Publié sur Courant Communiste International (https://fr.internationalism.org)

Accueil > Revue Internationale, les années 1980: n°20 - 59 > Revue Int. 1984 - 36 à 39 > Revue Internationale no 37 - 2e trimestre 1984

Revue Internationale no 37 - 2e trimestre 1984

  • 2525 lectures

La reprise de la lutte de classe

  • 2644 lectures

Avec les années 80, l’économie capitaliste s’enfonce dans une impasse de plus en plus complè­te, l’histoire s'accélère.   Les caractéristiques profondes et fondamentales de  la décadence capitaliste sont mises à nu. En ce sens, les années 80 sont bien des  "années de vérité" où  les véritables enjeux de  la vie de  la société apparaissent de plus en plus au grand jour : guerre généralisée et destruction de  l'humanité,   ou révolution communiste internationale.

Les deux termes de cette alternative existent de façon constante dans  la vie de  la société depuis  l'aube de  la décadence :   "l'ère des guerres et des révolutions prolétariennes" qu'avait défini  l'Internationale Communiste.  Mais ils ne se posent pas de façon symétrique et ne pèsent pas du même poids à tout moment sur l'avenir qui se profile. Depuis  68,  le prolétariat, seule classe porteuse d'une solution historique à la décadence du capitalisme,  a ressurgi sur la scène de  l'histoire, ouvrant un cours à des affrontements de classe. Cela ne signifie pas que les conflits inter impérialistes se sont tus. Au contraire, ils n'ont jamais cessé,et, avec les années 80, c'est à 1'exacerbation de ces antagonismes qu'on assiste,  à une inféodation croissante de toute  la vie économique aux nécessités militaires, à la poursuite et à  l'accen­tuation de la barbarie capitaliste avec ses monceaux de cadavres et de destruction que vien­nent encore une fois d'illustrer dernièrement la poursuite de  la guerre au Liban et  les hideux massacres perpétrés dans le renouveau de la guerre Irak Iran.  Mais cela signifie que le prolé­tariat,  par sa combativité, par sa non adhésion à  l'idéologie dominante,  par sa non soumission à la classe capitaliste,  barre  la route à la généralisation de ces conflits en une troisième conflagration mondiale. ([1] [1])

Cette affirmation du caractère déterminant de la lutte du prolétariat dans la situation actuelle peut paraître gratuite quand on regarde  le tableau désolé et sans perspectives que nous offrent les médias bourgeois. Mais la compréhension des grandes tendances qui carac­térisent une situation et sa dynamique, ne peut se suffire de  l'apparence superficielle et mystifiée des choses présentée par la classe dominante. C'est que la lutte du prolétariat, en tant que lutte d'une classe exploitée,ne peut suivre un cours  linéaire, ne peut dévelop­per graduellement sa force. Expression du rapport de forces entre deux classes antagoniques, la lutte de classe suit un cours sinueux,  en dents de scie,  fait d'avancées,  de reculs durant lesquels  la classe dominante s'efforce d'effacer et de détruire toute trace des avancées précédentes. Cette tendance est exacerbée dans  la période de décadence où la forme de domi­nation politico-économique de  la bourgeoisie qu'est le capitalisme d'Etat tend en permanence à absorber toute manifestation de la vie sociale. Pour autant, la lutte de classe subsiste comme moteur de  1'histoire et 1'on ne peut comprendre pourquoi la situation de décomposition accélérée dans laquelle la crise historique du système a jeté  la société,  perdure sans dé­boucher dans une boucherie généralisée,  si l'on ne saisit pas que le prolétariat a constitué et continue d'être  l'entrave déterminante à l'aboutissement des tendances guerrières du capitalisme.

LA LUTTE REPREND DANS TOUS LES PAYS

Depuis 1968, nous avons assisté à deux avancées du prolétariat international : de 68 à 74 où la bourgeoisie a été surprise par la réémergence de cette force sociale qu'elle croyait définitive­ment enterrée, et de 78 à 80 où le mouvement a culminé en Pologne avec une grève de masse développant toutes les caractéristiques de la lutte de classe en période de décadence ([2] [2]). Depuis la mi-83, la tendance à la reprise des luttes du prolétariat dont nous avions annoncé la perspec­tive après deux années de déboussolement et de paralysie à la suite de la défaite partielle du prolétariat mondial en Pologne ([3] [3]), s'est réaffir­mée : en BELGIQUE, en HOLLANDE, en ALLEMAGNE, en GRANDE BRETAGNE, en FRANCE, aux ETATS-UNIS, en SUEDE, en ESPAGNE, en ITALIE etc., des grèves ont éclaté contre les mesures d ' austérité draconiennes imposées par la bourgeoisie, touchant tous les pays du coeur du monde industriel où se joue la perspective historique pour l'humanité ([4] [4]). Dans les pays secondaires carme la Tunisie, le Maroc, la Roumanie, des émeutes et des grèves ont explo­sé. C'est une tendance internationale de résistan­ce à la logique infernale de la crise du capital qui se dessine à nouveau.

Les "Thèses sur la reprise de la lutte de clas­se" que nous publions plus loin, mettent en évidence les grandes lignes qui ont présidé à l'avan­cée du prolétariat durant les deux vagues de lut­ te précédentes et tracent les caractéristiques de celle qui ne fait que commencer.

Si prises séparément, une à une, aucune des lut­tes qui ont eu lieu dans les pays mentionnés plus haut n'est en soi profondément significative d'un grand pas en avant du prolétariat international, le contexte de crise exacerbée, de décomposition sociale, d'usure des mystifications, de fossé grandissant entre l'Etat et la société civile, le phénomène d'accélération de l'histoire constituent le terrain propice au développement de la cons­cience du prolétariat révolutionnaire. Ce sont le caractère international et historique de ces réac­tions, la compréhension du processus de prise de conscience au travers de l'accumulation de ses ex­périences, de l'évolution de ses luttes et de leur dynamique qui nous donnent la clé des perspectives qui s'ouvrent au prolétariat et existent en germe dans ce renouveau de la combativité.

EN GERME, LES TRAITS DE L'AVENIR

Aucune des luttes que nous avons vu se dévelop­per depuis l'importante grève du secteur public en Belgique en septembre 83 n'a permis réellement de faire reculer la bourgeoisie sur les mesures qu'elle voulait imposer à la classe ouvrière. Que ce soit les luttes du secteur public en Hollande ou celle des employés de la compagnie de bus Greyhound aux Etats-Unis contre la baisse des sa­laires, que ce soit celle des sidérurgistes de Sagunto en Espagne ou des ouvriers de l'usine auto­mobile Talbot-Poissy en France contre les licen­ciements, ou encore celle des postes en France contre l'augmentation des heures de travail, etc., aucune n'a obtenu de résultat, même momentanément. Cependant, le fa^t que le prolétariat résiste, qu'il ne se laisse pas imposer quasiment passivement ces mesures, comme ça a pu être le cas par exemple aux USA où, pendant 4 ans, de nombreux secteurs ont accepté sans réaction des baisses de salaire, est un signe très positif de sa non soumission aux intérêts de l'économie nationale, de sa combativité. Et la première victoire de la lutte, c'est la lutte elle-même.

Alors que les nécessites d'un développement de la perspective historique de lutte de classe vont imposer à la classe ouvrière, conformément aux caractéristiques des luttes dans la période de décadence, une extension et une auto organisation de ses combats, une confrontation radicale à l'ap­pareil syndical et à toutes les mystifications démocratiques et syndicalistes de la bourgeoisie, une politisation de son mouvement, aucune des lut­tes qui ont eu lieu n'a réellement réussi à déve­lopper pleinement ne serait-ce qu'une seule de ces caractéristiques. Cependant, examinons de plus près, à la lumière de ces nécessités, quel­ques aspects de ces divers mouvements :

- par rapport à la nécessité de l'extension de la lutte, c'est-à-dire la prise de conscience que le prolétariat ne peut pas se battre de façon isolée, minoritaire, qu'il ne peut pas imposer un rapport de forces en sa faveur sans s'impliquer massive­ment dans le combat, nous ..avons assisté en Belgi­que à une tentative spontanée d'extension du mou­vement par les cheminots de Charleroi, dépassant dès le départ l'éternelle division communautaire et linguistique Flandres/Wallonie largement usée dans le passé par la bourgeoisie pour dévoyer le prolétariat. Les syndicats se sont trouvés dans l'obligation d'"étendre" la grève à tout le sec­teur public, visant par là à noyer le mouvement dans des parties moins combatives des travailleurs et à imposer la division catégorielle "secteur pu­blic"-"secteur privé". Ce n'est pourtant qu'au bout de trois semaines, après avoir impliqué plusieurs centaines de milliers de travailleurs dans un pays de 9 millions d'habitants, que la grève s'est terminée. A peine celle-ci finie que démarrait dans le paradis du Welfare State" qu'est la Hollande, une grève du secteur public également, la première depuis 1903, qui allait durer 6 semai­nes. Celle-ci a commencé sous la poussée de la combativité des cheminots et des chauffeurs de bus, et si, grâce à la collaboration étroite entre syn­dicats belges et syndicats hollandais, et entre toutes les fractions de droite, de gauche et syndi­cales de la bourgeoisie nationale, plus l'or­ganisation d'une campagne "pacifiste" en plein mi­lieu du mouvement, celui-ci a abouti dans une im­passe, ce n'est pas sans mal que la situation est rentrée "dans l'ordre".

Aux USA, des ouvriers d'autres secteurs ont sou­tenu la grève des employés du Greyhound en parti­cipant aux piquets ; les syndicats ont du organi­ser leur éternelle "aide financière" sous forme de "cadeaux de Noël" aux employés du Greyhound pour répondre au sentiment de solidarité qui se mani­festait dans la population et empêcher la réelle et seule solidarité de classe possible, celle de la lutte, de s’exprimer

- par rapport à la nécessité de l'auto organisation de la lutte, des assemblées générales ont eu lieu dans la plupart des mouvements. Mais la question de l'auto organisation pose et contient le problè­me de la confrontation aux syndicats, c'est-à-dire un pas que le prolétariat n'a pas encore franchi et qui implique un niveau de confiance en lui-même et de conscience qui n'est encore qu'en germe au­jourd'hui. Cependant, la question syndicale a été posée dans de multiples cas, dans ces tous premiers mouvements de la reprise. La plupart de ces grèves ont été déclenchées spontanément, sans attendre les consignes syndicales, ou si les syndicats ont su prendre dès le départ le mouvement sous leur res­ponsabilité, comme en Hollande ou dans les grèves en Italie, c'est bien parce qu'ils comprenaient que les mouvements auraient lieu de toutes façons. En Belgique, c'est en dehors des syndicats qu'a démarré le mouvement qu'ils n'ont pu reprendre en main qu'au bout de trois jours ; en Hollande à de nom­breuses reprises dans des assemblées générales çà et là, les consignes syndicales n'ont pas été sui­vies. En Grande Bretagne, 1200 ouvriers ont mani­festé contre des manoeuvres syndicales. Même en Suède où la grève des mineurs de Kiruna qui n'a duré qu'une journée, avait été appelée par le syndicat, la consigne de celui-ci qu'une partie seulement des mineurs fasse grève, a été débordée, et tous les mineurs s'y sont mis. Partout, en Italie, en France, en Espagne, en Hollande, en Belgique, c'est au syndicalisme de base, avec son langage radical qu'ont été laissées les choses en main, les appa­reils étant de moins en moins suivis, sinon pas du tout. L'usure de la mystification syndicale commen­ce d'ores et déjà à se faire sentir, posant les ja­lons de la future capacité de la classe à prendre en main son propre destin, de son auto organisation.

- par rapport à la question de la politisation du mouvement, c'est-à-dire l'établissement d'un rap­port de forces du prolétariat face à l'Etat comme on a pu le voir pleinement développé en août 80 en Pologne, cette question contient la capacité du prolétariat à s'organiser et à étendre lui-même sa lutte. On n'en est pas encore là. Mais d'ores et déjà la question de l'Etat est posée dans les grè­ves des fonctionnaires qui sont de moins en moins mystifiés par le caractère soi -disant "social" de l'Etat, dans la résistance aux mesures d'austérité que la crise impose à chaque Etat de prendre con­tre les ouvriers. Elle est par exemple clairement posée dans la confrontation à Sagunto en Espagne entre sidérurgistes et forces de l'ordre, des for­ces de l'ordre "socialistes". La démystification du caractère réactionnaire des syndicats en tant que rouages de l'Etat fait aussi partie des jalons de cette prise de conscience politique.

Ce qu'on peut conclure de ces quelques éléments, c'est qu'au tout début de cette reprise, la clas­se ouvrière se heurte aux obstacles sur lesquels elle avait échoué lors de la vague de 78-80 : face à la nécessité de l'extension, les syndicats proposent une fausse extension catégorielle ; face à la nécessité de l'auto organisation, les syndica­listes de base proposent des comités de grève syn­dicaux "à la base" ; face à la nécessite de la so­lidarité active, les syndicats proposent le sou­tien "matériel" inefficace aujourd'hui ; face au problème de la politisation, les syndicats propo­sent la fausse radicalisation verbale du syndica­lisme "de combat" dont les gauchistes se font les fervents porteurs. Ainsi, tous les ingrédients de la précédente vague sont déjà présents.

En réalité, la mise en place de la gauche dans l'opposition face à la précédente vague de luttes en 78-80, la "radicalisation" soudaine des partis de gauche et des syndicats après des années de langage "responsable" en vue d'accéder au pouvoir, la réapparition du syndicalisme de base et des gauchistes en son sein ont été les anti-corps sécrétés par la bourgeoisie contre le prolétariat et qui l'ont momentanément déboussolé. Aujourd'hui, ces anti-corps existent dès le début des luttes, tentant d'en saboter la dynamique dès l'origine, mais, en même temps, dédorant leur blason.

En ce sens, ce troisième mouvement de reprise ne peut être que plus difficile au départ, le pro­létariat occidental se heurtant à la bourgeoisie la plus forte et la plus expérimentée du monde, contrairement à ce qui se présentait en Pologne en 80. Il se fera de façon relativement lente, mais cette difficulté même est porteuse de le­çons plus profondes.

Lorsqu'une vague de luttes reprend à l'échelle internationale, on ne peut s'attendre automati­quement à ce qu'un pas qualitatif s'opère à son début. Avant que la progression ne se marque, le prolétariat doit souvent revivre dans la pratique les difficultés auxquelles il a été confronté, et c'est la dynamique même de la lutte combinée à l'accumulation des expériences favorisée juste­ment par  l’accélération de la crise qui permet­tra à la conscience de s'épanouir plus largement.

Les conditions de la révolution communiste ont été définies par Marx et Engels, dès l'origine .du mouvement ouvrier : crise économique interna­tionale, internationalisation des luttes. Au­jourd'hui, les conditions de la généralisation des combats de la classe ouvrière qui contient la perspective révolutionnaire, se réunissent. Il y aura encore des avancées et des reculs. Les enjeux de l'histoire ne sont pas joués d'avan­ce, mais ils sont en train de se jouer. Les or­ganisations révolutionnaires doivent être à même de reconnaître la dynamique de la perspective historique, afin d'assumer dans leur classe la fonction déterminante pour laquelle elle les a sécrétées.

CN.



[1] [5] Voir l’article"conflits inter-impérialistes et lutte~de classe":"l’histoire s'accélère", in Revue Internationale n° 36, 1er trimestre 84.

[2] [6] Voir tous les articles sur la lutte de classe en Pologne, ses enseignements et ses implications, in Revue Internationale n° 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29

[3] [7] Voir l'article "Où va la lutte de classe ? Vers la fin du repli de 1'après-Pologne", in Revue Internationale n° 33, 2e trimestre 83.

[4] [8] Voir l'article "Le prolétariat d'Europe de l'ouest au coeur de la généralisation de la lutte de classe" in Revue Internationale n° 31,.4e trimestre 82.

 

Géographique: 

  • Europe [9]

Récent et en cours: 

  • Luttes de classe [10]

Thèses sur l'actuelle reprise de la lutte de classe

  • 2449 lectures

1  - Le 5e Congrès du CCI constatait, dans sa ré­ solution sur la situation internationale ([1] [11]) que "la crise qui maintenant atteint de -plein fouet les métropoles du capitalisme, obligera le pro­létariat de ces métropoles à exprimer ses réser­ves de combativité qui n’ont pas été jusqu'à pré­sent entamées de façon décisive".   "La crise se ré­vèle la meilleure alliée du prolétariat mondial". Ce qui n'était qu'annoncé au moment du Congrès, sans qu'il n'en soit prévu l'imminence, est de­venu aujourd'hui une réalité. Depuis le milieu de 1983,- la classe ouvrière est sortie du recul marqué du sceau de la défaite en Pologne en 81 et s'est engagée dans une nouvelle vague de com­bats contre le capitalisme. En moins de 6 mois, ce sont des pays comme la Belgique, les Pays-Bas, la France, les Etats-Unis, l'Espagne et dans une moindre mesure, l'Allemagne, la Grande Breta­gne et l'Italie qui ont connu des mouvements im­portants et significatifs de la classe.

2  - La reprise actuelle des luttes exprime le fait que, dans la période présente d'aggravation inexorable et catastrophique de la crise du capi­talisme située dans un contexte général de cours historique aux affrontements de classe, les mo­ments de recul du prolétariat sont et seront de plus en plus de courte durée. Ce qui se révèle dans cette reprise, c'est qu'aujourd'hui, les défaites partielles et la désorientation momenta­née qui les permet ou qu'elles provoquent, ne sauraient entraver de façon décisive la capacité du prolétariat à riposter de façon croissante aux attaques économiques de plus en plus violen­ces que lui assène le capital. Elle illustre une nouvelle fois le fait que, depuis 1968, c'est la classe ouvrière mondiale qui détient l'ini­tiative historique, qui est passée globalement à l'offensive face à une bourgeoisie qui, malgré une défense pas à pas et un déploiement massif et impressionnant de son arsenal anti-ouvrier, n'a pas les mains libres pour apporter sa répon­se propre à sa crise : la guerre impérialiste généralisée.

3  - La vague présente de lutte s'annonce d'ores et déjà comme devant dépasser en ampleur et en importance les deux vagues qui l'ont précédée depuis la reprise historique de la fin des années 60 : celle de 1968-74, et celle de 1978-80.

La première vague a eu comme caractéristiques majeures :

-          d'annoncer avec fracas et de façon spectaculaire (notamment avec Mai 68 en France, le Mai rampant italien, les affrontements de Pologne) la fin de la période de contre-révolution, l'entrée du capitalisme dans une période nouvelle dominée par la confrontation entre les deux classes décisives de la société,

-          de surprendre la classe bourgeoise qui avait perdu l'habitude de voir le prolétariat comme acteur de premier plan dans la vie de la société,

-          de se développer à partir d'une situation écono­mique encore relativement peu dégradée, ce qui laissait la place pour de nombreuses illusions au sein du prolétariat et notamment celle de l'exis­tence d'une "alternative de gauche".

La deuxième vague se distingue par les éléments suivants :

-          elle se base sur une dégradation beaucoup plus avancée de l'économie capitaliste, des attaques beaucoup plus sévères contre les conditions de vie de la classe,

-          elle se situe à une période charnière entre deux moments du développement de la situation historique : les "années d'illusion" et les "années de vérité",

-          elle voit la bourgeoisie des pays avancés ré­orienter sa stratégie face au prolétariat, rem­placer la carte de "la gauche au pouvoir" par celle de "la gauche dans l'opposition",

-          elle fait pour la première fois depuis plus d'un demi-siècle, avec les combats de Pologne 80, l'expérience de cette arme décisive de la classe dans la période de décadence:1a grève de masse,

-          elle culmine dans un pays de la périphérie ap­partenant au bloc le plus "arriéré", ce qui met en évidence l'aptitude retrouvée de la bourgeoi­sie des métropoles du capital à opposer des li­gnes de défense encore considérables aux luttes ouvrières.

La vague de luttes actuelles tire sa source de l'épuisement' de ce\qui avait permis le recul de 1'après-Pologne :

-          reste des illusions propres aux années 70 qui ont été définitivement balayées par la très forte récession de 1980-82,

-          désarroi momentané provoqué tant par le passa­ge de la gauche dans l'opposition que par la dé­faite en Pologne.

Elle démarre :

-          à partir d'une longue période d'austérité et de montée du chômage, d'une intensification des attaques économiques contre la classe ouvrière dans les pays centraux,

-          à la suite de plusieurs années d'utilisation de la carte de la gauche dans l'opposition et de l'ensemble des mystifications qui y sont associées.

Pour ces raisons, elle va se poursuivre par des engagements de plus en plus puissants et détermi­nés du prolétariat des métropoles contre le capi­talisme dont le point culminant se situera de ce fait à un niveau supérieur à celui de chacune des vagues précédentes.

4  - Les caractéristiques de la vague présente, tel­ les qu'elles se sont déjà manifestées et qui vont se préciser de plus en plus, sont les suivantes :

- tendance à des mouvements de grande ampleur impliquant un nombre élevé d'ouvriers, touchant des secteurs entiers ou plusieurs secteurs simul­tanément dans un même pays, posant ainsi les ba­ses de l'extension géographique des luttes, tendance au surgissement de mouvements spontanés manifestant, en particulier à leur début, un cer­tain débordement des syndicats,

- simultanéité croissante des luttes au niveau in­ternational, jetant les jalons pour la future généralisation mondiale des luttes,

- développement progressif, au sein de l'ensemble du prolétariat,de sa confiance en soi, de la cons­cience de sa force, de sa capacité de s'opposer comme classe aux attaques capitalistes,

- rythme lent du développement des luttes dans les pays centraux et notamment de l'aptitude à leur auto organisation, phénomène qui résulte du dé­ploiement par la bourgeoisie de ces pays de tout son arsenal de pièges et mystifications et qui s'est réalisé une nouvelle fois dans les affron­tements de ces derniers mois.

5  - Contrairement à 1968, et en continuité avec ce qui s'était passé en 1978, la reprise actuel­ le ne trouve nullement devant elle une bourgeoi­sie sans préparation. Elle va se heurter à l'éventail complet des dispositifs que cette classe a déjà opposé à la combativité et à la prise de conscience du prolétariat, et qu'elle n'aura de cesse de perfectionner :

- mise en oeuvre de sa solidarité à l'échelle internationale qui se manifeste notamment par le black-out sur les luttes ou leur dénaturation par les médias,

-  organisation de campagnes de diversions de tou­tes sortes (pacifisme, exploitation de scandales, etc.)

-  mise en avant dans les luttes de revendications bourgeoises (défense de "l'économie nationale" ou de tel secteur économique ou encore des syndi­cats "menacés par la bourgeoisie"),

- faux appels à "l'extension" ou à la "généralisation" par les syndicats destinés à prévenir la menace d'une réelle extension,

- utilisation sélective et "intelligente" de la répression ayant pour but tant de démoraliser les ouvriers que de créer des "abcès de fixa­tion" destinés à détourner la combativité de ses objectifs initiaux.

