh est particulièrement frappant pour montrer l’impossibilité de la libération nationale de nos jours. Le régime de Scheik Mujib qui a été mis en place grâce à une “guerre de libération nationale” appuyée par les Russes et les Indiens – contre leurs rivaux américains, pakistanais et chinois – s’est trouvé dans l’incapacité d’agir dans un sens quelconque si ce n’est celui d’une aggravation inéluctable de la crise qui frappe l’économie du Bangladesh. Selon les chiffres officiels (le Monde du 18/12/74), 27 800 personnes seraient mortes de faim dans les deux derniers mois de 1974 ; la seule réponse qu’a su apporter un régime manifestement incapable, c’est de réprimer tous ses adversaires politiques. Les régimes qui ont succédé à Mujib, après une série époustouflante de coups et contrecoups d’État, n’ont pu que suivre la lamentable voie qui leur était tracée par leur prédécesseur.

L’approfondissement de la crise mondiale a aussi fait taire ceux qui vantaient le magnifique “développement” qui semblait avoir lieu dans des points isolés du tiers-monde. On a souvent parlé du Brésil, par exemple, comme d’un “miracle économique” ; c’est ce que nous disaient de “savants bourgeois” tandis que certains “marxistes”, qui nient la saturation du marché mondial, y voyaient la preuve que le capital pouvait encore trouver bien des issues dans le développement du tiers-monde. En réalité, même pendant sa période de “boom”, c’est au prix d’une répression féroce de la classe ouvrière par la junte militaire, au prix d’une pauvreté persistante pour des millions de paysans et de lumpens, au prix d’un esclavage littéral et même du massacre de tribus indiennes, que l’expansion brésilienne a eu lieu. L’économie brésilienne était régie par les intérêts des impérialismes américain, japonais, allemand et autres, tous également rapaces et dont la principale préoccupation était de la saigner à blanc aussi vite que possible. Maintenant que la crise a dissipé le mirage de l’expansion, le ministre des Finances brésilien admet que toute la croissance de ces dernières années a été fondée entièrement sur du capital fictif. L’économie brésilienne se maintiendra donc tant que les autres capitaux feront semblant de croire à la réalité de ce capital (en réalité cette situation constitue un microcosme de toute l’économie mondiale qui s’appuie essentiellement sur la confiance accordée au dollar).

I1 est vrai que le tiers-monde a connu un développement, mais uniquement sur la base décadente d’un immense gaspillage, la base de toute l’accumulation capitaliste à notre époque. Dans tous les pays, il existe une croissance de certains secteurs limités (en général, au bénéfice d’un capital étranger) mais en même temps, les formes traditionnelles de l’économie sont acculées à l’effondrement sans qu’il ne leur soit offert aucune forme de remplacement, ni pour elles ni pour les couches sociales qui en vivaient. Et le prix payé dans les pays arriérés pour chaque nouvelle usine ou pour chaque nouveau travailleur industriel, c’est encore plus de bidonvilles, de lumpens, plus d’intellectuels sans emploi et encore plus de paysans sans terre. Bien que le nombre absolu de prolétaires ait augmenté pendant la période de décadence, leur proportion par rapport à la population mondiale a diminué et c’est dans le tiers-monde qu’elle reste le plus faible.

De façon générale, les pays du tiers-monde sont de pitoyables caricatures de second ordre des pays avancés en décadence. Chacun d’eux doit avoir un énorme appareil bureaucratique, de gigantesques dépenses militaires et de “prestige” (statues de héros nationaux, lignes de transport aérien nationales, etc.). Le Nigeria, par exemple, dépense 220 millions de livres par an pour son armée, ce qui représente 22,4 % de tout le budget du gouvernement fédéral. Le tiers-monde “goûte” également à d’autres “charmes” de l’accumulation capitaliste : un gaspillage intensif de l’environnement naturel, la pollution, la déshumanisation totale de la vie sociale, souvent intensifiée par le traumatisme de l’effondrement des cultures traditionnelles. Et bien des tendances fondamentales du capitalisme décadent (comme le capitalisme d’Etat) ont souvent progressé bien plus brutalement dans ces pays que dans les vieilles “métropoles”. Tous ces phénomènes expriment le fait que loin d’être de “jeunes” capitalismes “en développement”, tous ces pays ne sont que les secteurs les plus faibles d’un système mondial sénile.


