Novembre-décembre 1995 : il n'y avait pas eu depuis longtemps une telle mobilisation de la classe ouvrière en France. Et pourtant, malgré les centaines de milliers de grévistes, les millions de manifestants, le gouvernement a réussi à faire passer ses principales attaques contre les travailleurs, à commencer par le plan Juppé sur la Sécurité sociale.
Il faut appeler un chat un chat : malgré son énorme mobilisation, la classe ouvrière a encaissé une défaite. Et même là où le gouvernement a retiré ses mesures, particulièrement à la SNCF, il ne faut pas se faire d'illusions : il va revenir à la charge en attendant le moment propice.
Mais cette défaite sera beaucoup plus grave encore si les ouvriers ne sont pas en mesure d'en tirer les enseignements, s'ils ne comprennent pas pourquoi cette mobilisation a mené à un tel résultat.
Et la première question à laquelle il faut répondre est celle du rôle des syndicats.
Souvenons-nous de la formidable grève de 1968, qui a démarré sans les syndicats, où beaucoup d'ouvriers ont déchiré leurs cartes syndicales, tellement ils avaient été écoeurés par les magouilles des syndicats pour brader le mouvement (le secrétaire général de la CGT, Séguy, s'était même fait huer lorsqu'il avait essayé de faire avaler aux ouvriers de Renault les accords de Grenelle qu'il avait concocté avec Pompidou et le jeune Chirac).
Souvenons-nous de la grève de décembre 1985 à la RATP, dénoncée comme «illégale» par la CGT parce qu'elle avait démarré spontanément, sans aucune consigne syndicale.
Souvenons-nous qu'au début de la grande grève des cheminots de décembre 1986, les syndicats avaient freiné des quatre fers : on avait même vu la CGT (encore elle !) organiser des piquets antigrève.
Et lorsque les syndicats se sont «engagés» dans le mouvement, c'était... pour aller négocier la défaite des cheminots avec le gouvernement !
Les syndicats sont-ils devenus de véritables défenseurs de la classe ouvrière ?
Pour répondre à cette question, il nous faut comprendre ce qui s'est réellement passé au cours des dernières semaines.
En fait, la classe ouvrière a été confrontée à une énorme manoeuvre de la bourgeoisie qui avait deux objectifs principaux :
Comment la bourgeoisie s'y est-elle prise ?
Le point d'orgue de cette manoeuvre a été constitué par une gigantesque provocation du gouvernement Juppé qui, semaine après semaine, a accumulé volontairement les annonces d'attaques brutales contre l'ensemble des travailleurs :
En même temps, le gouvernement annonce des attaques plus spécifiques contre le secteur public : blocage des traitements, attaque sur les régimes de retraites.
Enfin, cette provocation est couronnée par une véritable agression contre les cheminots, et particulièrement les roulants, avec le contrat de plan de la SNCF qui prévoit notamment des suppressions massives d'emplois, un démantèlement des régimes de retraites et l'obligation de travailler 7 ans de plus en moyenne.
En prenant cette dernière mesure, le gouvernement savait parfaitement que les cheminots allaient être les premiers à réagir, qu'ils allaient constituer un «exemple» pour les autres ouvriers, particulièrement dans le secteur public. Et c'est justement ce qu'il voulait : que les cheminots donnent le signal de la grève comme ils allaient donner le signal de la reprise lorsqu'il retirerait son plan pour la SNCF. Il ne faut pas s'y tromper, la bourgeoisie avait prévu depuis le début ce prétendu recul à la SNCF, comme elle avait prévu de «reculer» sur le régime de retraite des fonctionnaires : c'était le meilleur moyen de faire avaler tout le reste, et particulièrement la «réforme» de la Sécurité sociale.
Ce type de manoeuvre n'est pas nouveau : il avait déjà été utilisé par exemple lors de la grève des hôpitaux à l'automne 88. En effet :
Faut-il des preuves de cette manoeuvre ? Il n'y a qu'à voir l'attitude de la presse et de la TV au cours de la grève : jamais une lutte ouvrière n'avait été présentée de manière aussi favorable en même temps qu'on mettait en relief l'arrogance et la morgue de Juppé. Même la presse étrangère s'y est mise : habituellement, les médias font un complet silence sur les luttes dans les autres pays. Cette fois-ci, les grèves en France faisaient la une des journaux dans les principaux pays d'Europe.