6  - La prise en considération et la dénonciation des moyens considérables et des obstacles mis en oeuvre par la bourgeoisie ne doit pas cependant conduire à un manque de confiance envers la capa­cité du prolétariat à les affronter et les sur­monter. Cet arsenal sera responsable du développe­ment lent, progressif des luttes dans les mé­tropoles du capital (ce qui n'exclut pas la pos­sibilité de brusques accélérations à certains moments, notamment là où la bourgeoisie n'a pas pu placer ses forces de gauche dans l'opposition comme en Espagne et surtout en France). En cela, les pays centraux continueront à se distinguer des pays de la périphérie (Europe de l'Est et surtout Tiers Monde) qui pourront connaître des explosions de colère et de désespoir, des "ré­voltes de la faim" violentes et massives mais sans perspectives propres et condamnées à une répression féroce. Cependant, l'utilisation permanente et de plus en plus intensive et simul­tanée par la bourgeoisie des pays avancés de tous ses moyens de sabotage des luttes, va néces­sairement provoquer leur usure :

-  les black-out et falsifications conduiront à une perte de confiance absolue envers les médias bourgeois,

-  les campagnes de diversion montreront de plus en plus leur vrai visage face à la réalité des luttes sociales,

-   les contorsions, même radicales, de la gauche, des gauchistes, des syndicats et du syndicalisme de base à force de conduire dans des impasses et à la défaite, provoqueront une méfiance crois­sante envers ces forces du capital comme cela se révèle déjà dans la période actuelle, notam­ment par une tendance nette à la désyndicalisation (en termes d'effectifs ou d'implication des ouvriers dans la vie syndicale),

- l'emploi de la répression, même s'il sera "modéré" dans les pays avancés dans la période qui vient, conduira en fin de compte à une pri­se de conscience de la nécessité de s'affronter directement et massivement à l'Etat.

En fin de compte, l'impasse économique totale du capitalisme, la misère croissante dans laquel­le ce système va plonger la classe ouvrière, vont épuiser progressivement l'ensemble des mys­tifications qui ont permis jusqu'à présent à la bourgeoisie de maintenir son contrôle sur la société et, notamment, celles du "Welfare State". S'il est donc vain de s'attendre dans les pays centraux du capitalisme pour la période qui vient à des "sauts qualitatifs" brusques, à de soudains surgissements de la grève de masse, il est par contre nécessaire de souligner la tendance des affrontements qui ont d'ores et déjà commencé, à prendre un caractère de plus en plus massif, puissant, et simultané.

En ce sens, comme il l'a déjà été dit, "la crise reste la meilleure alliée du prolétariat mondial".



[1] [12] Lire la résolution in Revue Internationale n° 35, 4e trimestre 83.

Récent et en cours: 

  • Luttes de classe [10]

Où en est la crise ? : Le mythe de la reprise économique

  • 2595 lectures

La bourgeoisie fait grand cas d'une soi-disant "reprise" économique qui marquerait la victoire des politiques d'austérité à la Reagan. L'OCDE, dans ses PERSPECTIVES ECONOMIQUES de décembre 83, commence son rapport par une affirmation presque triomphante : "La reprise de l'activité concerne désor­mais presque tous les pays de l'OCDE".  Et de relever une série de points po­sitifs : croissance du PNB et de la production industrielle, ralentissement de l'inflation, réduction des déficits budgétaires, augmentation des profits. Deux pages plus loin, l'OCDE écrit : "Si cette appréciation se révélait fausse, il  faudrait  revoir les prévisions quant  à la  vigueur et  à la persistance de la reprise. "  ... Ce genre de phrase montre à quel point la bourgeoisie elle-même a confiance en ce qu'elle annonce à grand fracas.

Il est un fait indéniable que plusieurs indicateurs économiques sont deve­nus positifs en 83 alors qu'ils étaient négatifs en 82, ce qui signifie que l'année 83 est moins pire que la précédente, du moins pour la bourgeoisie. De là à parler de reprise économique réelle il y a plus qu'un pas, il y a un fossé. Avant d'en analyser les causes et les perspectives, examinons brièvement la réalité de cette "reprise".

LA CROISSANCE DU PNB ET DE LA PRODUCTION INDUSTRIELLE

Cette croissance est pratiquement limitée aux Etats-Unis, et atteint des chiffres plutôt miserables. Le PNB a progressé de 3.5% en 83 aux Etats-Unis, mais n'atteint péniblement que 1% en Europe. La croissance de la production industrielle atteint 6% aux Etats-Unis, mais ne parvient même pas à compenser la chute de 82 (-8.1%) : au total des deux années le bilan reste à une baisse de -2.6% ! Quant aux pays européens, ils connaissent une croissance de leur production industrielle magnifi­que, puisqu'elle varie de ... -4.3% en Italie à 1% en Grande-Bretagne !

L'UTILISATION DES FORCES PRODUCTIVES

La sous-utilisation des forces productives est une des manifestations les plus claires de la sur­production. Malgré une augmentation de 10% par rapport à 82, le taux d'utilisation des capacités industrielles n'a pas dépassé 80% aux Etats-Unis. Quant au chômage, contrairement aux miracles annon­cés, il n'a baissé, à l'échelle annuelle, que de 0.2% aux Etats-Unis, tandis qu'il a poursuivi sa progression hallucinante dans TOUS les pays Européens.

En pourcentage de la population active chiffres corrigés des variations saisonnières

LES INVESTISSEMENTS

Les investissements des entreprises ont continué à décliner, malgré la "reprise". Comme ces inves­tissements sont la base d'une reprise à long terme, la bourgeoisie montre par là qu'elle ne croit pas elle-même en une telle reprise.

LE COMMERCE MONDIAL

Celui-ci a stagné en 83, après une baisse globale de 2% en 1982.

L'ensemble de ces chiffres (tirés pourtant des statistiques officielles de la bourgeoisie : OCDE) prouve sans conteste que, si le capitalisme con­naît un pallier momentané dans l’approfondissement. de la crise, il ne s'agit nullement d'une reprise économique réelle. La seule évolution positive dont peut se targuer la bourgeoisie est la réduction ef­fective de l'inflation, mais nous verrons plus loin ce que signifie cette réduction. L'existence d'un léger mieux temporaire dans un cours général vers l'effondrement ne fait que traduire le profil en dents de scie qui a toujours caractérisé l'évo­lution de l'économie capitaliste. L'important est de voir dans quel sens est orientée la scie : les dents sont aujourd'hui inclinées vers le bas, sans aucune perspective d'inversion de la tendance.

Après la récession profonde de 1975, la bourgeoi­sie occidentale a réagi en recourant massivement à l'usage de sa drogue classique : le crédit, l'impres­sion de papier monnaie sans contrepartie économi­que. Les Etats-Unis ont joué à ce niveau un rôle de premier plan, la multiplication des dollars et le déficit de leur balance de paiements ayant un effet de locomotive sur l'ensemble de l'économie mondiale. C'est la faillite de cette politique au travers d'une inflation mondiale démesurée qui a poussé la bourgeoisie à renverser la tendance et à développer les conceptions monétaristes. L'histoire ne se répète pas, et aujourd'hui la bourgeoisie n'a plus les moyens de reproduire le même scénario, car le spectre d'un effondrement du système financier international, reste présent de façon constante, même sans inflation, ne fut-ce qu'à cause de l'en­dettement colossal de la plupart des Etats qui n'a fait que s'aggraver avec la hausse du dollar. C'est ainsi que, malgré la fameuse "reprise", les Etats-Unis ont enregistré un record de faillites bancai­res en 83.

Le "truc" inventé par la bourgeoisie américaine pour stimuler l'économie sans engendrer d'inflation consiste essentiellement à provoquer un transfert de capitaux entre ses mains. D'une part, grâce à des taux d'intérêts exceptionnellement élevés, les Etats-Unis attirent les capitaux du monde entier et rapatrient la masse des dollars dispersés à l'é­tranger. D'autre part, la réduction générale des salaires dans le monde et la forte augmentation de la productivité du travail permettent d'accroître sensiblement le capital revenant à la bourgeoisie sous forme de plus-value. Ce double mouvement d'appauvrissement du prolétariat et des autres pays relativement aux Etats-Unis, fournit à ceux-ci les ressources nécessaires pour financer leurs déficits budgétaire, commercial et des opérations courantes. Ces derniers se sont considérablement accrus au cours de la dernière année, montrant que les discours mo­nétaristes de Reagan ne sont en définitive que du bluff. Le déficit du budget fédéral a triplé en deux ans passant de 70 milliards de dollars en 1981 à 179 milliards en 1983 ; celui de la balance commer­ciale a doublé en un an passant de 36 milliards de dollars en 82 à 63 milliards de dollars en 83 ; celui des opérations courantes a quadruplé en un an, pas­sant de 11 à 42 milliards de dollars.

Ces chiffres astronomiques, qui cependant se sont accompagnés d'une diminution de l'inflation et d'une appréciation du dollar contrairement à la logique économique apparente, traduisent bien l'énorme drai­nage de capitaux vers les Etats-Unis qui s'opère aujourd'hui. Il dévoile par la même occasion toutes les limites de la "reprise" actuelle. Contrairement à ce qui s'était passé à la fin des années 70, les Etats-Unis ne sont plus aujourd'hui à même de jouer un rôle de "locomotive" pour l'économie mondiale. Bien qu'ils recommencent à importer une grande quan­tité de marchandises, l'effet d'entraînement que pourrait constituer la poursuite de cette politique est partiellement annulé par le transfert de capi­taux dans le même sens et par le renchérissement des matières premières libellées en dollars (exemple : pétrole). L'amélioration de la situation économique aux Etats-Unis, qui - comme nous l'avons vu - n'a pourtant rien de spectaculaire, s'accompagne aussi d'une stagnation des économies européennes, qui n'est pas destinée à se modifier qualitativement.

A plus long terme, le mécanisme actuel de la "re­prise" aux Etats-Unis annonce un avenir catastrophi­que pour l'économie mondiale. La surévaluation ac­tuelle du dollar, conséquence des hauts taux d'inté­rêt américains, permet aux Etats-Unis d'importer à bon marché, mais détériore la compétitivité de leurs secteurs exportateurs, ce qui aggrave  encore le déficit commercial. Sous la pression de la loi de la valeur, le dollar est condamné à dévaluer et toute la belle mécanique à l'oeuvre aujourd'hui éclatera comme une baudruche. A ce moment, les défi­cits budgétaire et commercial américains, que l'on laisse gonfler de façon spectaculaire, ne seront plus compensés, et l'inflation masquée par les hauts taux d'intérêt et les mouvements de capitaux appa­raîtra au grand jour.

Le capitalisme se trouvera alors dans une situa­tion dix fois empirée et sera précipité dans des gouffres de plus en plus profonds.

M.L.

Récent et en cours: 

  • Crise économique [13]

Les communistes et la question nationale (1900-1920) 2ème partie

  • 3108 lectures

Le débat pendant la guerre impérialiste

 

Dans le premier article de cette série, paru dans le numéro 34 de la Revue Internationale , nous avons examiné l'attitude des communistes sur la question nationale à l'aube de la décadence du capitalisme et notamment le débat entre Lénine et Rosa Luxemburg sur la question du soutien de la classe ouvrière au "droit des nations à 1'auto-détermination". Nous avons conclu que, même lorsque certaines luttes de libération nationale pouvaient encore être considérées comme progressistes du point de vue des intérêts de la classe ouvrière, un tel mot d'ordre devait être rejeté.

Avec l'éclatement de la guerre en 1914, toute une série de questions nouvelles se sont posées au mouvement ouvrier. Dans cet article, nous nous proposons d'examiner les premières tentatives des commu­nistes pour en débattre et leurs implications quant à la question du soutien à toutes les luttes nationalistes.

Une des fonctions propres aux révolutionnaires consiste à  faire de leur mieux pour  analyser la   réalité  à laquelle la classe se trouve confrontée. Au cours de la première guerre mondiale, le débat au sein des fractions de la "Gauche de Zimmerwald" sur les luttes de libérations nationales, tentait de répondre, pour une bonne part, à ce souci, afin de mettre en évidence les conditions auxquel­les la lutte de classe se trouvait confrontée, conditions nouvelles, sans précédent de la guerre capita­liste mondiale, de l'impérialisme déchaîné et du contrôle massif de l'Etat-

Soixante ans plus tard, le débat n'est plus le même; les révolutionnaires se doivent de ne pas répéter ses inadéquations et erreurs. L'expérience de la classe a apporté des réponses, de même qu'elle a soulevé de nouveaux problèmes. Et si les minorités politiques n'adoptent plus le même esprit de critique impitoyable et d'investigation pratique, en restant attachées aux mots d'ordre propres à la période ascendante du capitalisme, elles faillissent à leurs devoirs fondamentaux et rejettent toute la méthodologie de Lénine, Luxemburg et des fractions de gauche. C'est cette méthodologie qui a amené le CCI à rejeter les positions de Lénine sur la question nationale et à développer la contribu­tion faite par Rosa Luxemburg

 

La question nationale dans la gauche de Zimmerwald

 

Les révolutionnaires qui sont restés fidèles à l'esprit du Manifeste Communiste et à son cri de ralliement - "Les prolétaires n'ont pas de pa­trie. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!" - se sont regroupés dans le mouvement de Zimmerwald composé des opposants à la guerre mais ils ont été rapidement contraints de s'orga­niser en aile gauche au sein de ce mouvement afin de défendre une position de classe claire contre les tendances réformistes et pacifistes de la ma­jorité. La gauche de Zimmerwald fut fondée en 1915 sur la base de rassemblement suivante :

- reconnaissance de la nature impérialiste de la guerre, contre le mensonge de « la défense de la patrie »;

- reconnaissance de la nécessité de la lutte pour le pouvoir politique et de la révolution prolétarienne comme unique réponse à l'impérialisme;

- reconnaissance du fait que le début de cette lutte serait une lutte active contre la guerre.

Tout en ne rejetant ni le vieux programme mini­mum de la social-démocratie ni la lutte pour des réformes au sein du capitalisme, cette lutte de­vait désormais être menée "en vue d'aiguiser tou­te crise sociale et politique du capitalisme en général, de même que la crise causée par la guerre et de transformer cette lutte en une attaque contre la forteresse fondamentale du capitalis­me .. Sous le mot d'ordre de socialisme, cette lutte rendra les, masses laborieuses imperméables au mot d'ordre de l'asservissement d'un peuple par un autre..."

(Projet de Résolution de la Gauche de Zimmerwald, 1915).

Malgré un attachement persistant au programme minimum, qui était approprié à la période ascen­dante du capitalisme, les positions de la Gauche de Zimmerwald reflétaient le constat d'une ruptu­re dans la période historique et dans le mouve­ment ouvrier lui-même. Désormais, il ne pouvait plus être question pour le prolétariat de soute­nir les mouvements nationalistes bourgeois en vue de faire avancer la lutte pour la démocratie dans le cadre d'un capitalisme encore en pleine expan­sion. L'attitude du prolétariat envers la ques­tion nationale était maintenant inséparable de la nécessité de lutter contre la guerre impérialiste et, plus généralement, contre le capitalisme im­périaliste lui-même, avec comme objectif de créer les conditions pour la prise de pouvoir révolu­tionnaire du prolétariat.

Dans la Gauche de Zimmerwald, le Parti Bolche­vik exprimait déjà clairement l'attitude généra­le, historique des révolutionnaires face aux lut­tes de libération nationale :

"Les guerres réellement nationales qui ont eu lieu, notamment dans la période de 1789-1871, étaient 1'expression de mouvements nationaux de masse, d'une lutte contre l'absolutisme et le système féodal, pour 1'abolition de l'oppression nationale et la création d'Etats sur une base na­tionale, condition préalable du développement ca­pitaliste.

L'idéologie nationale engendrée par cette épo­que a laissé des traces profondes dans la masse de la petite bourgeoisie et dans une partie du prolétariat. C'est ce dont profitent actuelle­ment, à une époque toute différente, celle de l'impérialisme, les sophistes de la bourgeoisie et les traîtres au socialisme qui rampent à leur suite, afin de diviser les ouvriers et de les dé­tourner de leurs tâches de classe et de la lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie.

Les paroles du Manifeste Communiste : "Les ou­vriers n'ont pas de patrie", sont aujourd'hui plus justes que jamais. Seule la lutte interna­tionale du prolétariat contre la bourgeoisie peut sauvegarder ses conquêtes et ouvrir aux masses opprimées  la  voie  d'un  avenir  meilleur. "

(Résolution de la Conférence de Berne des sec­tions à l'étranger du POSDR, mars 1915 - Lénine, Oeuvres T.21, p. 158-159)

C'est dans ce cadre que prit place le débat en­tre les différentes fractions de la Gauche de Zimmerwald sur la question nationale. Ce débat, mené essentiellement entre les commu­nistes d'Europe occidentale et Lénine s'était fo­calisé à l'origine sur la question : est-il enco­re possible pour le prolétariat d'apporter son soutien au "droit des nations à 1'auto-détermina­tion" ? Il reprenait en grande partie les grandes lignes de la polémique d'avant-guerre entre Léni­ne et Rosa Luxemburg; mais il devait s'élargir et s'ouvrir sur deux questions fondamentales posées par l'entrée du capitalisme dans sa phase impéria­liste, sa décadence :

1 - Etait-il encore possible pour le prolétariat de lutter au sein du capitalisme pour un "program­me minimum" de revendications démocratiques (y compris le "droit à l'autodétermination") ?

2 - Des guerres nationales progressistes étaient-elles encore possibles qui auraient justifié le soutien du prolétariat à  la bourgeoisie ?

Alors qu'à ces deux questions Lénine répondit "oui", d'autres telles que les gauches Allemande, Hollandaise et Polonaise, de concert avec le groupe Kommunist autour de Boukharine et Piatakov au sein du Parti Bolchevik, commencèrent timide­ment à répondre "non", rejetant définitivement le mot d'ordre de l'autodétermination et tentant de définir les taches du prolétariat face aux condi­tions nouvelles du capitalisme décadent. Ce furent ces fractions, tendant vers des positions cohéren­tes autour de la théorie de l'impérialisme défen­due par Rosa Luxemburg, qui ont le mieux réussi à s'affronter à la question nationale dans la déca­dence, et non pas les combats d'arrière-garde de Lénine qui répugnait à apporter des éléments quant à 1' obsolescence du programme minimum soi-disant encore apte à jouer un rôle vital dans la révolu­tion prolétarienne en Russie et dans les pays arriérés d'Europe de l'Est et d'Asie.

 

Est-il encore possible de lutter pour la "démocratie" ?

 

Quand, à la Conférence de Berne du Parti Bolche­vik en 1915, Boukharine s'opposa au droit des na­tions à l'autodétermination en tant que tactique prolétarienne, Lénine fut le premier à insister sur le fait qu'on ne peut rejeter un seul aspect de la lutte du prolétariat pour la démocratie sans remettre en question cette lutte elle-même dans son ensemble : si la revendication de l'auto­détermination était impossible à l'époque de l'im­périalisme, pourquoi ne pas rejeter toutes les autres revendications démocratiques ?

Lénine posait le problème de la façon suivante : comment relier l'avènement de l'impérialisme à la lutte pour des reformes et pour la démocratie ? Pourtant, il dénonça la position de Boukharine qu’il qualifia d'"économisme impérialiste", c'est-à-dire un rejet de la nécessité de la lutte politi­que et, par conséquent, une capitulation devant l'impérialisme.

Mais Boukharine ne rejetait nullement la néces­sité de la lutte politique, mais son identifica­tion à la lutte pour le programme minimum.

Boukharine et le groupe "Komminist" posaient le problème en termes de nécessité pour le proléta­riat de rompre de façon décisive avec les méthodes du passe et d'adopter une nouvelle tactique et des mots d'ordre répondant à la nécessité de détruire le capitalisme par la révolution prolétarienne. Alors que les communistes avaient défendu ferme­ment la lutte pour la démocratie, ils y étaient désormais opposés.

Comme l'exprima de façon plus complète Boukhari­ne dans un développement ultérieur de cette posi­tion :

"... il est parfaitement clair, a priori, que les mots d'ordre et buts spécifiques du mouvement dé­pendent entièrement du caractère de l'époque dans laquelle le prolétariat en lutte doit agir. La pé­riode passée était celle d'un rassemblement des forces et d'une préparation pour la révolution. La période présente est celle de la révolution elle-même, et cette distinction fondamentale im­plique également des différences profondes dans les mots d'ordre et buts concrets du mouvement. Dans le passé, le prolétariat avait besoin de la démocratie parce qu'il n'était pas encore en mesu­re d'envisager l'établissement de sa propre dicta­ture. La démocratie était précieuse pour autant qu'elle aidait le prolétariat à élever d'un pas sa conscience, mais le prolétariat était obligé de présenter ses revendications de classe dans une forme "démocratique"... Cependant, il n'est pas besoin de faire nécessité vertu... L'heure est ve­nue d'un assaut direct de la forteresse capitalis­te  et  de  l'élimination  des  exploiteurs..."

(La théorie de la Dictature du Prolétariat, 1919)

Puisque l'époque de la démocratie bourgeoise progressiste était désormais révolue et que l'impérialisme était inhérent à la survie du capita­lisme, les revendications anti-impérialistes main­tenant intacts les rapports de production capita­listes étaient devenus utopiques et réactionnai­res.

L'unique réponse à l'impérialisme ne pouvait être que la révolution prolétarienne :

"La social-démocratie ne doit pas avancer de re­vendications 'minimum' dans les conditions présen­tes de la politique internationale... Toute mise en avant de tâches 'partielles', de 'libération des nations' dans le cadre du système capitaliste, signifie un détournement des forces prolétariennes de la véritable solution du problème, et leur fu­sion avec les forces des groupes bourgeois natio­naux correspondants.. . Le mot d'ordre d''auto­détermination' des nations est avant tout utopique (il ne peut être réalisé dans les limites du capitalisme) et nuisible comme mot d'ordre qui sè­me des illusions. En ce sens, il ne diffère nulle­ment des mots d'ordre sur les "cours d'arbitrage", sur le "désarmement", etc., qui présupposent la possibilité d'un soi-disant capitalisme pacifi­que",

(Thèses sur le droit à l'autodétermination, 1915)

Mais Boukharine allait plus loin dans son rejet du programme minimum à l'ère de l'impérialisme, en montrant la nécessité d'utiliser une tactique et des mots d'ordre exprimant la nécessité pour le prolétariat  de  détruire  l'Etat  capitaliste.