[1] [2]  L’expression “tiers-monde” elle-même a été inventée par des commentateurs bourgeois pour décrire ce phénomène où 2/3 de l’humanité semblent avoir été exclus du “merveilleux” boom des années après-guerre.

 

Le nationalisme contre la classe ouvrière

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Pendant ce siècle, la bourgeoisie a pu maintenir sa domination de classe en imposant sa contre-révolution permanente, une attaque continue contre la classe ouvrière. Toutes les organisation de masse que la classe ouvrière avait créées au XIXe siècle (partis, syndicats, etc.) ont été intégrées au système capitaliste et font obstacle à la lutte prolétarienne. La bourgeoisie s’est mise à utiliser de formidables mystifications, qui vont de la télévision à la presse à sensation à l’Ouest, des manifestations de masse aux campagnes de propagande à l’Est. Chaque fois que la classe ouvrière a résisté à ces assauts de la bourgeoisie, celle-ci a mobilisé contre elle toutes les formes et toutes les forces de répression dont elle disposait : des polices anti-émeutes, des escadrilles de bombardiers, des spécialistes de la torture, des camps de travail, etc. Et chaque fois que la crise permanente du capital est apparue, comme une plaie ouverte au cœur du système, la bourgeoisie a sacrifié des millions de prolétaires dans les guerres impérialistes.

Les attaques de la bourgeoisie contre la classe ouvrière se font de plus en plus perfides en tout lieu et à tout moment où la crise atteint une plus grande intensité. Car les capitalistes n’ont d’autre choix que d’accroître l’exploitation dans la production, de réprimer physiquement les prolétaires qui résistent, et s’ils le peuvent de les mener à la guerre. Dans les régions arriérées du capitalisme, la force de la crise permanente se prêtait bien moins à l’utilisation des palliatifs qui ont permis à la bourgeoisie des pays avancés de modérer son attaque contre la classe ouvrière. Et dans ces pays, le prolétariat a subi pratiquement sans répit un degré d’exploitation et de brutalité que la bourgeoisie des pays avancés n’a osé employer que dans des moments de crise particulièrement aiguë. La réalité même de la vie menée par les prolétaires du tiers-monde a réfuté l’idée de Lénine selon laquelle les mouvements de libération nationale pourraient permettre l’établissement de régimes “démocratiques bourgeois” et, partant, à la classe ouvrière d’organiser son propre mouvement autonome. Le capital aujourd’hui ne peut permettre nulle part à la classe ouvrière de s’organiser de façon autonome et encore moins dans les pays des soi-disant “révolutions démocratiques nationales”.

La faiblesse économique de ces pays ne laisse pas d’autre choix à la bourgeoisie que de tenter d’extraire le maximum de plus-value (et vu la faible composition organique du capital dans ces régions, c’est la forme de plus-value “absolue” que celle-ci prend habituellement). A peine les forces de “libération nationale” sont-elles au pouvoir qu’elles transfèrent toute leur énergie du champ de bataille à la “bataille de la production”. Invariablement, les fronts de libération nationale renforcent les tendances capitalistes d’État qui marquent déjà profondément ces économies. Les nationalisations à grande échelle servent alors le double but d’étayer un capital national chancelant et de fonder une rhétorique populiste et “socialiste” qui tente de persuader les travailleurs de s’éreinter pour le plus grand bien de “leur” économie nationale. En fait, ces régimes ne peuvent pas offrir grand-chose de plus à la classe ouvrière que des consolations idéologiques de ce genre. C’est ce que fit le leader du FRELIMO avertissant la classe ouvrière, peu après qu’il eût pris le pouvoir, de la façon suivante : “La liberté signifie le travail et la fin de la paresse”. Des usines de Corée du Nord jusqu’aux plantations de sucre de Cuba, le message est le même. L’idéologie de la “construction du socialisme” est utilisée pour masquer des formes d’exploitation les plus féroces et les plus primitives et dont l’État russe stalinien a été le pionnier il y a quelques dizaines d’années : le travail aux pièces, les heures supplémentaires obligatoires, la militarisation de la production, l’intégration complète des organisations “ouvrières” à l’État. Tant qu’il y aura des tiers-mondistes, des libéraux et des gauchistes, il y aura des gens pour s’enthousiasmer sur “l’héroïque esprit de sacrifice” des pays “socialistes” du tiers-monde. L’admiration que portent à ces régimes beaucoup d’écrivains et de politiciens bourgeois, c’est une admiration de classe pour la capacité du castrisme, du maoïsme ou du “socialisme africain” à la Nyerere, à mystifier la classe ouvrière et à la convaincre de s’identifier à ses propres exploiteurs. La bourgeoisie des pays avancés a profondément besoin d’une telle idéologie aujourd’hui.