Et dans cette manoeuvre, les syndicats ont pris toute leur part. Grâce à la provocation du gouvernement Juppé, ils ont pu se mobiliser pour se présenter comme les véritables défenseurs de la classe ouvrière :
Sur le terrain, les syndicats contrôlent tout. Ils récupèrent les besoins de la lutte pour enlever toute initiative aux ouvriers : ce sont eux qui «organisent» l'extension du mouvement. Même l'idée des AG «souveraines» est mise en avant par eux pour mieux les dénaturer en faisant croire que ce sont les ouvriers qui décidaient de la conduite du mouvement. Ensuite, ils poussent plus ou moins ouvertement à la reprise du travail, sans trop se mouiller, sachant très bien que la lassitude a fait son effet (le gouvernement a fait exprès d'attendre trois semaines). Cette tactique leur permettait de ne pas être démasqués. Enfin, ils participent au «sommet social» du 21 décembre en bombant le torse, plus radicaux que jamais.
Grâce aux syndicats, non seulement l'essentiel des mesures contre la classe ouvrière est passé mais, pour la bourgeoisie, le terrain est beaucoup mieux préparé pour lui permettre de faire passer les nouvelles attaques : cette grève aura servi à «mouiller la poudre». Ainsi :
Après trois semaines de grève, un grand nombre d'ouvriers ont repris le travail avec un sentiment de fierté d'avoir été capable de relever la tête. Ce sentiment est tout à fait valable en lui-même car le principal gain de la lutte, c'est la lutte elle-même, c'est la capacité de la classe ouvrière à riposter aux attaques capitalistes. Mais aujourd'hui cette idée représente un grand danger pour les ouvriers car la bourgeoisie l'utilise contre eux : à travers sa manoeuvre elle cherche à induire l'idée que ce sont les syndicats qui ont permis aux ouvriers de relever la tête, sans les syndicats la classe ouvrière n'est pas capable de lutter. Ainsi, un tel sentiment de «victoire» obtenue grâce aux syndicats est pire qu'une défaite ouverte, ressentie comme telle.
Alors que les syndicats ont pleinement participé au partage des tâches avec le gouvernement et les médias, la manoeuvre a été telle-' ment bien ficelée qu'ils ont réussi à masquer leur sale travail. Plus encore, ils ont redoré leur blason, ils sont effectivement apparus comme des organes de lutte de la classe ouvrière. En regagnant la confiance d'un grand nombre d'ouvriers, ils pourront d'autant mieux saboter, comme ils l'ont fait systématiquement dans le passé, les prochaines luttes qui surgiront nécessairement face aux attaques de la bourgeoisie.
La première leçon que les ouvriers doivent tirer de cette grève, c'est que, malgré les apparences, malgré l'énorme «combativité» dont ils ont fait preuve, les syndicats sont toujours des ennemis de la classe ouvrière.
Pour lutter efficacement, les ouvriers n'auront pas d'autre choix que de s'affronter aux syndicats, notamment en leur disputant dès le début la direction de la lutte. Ils doivent garder le contrôle de leur mouvement du début à la fin :
lorsque la lutte s'élargit, il ne faut pas laisser aux syndicats le soin de la centraliser. Par exemple, il faut refuser la pratique des négociations des dirigeants syndicaux avec le patronat ou le gouvernement car celles-ci sont toujours des magouilles dans le dos des ouvriers, où ces derniers ne peuvent rien contrôler. Seule une représentation véritable des travailleurs en lutte, mandatée et contrôlée par les assemblées souveraines, pourra éviter ces magouilles.
La classe ouvrière sera obligée de reprendre et développer ses combats car les attaques capitalistes ne vont pas cesser : celles qu'elle a subies dans les derniers mois ne sont qu'un avant-goût de ce qui l'attend. En effet, les attaques anti-ouvrières sont la seule réponse que la bourgeoisie puisse apporter à la crise insoluble de son système. Cette crise est l'expression de la faillite du capitalisme. C'est ce système moribond qui est responsable ici de la misère et du chômage, ailleurs des famines, des guerres et du chaos.
Face à l'aggravation de la misère et de la barbarie capitaliste, la lutte de la classe ouvrière représente la seule perspective pour l'humanité. Ce n'est qu'en menant le combat contre les effets de la crise du capitalisme dont il est la principale victime, que le prolétariat, en tirant les leçons de ses luttes, pourra trouver la force de renverser ce système avant qu'il ne détruise toute la planète.