Alors que dans la période ascendante du capita­lisme l'Etat avait assuré les conditions générales de l'exploitation par des capitalistes indivi­duels, l'époque de l'impérialisme a donné naissan­ce à un appareil d'Etat militariste exploitant di­rectement le prolétariat avec le passage de la propriété individuelle du capital à la propriété collective à travers une unification des structu­res capitalistes (en trusts, syndicats, etc.), et la fusion de ces structures avec l'Etat. Cette tendance au capitalisme d'Etat s'étend de la sphè­re économique à toutes les sphères de la vie so­ciale :

"Toutes ces organisations ont tendance à fusionner entre elles, et à se transformer en une seule organisation des exploiteurs. Telle est l'étape la plus récente du développement, étape qui est deve­nue particulièrement évidente pendant la guerre... Ainsi surgit une organisation unique, absorbant toutes les autres : 1'Etat impérialiste pirate mo­derne, organisation omnipotente de la domination bourgeoise.. . et si seuls les Etats les plus avan­cés ont jusque là atteint cette étape, chaque jour, et en particulier chaque jour de guerre, tend à généraliser cet état de fait."

(L'Etat Pirate Impérialiste, 1915).

La seule force capable d'affronter cette unité des forces de toute la bourgeoisie ne pouvait être que 1 'action de masse du prolétariat. Dans ces conditions nouvelles, le mouvement révolutionnaire avait besoin, par dessus tout, de manifester son opposition à l'Etat, ce qui impliquait le rejet de tout soutien à quelque pays capitaliste que ce soit ([1] [14]).

Ce fut contre cette attaque impitoyable du pro­gramme minimum et contre le rejet de l'autodétermination exprimés par la majorité des Gauches d'Europe occidentale que Lénine écrivit ses Thèses sur la révolution socialiste et le droit des na­tions à l'autodétermination au début de 1916.

Dès le début, la nécessité d'éviter tout soutien objectif à la démocratie bourgeoise réactionnaire et à l'Etat démocratique le contraignit à adopter une position défensive. Il devait ainsi tomber d'accord avec Boukharine sur le fait que :

- "La domination du capital financier, comme celle du capital en général, ne saurait être éliminée par quelque transformation que ce soit dans le do­maine de la démocratie politique; or, l'auto­détermination se rapporte entièrement et exclusi­vement à ce domaine." (Thèse n°2, Oeuvres, T.22)

-  "... toutes les revendications fondamentales de la démocratie politique, qui à l'époque de l'impé­rialisme, ne sont 'réalisables' qu'incomplètement, sous un aspect tronqué et à titre tout à fait ex­ceptionnel (par exemple, la séparation de la Nor­vège d'avec la Suède, en 1905). " (Ibid. ) ([2] [15])   .

- La formation de nouvelles nations (Pologne, In­de, etc..) dans le futur, serait le produit de "quelque changement insignifiant" dans la politi­que et les rapports stratégiques entre les princi­pales puissances impérialistes.

La position de Lénine était également basée sur la reconnaissance du fait que la nature de la nou­velle période exigeait une rupture avec les anciennes méthodes réformistes de lutte :

"... il est nécessaire de formuler toutes ces revendications et de les faire aboutir non pas en réformistes, mais en révolutionnaires ; non pas en restant dans le cadre de la légalité bourgeoi­se, mais en le brisant, en entraînant les masses à l'action, en élargissant et en attisant la lutte autour de chaque revendication démocrati­que fondamentale jusqu'à l'assaut direct du pro­létariat contre la bourgeoisie, c'est-à-dire jus­qu'à la révolution socialiste, qui exproprie la bourgeoisie." (Ibid.)

Le capitalisme et l'impérialisme ne pourraient être renversés qu'à travers une révolution économique. Néanmoins :

"Ce serait une erreur capitale de croire que la lutte pour la démocratie est susceptible de dé­tourner le prolétariat de la révolution socialiste ou d'éclipser celle-ci, de 1'estomper, etc. Au con­traire, de même qu'il est impossible de concevoir un socialisme victorieux qui ne réaliserait pas la démocratie intégrale, de même le prolétariat ne peut se préparer à la victoire sur la bourgeoisie s'il ne mène pas une lutte générale, systématique et révolutionnaire pour la démocratie." (Ibid.)

Telle était, dans les grandes lignes, toute l'argumentation de Lénine, mais, si l'on tient compte des arguments avancés contre lui à la même époque, deux questions étaient restées sans répon­se :

- à l'époque de l'impérialisme, alors que la démocratie bourgeoise était devenue réactionnaire, quel était le contenu de cette lutte pour la démo­cratie ?

- comment le prolétariat pourrait-il, dans la pra­tique, éviter tout soutien à l'appareil militaris­te et impérialiste de l'Etat ?

Lénine était indéniablement au fait de ces pro­blèmes, mais il ne pouvait pas les résoudre.

Il était d'accord avec le fait que l'impérialis­me avait fait de la démocratie une illusion, mais, par ailleurs, il continuait d'encourager les « as­pirations démocratiques » des masses; de ce fait, il existait un antagonisme entre l'impérialisme en tant que négation de la démocratie et la "lutte" des masses pour la démocratie. Ce qui était con­densé dans la position de Lénine c'était la pour­suite de la nécessité, pour la classe ouvrière, de lutter non pas pour détruire l'Etat capitaliste

- du moins, pas dans l'immédiat - mais au sein de celui-ci, d'utiliser ses institutions afin d'obtenir des réformes démocratiques :

"La solution marxiste au problème de la démocra­tie consiste en l'utilisation par le prolétariat de toutes les institutions démocratiques dans sa lutte de classe contre la bourgeoisie afin de se préparer à leur renversement et d'assurer sa pro­pre victoire."

(Lénine, Réponse à Kiewsky (Y. Piatakov), 1916)

Avant la révolution de Février, Lénine défen­dait, en compagnie de Kautsky, l'idée suivant laquelle l'attitude marxiste envers l'Etat consis­tait à pousser le prolétariat à s'emparer du pou­voir d'Etat et à l'utiliser pour construire le so­cialisme.

Il critiquait la position de Boukharine comme non marxiste et semi- anarchiste, affirmant de nou­veau que les socialistes étaient pour l'utilisa­tion  des  institutions  étatiques  existantes.

Mais dans l'élaboration de sa propre réponse à Boukharine en 1916, il revint sur sa position et retourna aux écrits originaux de Marx sur la né­cessité de détruire l'appareil d'Etat bourgeois, insistant sur la signification réelle de l'appari­tion des soviets en 1905 : en tant que forme spé­cifique de la dictature du prolétariat, alternati­ve au pouvoir de l'Etat bourgeois. Sa réfutation de Boukharine fut remplacée par la brochure mieux connue sous le titre de L'Etat et la Révolution, qui appelle clairement à la destruction de l'Etat bourgeois.

Cependant, malgré cette clarification essentiel­le dans son attitude envers l'Etat, malgré sa lut­te acharnée pour la réalisation du mot d'ordre "Tout le pouvoir aux soviets" en octobre 17, Léni­ne n'a jamais renoncé à sa conception théorique de la "révolution démocratique". Ainsi, par exemple, alors que dans ses Thèses d'Avril il concluait que, dans la mesure ou le pouvoir d'Etat était maintenant passé aux mains de la bourgeoisie, "la révolution démocratique bourgeoise en Russie est complète" , il incluait encore dans son programme la nécessité pour le prolétariat d'accom­plir des tâches bourgeoises, démocratiques, y com­pris la défense de l'autodétermination, dans la lutte pour le pouvoir des soviets.

Suivant l'expression de Boukharine, sa position sur la question nationale restait "pro-étatique", encore largement influencée par les conditions auxquelles se trouvait confronté le prolétariat des pays capitalistes sous-développés, et fondée sur des conceptions obsolètes plus appropriées à la période ascendante du capitalisme qu'à la pé­riode de décadence impérialiste.

 

Les guerres nationales sont-elles encore progressistes ?

 

Puisque la période des guerres nationales cor­respondait à une période historique déterminée - en gros comprise entre 1789 et 1871 - la ques­tion qui était posée était de savoir, première­ment, si cette période était définitivement révo­lue avec l'éclatement de la guerre en 1914, et deuxièmement, étant donnée la nature incontesta­blement impérialiste et réactionnaire de cette guerre, si cette nature était devenue une caracté­ristique générale et irréversible des guerres dans la nouvelle période. De nouveau, alors que les Gauches européennes commençaient timidement à ré­pondre par l'affirmative à ces deux questions, Lénine hésitait à admettre ces réponses, malgré un degré d'accord assez important.

Cette question dans son ensemble était évidem­ment essentielle pour la Gauche à Zimmerwald, qui dénonça, au milieu de la guerre impérialiste, les mensonges de la bourgeoisie sur la défense de la patrie et la nécessité de mourir pour son pays; si certaines guerres pouvaient encore être qualifiées de progressistes et révolutionnaires, alors les internationalistes pouvaient, dans ce cas particu­lier, appeler les ouvriers à défendre leur patrie.

Comme Boukharine l'avait mis en avant avec la guerre, cette question était devenue une frontière de classe :

" Le problème de tactique le plus important à no­tre époque est celui de la prétendue défense na­tionale. Cette question montre exactement où se trouve tracée la ligne de démarcation entre l'en­semble du monde bourgeois et l'ensemble du monde prolétarien. Ce mot lui-même contient une super­cherie car il ne concerne pas réellement le pays en tant que tel, c'est-à-dire sa population, mais son organisation étatique."

(L'Etat Pirate Impérialiste).

Par conséquent : "La tâche de la social-démocratie à l'heure actuelle consiste à mener une propagande pour l'indifférence en ce qui concerne la 'patrie', la 'na­tion' etc., ce qui présuppose de poser la ques­tion non pas d'un point de vue 'pro-étatique'... (protestation contre une 'desintégration' de l'Etat) mais au contraire, d'un point de vue clai­rement révolutionnaire à l'égard du pouvoir d'Etat et du système capitaliste dans son ensemble,"

(Thèse 7, Thèses sur le droit à l'autodétermi­nation, 1915T

Boukharine démontrait que si le mot d'ordre de l'autodétermination était concrètement appliqué (c'est-à-dire en garantissant l'indépendance et le droit à la sécession) dans les conditions de la guerre impérialiste, il ne deviendrait rien d'au­tre qu une variante du mot d'ordre de la "défense de la patrie", puisqu'il faudrait défendre concrè­tement les frontières du nouvel Etat indépendant dans l'arène impérialiste; sinon, que pouvait re­couvrir en réalité une telle revendication ? Dans une telle situation, les forces internationalistes du prolétariat seraient éclatées et sa lutte de classe canalisée sur un terrain nationaliste :

" Il découle de là qu'en aucun cas et sous aucun prétexte nous ne soutiendrons le gouvernement d'une grande puissance qui réprime le soulèvement d'une nation opprimée; pas plus que nous ne mobi­liserons les forces prolétariennes derrière le mot d'ordre du « droit des nations à l'autodétermination ». Dans une telle situation, notre tâche con­siste à mobiliser les forces du prolétariat des deux nations (unies aux autres) derrière le mot d'ordre de la guerre civile, de la guerre de clas­se pour le socialisme, et à mener campagne contre la mobilisation derrière le mot d'ordre du 'droit des nations'...»  (Thèse 8, Ibid. )

La Gauche Allemande, dont les fondements rési­dent dans la théorie de Rosa Luxemburg, qui, dans la Brochure de Junius avait affirmé qu'aujourd'hui "la phrase nationale... ne sert plus qu'à masquer tant bien que mal les aspirations impérialistes, à moins qu'elle ne soit utilisée comme cri de guerre dans les conflits impérialistes, seul et ultime moyen idéologique de capter l'adhésion des masses populaires et de leur faire jouer leur rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes", s'éleva elle aussi clairement contre l'idée des guerres nationales progressistes à l'époque de l'impérialisme :

"A l'époque de cet impérialisme déchaîné, il ne peut plus y avoir de guerres nationales. Les inté­rêts nationaux ne sont qu'une mystification qui a pour but de mettre les masses populaires laborieuses au service de leur ennemi mortel : 1'impéria­lisme. "

(Thèse 5, Thèses sur les taches de la social-démocratie internationale, complément à la Brochu­re de Junius, 1916).

Dans sa riposte vigoureuse, Lénine revint en ar­rière en faisant cette conclusion générale sur la nature de la nouvelle période :

- le caractère incontestablement impérialiste de la guerre mondiale n'impliquait pas que les guerres nationales n'étaient plus possibles. Au con­traire, elles étaient à la fois inévitables et progressistes;

- alors que la défense de la patrie était réac­tionnaire pour ce qui concerne une guerre entre des puissances impérialistes rivales, dans une guerre nationale "authentique" les socialistes n'étaient pas opposés au fait d'appeler à la dé­fense nationale.

Lénine ne pouvait pas concevoir que l'entrée du capitalisme dans sa phase impérialiste dictait la nature réactionnaire de toute guerre, insistant sur la nécessité d'une évaluation concrète de cha­que guerre prise séparément; il refusa également de voir que la nature impérialiste évidente des pays avancés d'Europe et d'Amérique signifiait qu'un changement s'était opéré dans l'ensemble du système capitaliste, changement auquel même les1 pays arriérés d'Asie et d'Afrique ne pouvaient échapper. Dans les pays capitalistes avancés, la période des guerres nationales était révolue de­puis longtemps, mais en Europe de l'Est et dans les pays semi-coloniaux et coloniaux les révolu­tions bourgeoises étaient encore à l'ordre du jour; dans ces pays, les luttes de libération na­tionales contre les plus grandes puissances impé­rialistes n'étaient pas encore lettre morte, et par conséquent, la défense de l'Etat national était encore progressiste. En outre, même en Euro­pe, on ne pouvait considérer les guerres nationa­les des petites nations annexées ou opprimées par les grandes puissances comme impossibles (bien qu'il sous-entendait qu'elles étaient improba­bles).

Il citait l'exemple hypothétique de la Belgique annexée par l'Allemagne au cours de la guerre pour illustrer la nécessité pour les socialistes de soutenir même le "droit" de la bourgeoisie belge "opprimée" à l'autodétermination.

L'hésitation de Lénine à adhérer aux arguments, de loin les plus cohérents, de la Gauche Alleman­de, sur l'impossibilité des guerres nationales ré­sultait principalement de son souci pratique de ne pas rejeter tout mouvement ou événement qui pour­rait accélérer une crise dans le système capitaliste, crise que le prolétariat pourrait mettre à profit :

"La dialectique de l'histoire fait que les peti­tes nations, impuissantes en tant que facteur in­dépendant dans la lutte contre l'impérialisme, jouent le rôle d'un des ferments,d'un des bacilles qui favorisent 1'entrée en scène de la force véri­tablement capable de lutter contre 1'impérialisme, à savoir : le prolétariat socialiste.

Nous serions de piètres révolutionnaires si, dans la grande guerre libératrice du prolétariat pour le socialisme, nous ne savions pas tirer profit de tout mouvement populaire dirigé contre tel ou tel fléau de l'impérialisme, afin d'aggraver et d'approfondir la crise."                     

(Bilan d'une discussion sur le droit des nations à |disposer d' elles-mêmes, chap.10. Oeuvres, T. 22 ).

Ce n'était pas le sort des mouvements nationa­listes en eux-mêmes qui l'intéressait mais uniquement leur capacité à affaiblir l'emprise des grandes puissances impérialistes au milieu de la guerre mondiale; et par conséquent, il mettait le soulèvement irlandais de 1916 sur le même plan que les révoltes coloniales en Afrique et les mutine­ries dans les troupes coloniales en Inde, à Singa­pour etc. , comme autant de signes annonciateurs de l'approfondissement de la crise de l'impéria­lisme.

Prenons comme exemple concret celui du soulève­ment nationaliste irlandais de 1916 pour illustrer certains dangers d'une telle approche. Pour Léni­ne, cette rébellion était la preuve de la validité de sa position suivant laquelle l'encouragement aux aspirations nationalistes des nations oppri­mées ne pouvait être qu'un facteur actif et posi­tif dans la lutte contre l'impérialisme; et ceci contre la position de certains autres tels que Radek et Trotsky qui affirmaient qu'il s'agissait d'un putsch désespéré sans appui sérieux montrant, au contraire, que la période des luttes de libéra­tion nationale était terminée. Lénine ne soutenait pas qu'il existait un mouvement de masse proléta­rien derrière cette rébellion, qui se présentait elle-même comme un "combat de rue menée par un secteur de la petite bourgeoisie urbaine et un secteur de la classe ouvrière" : le problème réel résidait dans la nature de classe de ces révoltes nationalistes ou, en d'autres termes : de tels mouvements participent-ils au renforcement de la "seule force anti-impérialiste, le prolétariat so­cialiste" (Lénine) ou de la bourgeoisie impérialis­te ?

Lénine attribuait de façon dangereuse un poten­tiel anti-capitaliste à ces actions nationalistes, il disait que, malgré leurs lubies réactionnaires, "elles attaqueront objectivement le capital" (ibid.), et que le prolétariat devait seulement s'y associer et les diriger pour faire avancer le processus de la révolution sociale. Cependant, sans entrer dans toute l'histoire de la "question irlandaise", nous pouvons dire brièvement qu'elle contient des  faits  contredisant cette  idée.

La révolte irlandaise de 1916 marqua du sceau du nationalisme la lutte de classe du prolétariat en Irlande - déjà affaibli par la défaite partielle de ses luttes d'avant-guerre - en mobilisant acti­vement les ouvriers dans la lutte armée du natio­nalisme catholique de l'Irlande du sud. Malgré le manque de sympathie existant au sein des masses ouvrières pour ce putsch militaire désespéré, les campagnes massives de terreur de l'Etat britanni­que qui s'ensuivirent n'ont fait qu'achever la désorientation des ouvriers et que les conduire dans le giron des nationalistes réactionnaires; cela s'est traduit par un massacre et le sabotage sys­tématique des dernières manifestations de la lutte autonome de la classe contre le capital, sabotage mené tant par les Anglais "noirs et jaunes" que par l'IRA républicaine. La défaite de cette frac­tion relativement faible et isolée du prolétariat mondial, défaite imposée par l'unification des forces de la bourgeoisie irlandaise et britanni­que, ne faisait que traduire un renforcement de l'impérialisme mondial dont l'intérêt majeur est toujours la défaite de son ennemi mortel. La ré­bellion irlandaise prouvait uniquement que toutes les fractions bourgeoises, y compris les nations soi-disant opprimées, se rangent du côté de l'im­périalisme lorsqu'elles se trouvent confrontées à la menace de destruction du système d'exploitation, condition  du  maintien  de  leurs  privilèges.

A condition d'être clairvoyants, les révolution­naires, aujourd'hui, ne peuvent que conclure que l'histoire a donné tort à Lénine, et que les Gau­ches, malgré leurs confusions, avaient vu juste pour l'essentiel. La leçon qu'il s'agit de tirer de la révolte irlandaise réside dans la compréhen­sion que tout soutien au nationalisme conduit di­rectement à subordonner la lutte de classe aux guerres impérialistes de la période de décadence du capitalisme.

 

LENINE CONTRE LES "LENINISTES"

 

L'exhortation de Lénine au soutien à toute ré­volte nationaliste a été inévitablement utilisée par la bourgeoisie comme prétexte pour plonger les ouvriers et les paysans dans d'innombrables bains de sang derrière le drapeau du nationalisme et de 1'"anti-impérialisme". Cependant, une rivière de sang sépare encore les pires erreurs de Lénine des "meilleures" positions défendues par ceux qui pré­tendent être ses véritables héritiers : les bour­reaux du prolétariat, qu'ils soient staliniens, trotskystes ou maoïstes.

Il est également nécessaire de sauver le vérita­ble contenu critique des écrits de Lénine de certaines déformations comme celles du PCI (Program­me Communiste) entre autres, qui, bien que celui-ci appartienne au milieu révolutionnaire, préfè­rent également rester attachées à toutes les er­reurs du passé, même lorsqu'elles mènent dangereu­sement à la défense des fractions capitalistes les plus réactionnaires sous couvert de "libéra­tion nationale" (cf. Revue Internationale n°32, pour une analyse plus développée des erreurs du PCI et de sa récente décomposition).

Lénine a toujours été conscient des dangers pour les révolutionnaires de soutenir le nationalisme; il insistait constamment sur la nécessité pour le prolétariat de préserver son unité et son autonomie face à toutes les forces bourgeoises mê­me si cela devait rendre sa position encore plus inapplicable et contradictoire dans la pratique.

Et même lorsqu'il appelait les révolutionnaires à soutenir chaque révolte contre l'impérialisme, il ajoutait « à condition qu'il ne s'agisse pas de  la  révolte  d'une  classe  réactionnaire. »

Ce que les Gauches, comme celle â laquelle appar­tenait R. Luxemburg, ont défendu de façon beaucoup plus cohérente, c'était le fait que les éléments nationalistes dans toutes les révoltes contre la répression sanglante des grandes puissances impé­rialistes étaient toujours introduits par la clas­se la plus réactionnaire - la bourgeoisie - pour endiguer la menace d'un réel soulèvement de la classe ouvrière; les révolutionnaires devaient établir une ligne de démarcation très claire entre le nationalisme et la lutte de classe, puisque seule celle-ci représente, dans la période de l'impérialisme, la voie progressiste pour l'huma­nité.

Au fil de ses écrits, Lénine modéra sa position afin d'éviter le danger toujours présent de subor­donner la lutte de classe à la lutte nationale, que ce soit par la capitulation devant l'appareil d'Etat démocratique ou devant la bourgeoisie des nations "opprimées". L'attitude marxiste face à la question nationale devait toujours reconnaître la primauté de la lutte de classe :

"A l'opposé des démocrates petit -bourgeois, Marx voyait dans toutes les revendications démo­cratiques sans exception non pas un absolu, mais l'expression historique de la lutte des masses po­pulaires, dirigées par la bourgeoisie, contre le régime féodal. Il n'est pas une seule de ces revendications qui, dans certaines circonstances, ne puisse servir et n'ait servi à la bourgeoisie à tromper les ouvriers. Il est radicalement faux, du point de vue théorique, de monter en épingle, à cet égard, l'une des revendications de la démocra­tie politique, à savoir le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, et de l'opposer à toutes les autres. Dans la pratique, le prolétariat ne peut conserver son indépendance qu'en subordon­nant sa lutte pour toutes les revendications démo­cratiques, sans en excepter la république, à sa lutte révolutionnaire pour le renversement de la bourgeoisie."

(La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, Thèse 5, Oeuvres, T.22, avril 1916).

Par conséquent, Lénine devait rectifier concrè­tement sa position sur l'autodétermination afin de défendre la nécessité de l'unité internationale de la classe ouvrière et de résoudre cette préoccupation cruciale pour les révolutionnaires de sa division théorique du prolétariat en deux camps : celui des nations "opprimées" et celui des nations "qui oppriment". Ceci constituait pour Lénine, "la tâche la plus difficile et la plus importante".