Mais ce que ces admirateurs bourgeois ne sont pas capables de voir, c’est qu’en dépit des mystifications, la classe ouvrière n’est intégrée nulle part et qu’après comme avant, la lutte de classe continue, même dans les régimes les plus “progressistes” du tiers-monde ; la récente vague de grèves en Chine brisée par les jaunes du PCC en est un éloquent témoignage. Derrière le verbiage socialiste du “sacrifice volontaire” se cache toujours la menace omniprésente de la répression par la police militaire ; et pour cette raison, le leader du FRELIMO a dû ajouter à sa définition de la liberté qu’il n’y aurait pas de place pour les grèves dans le nouvel ordre social au Mozambique.

Au XIXe siècle, la révolution bourgeoise a presque toujours permis d’instaurer des régimes plus ou moins démocratiques qui accordaient aux travailleurs le droit de s’organiser. I1 n’existe pas de preuve plus flagrante de l’impossibilité d’aucune révolution bourgeoise de nos jours que le caractère politique des régimes de “libération nationale”. Ceux-ci sont inévitablement organisés dans le but avoué d’empêcher et, si nécessaire, de briser par la force tout embryon de lutte autonome de la classe ouvrière. La plupart d’entre eux sont des États policiers à parti unique qui proscrivent le droit de grève. Leurs prisons sont remplies de dissidents. Nombreux sont ceux qui se sont illustrés dans l’écrasement sanglant des soulèvements de la classe ouvrière ; nous avons déjà mentionné la précieuse contribution de Ho-Chi-Minh à l’écrasement de la Commune ouvrière de Saigon ; nous pourrions aussi rappeler comment Mao a envoyé l’armée de “Libération du peuple” “restaurer l’ordre” après les grèves, les débuts d’insurrection et les aventures “ultra-gauchistes” qu’avait provoqués la soi-disant “révolution culturelle”. Nous devrions aussi nous souvenir de la répression des grèves des mineurs par Allende ou de celle exercée par la très “progressiste” junte militaire de Peron. La liste est pratiquement inépuisable. Quant aux paysans, eux aussi ont connu la misère sous les tendres auspices de ces régimes. Avant même que les villes ne tombent entre leurs mains, c’est sur les paysans que les “armées de libération nationale” imposent leur domination dans les districts ruraux, en les terrorisant, en leur extirpant des impôts, en les mobilisant comme chair à canon. La fuite des paysans saisis de panique devant l’avancée des Viêt-Congs en mars 1975, bien après que les Américains aient cessé tout bombardement des régions contrôlées par les Viêt-Congs, montre à quel point est vide de sens la promesse des tiers-mondistes pour qui la “libération nationale” apporterait le bonheur aux paysans. Après la prise du pouvoir par les forces de libération nationale, les souffrances des paysans se sont poursuivies. Le régime a écrasé les paysans qui s’étaient révoltés en 1956 contre les nationalisations d’Ho-Chi-Minh, pendant qu’en Chine, les paysans mobilisés pour la construction de barrages, de ponts, etc., subissaient une intensification de leur exploitation de la part de l’Etat (la destruction forcée de la paysannerie dans le tiers-monde est une caricature particulièrement violente de ce qui s’est passé de façon graduelle dans les métropoles).