Ainsi, alors que le prolétariat des pays "oppresseurs" devait revendiquer l'indépendance des colonies et des petites nations opprimées par leur "propre" impérialisme,

". . . les socialistes des nations opprimées doivent s'attacher à promouvoir et réaliser l'unité com­plète et absolue, y compris sur le plan de 1'orga­nisation, des ouvriers de la nation opprimée avec ceux de la nation oppressive. Sans cela, il est impossible de sauvegarder une politique indépen­dante du prolétariat et sa solidarité dé classe avec le prolétariat des autres pays, devant les manoeuvres de toutes sortes, les trahisons et les tripotages de la bourgeoisie."

(Ibid., Thèse 4, souligné par nous).

Que de fois entendons-nous les "léninistes" d'aujourd'hui s'enthousiasmer pour les luttes de libération nationale en citant Lénine ! Lénine était bien explicite : en l'absence de l'unité de classe du prolétariat, y compris de ses expres­sions organisationnelles concrètes, la classe ou­vrière était incapable de défendre son autonomie face à son ennemi de classe. La lutte de classe ne pouvait ainsi qu'être subordonnée à la lutte na­tionale, c'est-à-dire, en réalité, à la lutte de l'impérialisme pour une partie du marché mondial; dans cette lutte, les ouvriers ne pouvaient que servir de chair à canon à leur propre bourgeoisie, les mots d'ordre du Manifeste Communiste -"les prolétaires n'ont pas de patrie" prolétaires de tous les pays, unissez-vous!" - se retournant en leur contraire : "prolétaires des nations oppri­mées, défendez votre patrie !".

Dans la position de Lénine, c'est cet élément de réponse, au soutien à l'autodétermination que les gauchistes d'aujourd'hui ignorent ou dissimulent; c'est pourtant un élément central pour la défen­se de l'internationalisme prolétarien puisqu'il contient encore, malgré une certaine déformation, une vision des intérêts généraux de la classe ou­vrière.

Ailleurs, dans ses écrits, Lénine rejette fer­mement toute approche abstraite et non critique " du  soutien  aux mouvements  nationalistes  :

"aucune revendication démocratique ne doit con­duire à favoriser des abus; nous ne sommes pas tenus d'appuyer ni 'n'importe quelle' lutte pour l'indépendance ni 'n'importe quel mouvement républicain ou anti-clérical'".

(Bilan d'une discussion...)

Les intérêts généraux de la lutte de classe pouvaient être en contradiction avec le soutien à tel ou tel mouvement nationaliste :

"Il peut arriver que le mouvement républicain d'un pays ne soit que l'instrument d'intrigues cléricales, financières ou monarchiques d'autres pays : nous avons alors le devoir de ne pas sou­tenir ce mouvement concret donné."

(Ibid., chap.7, Oeuvres, T.22)

Et, suivant l'exemple de Marx qui refusait de soutenir le nationalisme tchèque au 19ème siècle, Lénine tirait cette conclusion : si la révolution prolétarienne éclatait dans un certain nombre de pays européens les plus importants, les révolu­tionnaires seraient favorables à une "guerre révolutionnaire" contre les autres nations capita­listes qui agiraient comme remparts de la réac­tion : c'est-à-dire favorables à l'écrasement de celles-ci, quelles que soient les luttes de libéra­tion nationale qui surgissent en leur sein.

Donc, pour Lénine, il était possible que des mouvements nationalistes agissent comme autant d'armes des puissances impérialistes contre la lutte de classe; pour Luxemburg et Boukharine, c'était un phénomène général et inévitable de la phase impérialiste du capitalisme. Bien qu'il n'ait pas l'avantage de la cohérence du point de départ théorique de ces derniers, Lénine était contraint par le poids des arguments du moins de s'orienter vers leur position. De façon signi­ficative, il était désormais contraint d'admettre que le mot d'ordre de l'indépendance de la Polo­gne était utopique et réactionnaire dans les con­ditions contemporaines, allant jusqu'à dire que "... même une révolution en Pologne même ne chan­gerait rien et ne ferait que détourner l'atten­tion des masses en Pologne de la tâche principale le lien entre leur lutte et celle du prolétariat de Russie et d'Allemagne." (Bilan de discus­sion) . Mais il se refusait encore à tirer une conclusion générale de cet exemple spécifique.

 

Quelques conclusions sur le débat dans la gauche de Zimmerwald

 

En plus de leur méthode fondamentale, il est une chose avec laquelle tous les membres de la Gauche de Zimmerwald étaient d'accord, une chose bien souvent ignorée dans les débats où l'on se paie de paroles quant à la possibilité de soute­nir les mouvements nationaux : seule la lutte de la classe ouvrière est porteuse d'avenir pour les masses opprimées et pour l'humanité. Nulle part dans les affirmations les plus confuses de Lénine, il n'est sous-entendu que le capitalisme décadent m pourrait être détruit par un autre moyen que la violence de la révolution prolétarienne. Le souci qui animait Lénine, Boukharine, Luxemburg et les autres était de savoir si, et jusqu'où, les luttes nationales pouvaient contribuer à accélérer la crise finale du capitalisme et oeuvrer, ainsi, en faveur de la lutte révolutionnaire en participant à l'affaiblissement de tout l'édifice pourrissant de l'impérialisme.

Malgré son incontestable accord avec le cadre de base du débat, une importante partie du mouvement ouvrier pensait encore qu'une rupture complète avec la théorie et la pratique du  passé sur cette ques­tion n'était pas déjà justifiée; Lénine pensait que les ouvriers n'avaient rien à perdre à soutenir les mouvements nationalistes parce que ceux-ci allaient tous dans le sens de la destruction du capitalisme.

Aujourd'hui, les innombrables massacres d'ou­vriers par les fractions nationalistes nous fournissent suffisamment de preuves pour nous permet­tre d'apporter notre propre contribution à ce débat en concluant que la lutte de classe et le na­tionalisme sous toutes ses formes n'ont aucun point de convergence : celui-ci reste toujours une arme entre les mains de l'ennemi contre celle-là.

Les révolutionnaires qui, de façon hésitante, ont eu le courage d’affirmer que le moment était en effet venu de rompre clairement avec le passé, étaient à l'avant-garde des tentatives du proléta­riat, pour comprendre le monde dans lequel il vi­vait et luttait. Leur contribution, et notamment la théorie de R. Luxemburg sur la question de l'impérialisme dans son ensemble et de la crise mortelle du capitalisme, est encore une pierre an­gulaire essentielle du travail des révolutionnai­res dans la période de décadence.

Quant à la position de Lénine sur la question nationale, comme nous le savons tous, elle a été saccagée par la bourgeoisie pour justifier toutes sortes de guerres réactionnaires de "libération nationale". Ce n'est pas non plus par accident que la gauche du capital, en quête de références marxistes pour sa participation aux guerres impéria­listes, choisit de régurgiter les écrits de Léni­ne, qui contiennent suffisamment de dangereuses faiblesses pour laisser la porte ouverte à ce qui est devenu aujourd'hui une des pierres angu­laires de l'idéologie bourgeoise.

En vérité, on ne peut faire porter à Lénine la responsabilité de la façon dont la bourgeoisie a déformé sa pensée, dans le sillage de la défaite de la révolution prolétarienne pour laquelle il avait combattu avec acharnement. Contre les anar­chistes et les libertaires, pour lesquels Lénine a toujours été un politicien bourgeois n'utilisant le marxisme que pour justifier sa propre lutte pour le pouvoir, nous pouvons insister sur la ma­nière dont la contre-révolution bourgeoise a été contrainte de pervertir tout le cadre du débat au­quel Lénine a participé, et de masquer ou de sup­primer certains principes fondamentaux qu'il défendait, ceci afin de vider sa contribution de son contenu marxiste révolutionnaire.

Mais ceci dit, à la différence des bordiguistes, il n'est pas nécessaire que nous restions aveugles face aux erreurs du passé. Compte tenu des points que nous venons de mentionner, nous pouvons voir que de dangereuses faiblesses et ambiguïtés étaient présentes dans les écrits de Lénine dès le début, faiblesses qu'il nous faut rejeter défini­tivement aujourd'hui pour rester sur la défense des positions de classe.

Nous traiterons dans un article à venir des tragiques conséquences pratiques des incompréhen­sions des bolcheviks sur la question nationale après octobre 1917 à travers la politique de l'Etat soviétique.

S. FAY.



[1] [16] La position de Boukharine sur la nécessité de détruire le pouvoir d'Etat bourgeois et son insis­tance sur l'action de masse des ouvriers était, en partie assimilée par celui-ci, à partir des tra­vaux de Pannekoek et de la Gauche Allemande avec lesquels le groupe Kommunist en exil avait colla­boré pendant la guerre. Dans sa polémique avec Kautsky, dans la période d'avant-guerre, Pannekoek avait insisté sur le fait que :

"La bataille prolétarienne n'est pas seulement une bataille contrée la bourgeoisie pour le pouvoir d'Etat; elle est également une lutte CONTRE LE pouvoir DE L'ETAT" (L'action de masse et la révolution, 1911).

La réponse prolétarienne à la répression sanglan­te de l'Etat bourgeois était LA GREVE DE MASSE.

[2] [17] On pourrait insister sur le fait que la sépa­ration de la Norvège de la Suède en 1905 était le SEUL exemple concret que Lénine pouvait mettre en avant comme support à sa politique sur l'auto­détermination, raison pour laquelle il s'est gardé d'y faire allusion dans tous ses écrits sur ce su­jet. Sans chercher trop loin, nous pouvons dire que cet exemple possède suffisamment de spécifici­tés pour rendre fragiles les bases d'une théorie générale : cela s'est passé à l'aube de la décadence capitaliste, dans une région du monde excen­trée par rapport aux plus grands pays situés au coeur du capitalisme, dans un pays ayant un prolé­tariat relativement faible. De plus, la bourgeoi­sie norvégienne a toujours bénéficié d'une certai­ne autonomie politique et son indépendance formelle a pu, par la suite, être achevée parce que la bourgeoisie suédoise était entièrement prête à L'accepter. C'est la raison pour laquelle elles ont organisé, d'abord, un référendum...

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [18]

Approfondir: 

  • La question nationale [19]

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [20]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La question nationale [21]

La conception de l'organisation dans les gauches allemande et hollandaise

  • 3513 lectures

Pour les groupes de discussion et les individus qui surgissent aujourd'hui sur des bases révolution­naires, il est nécessaire que leur travail de clari­fication se fasse par une réappropriation des posi­tions de la Gauche communiste,y compris celles de la Gauche allemande et de la Gauche hollandaise. Ces dernières, en particulier, ont défendu politiquement et théoriquement les premières, toute une série de positions de classe essentielles : re­jet du syndicalisme et du parlementarisme, rejet de la conception substitutionniste du parti, dé­nonciation du frontisme, définition de tous les prétendus Etats socialistes comme capitalistes d'Etat.

Néanmoins, la réappropriation  seulement sous un angle théorique des positions de classe ne suf­fit pas. Sans une conception claire de l'organisa­tion révolutionnaire, tous ces groupes et indivi­dus sont condamnés au néant ... Il ne suffit pas de se proclamer révolutionnaire en paroles et de façon individuelle, il faut encore défendre -collectivement- les positions de classe dans un cadre organisé. La reconnaissance de la nécessité d'une organisation ayant une fonction indispensa­ble dans la classe et fonctionnant comme un corps collectif, centralisé est la condition première de tout travail militant. Toute hésitation ou in­compréhension sur la nécessité d'une organisation est sanctionnée terriblement par la désagrégation. Cela vaut en particulier pour les groupes "conseillistes" aujourd'hui.

Tirer les leçons de l'histoire de la Gauche allemande et de la Gauche hollandaise, c'est mon­trer la nécessité vitale d'une organisation pour que la théorie ne soit pas une pure spéculation mais une arme qui s'empare des masses prolétarien­nes dans la révolution future.

L'apport de la Gauche allemande - et principale­ment du KAPD - n'est pas d'avoir reconnu la néces­sité du parti dans la révolution. Pour le KAPD, qui se formait en parti en 1920, cela allait de soi. Son apport fondamental est d'avoir compris que la fonction du parti n'était plus la même dans la période de décadence. Non plus parti de masse - organisant et rassemblant la classe -mais parti noyau rassemblant les combattants les plus actifs et les plus conscients du prolétariat. Partie sélectionnée de la classe, le parti inter­vient dans la lutte de classe et dans les orga­nismes que la classe fait surgir : les conseils ouvriers et les comités de grève. Le parti est un parti combattant pour la révolution et non plus pour des réformes graduelles dans des organismes

où le prolétariat n'a plus rien à faire (syndicats) ou à dire (parlement) sinon d'oeuvrer à leur des­truction. Enfin parce que le parti est une partie de la classe et non son représentant, ou son chef, il ne peut se substituer à elle dans sa lutte ou l'exercice du pouvoir. La dictature de la classe est celle des conseils et non celle du parti. Con­trairement à la vision bordiguiste ce n'est pas le parti qui crée la classe mais la classe qui crée le parti. (1[1] [22]) Ce qui ne signifie pas - comme dans la vision populiste ou menchevik - que le parti est au service de la classe. Il n'est pas un ser­viteur qui passivement s'adapte à chaque hésitation ou errements de la classe. Au contraire, il doit "développer la conscience de classe du prolétariat même au prix d'une contradiction extérieure appa­rente avec les larges masses"([2] [23]).

Le KAPD en Allemagne et le KAPN de Gorter en Hollande n'avaient rien à voir avec la vision de Ruhle, dont se réclament aujourd'hui les "conseillistes". Ruhle et sa tendance à Dresde furent ex­pulsés du KAPD à la fin de l'année 1920. Le KAPD n'avait rien à voir avec les tendances anarchisantes qui proclamaient que tout parti est par essence contre-révolutionnaire ; que la révolution n'est pas une question de parti mais d'éducation. Les conceptions du pédagogue Ruhle n'avaient rien à voir avec celles du KAPD. Pour ce dernier le parti n'est pas la volonté individuelle de chacun ; il est "une totalité élaborée program­matiquement, fondue en  une volonté unitaire, or­ganisée et  disciplinée de la base au  sommet. Il doit être la tête et l'arme de la révolution". (Thèses sur le rôle du parti). Le parti joue en effet un rôle décisif dans la révolution proléta­rienne. Parce qu'il cristallise et concentre dans son programme et son action la volonté cons­ciente de la classe, il est une arme indispensable de la classe. Parce que la révolution est fonda­mentalement politique, qu'elle implique un combat sans merci contre les tendances bourgeoises et les partis qui travaillent contre le prolétariat au sein de ses organismes, le parti est un instrument po­litique de lutte et de clarification. Cette concep­tion n'a rien à voir avec toutes les visions substitutionnistes du parti. Le parti est sécrété par la classe et par conséquent est un facteur actif dans le développement de la conscience générale de la classe.

Néanmoins, avec la défaite de la révolution en Allemagne, la dégénérescence de la révolution en Russie, certaines faiblesses du KAPD vont paraître au grand jour.

LE VOLONTARISME ET LA DOUBLE ORGANISATION

Constitué au moment où la révolution reflue en Allemagne après la défaite de 1919, le KAPD se mit à défendre l'idée que l'on pouvait se substi­tuer au déclin de l'esprit révolutionnaire dans le prolétariat par une tactique putschiste. Lors de l'action de Mars 1921 en Allemagne centrale, il poussa les ouvriers des usines Leuna (près de Halle) à l'insurrection contre leur volonté. Il manifestait là une profonde incompréhension de la fonction du parti qui contribua à sa désagrégation. Le KAPD gardait encore l'idée d'un parti "état-major" militaire" du prolétariat, alors que le parti est avant tout une avant-garde politique de l'ensemble de la classe ouvrière.

De même, confronté à la désagrégation des con­seils ouvriers, prisonnier de son volontarisme, le KAPD s'entêta à défendre l'idée d'une double organisation permanente du prolétariat, ajoutant ainsi à la confusion entre organisme unitaire de classe surgissant dans la lutte et pour la lutte (assemblées, comités de grève, conseils ouvriers) et organisation de la minorité révolutionnaire intervenant dans ces organisations unitaires pour féconder leur action et leur réflexion. Ainsi, en laissant subsister et en poussant au maintien des unions - organisations d'usines nées dans la révo­lution allemande et se rattachant au parti - tout en étant à côté du parti, il se trouva lui-même incapable de déterminer ses tâches : soit devenir une ligue de propagande ([3] [24]) , un simple appendice politique, d'organisation d'usines aux fortes tendances économistes; soit devenir un parti de type léniniste ayant des courroies de transmission sur le terrain économique au sein de la classe. C'est-à-dire dans les deux cas ne plus savoir qui est qui et qui fait quoi ([4] [25]).

Que les conceptions erronées du KAPD aient lar­gement contribué à sa disparition à la fin des années 20 est indubitable. C'est une leçon pour les révolutionnaires d'aujourd'hui qui, par démangeai­son activiste et immédiatiste croient suppléer leur faible existence numérique par la création de"groupes ouvriers" artificiels liés au parti. Telle est par exemple la conception de Battaglia Comunista et de la C.W.O. La différence historique est cependant de taille : autant le KAPD se trouvait confronté à des organismes (unions) qui étaient des tentatives artificielles de maintenir en vie des conseils ouvriers qui venaient de dis­paraître, autant, la conception actuelle des orga­nisations révolutionnaires aux penchants opportunis­tes reposent sur du bluff.

LA GENESE DU PARTI

Derrière les erreurs du KAPD sur le plan organisationnel, il y avait une difficulté à reconnaître, après l'échec de l'Action de Mars en 1921,1'arrêt momentané de la vague révolutionnaire et donc de tirer les conclusions pour son action dans une telle situation.

Le parti révolutionnaire en effet, comme organi­sation ayant une influence directe sur l'action et la réflexion des masses ouvrières, ne peut se cons­tituer que dans un cours montant à la lutte de clas­se. Et en particulier, la défaite et le reflux de la révolution ne permet pas de maintenir en vie une organisation révolutionnaire assumant pleinement la fonction de parti. Si se prolonge un tel recul de la lutte ouvrière, si la voie se dégage pour une reprise en main de la situation par la bourgeoisie, alors soit le parti dégénère sous la pression de la contre-révolution montante et en son sein surgis­sent des fractions qui poursuivent l'activité théo­rique et politique du parti (cas de la Fraction Ita­lienne) , soit le parti voit son influence et son assise militante se réduire et devient une organi­sation plus restreinte qui ne peut que se fixer pour tâche essentielle de préparer le cadre théori­que et politique en vue de la prochaine vague révo­lutionnaire. Le KAPD ne comprenait pas qu'un arrêt de la montée révolutionnaire s'était produit. D'où la difficulté à faire le bilan de la période précé­dente et à s'adapter à la nouvelle période.

Ces difficultés ont donné jour à deux réponses fausses et incohérentes au sein de la gauche germa­no-hollandaise :

-  proclamer de façon volontariste la naissance d'une nouvelle Internationale, tel est le cas de la KAI([5] [26]) de Gorter en 1922;

-  de ne pas se constituer en fraction mais de s'autoproclamer le parti, au fil des scissions ; le terme "parti" devenant une simple étiquette pour chaque organisation scissionniste, réduite à quel­ques centaines de membres, quand ce n'est pas moins ([6] [27]).

Qui sait qu'il existe 4 "partis" en Italie se récla­mant de la Gauche italienne. Cette mégalomanie de petits groupes se prenant pour le "Parti" ne con­tribue pas peu aujourd'hui à ridiculiser la notion de parti et à entraver le difficile regroupement des révolutionnaires, qui est la première condition subjective pour que surgisse demain un véritable parti mondial du prolétariat.

Toutes ces incompréhensions allaient être drama­tiques. Dans la Gauche allemande allaient coexis­ter trois courants, au fur et à mesure que le KAPD de Berlin s'affaiblissait :

-  les uns se ralliaient aux thèses de Ruhle que toute organisation politique est mauvaise en soi ; tombant dans l'individualisme, ils disparurent de la scène politique ;

-  d'autres - en particulier dans le KAPD de Berlin en lutte contre les tendances anarchisantes déve­loppées dans les Unions - avaient tendance à nier les conseils ouvriers pour ne plus voir que le parti. Ils développaient une vision "bordiguiste" avant la lettre ([7] [28]) ;

-  les derniers, enfin, considéraient que l'organi­sation en parti était impossible. La KAU ([8] [29]), née de la fusion d'une scission du KAPD et des Unions (AAU et AAU-E), ne se considérait pas vraiment comme une organisation, mais comme une union lâche de tendances éparses, décentralisée. Le centralis­me organisationnel du KAPD était abandonné.

C'est ce dernier courant, appuyé par le GIC hol­landais ([9] [30]) né en 1927, qui allait triompher dans la Gauche hollandaise.

LA GAUCHE HOLLANDAISE : LE GIC, PANNEKOEK ET LE SPARTACUSBOND

Le traumatisme de la dégénérescence de la révo­lution russe et du parti bolchevik a laissé de lourdes séquelles. La Gauche hollandaise qui re­prenait l'héritage théorique de la Gauche alleman­de,^ en a pas repris les apports positifs dans la question du parti et de l'organisation des révolu­tionnaires .

Elle rejetait la vision substitutionniste du parti Etat-major de la classe, pour ne plus voir que l'organisation générale de la classe : les conseils ouvriers. L'organisation révolutionnaire n'était plus considérée que comme une "ligue de propagande" des conseils ouvriers.

Le concept de parti était ou bien rejeté, ou bien vidé de son contenu. C'est ainsi que Pannekoek considérait tantôt que "un parti ne peut être qu'u­ne organisation   visant  à  diriger  et  à dominer le prolétariat" ([10] [31]), tantôt que "les partis  - ou groupes  de  discussion, ou  ligues de propagande, peu importe le nom par lequel on les désigne  -ont un  caractère  tout  à  fait  différent  de cette orga­nisation  en partis politiques que nous avons  con­nue dans  le passé"([11] [32]).

D'une idée juste - que l'organisation et le parti changeaient de fonction dans la décadence - on aboutissait à des conclusions fausser. Non seulement on ne voyait plus ce qui différencie l'organisation d'un parti dans la période du capitalisme ascendant de celle d'un parti dans une période révolution­naire, dans une période de pleine maturation de la conscience de classe, mais on abandonnait la vision marxiste de l'organisation politique comme facteur actif de la lutte de classe.

1. Les fonctions indissociables de l'organisation : théorie et praxis étaient séparées. Le GIC se con­cevait non corme un corps politique avec un pro­gramme, mais comme une somme de consciences indivi­duelles et une somme d'activités séparées. Ainsi le GIC préconisait la formation de "groupes de travail" fédérés, par peur de voir naître une organisation unie par son programme et imposant des règles d'or­ganisation : "Il  est préférable que des ouvriers révolutionnaires  travaillent   à  la prise de  cons­cience  en milliers de petits  groupes plutôt  que leur activité  soit  soumise dans  une  grande  organi­sation  aux  tentatives de la  dominer  et  diriger" (Canne-Mejer, Le devenir d'un nouveau mouvement ouvrier, 1935).

Plus grave était la définition de l'organisation comme "groupe d'opinion"qui laissait la porte ou­verte à l'éclectisme théorique. Selon Pannekoek, le travail théorique visait à l'auto éducation person­nelle, à "1'activité  intensive de chaque cerveau". De chaque cerveau surgissait une pensée, un juge­ment personnel "et  dans chacune de ces pensées di­verses se  trouvait  en  fait  une parcelle de la   véri­té plus ou moins grande"     (Pannekoek, Les Conseils Ouvriers). A la vision marxiste d'un travail collec­tif d'organisation, réel point de départ "d'une ac­tivité intensive de chaque cerveau"  était substi­tuée une vision idéaliste. Le point de départ était la conscience individuelle, comme dans la philoso­phie cartésienne, au point que Pannekoek affirmait que le but était non la clarification dans la clas­se mais "la  connaissance par soi-même de la méthode pour distinguer ce qui est vrai et bon",    (ibid.)

Si l'organisation n'était qu'un groupe de travail où se forgeait l'opinion de chacun, elle ne pouvait être qu'un "groupe de discussion" ou "un groupe d' études" se "donnant pour  tâche 1'analyse des événe­ments sociaux"  (Canne-Mejer : Le devenir d'un nou­veau mouvement ouvrier, 1935). La nécessité des "groupes de discussion" dont la fonction était la clarification politique et théorique a certes exis­té. Mais elle correspondait au stade primaire du développement du mouvement révolutionnaire au siècle dernier. Cette phase où pullulaient-les sectes et les groupes séparés était une phase transitoire. Le sectarisme et le fédéralisme qui existaient dans de tels groupes surgis de la classe, étaient des maladies infantiles. Ces maladies disparaissaient avec l'apparition d'organisations prolétariennes centralisées. Comme le notait Mattick en 1935, cet­te vision du GIC et de Pannekoek était une régres­sion : "Une organisation  fédéraliste ne peut pas se maintenir parce que dans  la phase du  capital  mo­nopoliste où se trouve le prolétariat, elle ne  cor­respond finalement à rien...Elle constituerait un pas  en  arrière par rapport au  vieux mouvement  au lieu d'être  un pas  en  avant". (Rate-Korrespondenz n° 10-11, Septembre 1935).

2. Dans les faits, le fonctionnement du GIC a été celui d'une fédération d'"unités indépendantes", incapables de jouer un rôle politique actif. Il vaut la peine de citer un article de Canne-Mejer de 1938 (Radencommunisme n° 3) :

"Le groupe des communistes internationaux n'avait pas de statuts, pas de cotisations obligatoires et ses réunions   "internes" étaient ouvertes à tous les autres camarades  des autres groupes. Il s'ensuit qu'on ne connut  jamais  le nombre exact  de membres que comptait  le  groupe. Il  n'y avait jamais de  vo­te, cette opération n'étant pas nécessaire,  car  il ne s'agissait jamais de faire  une politique de par­ti. On discutait  un problème  et  quand  il   y avait une différence d'opinion  importante, les divers points de vue étaient  imprimés,  sans plus. Une dé­cision à la majorité était sans  signification. C'é­tait  à la  classe ouvrière de décider".

En quelque sorte, le GIC s'auto castrait de peur de violer la classe. Par peur de violer la conscien­ce de chacun par des règles d'organisation ou de violer la classe en lui "imposant" une prise de position, le GIC se niait comme partie militante de la classe. En effet, sans moyens financiers ré­guliers, pas de possibilité de sortir une revue et des tracts en temps de guerre. Sans statuts, pas de règles permettant à l'organisation de fonctionner en toutes circonstances. Sans centralisation avec des organes exécutifs élus, pas de possibilité de maintenir une vie et une activité en toute période et particulièrement en période d'illégalité où le cloisonnement face au déchaînement de la répression impose la centralisation la plus stricte. Et en pé­riode de montée de la lutte de classe, comme au­jourd'hui, pas de possibilité d'intervenir de façon centralisée et mondiale dans le prolétariat.

Ces errements du courant conseilliste, hier avec le GIC, aujourd'hui dans des groupes informels se réclamant du communisme des conseils reposent sur l'idée que l'organisation n'est pas un facteur ac­tif, mais un facteur négatif dans la classe. En "laissant  la classe ouvrière décider", on laisse entendre que l'organisation révolutionnaire est "au  service de la classe"  ; en quelque sorte une ronéo et non un groupe politique amené - parfois même dans la révolution- à travailler à contre-cou­rant des idées et actions de la classe. L'organisa­tion n'est pas un reflet de ce que "pensent les ouvriers"([12] [33]), elle est un corps collectif por­tant la vision historique du prolétariat mondial, qui n'est pas ce qu'il pense  à tel ou tel mo­ment mais ce qu'il est contraint de faire : la réa­lisation des buts communistes.

Il n'est donc point étonnant si le GIC disparut en 1940. Tout le travail théorique du GIC fut transmis par le Spartacusbond né d'une scission du parti de Sneevliet en 1942 (cf. article de la Revue Internationale n° 9, "Rupture avec le Spartacusbondy 1977). Malgré une vision plus saine de la fonction le Bond reconnaissait le rôle indispensable d'un parti dans la révolution comme facteur actif de la conscience - et du fonctionnement -le Bond avait des statuts et des organes centraux -, le Spartacus­bond finit par être dominé par les anciennes idées du GIC sur l'organisation.

Aujourd'hui, le Spartacusbond est agonisant, et Daad en Gedachte -qui est sorti du Bond en 1965 -est un bulletin météorologique des grèves ouvrières. Aujourd'hui, la Gauche hollandaise agonise comme courant révolutionnaire. Ce n'est donc pas par elle que peut être transmis tout son héritage théorique aux éléments révolutionnaires qui surgissent dans la classe. La compréhension et le dépassement de cet héritage est l'oeuvre d'organisations révolu­tionnaires et non d'individus ou de groupes de dis­cussion.

Les idées"conseillistes" sur l'organisation n'ont cependant pas disparu, comme on peut le constater dans différents pays. Faire un bilan critique de la conception de l'organisation dans la Gauche al­lemande et hollandaise, c'est prouver non la fail­lite des organisations révolutionnaires, mais au contraire leur rôle indispensable pour tirer les leçons du passé et se préparer aux combats de demain.

Sans théorie révolutionnaire, il n'y a pas de mou­vement révolutionnaire, mais sans organisation révo­lutionnaire, il n'y a pas non plus de théorie révo­lutionnaire. Ne pas le comprendre, c'est emprunter la voie qui mène au néant pour toute organisation informelle, et pour les individus. C'est la voie qui mène à être désabusé sur la possibilité d'une révolution. (Cf. dans cette revue, le texte de Canne-Mejer).

CH.



[1] [34] "...il  n'est même pas possible  de parler de classe  tant  qu 'il  n 'existe pas  dans  celle-ci   une minorité  tendant  à s 'organiser en  un parti politique ."  (Bordiga : "Parti et classe").

[2] [35] "Thèses sur le rôle du parti dans la révolu­tion prolétarienne", KAPD, 1920.

[3] [36] Comme l'affirmait Franz Pfemfert, l'ami de Ruhle, directeur de la revue "Die aktion", membre du KAPD.

[4] [37] Michaelis, ex-dirigeant du KAPD et membre de la KAU en 1931, déclarait : "Dans la pratique, l'union devint elle-même un second parti...le KAP regrou­pait même, plus tard, les mêmes éléments que l'u­nion".

[5] [38] KAI : Internationale Communiste Ouvrière.

[6] [39] En 1925, en Allemagne il y avait 3 KAPD : un pour la tendance de Berlin et 2 pour la tendance d'Essen. Cette erreur, qui était une tragédie dans le camp prolétarien à l'époque, s'est répétée sous forme de farce en 1943 en Italie, avec la procla­mation - en pleine contre-révolution - du Parti Communiste Internationaliste de Damen et Maffi.

[7] [40] Le même Michaelis avoue en 1931 : "Les choses allèrent même si loin que pour maints camarades, les conseils n'étaient considérés comme possibles que dans la mesure où ils acceptaient la ligne du KAP."

[8] [41] KAU : Union Communiste Ouvrière

[9] [42] GIC : Groupe des Communistes Internationaux.

[10] [43] Parti et classe ouvrière, 1936.

[11] [44] Les Conseils Ouvriers, 1946.

[12] [45] On peut lire dans le même n° cité de Raden­communisme : "Quand il  y avait  une grève sauvage, les  grévistes faisaient souvent  faire des  tracts par les groupes ; ceux-ci  les réalisaient même s'ils n'étaient pas absolument d'accord avec leur contenu"   (souligné par nous).

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Germano-Hollandaise [46]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [18]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [47]

La faillite du conseillisme

  • 2687 lectures

En complément de l'article "La conception de l'organisation dans Les Gauches allemande et hollandaise", dans ce numéro, nous publions ci-dessous des extraits d'un texte de CANNE-MEJER qui fut un des mili­tants les plus actifs et un des théoriciens de ce courant politique, notamment dans le GIC dans les années 30. Ce texte écrit à la fin des années 50, intitulé LE SOCIALISME PERDU, illustre un des aboutisse­ments des erreurs contenues dans la conception théorique et politique du "communisme de conseils" : la mise en question du marxisme et de la signification historique de la lutte prolétarienne; la croyance en la pérennité du capitalisme avec la capitulation à la pression de l'idéo­logie bourgeoise, dans ce cas celle de la période de reconstruction d'après-guerre sur la "société de consommation et de loisirs" qui fit fureur dans  les années  60.

Nous  faisons précéder  ce  texte de  quelques  commentaires  introductifs de notre part

UN SOCIALISTE PERDU

A l'époque où le texte est écrit, les quelques rescapés de la Gauche communiste sont pour la plu­part isolés et dispersés. La longue période de con­tre-révolution a épuisé les énergies. La deuxième guerre mondiale n’a pas fait surgir de mouvement ré­volutionnaire du prolétariat carme en 1917. Ce qui reste des Gauches communistes italienne et germa­no-hollandaise qui avaient résisté pendant près de 20 ans dans de petites minorités organisées est dis­loqué et extrêmement réduit ou se trouve dans une terrible confusion politique. Dans cette situation, les erreurs politiques qui n'ont pas été dépassées vont donner le jour à des aberrations grandissantes sur les bases mêmes de la théorie révolutionnaire, sur la compréhension de ce qu'est le marxisme.

Dans la Gauche italienne, le Parti communiste in­ternationaliste se forme dans la confusion en Italie en pleine deuxième guerre mondiale avec le resurgissement des luttes ouvrières en 43.(1) Il rejette l'héritage de la Gauche communiste internationale qui est le seul groupe vraiment conséquent des an­nées 30 (BILAN). Les critiques et les appels répétés de la Gauche communiste de France (INTERNATIONALIS­ME) à reprendre à fond les questions politiques restent sans réponse. Un peu plus tard Bordiga, dans le Parti communiste international, scission du Parti communiste internationaliste va théoriser de plus en plus, par une fidélité dogmatique et bor­née à la révolution russe et à Lénine, un monolithis­me du marxisme.

Dans la Gauche germano-hollandaise, dont la dis­location et l'incapacité à tirer les leçons de la révolution russe dés les années 30 ont déjà accé­léré la dégénérescence, Canne-Mejer va aboutir dans les années 50, à force de rejeter la révolution russe, à une remise en question complète du marxis­me et de la lutte de classe.

Le processus qui mène à ces incompréhensions du marxisme n'est donc pas identique et n'a pas la mê­me origine pour ces deux courants politiques. L'ori­gine de l'échec des groupes qui se réclament de la Gauche italienne se trouve dans l'incapacité à assu­rer la continuité du travail d'élaboration théorique et politique effectué par la GCI avant la guerre D'une part la pression de la guerre et de l'après-guerre va faire céder le travail politique organisé sur les bases de cette continuité par la GCF qui se ra dissoute en 1953. D'autre part, les autres tendances de ce même courant vont, de concession politique en considération tactique, se maintenir en régressai sur les positions politiques et se fossiliser avec des conséquences dont on peut encore voir les résul­tats aujourd'hui avec la désagrégation du PCI (Pro­gramme Communiste) et les dérapages politiques du PCI (Battaglia Comunista) ([1] [48]). Par contre, l'échec de la Gauche germano-hollandaise trouve ses racines antérieurement. Dans les années 20 c'est dans les Gauches allemande et hollandaise qu'on trouve les tentatives de compréhension les plus avancées sur les apports fondamentaux de la nouvelle période ouverte avec la Guerre mondiale et la vague révolutionnaire : l'impossibilité du parlementarisme révolution­naire ; la nature contre-révolutionnaire des syndi­cats ; le rejet des luttes de libération nationale; le rejet du parti de masses" et toute tentative de rapprochement et d'unification avec la social-démocratie et ses courants de "gauche" et la tacti­que dite de "front unique". -Mais dans les années 30, parce qu'il rejette le parti bolchevik et de plus en plus la nature de classe de la révolution d'octobre, l'héritier de cette Gauche, le courant des "communistes de conseil", va saper toute pos­sibilité d'intégrer les nouvelles positions politi­ques dans une cohérence théorique et organisationnelle. Il se maintiendra sur un terrain de classe, mais sans pouvoir avancer réellement au-delà d'une répétition des positions sans élaboration.

En fait, seul BILAN est capable à cette époque, bien qu'il n'aille pas jusqu'au bout de cette éla­boration, de reprendre les leçons de la révolution et de fournir des bases pour une compréhension ac­tuelle de ces questions. BILAN peut apparaître peu clair sur la formulation théorique, de certaines positions et notamment sur le rapport parti/classe, mais, en s'attachant à l'histoire, il comprend la dynamique de la révolution et du reflux beaucoup plus clairement et ce que sont les taches des révolutionnaires qui en découlent. BILAN fournit ainsi un cadre plus global, plus cohérent, en con­tinuité avec le mouvement ouvrier. Au contraire, on trouve dans les bases du "conseillisme" un rejet de ce cadre historique global. La non reconnaissance du parti bolchevik comme un parti du prolétariat empê­che ce courant d'aborder une critique méthodique des positions politiques qui se sont exprimées dans la révolution russe. Au plan théorique, ce courant, d'une sous-estimation d'abord, aboutira ensuite à une négation de la fonction active et indispensable de l'organisation politique révolutionnaire dans la révolution prolétarienne. Ce qu'exprime en fait cette conception c'est une incompréhension du pro­cessus de prise de conscience de la classe elle mê­me, contrairement à l'insistance constante mais fi­nalement purement formelle de ce courant sur cette question.

C'est cette conception que développe le "commu­nisme de conseils", et sur cette base, dans la pé­riode de reconstruction, au cours de laquelle il semble que le capitalisme a retrouvé un second souffle et que le prolétariat n'a plus les moyens et n'exprime plus les buts de sa lutte, Canne-Mejer, qui fut pourtant toute sa vie un militant dévoué à la cause du prolétariat, finira par divaguer sur les "loisirs" et "l'amélioration possible des condi­tions de vie sur la base de la collaboration de classe" !

Nous reviendrons de façon plus élaborée dans d'autres articles sur cette question de conception qui se pose toujours aujourd'hui.

Le danger n'est certes plus de prendre les feux de la reconstruction pour un nouveau regain du ca­pitalisme, mais l'abandon du combat de classe, face aux difficultés de la période, existe. La sous-estimation des taches des révolutionnaires dans la lutte de la classe - comme partie prenante active et organisée, capable de fournir des orientations claires - l'irresponsabilité et le sectarisme qui règnent parmi les groupes qui se réclament de la révolution dans la mouvance "anti-léniniste" est tout aussi néfaste que la mégalomanie ridicule des groupes qui se réclament du "léninisme". Elle peut parfois l'être plus. La faillite de la concep­tion du marxisme monolithique et du parti injectant la conscience à la classe apparaît évidente dans les échecs spectaculaires des avatars des diverses "tactiques" des groupes qui s'en réclament. La con­ception "conseilliste" est plus diffuse, mais dans une période où la bourgeoisie tente de profiter des hésitations de la classe ouvrière, et vise à son déboussolement et à son immobilisation, c'est une idéologie qui, dans sa logique, va dans le même sens, tout comme Canne-Mejer finit par entonner les chants de la bourgeoisie dans une autre période. Le texte que nous publions n'a que peu d'intérêt en lui-même, mais il révèle l'aboutissement d'une méthode et d'une conception profondément erronée de la lutte de classe qui mène, en rejetant le marxisme, à rejeter toute perspective de lutte de la classe ouvrière.

Il ne s'agit pas de reprendre du marxisme "tout" à la manière des bordiguistes, c'est-à-dire mot pour mot, à la lettre, mais de comprendre que le marxisme est un matérialisme historique, et si on relègue au rang de "vieillerie à la rigueur valable pour le siècle dernier" la dimension his­torique et politique du marxisme pour n'en garder que l'analyse des phénomènes, on quitte le terrain de la lutte de classe et de la révolution commu­niste pour se jeter dans les bras de la bourgeoi­sie.

Dans ce texte, Canne-Mejer ne voit dans la clas­se ouvrière qu'une catégorie économique de la so­ciété. Il n'aborde les taches du prolétariat que sur la question de la prise en mains des moyens de production et de consommation ; la lutte de classe est évoquée comme une simple "rébellion", rébellion liée non à une nécessité objective historique de l'impasse où les contradictions in­ternes du mode de production capitaliste l'ont amenée : son entrée dans la décadence, ni aux con­ditions générales et au devenir de la classe, mais au seul "travail lui-même". Canne-Mejer a encore quelques souvenirs : il fait référence à la criti­que qu'ont toujours faite les marxistes selon la­quelle il n'y a pas un "automatisme" de la lutte de classe seulement lié aux mécanismes du capita­lisme ; mais il est nécessaire encore que se déve­loppe un des facteurs déterminants de cette lutte, la conscience de la classe de son action. Mais ce rappel devient chez Canne-Mejer une question de "psychologie sociale" ou d'"éthique", tout aussi mécanique, parallèle ou alternant avec la "rébel­lion". Rien n'est plus étranger au marxisme. Il n'est question nulle part chez Canne-Mejer de po­ser les vraies questions : quelles sont les taches politiques de la classe ouvrière ? Quels sont la nature et le rôle des communistes au sein de la classe ouvrière ? etc. La conception marxiste de la lutte de classe est réduite à la lutte pour des réformes dans les syndicats et les parlements du 19e siècle, sans référence à l'étude des conditions historiques dans lesquelles le marxisme a toujours situé ses luttes en indiquant toujours leurs limi­tes par rapport au but général du combat de la classe, le communisme par la destruction de l'Etat capitaliste. Tout cet aspect est réduit à une vague notion de "lutte acharnée" hors de tout contexte historique des conditions matérielles de la révolution. Et puisque selon la vision "conseilliste", la révolution russe n’est pas ouvrière pour Canne-Mejer, cette "lutte acharnée" n'a donc pas eu lieu au 20ème siècle. Même les conseils ouvriers sont oubliés. Puisqu'il n'y a pas eu "lutte acharnée", Marx s'est trompé. Le massacre de générations de prolétaires dans la contre-révolution et dans les guerres est ignoré, et bien qu'on prétende "atti­rer l'attention sur deux phénomènes primordiaux de la vie économique durant ce siècle", l'économie de guerre est également ignorée.

LE SOCIALISME PERDU ESPERANCES DU MOUVEMENT MARXISTE D'AUTREFOIS

EXTRAITS D'UN TEXTE DE H.CANNE-MEYER

On rejoint la bourgeoisie dans l'étude de "l'aug­mentation des capitaux investis" et de "l'immense croissance de la productivité du travail". La classe ouvrière est assimilée aux syndicats et ses conditions de vie actuelle, ce sont principalement les "loisirs". Et c'est ce qui montre les "mécomp­tes de Marx" selon Canne-Mejer... Tel est le tris­te aboutissement du conseillisme.

MS.

CERTITUDE DE L'AVENEMENT DU COMMUNISME

Marx n'a jamais donné de description de la so­ciété communiste. Il ne faisait que montrer que la production, organisée sur la base de la pro­priété privée des moyens de produire, finirait par devenir un fardeau insupportable à la grande masse de la population, de sorte que celle-ci mettrait en commun ces moyens, et supprimerait l'exploitation due aux classes sociales. Dans l'esprit de Marx, décrire la société future c'é­tait retomber dans l'Utopisme. Selon lui, une so­ciété nouvelle émerge du giron de la vieille sous l'action des forces réelles qui gouvernent le processus du travail social. Marx remarquait que la possession privée des moyens de production dé­veloppait un processus de travail collectif en rassemblant des milliers et des milliers d'ou­vriers. Ces ouvriers deviendraient les fossoyeurs de la possession privée des moyens de production. Car, pendant que croissent misère, oppression, esclavage, dégénérescence et exploitation, aug­mente également la rébellion de la classe ouvriè­re, unifiée et organisée par le processus de tra­vail lui-même ([2] [49]).

"La centralisation des moyens de production et le caractère social atteignent un point où ils sont incompatibles avec 1'enveloppe capitaliste. Cette enveloppe éclate. La dernière heure de la propriété privée a sonné." ([3] [50]).Selon Marx, le mo­de de production capitaliste produit sa propre négation "avec l'inéluctabilité d'une loi de la nature". ([4] [51]).

Cette formulation de Marx, avec l'allusion à "1'inéluctabilité des lois de la nature" a causé beaucoup de malentendus. Souvent elle me­nait beaucoup de marxistes à une interprétation mécaniste du développement social. On croyait souvent à un écroulement automatique du système capitaliste, soit à cause des crises, soit à cause de l'abaissement du taux de profit, soit par manque de débouchés pour réaliser la plus-value. Lors d'un tel écroulement, la classe ouvrière pourrait, pour ainsi dire, prendre les moyens de production à son compte. Il suffirait plus ou moins à la classe ouvrière d'observer ce que Marx appelait "la décomposition - inévitable et de plus en plus visible -..."([5] [52]) du système. Les mo­difications, que subissent les capacités intel­lectuelles de la classe ouvrière pendant une lut­te continue et qui la conduisent à pouvoir maî­triser politiquement et économiquement la vie so­ciale, apparaissent superflues.