Mais c’est aussi contre… les minorités nationales que ces régimes de libération nationale perpétuent l’oppression. Dans les régimes indépendants d’Afrique noire, ce sont les Asiatiques qui sont opprimés ; au Soudan, ce sont les noirs par un régime arabe de gauche ; à Ceylan, les Tamils sont privés de tous leurs droits civiques et subissent une exploitation impitoyable dans les plantations de thé de la part du gouvernement social-démocrate, stalinien et trotskiste ; et la bourgeoisie polonaise (malgré ce qu’a prescrit Lénine) continue à persécuter les juifs que le régime n’a pas encore pu chasser ! Et en effet, la plupart des fronts de libération nationale ont souvent dans leur programme 1a claire intention de remplacer une forme d’oppression nationale par une autre. Le programme sioniste prévoit, ouvertement ou non, l’expulsion des Palestiniens et le programme du mouvement national palestinien, avec sa revendication d’un État où musulmans, juifs et chrétiens puissent vivre ensemble en tant que communauté religieuse, n’a indirectement pas d’autre intention que de supprimer la nationalité juive israélienne et de la remplacer par une nation arabe palestinienne. De même en Irlande, le programme de l’IRA ne peut que faire des protestants une minorité religieuse nationale opprimée.

Et il ne pourrait en être autrement. Puisque tous les programmes de libération nationale sont des programmes capitalistes, ils ne peuvent en aucun cas mettre fin à l’oppression nationale qui n’est d’autre que le capitalisme lui-même.

Mais pour revenir à la situation spécifique de la classe ouvrière dans de tels régimes, nous pouvons dire que les coups les plus forts que les fronts de libération nationale peuvent porter à la classe ouvrière, ce sont précisément les guerres de libération elles-mêmes. A cause du caractère constant des rivalités impérialistes dans une période de crise historique chronique, la bourgeoisie du tiers-monde est continuellement mêlée à des querelles impérialistes et autres péripéties contre ses rivaux locaux. Depuis 1914, il n’y a guère eu de moments où une partie au moins du monde sous-développé n’ait été plongée dans la guerre.

Les guerres de libération nationale sont une nécessité pour les impérialismes secondaires s’ils veulent survivre sur le marché mondial ; la concurrence est d’autant plus féroce dans ces pays que la domination des pays avancés les contraint à se confronter les uns les autres s’ils veulent se faire un peu de place sur le marché mondial. Mais à la classe ouvrière, ces guerres ne font qu’apporter une plus grande exploitation, une militarisation plus poussé et surtout des massacres et des destructions à grande échelle. Des millions de travailleurs se sont fait tuer durant ce siècle dans ces guerres sans y gagner rien d’autre que le remplacement d’un exploiteur par un autre. Comme toutes les guerres nationales, les luttes de libération nationale ont servi à museler la lutte de classe, à diviser les rangs du prolétariat et à y entraver la maturation de la conscience communiste. Et puisque le capitalisme décadent ne peut que s’orienter vers des conflagrations impérialistes à une échelle toujours plus grande, les luttes nationales localisées servent de banc d’essai aux futurs conflits mondiaux qui pourraient compromettre les possibilités de l’instauration du communisme.

Dans la période de décadence du capitalisme, les communistes doivent affirmer sans ambiguïté que toutes les formes du nationalisme sont réactionnaires par essence. Alors que très peu dénieront au nationalisme traditionnel des grands impérialismes (patriotisme du Ku-Klux-Klan, chauvinisme, nazisme, chauvinisme grand-russe, etc.) une nature réactionnaire, le soi-disant nationalisme des “opprimés” n’en est que plus pernicieux pour la classe ouvrière. C’est avec ce nationalisme “progressiste” que la bourgeoisie des anciennes colonies tente d’intégrer la classe ouvrière et de la persuader de produire de plus en plus de plus-value pour la patrie ; c’est au son des chants de ralliement en faveur de la libération nationale et contre l’impérialisme que les ouvriers de ces pays sont mobilisés dans les guerres inter-impérialistes. La classe ouvrière n’a qu’un seul intérêt aujourd’hui : s’unifier à l’échelle mondiale pour la révolution communiste. Toute idéologie qui divise la classe ouvrière selon des critères raciaux, sexuels ou nationaux, est contre-révolutionnaire, qu’elle parle de socialisme, de libération ou de révolution.

Si le capitalisme en crise parvenait à imposer “sa” solution, la guerre mondiale, à la classe ouvrière, c’est à coup sûr sous 1a bannière du nationalisme, quelle que soit sa forme, qu’il enverrait les travailleurs se faire massacrer dans un dernier round de barbarie. Aujourd’hui, le nationalisme est donc l’antithèse du prolétariat et de sa lutte, la négation de l’humanité et le véhicule idéologique potentiel de son extinction.

 


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