Pourtant cette conception d'un écroulement dé­finitif est en contradiction avec la méthode de penser de Marx... Pour lui, cette "inéluctabili­té" n'est pas une nécessité extérieure à l'homme, une nécessité immanente qui s'exécute en dépit des hommes, au sens où, par exemple, certains penseurs bourgeois parlent souvent de développe­ment immanent de l'esprit comme de la force mo­trice du monde. Pour Marx, il s'agit d'une inévitabilité imposée par les hommes eux-mêmes en con­séquence de leur expérience de la vie sociale. Marx était persuadé crue les ouvriers devraient constamment s'opposer violemment aux tendances op­primantes du capitalisme, et que cette lutte se poursuivrait jusqu'à ce qu'ils aient vaincu le ca­pitalisme. Ainsi, 1'"inéluctabilité" dont parlait Marx se trouvait découler de la nécessité naturelle de lutter contre le capitalisme.

LE MARXISME EN TANT QUE PSYCHOLOGIE SOCIALE

Donc Marx n'énonçait pas seulement une théorie qui mettait à jour les forces matérielles mo­trices du système capitaliste, mais, en plus, fournissait une théorie de la psychologie sociale qui prédisait le changement dans les pensées, la volonté, les sentiments et les actions des ou­vriers. La pression de l'exploitation du capital concentré serait contrecarrée par la lutte organisée où se serait forgées la solidarité, la promptitude de chacun et de tous au sacrifice, formant ainsi une unité solide de pensée, de vo­lonté, d'action. Le développement de l'individua­lité d'un ouvrier ne serait possible que comme partie d'un tout actif plus vaste, comme partie de son organisation de lutte. Les idées sur le bien et le mal dans la vie sociale seraient de nou­veau remodelées par cette lutte et en accord avec les nécessités de cette lutte. Ces idées nouvel­les que l'on peut appeler "valeurs éthiques", serviraient à leur tour de forces motrices pour commencer de nouvelles luttes. Chaque lutte se convertirait en valeurs éthiques et ces nouvel­les valeurs éthiques pousseraient à de nouvelles luttes. La nouvelle éthique serait à la fois fil­le et mère de la lutte.

LA NAISSANCE DE LA NOUVELLE SOCIETE

Marx puisait sa certitude de l'avènement d'une société sans exploitation et sans classes dans sa certitude d'une lutte acharnée contre le capita­lisme. Par cette lutte, la nouvelle société naî­trait du giron de la vieille. Cette lutte se fe­rait au moyen des syndicats qui amélioreraient les conditions de travail et au moyen des partis socialistes qui développeraient la conscience de classe. Pratiquement pour s'attaquer à ce déve­loppement il fallait s'attacher à lutter pour le perfectionnement du système parlementaire bour­geois (du suffrage universel) et pour des réfor­mes sociales.

Ce n'est pas que Marx attendait de grands suc­cès pratiques de la lutte parlementaire et syndi­cale. Pour lui, le mouvement des salaires n'était à prime abord fonction que de l'accumulation du ca­pital. Dans une période de prospérité où la vie économique se développait, le besoin de main-d'oeuvre croissait et les syndicats pouvaient ob­tenir un salaire plus haut. Mais si les salaires montaient au point où la production cesserait d'être profitable l'accumulation devrait décroître, avec comme résultat chômage, "surpopu­lation", et baisse des salaires. Ainsi la base de profit s'élargirait à nouveau ([6] [53]).

"Donc l'augmentation du prix du travail ne res­te pas seulement restreinte entre des limites qui ne touchent pas aux fondations du capitalisme, mais ces limites donnent également une certitude d'un  élargissement  à  une plus  grande  échelle"([7] [54]).

Le sens de la lutte de classe se trouvait, pour Marx surtout dans le développement des caractéristiques intellectuelles qui mèneraient à la chute du capitalisme.

Marx pensait que les syndicats, par eux-mêmes, ne pourraient jamais vaincre le capitalisme aussi longtemps que la classe capitaliste disposerait de l'Etat. Le point cardinal de la lutte politique devait être recherché dans la conquête du pouvoir de l'Etat, soit par les voies parlementaires, (Marx les considérait comme possibles pour l'An­gleterre et la Hollande), soit par des méthodes révolutionnaires. Après la Commune de Paris il fut convaincu que l'Etat ne devait pas être conquis mais brisé. En tout cas la tache du gouvernement révolutionnaire ne serait pas d' "établir" le com­munisme, par exemple en étatisant les moyens de production (quoique la nationalisation de quelques branches ne doive pas être exclue). Marx ne prescrivit pas ce que les révolutionnaires devaient faire en cas de révolution, mais il pensait que le développement devait être confié aux forces révo­lutionnaires à l'oeuvre dans la société,  " quand une véritable révolution éclatera"  - dit-il - "on verra  également  apparaître les  conditions ( sans doute  pas idylliques )  dans lesquelles  elle  réali­sera  ses mesures  immédiates  les plus  urgentes".([8] [55])

Beaucoup de marxistes de cette époque soute­naient l'opinion que la tâche d'un gouvernement révolutionnaire consistait surtout à ne pas entra­ver les luttes des ouvriers contre les entrepre­neurs, il était même de son devoir de les étayer. Les syndicats auraient ainsi les mains libres pour aménager la vie sociale selon leurs besoins, les capitalistes seraient dépossédés, non par le tru­chement des nationalisations, mais parce que les profits cesseraient d'être payés. Ainsi le capital perdrait toute valeur et pendant ce temps la ges­tion de la vie sociale tomberait entre les mains de l'association des producteurs libres et égaux. D'un côté la naissance de la nouvelle société au sein de l'ancienne se trouvait liée à l'épanouis­sement de la conscience politique qui devait mener au pouvoir politique, sous quelque forme que ce soit, de l'autre elle était reliée au processus de déploiement des forces s'opposant aux entrepre­neurs, préparant ou bâtissant tout en même temps, les nouveaux organes de gestion sociale.

En illustration de ce qui précède nous pouvons citer un fait historique rapporté par le marxiste bien connu A. Pannekoek. En 1911, il y avait, en Allemagne, une grève et les grévistes tentaient d'empêcher les jaunes de travailler. La presse bourgeoise qualifiait cette action de "terroris­me". Les tribunaux intervinrent et tentèrent d'ac­cuser quelques grévistes de séquestration. Selon les tribunaux, les grévistes avaient contraint les jaunes de les suivre devant le comité de grève, où ils étaient interrogés comme par un tribunal, puis, après quelques mises en garde, relâchés. Lors de leur interrogatoire par la "justice offi­cielle", les jaunes déclarèrent, cependant, qu'il n'était pas question de séquestration; ils avaient suivi les grévistes de leur plein gré. Et le juge, très surpris, de dire : "Ainsi, vous admettez que cette organisation, qui vous est hostile, est une instance si compétente que vous n'osez pas vous soustraire à 1'ordre de les suivre que vous adres­sèrent  les grévistes   ?"

Pour Pannekoek, à cette époque, cette anecdote était un exemple de la manière dont les organisa­tions ouvrières travailleraient ensuite comme organes indépendants opposés aux vieux organes de l'Etat. Il suffisait de briser le pouvoir de l'Etat pour permettre l'essor des organisations ouvrières autonomes.

LE MECOMPTE

Ce que Marx attendait du développement du capi­tal, s'est, en général, réalisé. Mais ses prédic­tions, au sujet de la lutte de classes, sont, jusqu'à présent, apparues fausses. La concentra­tion des capitaux et la centralisation de la vie économique (et politique) se sont effectuées. La classe des salariés devint prépondérante; des milliers d'ouvriers furent rassemblés dans des usines, des millions d'entre eux s'organisèrent en syndicats. Les crises économiques se succédèrent toujours, de plus en plus vite jusqu'en 1939, se montrant de plus en plus destructrices, la premiè­re, puis la seconde guerre mondiale, venues de la concurrence des capitaux, causaient le massacre de milliers d'ouvriers et épuisaient l'appareil de production européen. Mais si ces prédictions des vieux marxistes se réalisèrent, il n'en est pas de même de celle concernant l'appauvrissement de la classe laborieuse, au moins si on la considère sous l'angle de la consommation et de la garantie de subsistance. Quantité et diversité des biens de consommation se sont accrues au cours des années; les assurances sociales qui portent sur le chôma­ge, les invalidités, les maladies, la vieillesse etc... sont devenues un appui non négligeable dans l'existence , la réduction du temps de travail, les vacances, la radio, le cinéma, la télévision et les possibilités de voyager assurent des loi­sirs certains auxquels les vieux marxistes n'a­vaient sûrement pas rêvé.

Pourtant cette augmentation du niveau de la vie matérielle et cette sécurité plus grande de sub­sister ne sont pas en soi responsables de l'anéan­tissement des perspectives ouvrières de société sans classes et sans exploitation. Cette responsa­bilité incombe plutôt à la façon dont cette amé­lioration a été obtenue. Si cette amélioration a-vait été conquise au cours des années par des lut­tes de masse des ouvriers face à une résistance acharnée des entrepreneurs, le processus de déve­loppement de nouveaux caractères psychiques, men­tionné ci-dessus, serait entré en ligne de compte. La certitude du communisme, son inéluctabilité, se trouvait dans la nécessité d'une lutte permanen­te et acharnée pour réaliser le prix du travail au niveau de la valeur du travail, avec comme consé­quence psychologique la volonté de réaliser le communisme. Les conceptions des ouvriers de la so­lidarité et d'une solide discipline de classe, l'expression de nouvelles valeurs sociales, d'une nouvelle conscience morale, tout cela est lié à une lutte active des ouvriers eux-mêmes, comme c'était réellement le cas au temps de Marx.

Ici se trouve l'erreur de Marx. Il a sous-estimé les conséquences de l'augmentation prodigieuse de la productivité, qui ouvrait un chemin plus facile à l'augmentation du niveau de vie. Surtout à par­tir de la première guerre mondiale, le caractère de la lutte de classe devait changer, la collaboration entre le capital et le travail par le truche­ment des parlements et des syndicats devenait possible sur la base de la productivité accrue du travail, et fournissait une issue à la situation sans que les masses mêmes soient obligées d'in­tervenir. La lutte acharnée des masses elles-mê­mes n'a, jusqu'à présent, pas été absolument né­cessaire et il s'ensuit que les prédictions de caractère psychologico-social n'ont pas été réa­lisées.

TRAVAIL MANUEL ET TRAVAIL INTELLECTUEL

Avant de terminer ce chapitre, nous voulons si­gnaler que l'augmentation du niveau de vie n'est pas en contradiction avec la loi de la valeur de la force de travail formulée par Marx. A première vue cette augmentation, incarnée en radios, ciné­mas, télévisions, possibilités de voyages etc., semble en contradiction avec cette loi. Mais ce n'est qu'en apparence. Cette loi dit que la valeur du travail est déterminée par les frais de reproduction de la force de travail y compris la reproduction dans la nouvelle génération. Autre­fois, ces frais se limitaient en frais d'une mé­chante habitation, de l'habillement et de la nourriture, le bistrot et l'Eglise assurant une détente suffisante. De nos jours, cette reproduc­tion, exige beaucoup plus, et cela vient du chan­gement de caractère du travail.

C'est la machine qui a modifié ce caractère. Tout le temps où l'on a travaillé avec des machi­nes peu compliquées ou sans machines du tout, le travail avait surtout un caractère manuel, physi­que. C'étaient surtout les muscles qui comp­taient, l'effort intellectuel ou nerveux jouant un rôle secondaire. Ainsi les frais de reproduc­tion de la force de travail se limitaient au ré­tablissement des facultés physiques et à l'éduca­tion corporelle des enfants. Avec l'extension gé­néralisée du travail mécanisé, aux machines tou­jours plus compliquées, l'effort intellectuel, une attention constamment soutenue, amenaient une modification du caractère du travail (chauffeurs, chemins de fer, ateliers de confection, travail à la chaîne, emplois de bureaux,). Au lieu du travail musculaire apparaissait l'épuisement cor­porel et intellectuel. La régénération des facul­tés physiques cessait d'être suffisante. L'ensem­ble aboutissait à un raccourcissement du temps de travail et concurremment à une extension des mo­yens de distraction : cinéma, radio, vacances etc.. Autrement dit : l'épuisement corporel et mental avait pour résultat une augmentation du coût de la valeur du travail qui s'exprimait par une augmentation des frais de reproduction de celle-ci. L’élévation du niveau de vie,  loin d'être en désaccord avec la loi de la valeur de la force de travail,  en est au contraire une confirmation.

Mais il est sûr que, de nos jours, la classe ouvrière n'a pas réussi à réaliser la nouvelle valeur de sa force de travail malgré le soi-disant pouvoir des syndicats et des partis socia­listes parlementaires. Du point de vue du rythme de la vie économique, on doit constater une ré­gression qui ne s'exprime pas en biens de consom­mation mais en nervosité générale et en maladies nerveuses. Ce n'est pas là ce que Marx attendait.



[1] [56] Voir en particulier les articles consacrés aux premières années des PCI (Internationaliste et Inter­national) dans les numéros 32 et 36 de la REVUE IN­TERNATIONALE.

[2] [57] Voir le Capital 1 chap.24

[3] [58] Voir note 1.

[4] [59] Idem.

[5] [60] Marx, lettre à Domela Neuwenhuis 22-2-1880. p. 317.  éd.  Institut  Marx-Engels-Lénine.

[6] [61] "Le Capital" 1 chap.23 n°1.

[7] [62] "Le Capital" 1 chap.23 n°2.

[8] [63] Voir note 4.

 

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Germano-Hollandaise [46]

Débat : à propos de la critique de la théorie du "maillon le plus faible"

  • 3113 lectures

A la suite de la défaite et de la répression subies par la classe ouvrière en Pologne, en décembre 81, une discussion s'est engagée dans le CCI en vue de tirer un maximum d'enseignements de cette expérience. Les principales questions étaient :

- Pourquoi et comment la bourgeoisie mondiale a-t-elle réussi à isoler les ouvriers en Pologne de leurs frères de classe des autres pays ?

- Pourquoi leur lutte n'a-t-elle pas donné le signal d'un développement des combats dans le reste du monde ?

- Pourquoi, en Pologne même, les travailleurs qui avaient, en août 80, fait preuve d'une  telle combati­vité, d'une telle capacité d'auto organisation, qui avaient  utilisé avec autant d'intelligence l'arme de la grève de masse contre  la  bourgeoisie, ont-ils par la suite été piégés aussi facilement par le syndicat "Solidarnosc" qui les a livrés pieds et poings liés à la répression ?

- Quelle est, pour le prolétariat mondial, l'ampleur réelle de la défaite subie en Pologne? S'agit-il d'une défaite partielle, de portée relativement  limitée, ou d'une défaite décisive qui signifie que la bourgeoisie a d'ores et déjà les mains libres pour donner sa propre réponse à 1'aggravation inexorable de la crise économique : la guerre impérialiste généralisée ?

A ces questions, la Revue Internationale du CCI (n°29, 2ème trimestre 82) apportait une réponse dans l'article "Après la répression en Pologne : perspectives des luttes de classe mondiales". Ce­pendant, la réflexion du CCI ne s'était pas arrê­tée aux éléments contenus dans ce texte. Elle l'a conduit à préciser sa critique de la thèse, ébau­chée par Lénine et développée par ses épigones, suivant laquelle la révolution communiste débute­rait, non dans les grands bastions du monde bour­geois, mais dans des pays moins développés : la "chaîne capitaliste" devait se briser à son "mail­lon le plus faible". Cette démarche a abouti à la publication dans la Revue Internationale n°31 (4ème trimestre 82) d'un texte dont le titre résu­me bien la thèse qui y est défendue : "Le proléta­riat d'Europe occidentale au centre de la généra­lisation de la lutte de classe, critique de la théorie du  maillon le plus faible'".

Elle a conduit également en juillet 83 à l'adop­tion par le 5ème congrès du CCI d'une résolution sur la situation internationale qui précise que :

"L'autre enseignement majeur de ces combats (en Pologne 80-81) et de leur défaite est que cette généralisation mondiale des luttes ne pourra par­tir que des pays qui constituent le coeur économi­que du capitalisme : les pays avancés d'Occident et parmi eux, ceux où la classe ouvrière a acquis 1'expérience la plus ancienne et la plus complè­te :1'Europe occidentale..,

Si 1'acte décisif de la révolution se jouera lorsque la classe ouvrière aura terrassé les deux monstres militaires de l'Est et de l'Ouest, son premier acte se jouera nécessairement au coeur historique du capitalisme et du prolétariat L'Europe occidentale." (Revue Internationale n°35, page. 21).

L'ensemble du CCI s'est trouvé d'accord sur la nécessité de critiquer la thèse du "maillon le plus faible" dont l'Internationale Communiste dégénérescente a fait un dogme et qui a servi à jus­tifier les pires aberrations bourgeoises, notam­ment celle du "socialisme dans un seul pays".

Cependant, une minorité de camarades a rejeté l'idée que "le prolétariat d'Europe occidentale serait au centre de la généralisation mondiale de la lutte de classe", que "l'épicentre du séisme ré­volutionnaire à venir se trouve placé" dans cette région du monde.

"Dans la mesure où les débats qui traversent 1'or­ganisation concernent en général 1'ensemble du prolétariat, il convient que celle-ci les porte à l'extérieur". (Revue Internationale n°33, "Rapport sur la structure et le fonctionnement de l'organi­sation des révolutionnaires").

Nous publions donc ci-dessous- un texte de dis­cussion émanant d'un camarade de la minorité et qui synthétise d'une certaine façon les désaccords apparus au cours des débats sur cette question précise.

Dans la mesure où ce texte se réfère à une "Réso­lution sur la critique de la théorie du maillon faible", adoptée en janvier 83 par l'organe central du CCI, nous avons estimé utile de faire pré­céder ce texte par celle-ci bien qu'elle n'ait pas été écrite aux fins de publication à l'extérieur mais de prise de position dans le débat interne. C'est pour cela que la langue en est difficile à comprendre pour le lecteur non familiarisé avec nos analyses et que nous incitons à lire au préa­lable les textes de la Revue Internationale n°29 et 31 déjà cités.

Enfin, outre la résolution et le texte de dis­cussion, nous publions la réponse du CCI aux argu­ments donnés dans celui-ci.

RESOLUTION DU CCI

1)  Le CCI réaffirme l'unité des conditions de la révolution prolétarienne au niveau mondial. L'uni­fication du monde capitaliste dans la période de décadence implique que c'est le monde entier, quel que soit le degré de développement des pays qui le compose, qui est mûr pour la révolution communis­te, dont les conditions sont données depuis 1914 mondialement. Il rejette la théorie bordiguiste des révolutions bourgeoises dans certaines aires géo­graphiques du tiers-monde, comme étape première de la révolution prolétarienne. Celle-ci n'est pas seulement nécessaire mais possible pour chaque sec­teur du prolétariat mondial pour lequel elle cons­titue la seule perspective à la crise générale du système.

2)  De même que l'unité des conditions de la révo­lution n'est pas la somme de conditions nationales particulières, de même le prolétariat mondial n'est pas la somme de ses parties.

La conception marxiste de la révolution n'est pas une conception matérialiste vulgaire. La révolution est un processus dynamique, et non statique, dont la marche est le dépassement des conditions géo­ historiques particulières. C'est pourquoi le CCI rejette aussi bien la théorie du "maillon le plus faible du capitalisme" que celle de la "Révolution ouest-européenne".

La première, élaborée par l'Internationale Commu­niste lors de son déclin, affirmait implicitement que le prolétariat des pays arriérés pourrait jouer un rôle plus révolutionnaire que celui des pays dé­veloppés (absence d'"aristocratie ouvrière" ; inexistence du poison de la "démocratie"; faibles­se de la bourgeoisie nationale).

La seconde, développée dans la "Réponse à Lénine" de Gorter, soutenait que seuls les prolétaires d'Europe occidentale et d'Amérique du Nord seraient en mesure de réaliser la révolution mondiale, ré­duite dans les faits à l'ouest européen, étant don­nées des conditions objectives plus favorables (for­tes concentrations ouvrières, tradition de lutte). L'erreur symétrique de ces deux conceptions trouve son origine aussi bien dans les conditions de l'é­poque (la révolution naît en 17 de la guerre, à la périphérie de l'Europe industrielle, dans un monde capitaliste encore divisé en une constellation d'impérialismes et de capitaux privés) que dans la confusion entre champ d'extension et dynamique de la révolution. En cherchant à déterminer les con­ditions objectives les plus favorables à l'éclate­ment de la révolution, les révolutionnaires de l'époque eurent tendance à confondre point de dé­part et point d'arrivée de tout le processus dyna­mique d'extension de la révolution. Bien que ces deux théories ne fussent pas des conceptions bour­geoises et expriment la vie du mouvement révolution­naire de l'époque à la recherche d'une cohérence, elles ont mené aux pires aberrations : la théorie des "maillons faibles" aboutissant au tiers-mondisme ; celle de la "révolution ouest-européenne"à un néo-menchevisme.

3)   La grève de masse d'août 80 limitée à la Pologne ne remet pas en cause le schéma classique de la généralisation internationale de la lutte de clas­se, comme bond qualitatif nécessaire à l'ouverture d'un cours révolutionnaire.

La Pologne a reposé avec acuité la question des conditions objectives les plus favorables au développement de la dynamique internationale de la grè­ve de masse :

-  à la différence de 1917-18, la bourgeoisie est beaucoup mieux préparée et plus unie internationa­lement pour étouffer toute menace de généralisation par-delà les frontières d'un pays ;

-  un processus révolutionnaire ne peut naître dans un seul pays en l'absence d'une dynamique bri­sant le cadre national dans lequel la grève de mas­se ne peut être qu'étouffée.

4) Déterminer le point de départ de cette dynami­que, et donc les conditions optimales de la nais­sance du séisme révolutionnaire, n'est pas nier l'unité du prolétariat mondial. Elle est le proces­sus même par lequel l'unité potentielle devient unité réelle.

Cependant, unité n'est pas identité des parties qui restent soumises à des conditions matérielles différentes. Il n'y a pas d'égalité naturelle en­tre les divers organes et le coeur ou le cerveau d'un corps vivant, qui remplissent les fonctions vitales complémentaires.

Comme lors de la première vague révolutionnaire, le prolétariat des pays développés se trouve au coeur même du processus d'internationalisation de la grève de masse. Il est le noyau même de la prise de conscience mondiale par le prolétariat de ses taches révolutionnaires.

5) Le CCI rejette la conception naïvement égalitariste suivant laquelle n'importe quel pays pourrait être le point de départ de la dynamique révolution­naire. Cette conception repose sur la croyance anar­chiste que tous les pays - à l'exemple de la grève générale révolutionnaire - pourraient simultanément initier un processus révolutionnaire.

En réalité, le développement inégal du capitalisme, en creusant un fossé toujours plus grand entre grands pays industrialisés concentrant la majorité du prolétariat d'industrie moderne et pays du tiers- monde, a pour conséquence que les conditions les plus favorables à la naissance du bouleversement, révolutionnaire sont étroitement déterminées par le cadre historique et social.

6) Le point de départ de la révolution mondiale se trouve nécessairement en Europe occidentale, où à la force du nombre, s'ajoute celle de la tradition et de l'expérience révolutionnaire du prolétariat de 1848 à la première vague révolutionnaire, où la classe ouvrière a affronté le plus directement la contre-révolution, où se trouve le champ de batail­ le ultime de la guerre impérialiste généralisée entre Etats capitalistes. Parce que l'Europe occidentale est :

-  la première puissance économique et concentra­tion ouvrière, où l'existence de plusieurs nations contiguës pose plus immédiatement la question du dépassement des frontières nationales ;

-  au coeur même des contradictions du capitalis­me en crise qui le pousse vers la guerre mondiale ;

-  le noeud gordien des mystifications bourgeoises les plus puissantes (démocratiques, parlementaires et syndicales) que le prolétariat devra trancher pour faire le saut libérateur de l'ensemble du pro­létariat mondial ;

-  elle est au coeur même du cours vers la révolution.

La fin de la période de contre-révolution mar­quée par la grève de mai 68, la maturation de la conscience prolétarienne en Europe dans les années 70, l’existence d'un milieu politique prolétarien plus développé dans cette partie du monde que par­tout ailleurs, tous ces facteurs n'ont fait que le confirmer.

7)     Ni les pays du tiers-monde, ni les pays de l'Est, ni l'Amérique du Nord, ni le Japon, ne peu­ vent être le point de départ du processus menant à la révolution :

-  les pays du tiers-monde en raison de la faibles­se numérique du prolétariat et du poids des illu­sions nationalistes ;

-  le Japon, et les USA surtout, pour n'avoir pas affronté aussi directement la contre-révolution et avoir subi moins directement la guerre mondiale, et en l'absence d'une profonde tradition révolution­naire ;

-  les pays de l'Est, en raison de leur arriéra­tion économique relative, de la forme spécifique (pénurie) qu'y prend la crise mondiale entravant une prise de conscience globale et directe des cau­ses de celle-ci (surproduction), de la contre-révo­lution stalinienne qui a transformé dans la tête des ouvriers l'idéal du socialisme en son contraire et a permis un nouvel impact des mystifications dé­mocratiques, syndicalistes et nationalistes.

8)     Cependant, si le point de départ de la révolu­tion mondiale se trouve nécessairement en Europe de l'Ouest, le triomphe de la révolution mondiale dépend en dernière instance de son extension victo­rieuse rapide aux USA et en URSS, têtes des deux blocs impérialistes où se jouera le dernier grand acte de la révolution.

Pendant la première vague révolutionnaire, les pays où se trouvait le prolétariat le plus avancé et le plus concentré, étaient en même temps les pays capitalistes militairement les plus puissants et les plus décisifs, c'est-à-dire les pays d'Europe de l'Ouest. Aujourd'hui, bien que ce soit encore en Europe de l'Ouest que se trouvent les bataillons les plus avancés et concentrés du prolétariat, les centres de la puissance militaire du capital mondial se sont déplacés vers les USA et l'URSS, ce qui a des conséquences pour le développement d'un mouve­ment prolétarien révolutionnaire.

Aujourd'hui, une nouvelle Sainte Alliance anti­ ouvrière du capital russe et américain par dessus leurs rivalités impérialistes, imposera une inter­vention militaire directe contre l'Europe révolu­tionnaire, c'est-à-dire une mondialisation de la guerre civile dont l'issue dépendra de l'aptitude du prolétariat des deux têtes de bloc, et notamment des USA, à paralyser et renverser l'Etat bourgeois.

9) Le CCI met en garde contre un certain nombre de confusions dangereuses :

-  l'idée que "tout est possible à tout moment, en tout lieu", dès que surgissent à la périphérie du capitalisme des affrontements de classe aigus, laquelle idée repose sur l'identification entre combativité et maturation de la conscience de clas­se.

-  l'assimilation inconsciente entre grève de mas­se internationale et révolution, alors que la gé­néralisation internationale de la grève de masse est un pas qualitatif qui annonce la révolution -naissance d'une situation pré-révolutionnaire -mais ne peut être confondue avec elle. Celle-ci se traduit nécessairement par la dualité des pouvoirs qui pose l'alternative : dictature des conseils ouvriers ou contre-révolution sanglante, ouvrant un cours vers la guerre.

-  la conception d'un développement linéaire de l'internationalisation de la grève de masse, alors que celle-ci suit nécessairement un cours sinueux, avec des avancées et des reculs, à l'exemple de la Pologne.

Il appartient aux révolutionnaires de garder la tête froide et de ne pas céder à l'exaltation immédiatiste qui mène à l'aventurisme, ou aux "coups de cafard", à chaque recul, qui se traduisent par la démoralisation.

Si l'histoire s'accélère depuis août 80 et donne une perspective exaltante pour les révolutionnaires, il appartient de comprendre que notre travail est et reste à long terme.

CRITIQUE DE QUELQUES POSITIONS DU CCI. SUR LA THEORIE DES MAILLONS FAIBLES"

Ces deux dernières années ont mis à l'épreuve les capacités des minorités révolutionnaires. L'approfondissement soudain de la crise dans le monde entier, la brutalité des mesures d'austérité que la bourgeoisie a prises, les préparatifs de guerre massifs et évidents, tout cela semblait exi­ger une réponse foudroyante du prolétariat mondial. Et pourtant, la classe ouvrière a subi une importante défaite en Pologne cependant que partout ail­leurs la lutte stagnait. Les organisations révolu­tionnaires sont restées minuscules et sans écho si­gnificatif. Cette situation a mis â nu les nombreu­ses faiblesses qui existaient dans le milieu révo­lutionnaire. La confusion est considérable et compréhensible. Les révolutionnaires ne peuvent plus se limiter à la réaffirmation des leçons du passé. Ils doivent évaluer et expliquer la défaite en Po­logne et les difficultés présentes. Ils doivent clarifier les perspectives de la lutte ouvrière, expliquer comment parvenir à une étape supérieure.

Dans ce contexte, le CCI a formulé sa critique de la "théorie du maillon le plus faible" (Le pro­létariat d'Europe occidentale au centre de la géné­ralisation de la lutte de classe, Revue Internationale n° 31 ; Résolution sur la critique de la "théo­rie du maillon faible"). Ces textes rejettent à jus­te titre la position de Lénine qui considère que le renversement du capitalisme démarrera dans les pays les plus faibles et, à partir de là, s'éten­dra vers le reste du système. Cette théorie a été un instrument pour ceux qui cherchent le fossoyeur du capitalisme en dehors du prolétariat. Le problè­me, avec les"léninistes" qui défendent cette posi­tion aujourd'hui, n'est pas qu'ils ont des illu­sions sur la force des ouvriers dans les pays fai­bles , mais qu'ils ont des illusions sur ces pays faibles eux-mêmes. Pour eux, le prolétariat n'est que de la chair à canon du "mouvement anti-impéria­liste".

Mais les textes du CCI vent plus loin que le re­jet de cette théorie désastreuse. Ils expliquent la défaite en Pologne par ce fait même que la Polo­gne est un pays et un Etat faibles. Ils affirment également que "ce n'est donc qu'en Europe occiden­tale  ...  qu'il (le prolétariat) pourra développer pleinement sa conscience politique indispensable à sa lutte pour la révolution" (Revue Internatio­nale n° 31, p.9). Ici, la bourgeoisie ne pourrait pas isoler une grève de masse parce que "la mise en place d'un cordon sanitaire économique deviendra impossible"  et "qu'un cordon  sanitaire politique n'aura plus d'effets"   (ibid.).

Cette vision offre certainement les moyens de digérer la défaite en Pologne et de voir plus clai­rement cannent avancer. Mais en mené temps :

-  elle obscurcit certaines leçons de la Pologne et d'autres luttes qui ont pris place et qui vont se produire en dehors de l'Europe occidentale. El­le voit leurs implications comme nécessairement limitées du fait qu'elles se passent - aux yeux du CCI - en dehors de la zone géographique où les mystifications capitalistes les plus importantes peuvent être dépassées ;

-  elle créé la fausse impression que la capacité de la bourgeoisie d'isoler une grève de masse dé­pendrait du lieu où elle se déroule, de sorte qu'el­le ne s'y heurterait pas aux mêmes problèmes qu'en Pologne ou qu'elle pourrait les vaincre plus faci­lement ;

- elle donne le faux espoir que la conscience ré­volutionnaire peut se développer pleinement dans la seule Europe occidentale et faire tomber ensuite, par la force de l'exemple, les mystifications capita­listes dans les autres zones industrialisées.

"Ce n'est qu'au moment où le prolétariat de ces pays aura déjoué les pièges les plus sophistiqués tendus par la bourgeoisie (...) qu'aura sonné l'heu­re de la généralisation mondiale des luttes prolé­tariennes,1'heure des affrontements révolutionnai­res", (ibid., p. 10) .

FORCES DE CLASSE ET CONSCIENCE DE CLASSE.

La lutte prolétarienne se développe à partir de la nécessité et non à partir de la conscience. Les mystifications ne peuvent être dépassées que par la lutte et dans la lutte. C'est la potentialité de croissance de la lutte qui permet à la classe de briser les mystifications capitalistes, plutôt que l'inverse. Les luttes se développent en dépit du poids de nombreuses illusions, qui ont toutes corme dénominateur commun la croyance en la possibilité d'obtenir une amélioration des conditions de vie, une victoire, dans le cadre du capitalisme. Ce ca­dre a beaucoup de nems et il est coloré par des "spécificités" locales, mais c'est toujours le ca­dre de l’Etat-Nation.

Cette illusion entrave encore la lutte ouvrière dans tous les pays. Mais elle a un effet très diffé­rent dans les pays où le prolétariat n'est qu'une petite minorité, éclipsée par les autres classes, à l'opposé des pays où le prolétariat a la force potentielle de paralyser l'économie entière et de détruire l'Etat bourgeois (à condition qu'il n'ait à affronter que sa "propre " bourgeoisie! . Dans le premier cas, cette illusion tend à dévoyer les tra­vailleurs de leur terrain de classe pour les ral­lier à une fraction de la bourgeoisie (l'Eglise, la gauche, la guérilla, les militaires "progressistes" etc..) tant leurs propres forces potentielles sont réduites dans le cadre de la nation. C'est pourquoi les ouvriers dans ces pays ont besoin des démonstrations de force de la classe dans les pays industrialisées, pour trouver la voie de la lutte autono­me, pour que cette voie ne se présente pas comme désespérée.

Ce n'est que dans le deuxième cas que cette illu­sion d'une possibilité de changement dans le cadre de la nation, fondement de toutes les mystifications capitalistes, est incapable d'empêcher le dévelop­pement de la lutte de la classe ouvrière sur son propre terrain. Ici, les ouvriers sont assez forts pour ne compter que sur eux-mêmes, même si, pour le moment, ils ne se voient que comme une catégorie sociale qui exerce sa pression dans le cadre de la nation, et pas encore canne une classe mondiale qui détient entre ses mains le sort de l'humanité. C'est donc le développement de la lutte ouvrière dans ces pays qui est la clé de la prise de cons­cience croissante par l'ensemble du prolétariat de sa propre force. Et c'est cette prise de cons­cience croissante qui permet au prolétariat de dé­chirer le filet des mystifications capitalistes. Par conséquent, les concentrations majeures du pro­létariat dans les pays industrialisés situés au coeur des deux blocs jouent le rôle décisif dans le développement de la conscience de classe révolutionnaire. Ce n'est que là qu'en dépit du poids de l'idéologie bourgeoise, la lutte peut se développer et devenir le levier avec lequel la conscience pro­létarienne sera libérée du poids de l'idéologie de la classe dominante.

Mais l'existence de la lutte ne suffit pas en elle-même. Comme le disait Marx, de mène qu'un hom­me ne se débarrasse de son outil de travail qu ' une fois qu'il lui est devenu inutile et qu'il en ait trouvé un autre pour le remplacer, le prolétariat ne détruira pas le système social existant avant que la nécessité et la possibilité de cette tâche historique ne soient gravées dans sa conscience. Et ce processus n'est pas possible dans les limites de la seule Europe occidentale.

PRENDRE CONSCIENCE DE LA NECESSITE DE LA GENERA­LISATION.

Pour comprendre la nécessité de la révolution, la classe ouvrière doit être à même de percevoir la destruction des bases objectives des mystifications capitalistes. Toutes ces mystifications sont fondées sur la croyance en la possibilité d'une économie prospère dans le cadre de la nation. Pour que cet espoir s'effondre aux yeux de tous les ou­vriers sa fausseté doit être démontrée clairement partout dans le monde, non pas dans les économies les plus faibles, mais dans les nations capitalis­tes les plus fortes.    

Tant que subsiste l'illusion d'une possibilité de reprise significative pour les économies les plus fortes, la croyance que la na­tion capitaliste peut offrir un cadre pour leur survie subsistera parmi les ouvriers de tous les pays, faibles et forts. Cela implique que la révo­lution n'est pas pour l'an prochain. Concevoir un assaut révolutionnaire à court terme, tel que cer­tains l'ont fait pendant la grève de masse en Polo­gne, ne peut mener qu'à la démoralisation. Mais ce­la signifie également que, pour la première fois dans l'histoire, cette condition essentielle pour la révolution mondiale va être pleinement remplie. Toutes les tentatives révolutionnaires du passé se sont heurtées à ce problème. La mobilisation des ouvriers pour la première guerre mondiale, et plus tard la défaite de la première vague révolutionnai­re, ont été rendues possibles, pour une bonne part, par la promesse d'une reprise dans les pays les plus développés. La mobilisation des ouvriers pour la deuxième guerre mondiale, leur défaite dans les pays comme l'Espagne, ont été possibles en raison du poids de la défaite de la première vague révo­lutionnaire, mais également de la capacité du ca­pitalisme à offrir un nouvel espoir de redressement en développant le capitalisme d'Etat à un niveau sans précédent (en Allemagne, par exemple, entre 1933 et 38, la production industrielle avait aug­menté de 90% et le chômage avait diminué de 3,7 millions à 200 000). Aujourd'hui, pour la premiè­re fois, le capitalisme s'approche du moment où il n'aura plus aucun moyen économique objectif de main­tenir en vie quelque espoir de redressement, pour pouvoir encore apporter une amélioration temporai­re à la situation de "ses" ouvriers, même pas de façon limitée ou sur une partie de la planète. Le capitalisme d'Etat a déjà été développé non pas jusqu'à son maximum théorique, mais jusqu'à son maximum d'efficacité. Le développement du capita­lisme d'Etat à l'échelle internationale, et la re­distribution de la plus-value grâce aux aides gouvernementales , du FMI,  de la Banque Mondiale, etc. ne pourraient pas être poussés suffisamment loin pour que les fondements mêmes du capitalisme - la concurrence- puissent imposer une limite de fer à ce développement. Ce développement du capitalisme d'Etat a déjà été utilisé pleinement pendant l'a­près-guerre, pour créer les marchés requis par le haut degré de développement des forces productives dans les pays les plus industrialisés, ce qui a conduit à une interdépendance sans précédent en­tre tous les éléments de la machine capitaliste. Il en résulte qu'aucun pays n'a aujourd'hui les moyens de se protéger de la crise. En tentant d'y échapper, ils ne feraient qu'aggraver leur situa­tion.

Pour la première fois, un déclin brusque, sans espoir crédible de redressement devient inévita­ble pour tous les pays. Cela ne veut pas dire que la situation soit devenue la même dans tous les pays, que partout les ouvriers vont être jetés dans la famine. Cela signifie que certains vont être jetés dans la famine et les autres dans une exploi­tation barbare, dans la militarisation, la terreur, la concurrence entre eux et, finalement, dans la guerre et la destruction globale s'ils ne savent pas s'y opposer. La situation spécifiques de tous les ouvriers ne deviendra pas la même. Une multi­tude de différences continuera à exister. Ce qui sera pareil partout, c'est l'attaque totale de la bourgeoisie, les intérêts des ouvriers et les pers­pectives qu'ils auront.

PRENDRE CONSCIENCE DE LA POSSIBILITE DE LA GENERALISATION.

Mais, pour que la révolution devienne le but conscient de la lutte, il faut non seulement que les ouvriers en voient la nécessité, mais également la possibilité comme étant à la portée de leurs forces. Le niveau de conscience politique est né­cessairement limité par les forces dont ils dispo­sent. Une lutte qui se déclenche à partir d'une plateforme de revendications économiques limitées ne peut élargir ses objectifs, ne peut devenir po­litique que par la croissance des forces dont la classe dispose, par l'extension et l'auto-organi­sation. Mais les possibilités dépendent aussi de l'opposition que les ouvriers ont à vaincre. Et à ce niveau également, nous voyons d'importantes différences entre la situation de 17 et celle d'aujourd'hui. En 17, la bourgeoisie était divisée et désorganisée par la guerre, désorientée par son manque d'expérience. Dans ces circonstances, il y avait effectivement des "maillons faibles" dans sa ligne de défense, que le prolétariat pouvait mettre à profit. Suivant la logique de la résolu­tion du CCI, les ouvriers en Russie auraient dû rêver de la démocratie bourgeoise puisqu'ils n'a­vaient pas été directement confrontés aux mystifi­cations les plus sophistiquées de la bourgeoisie occidentale. Mais, malgré les plaidoyers des menchéviks, ils n'ont pas perdu leur temps avec cel­le-ci parce que le degré atteint dans l'auto-or­ganisation, l'extension de la lutte à travers la Russie, l'agitation ouvrière dans les pays voisins et la faiblesse de la bourgeoisie qu'ils devaient affronter leur permettaient de dépasser largement cette perspective et rendaient possible l'objectif d'une victoire révolutionnaire en Russie, avec l'espoir raisonnable que les autres pays suivraient rapidement.

Aujourd'hui, par contre, chaque fraction prolétarienne en lutte affronte une bourgeoisie mondiale unifiée. Il n'y a plus de "maillon faible" dans la ligne de défense du capitalisme. Ce qui était alors possible ne l'est plus, et puisque la conscience de classe est liée aux possibilités ob­jectives, ceci implique que la maturation de la conscience révolutionnaire prendra plus de temps, pour que les forces de la classe soient supérieu­res à celles requises en 17. Si ces forces ne sont pas développées à une échelle internationale, au-delà d'une zone limitée telle que l'Europe occiden­tale, si les mystifications capitalistes parvien­nent à isoler les luttes entre elles, à empêcher le prolétariat de prendre conscience de ses inté­rêts et perspectives communs, alors aucune grève de masse, où qu'elle se produise, ne lui permettra de "développer pleinement sa conscience politique indispensable à sa lutte pour la révolution" (Revue Internationale n°31), parce qu'il sera impossible aux ouvriers de voir quelles sont les forces nécessaires à la tâche du renversement d'une bour­geoisie mondiale unifiée.

En de telles circonstances, une grève de masse ne peut que stagner, ce qui signifie qu'elle dépé­rira rapidement. Faute d'une perception claire de la possibilité d'un objectif prolétarien plus lar­ge qui puisse se graver dans la conscience des pro­létaires, le niveau d'auto organisation ne pourra être maintenu et il régressera. Alors, une perspec­tive basée sur des mystifications bourgeoises s'im­posera inévitablement. Le CCI ne se rendait pas compte de cela quand il écrivait, plus de trois mois après le démantèlement de l'organisation auto­nome de la classe en Pologne : "Loin de s'essouf­fler, le mouvement s'est durci"   (Revue Internationale n°24, p.4) , ni quand , par la suite, il attri­buait le succès des mystifications capitalistes en Pologne au poids des "spécificités" du bloc de l'Est et, en particulier, de la Pologne.

LE POIDS DES SPECIFICITES.

Comme l'écrivait le CCI, "L'idée qu'il existe des   'spécificités nationales ou de bloc' (...) sera de plus en plus battue en brèche par le nivellement par le bas de la situation économique de tous les pays, ainsi que des  conditions de vie de tous les travailleurs"   (Revue Internationale n°29, p.51. Ceci ne signifie pas que les révolutionnaires doi­vent nier l'existence de toutes sortes de diffé­rences, entre ouvriers de différents pays, secteurs et régions, utilisés par le capital pour les diviser. Mais sa capacité de division ne résulte pas des "spécificités" elles-mêmes, mais de la capa­cité globale du capitalisme à maintenir des illu­sions sur son propre système. Sans la démystifica­tion progressive de ces illusions par la crise et la lutte de classe, les ouvriers resteront isolés dans leurs situations "spécifiques", dans les pays "forts" aussi bien que dans les pays "faibles". S'il est possible que la puissance de l'Eglise en Pologne soit spécifique à ce pays, il n'y a rien de spécifique dans les mystifications que cette institution emploie contre la classe ouvrière : na­tionalisme, pacifisme, légalisme, etc... En d'au­tres termes, ces mystifications ne sont pas puis­santes parce que l'Eglise est puissante, c'est le contraire qui est vrai. L'Eglise joue le rôle d'une gauche dans l'opposition parce que le manque de profondeur de la crise - non pas en Pologne mais à l'échelle internationale - et l'immaturité du déve­loppement de la lutte des ouvriers, également au niveau international, permet au capital d'employer ces mystifications avec succès. Cela signifie que les révolutionnaires doivent insister sans cesse sur l'unité mondiale de la lutte du prolétariat et démasquer les mystifications que recouvrent ces spécificités. Cela signifie qu'il faut combattre la peur que l'extension et la généralisation de la lutte ne soient impossibles à cause des différences spécifiques et son corollaire, l'illusion de la pos­sibilité d'une victoire, d'un plein développement de la conscience révolutionnaire dans un seul pays, ou dans une seule partie du continent.

Voyons donc de plus près les spécificités princi­pales que le CCI croient être responsables du fait que les ouvriers en Occident soient seuls sur le chemin vers la conscience révolutionnaire.

La"pénurie" dans le bloc de l'Est.

"La  forme spécifique (pénurie) qu'y prend la crise mondiale  entravant  une prise de cons­cience globale et  directe des  causes  de  celle-ci (surproduction) " .. (Résolution sur la critique de la théorie du maillon faible)...

Pour les ouvriers à l'Est, de même que pour ceux de l'Ouest, la surproduction et la pénurie ne peu­vent être comprises que s'ils quittent le point de vue "spécifique" pour voir le système capitaliste comme un tout. Sans cette vision globale, les mani­festations de la surproduction à l'Ouest se présen­tent comme le fait d'une distribution injuste, un man­que de protection contre la concurrence étrangère, etc... La surproduction ne peut être localisée uni­quement en Occident. En vérité, les pays faibles sont les premiers à la ressentir: à cause de la com­position organique plus faible de leurs capitaux, ils se heurtent plus tôt aux limites du marché mon­dial. Même R. Luxemburg, sur les théories économi­ques de laquelle se base le CCI, était claire sur le fait que la surproduction n'est pas un phénomène auquel seulement quelques pays sont confrontés, tandis que les autres n'en subiraient que les conséquen­ces : elle la voit comme le résultat d'une dispro­portion inhérente au processus de production qui est donc présente dans chaque pays. Même dans les pays les plus faibles, les ouvriers peuvent voir com­ment la surproduction sur le marché mondial abais­se les prix des marchandises qu'ils produisent, provo­quant et leur infligeant famine et chômage, tandis qu'en même temps elle pousse "leur" bourgeoisie à détourner une masse croissante de plus-value vers le secteur des moyens de destruction. Même dans un pays sous-développé typique comme le Ghana, l'in­dustrie ne fonctionne qu'à moins de 15% de sa capa­cité (New York Times, 4/2/83). De la même manière, la pénurie ne peut être comprise que d'un point de vue global.

Si on se place au-delà du point de vue d'un pays particulier, il faut conclure que la pénurie exis­te dans chaque pays (à divers degré, mais à un taux croissant partout) :

-  pénurie de biens de consommation pour les ou­vriers et les chômeurs pour qui les produits dont ils ont besoin sont de plus en plus inaccessibles, tandis que la classe dominante en dispose en abon­dance ;

-  pénurie de capital pour la classe dominante qui fait des tentatives désespérées pour augmen­ter la plu6-value extorquée aux ouvriers afin de protéger sa place sur un marché mondial rétréci.

Ce point de vue global, nécessaire pour percevoir les racines du système et la possibilité de la ré­volution socialiste, le prolétariat en Occident ne le possède pas de naissance. Il ne peut résulter que de la tendance de la lutte de classe elle-même à se globaliser et à avoir une portée internatio­nale.

L'insuffisance de tradition révolutionnaire, de culture, d'âge.

La vision selon laquelle il n'y a jamais eu de mouvement ouvrier fort en dehors de l'Europe est un préjugé coloré par l'influence d'historiens bour­geois qui ont de bonnes raisons de minimiser le mouvement révolutionnaire. Mais, ce qui est plus important, c'est que ces leçons du passé sont enco­re latentes dans la mémoire du prolétariat et, qu'elles ne peuvent être réappropriées que par la lutte, avec l'aide de la minorité communiste qui, elle-même est sécrétée par la lutte. La longue contre-révolution a coupé, en Europe, autant qu'ailleurs, les ouvriers des traditions du passé. C'est une aberration de dire, comme la résolution du CCI, que les ouvriers aux USA et au Japon ne se sont pas trouvés confrontés assez directement à la contre-révolution, alors que ceux du bloc de l'Est y ont été trop confrontés, et que, par conséquent, I'"idéal" du socialisme s'est transformé, dans leurs têtes, en son contraire. Partout dans le monde, la vaste majorité des ouvriers identifie le "communis­me" au stalinisme ou à ses variantes "eurocommunisme " ou "trotskyste". Ce n'est pas par l'éduca­tion et la culture bourgeoises mais par le dévelop­pement de la lutte que les ouvriers s'ouvrent aux leçons des expériences de leurs frères de classe dans les autres parties du monde, de même qu'aux leçons du passé. Tous les arguments sur la "tradi­tion", la "culture" et l'"âge" volent en éclat si l'on considère le fait historique que les pays où le prolétariat a réussi le mieux à homogénéiser sa conscience révolutionnaire étaient la Russie et la Hongrie où la classe ouvrière était relativement jeune, privée d'une tradition de longue date, et avec un niveau relativement bas d'éducation bour­geoise. Ceci ne signifie pas que l'expérience ne serait pas importante, que toutes les leçons se­raient oubliées au moment où il n'y a pas de luttes ouvertes. Pour les ouvriers en Russie, 1'expérien­ce était très importante, mais elle était directe­ment liée à leur lutte. Ce n'était pas leur situa­tion géographique, ni une confrontation directe avec la démocratie, mais uniquement leur lutte au­tonome, qui les rendaient capables d'assimiler les expériences de leurs luttes et de celles du reste de la classe, et de les incorporer dans la phase suivante de leur combat.

L'absence d'une confrontation directe avec les mys­tifications les plus puissantes.

Quand les ouvriers d'Europe occidentale rompront avec les mystifications démocratiques et syndicales ce ne sera pas le résultat de leur confrontation quotidienne à ces pièges. Cela ne se fera que dans et par la lutte, parce que la généralisation de la crise et la lutte simultanée des ouvriers dans les autres pays créent les conditions pour le dépasse­ment de l'isolement que ces mystifications tentent d'imposer. Il en est de même pour les ouvriers de l'Est. En dehors de la lutte, les "syndicats libres" et l'Etat démocratique peuvent être vus comme des produits d'importation de l'Ouest exotiques et at­trayants. Mais, dans la lutte, ils deviennent "l'institutionnalisation du mouvement", suivant les termes d'A. Kolodziej, le délégué du MKS de Gdynia qui a refusé de poser_sa candidature aux élections des comités de "Solidarnosc".

Des luttes à l'étranger auraient offert d'autres perspectives aux ouvriers. Elles auraient pu rendre majoritaire la position de Kolodziej, ou du moins, elles auraient ouvert plus de possibilités de suc­cès aux ouvriers dans leurs affrontements avec les syndicats après la mort du MKS. Le fait que cela ne se soit pas passé ne résultait pas de l'absence de confrontation directe à ces mystifications. Si­non, la lutte du prolétariat eût été désespérée. Le capital peut toujours donner une nouvelle enve­loppe à ses vieux mensonges, à moins que la base matérielle de toutes les mystifications ne soit dé-. truite par la crise internationale et par la lutte de classe. Si les syndicats en Europe occidentale perdent toute crédibilité par leur pratique quoti­dienne, il reste toujours les syndicalistes de ba­se pour avancer la mystification d'un nouveau syn­dicat unitaire, il reste toujours la possibilité d'institutionnaliser des "Conseils Ouvriers" et l'autogestion dans le cadre de l'Etat, il reste la possibilité de gouvernements de gauche radicaux pour préparer la répression, etc.

La conscience de classe révolutionnaire ne peut se développer que par l'assimilation des expérien­ces de la classe dans le monde entier. C'est vrai pour les ouvriers de l'Est aussi bien que pour ceux de l'Ouest."Dans le domaine de la  dénonciation du rôle des  syndicats,   les ouvriers  en  Pologne ont accompli   en  quelques mois  le chemin  que  le proléta­riat des autres pays a mis plusieurs générations  à parcourir"  (Revue Internationale n°24, p.3). Ceci s'est fait malgré le manque d'une longue expérien­ce des "syndicats libres". Mais la conscience qu'ils ont acquise ainsi n'est pas un acquis permanent qui subsiste en dehors de la lutte. Elle devra être réappropriée dans les luttes à venir, aussi bien en Pologne qu'ailleurs.

Nous considérons comme limitée la défaite en Po­logne. Ceci est correct, non parce que la Pologne n'est qu'un pays secondaire, mais parce que les acquis pour l'ensemble du prolétariat, les leçons de la Pologne, ont plus de poids à long terme que la dé­faite elle-même. Bien sûr, ce n'était pas une bel­le retraite. Mais le prolétariat n'est pas une ar­mée, avec un Etat-major et des bataillons, faibles et forts, engagés dans une guerre tactique. Sa lut­te n'est pas de nature militaire, mais elle est une lutte pour sa propre conscience révolutionnaire et sa propre organisation. Jamais aucune armée ne con­nut de telles avancées et de tels reculs suivant le degré d'extension de la conscience de classe. Dans cette bataille, il n'y a pas de belles retraites. Tout arrêt, tout pas en arrière résulte de l'enca­drement bourgeois. L'expérience du MKS devra être répétée et améliorée dans plusieurs pays avant que le renversement du rapport de forces entre les clas­ses à l'échelle internationale (le processus d'in­ternationalisation) ne paralyse la classe dominan­te. Mais les luttes futures pourront tirer profit des leçons de la Pologne. Il est crucial que ces leçons - non seulement celles de la phase ascen­dante de la lutte, mais, plus encore, celles de sa retombée - ne soient pas obscurcies en attribuant à sa force (tel que le fait la bourgeoisie) ou à ses faiblesses (tel que le fait le CCI) des "spéci­ficités" polonaises. Dans ses luttes prochaines, le prolétariat devra se souvenir de la puissance de l'auto organisation qui a fait ses preuves en Pologne. Il devra se rappeler comment la bourgeoisie lorsqu'elle ne peut empêcher l'auto organisation, tente de contrôler ses organes unitaires pour en faire des instruments destinés à empêcher l'action spontanée de la classe, propager le nationalisme, le légalisme, et d'autres poisons et se transformer finalement en institutions bourgeoises- Il devra se souvenir des affrontements entre "Solidarnosc" et les ouvriers, qui montrent comment chaque syndi­cat, même nouvellement formé, devient immédiatement l'ennemi mortel de la lutte. Il devra se souvenir comment l'isolement de la lutte la plus radicale depuis des décennies a montré la nécessité de rom­pre avec toutes les divisions sectorielles ou nationales.

La destruction des principales mystifications capitalistes nécessite une attaque clés deux côtés. D'une part, de l'intérieur, par une lutte qui, grâ­ce à son auto organisation et à sa radicalisation, se tourne activement vers la solidarité des ouvriers des autres pays ; d'autre part, et en lien dialec­tique avec cela, elle nécessite une attaque de l'extérieur , par l'agitation explosive du reste de la classe qui, en assimilant les expériences des luttes partout dans le monde, prend conscience de l'unité de ses intérêts, permettant ainsi la solidarité.

Pour faire la révolution le prolétariat n'a d'au­tre arme que celle de sa conscience révolutionnai­re et donc internationale. Par conséquent, cette conscience doit se développer dans les luttes qui précèdent la révolution. La généralisation ne dé­butera pas au moment de l'assaut révolutionnaire en Europe occidentale pour s'étendre par un effet "de domino" touchant pays après pays, parce que le "maillon le plus fort" du capitalisme serait brisé ou, suivant l'expression du CCI, parce que son "coeur et son cerveau" seraient détruits.

La généralisation est un processus qui fait par­tie de la maturation de la conscience du proléta­riat, qui se développe de façon internationale dans ses luttes précédant l'assaut révolutionnaire, as­saut rendu possible par l'existence même de ce pro­cessus. Le seul "maillon faible" (futur) du capi­talisme, c'est l'unité mondiale du prolétariat.

Sander. (5/4/83)   

REPONSE AUX CRITIQUES

Une des particularités du texte du camarade Sander, c'est qu'il comporte côte à côte d'excel­lents passages où il développe très clairement les analyses du CCI et des affirmations également très claires, mais qui malheureusement sont en contradiction avec la vision qui sous-tend les passages précédents.

Ainsi, le camarade Sander reconnaît à la fois qu'il est nécessaire de rejeter fermement la théorie du "maillon le plus faible" et qu'il faut établir une différence nette entre le prolétariat des pays développés et celui du Tiers Monde quant à leur capacité respective de constituer des ba­taillons décisifs de l'affrontement révolution­naire futur. Il considère que dans les pays ar­riérés, "les ouvriers ont besoin de la démonstra­tion de force de la classe dans les pays indus­trialisés, pour  trouver la voie de la lutte auto­nome, pour que cette voie ne se présente pas comme désespérée". Nous le suivons parfaitement dans ces affirmations. Cependant, là où surgit le désaccord, c'est lorsque :

-   il considère que les ouvriers des pays autres que ceux du Tiers Monde (c'est à dire d'Amérique du Nord, du Japon, d'Europe de l'Ouest et d'Euro­pe de l'Est) se trouvent sur un pied d'égalité quant à leur aptitude à déjouer les mystifications bourgeoises, à constituer en quelque sorte une avant-garde du prolétariat mondial lors des combats révolutionnaires ;

-   il estime que "la capacité de la bourgeoisie d'isoler une grève de masse" ne dépend pas "du lieu où elle se déroule" ;

-   il rejette l'idée que la généralisation mondia­le des luttes se produira par un "effet de domi­nos" (suivant ses propres termes), qu'il s'agit d'un processus prenant son essor en un point don­né de la planète pour se propager ensuite dans le reste du monde,

-   il combat l'idée qu'il existe une sorte de "coeur et de cerveau" du prolétariat mondial là où il est à la fois, le plus concentré, le plus développé et le plus riche en expérience.

En fin de compte, le défaut principal du texte de Sander, et qui est à la base de tous les au­tres, c'est qu'il adopte, pour démontrer sa thè­se, toute une démarche qui se veut marxiste mais qui, à certains moments s'écarte en fait complè­tement d'une réelle vision marxiste.

UNE DEMARCHE QUI S'ECARTE DU MARXISME

Le raisonnement de base du camarade Sander est le suivant :

1°- "La  lutte prolétarienne se développe  à par­tir de la nécessité et non à partir de la  cons­cience";

2°- "C'est le développement de  la  lutte ouvrière qui  est la clé de la prise de conscience croissan­te par l'ensemble du prolétariat de sa propre for­ce" ;

3 - "C'est cette prise de conscience    croissante (de sa force)   qui permet au prolétariat de déchi­rer le filet des mystifications capitalistes" ;

4°- "les mystifications ne peuvent   (donc)   être dé­passées que par la lutte et dans la  lutte.   C'est la potentialité de croissance de la lutte qui per­met à la classe ouvrière de briser les mystifica­tions capitalistes,  plutôt que l'inverse" ;

5°- Le capitalisme est dans une impasse économique complète. Partout dans le monde, il dévoile sa faillite et passe à une attaque totale contre les intérêts des travailleurs ;

6°- Partout dans le monde se développe donc la "nécessité" qui est à la base de la lutte ouvrière.

Conclusion : Partout où le prolétariat n'est pas une "petite minorité éclipsée par les autres clas­ses"  (pays du Tiers Monde) sont en cours d'appa­rition, et de façon égale, les conditions d'une prise de conscience révolutionnaire.

Le raisonnement a l'apparente rigueur d'un syl­logisme. Malheureusement il est faux. Il s'appuie certes sur des vérités générales admises par le marxisme mais qui, dans ce cas particulier, sont affirmées en dehors de leur champs d'application réel. Elles deviennent des demi vérités et abou­tissent à des contrevérités.

Si on peut souscrire à l'étape 5 du raisonnement et (avec des réserves) à l'étape 6, prises en elles-mêmes, on se doit par contre de critiquer et de remettre en cause les autres étapes et donc de remettre en cause l'ensemble du raisonnement.

1  - "La lutte prolétarienne se développe à partir de la nécessité et non à partir de la conscience" Oui si c'est pour dire que "1'existant précède le conscient" (Marx), que ce sont des intérêts maté­ riels qui mettent,en dernière instance, les classes en mouvement. Mais le marxisme n'est pas un maté­rialisme vulgaire. Il est dialectique. C'est pour cela que Marx a pu écrire "quand la théorie s'em­pare des masses,  elle devient force matérielle".

C'est parce que le CCI est fidèle à cette vision dialectique qu'il a pu comprendre que nous étions aujourd'hui dans un cours à l'affrontement de clas­ses et non dans un cours à la guerre. Dès 1968, nous écrivions (Révolution Internationale n°2, ancienne série) :

"Le capitalisme dispose de moins  en moins  de  thè­mes de mystifications capables  de mobiliser les masses  et  les jeter dans  le massacre. Le mythe russe s'écroule, le  faux dilemme démocratie bour­geoise contre totalitarisme est bien  usé. Dans ces conditions,  la  crise apparaît  dès  ses premières manifestations pour ce qu'elle est.   Dès  ses pre­miers  symptômes,  elle  verra  surgir, dans  tous  les pays, des  réactions de plus  en plus violentes  des masses."

Donc, si le CCI affirme que, dans la période actuelle, l'aggravation de la crise provoquera un développement des luttes de classe, et non une dé­moralisation croissante ouvrant la voie à l'holo­causte impérialiste comme dans les années 30, c'est parce qu'il prend en compte les facteurs subjectifs qui agissent sur la situation : le fait que le prolétariat ne sorte pas d'un écrase­ment récent (comme dans les années 20), l'usure des mystifications utilisées dans le passé. C'est parce qu'elle avait cette approche, dont nous nous revendiquons, que la Gauche Communiste Italienne a su analyser correctement la nature de la guer­re d'Espagne et qu'elle n'est pas tombée dans les absurdités d'un Trotski fondant -parce que les conditions objectives étaient mûres- une nouvelle Internationale un an avant... la guerre.

Tout cela, le camarade Sander le sait et il l'affirme dans un autre passage de son texte. Le problème, c'est qu'il l'oublie dans son raison­nement.

2  - "C'est  le développement de la  lutte ouvrière . . . qui   est la  clé de la prise de conscience croissante par 1'ensemble du prolétariat de sa propre force" : nous renvoyons à ce qui vient d'être dit.

3 - "C'est cette prise de conscience croissante (de  sa force) qui permet au prolétariat de déchi­rer le filet des mystifications capitalistes". Là encore, Sander énonce une idée juste mais partielle et unilatérale. La conscience du prolé­tariat est avant tout conscience "de soi" (comme le mot l'indique). Partant, elle comporte la cons­cience de sa propre force. Mais elle ne se résume pas à cela. Si le sentiment d'être fort "permet au prolétariat de déchirer le filet des mystifica­tions capitalistes", alors on ne comprend absolu­ ment pas ce qui s'est passé en 1914, lorsqu'un prolétariat qui se sentait plus fort que jamais a été précipité du jour au lendemain dans le massacre impérialiste. Avant 14, la classe ouvriè­re semblait voler de succès en succès. En réalité, elle reculait pied à pied devant l'idéologie bour­geoise C'est d'ailleurs là une méthode employée abondamment par la bourgeoisie contre le prolétariat tout au long du 20° siècle : lui présenter ses pires défaites (socialisme dans un seul pays? front populaire, "Libération" de 45) comme des victoires, des éléments de sa force. La phrase de Sander doit donc être complétée par "c'est dans son aptitude à déchirer le filet des mystifications  capitalistes que  le prolétariat témoigne de sa force,   qu'il  l'accroît et qu'il accroît  la  conscience de celle-ci". Cet oubli permet au camarade Sander de poursuivre tranquil­lement son raisonnement. Mais c'est malheureuse­ ment sur une faussé piste, dans une voie de garage.

4 - "Les mystifications ne peuvent (donc) être dé­passées  que par la  lutte  et  dans la  lutte. C'est  la potentialité de croissance de la  lutte qui permet  à la  classe ouvrière de briser les mystifications  ca­pitalistes,  plutôt que l'inverse."Pour la première fois, Sander fait une petite concession à la métho­de dialectique ("plutôt que l'inverse"). Cependant, il ne se défait pas de sa méthode unilatérale et partielle, ce qui le conduit à énoncer une idée en total désaccord avec toute l'expérience du mouvement ouvrier. Par exemple, au cours de la première guer­re mondiale, ce n'est pas la lutte en soi qui a été le seul, ni même le premier facteur de démystifica­tion des ouvriers en Russie ou en Allemagne. En 1914, embrigadés derrière les drapeaux bourgeois par les partis socialistes, les ouvriers des principaux pays d'Europe sont partis "la fleur au fusil" se massacrer mutuellement au nom de la "défense de la civi­lisation" et de la "lutte contre le militarisme" ou le "tsarisme". Comme l'écrivait Rosa Luxemburg, "la guerre  est un meurtre méthodique, organisé, gigan­tesque". En  vue d'un meurtre systématique, chez des hommes normalement  constitués,   il  faut  cependant d'abord produire une ivresse appropriée"   (Brochure de Junius). Tant que dura cette ivresse, les ouvriers adhérèrent au mot d'ordre stupide de la social dé­mocratie (notamment celle d'Allemagne) expliquant que"la lutte de classe n'est valable qu'en temps de paix". Ce ne sont pas les luttes qui ont dessoû­lé le prolétariat; ce sont plusieurs années de bar­barie de la guerre impérialiste qui lui ont fait comprendre que, dans les tranchées, il ne se bat­tait pas pour "la civilisation". Ce n'est qu'en prenant conscience qu'il se faisait massacrer et mas­sacrait ses frères de classe pour des intérêts qui n'étaient pas les siens, qu'il a développé ses lut­tes qui allaient aboutir aux révolutions de 1917 en Russie et 1918 en Allemagne.

La méthode de Sander, faite de juxtapositions de demi vérités partielles le conduit à énoncer une au­tre contre-vérité totale : "la conscience qu'ils (les ouvriers polonais)   ont acquise ainsi  n est pas un acquis permanent qui  subsiste en dehors de la lutte".

D'abord, nous constatons que cette affirmation contredit ce que dit, par ailleurs, Sander lui-même: "... les luttes futures (de l'ensemble du prolétariat) pourront  tirer profit des leçons de Pologne... Il (le prolétariat)  devra  se souvenir des affrontements entre  "Solidarnosc" et les ouvriers,  qui montrent comment chaque syndicat,même nouvellement créé, de­vient immédiatement l'ennemi mortel de la  lutte". Ainsi Sander refuse-t-il aux protagonistes directs dés combats de Pologne une "mémoire" de leur expé­rience que pourraient conserver les ouvriers d'au­tres pays malgré toutes les déformations des médias bourgeoises. Peut-être considère-t-il que cela ré­sulte du fait qu'en Pologne (et pourquoi pas dans tous les pays de l'Est) les conditions spécifiques dans lesquelles lutte le prolétariat sont moins fa­vorables à une prise de conscience que dans d'autres pays (pourquoi pas ceux d'Europe occidentale). C'est justement la thèse que combat Sander.

Nous découvrons ainsi un élément supplémentaire de la méthode du camarade Sander : le rejet de la cohérence.

Mais revenons sur cette idée que "la conscience n'est pas un acquis permanent". Nous épargnerons à Sander et au lecteur des développements sur le pro­cessus de la prise de conscience du prolétariat; c'est une question qui a déjà été traitée dans cette revue et qui le sera à nouveau. Nous nous contente­rons ici de poser les questions suivantes :

-  pourquoi en Pologne même, les combats de 1980 sont-ils allés bien plus loin que ceux de 70 et de 76 ?

-  n'est-ce pas la preuve "qu'il subsiste un acquis des luttes" ?

-  ce niveau supérieur des luttes en 80, est-il le seul résultat de l'aggravation de la crise économi­que ?

-  ne faut-il pas y voir aussi le produit de tout un processus de maturation de la conscience du prolétariat qui s'est poursuivi après les luttes de 70 et 76 ?

-  plus généralement, quel sens revêt l'idée marxiste de base suivant laquelle le prolétariat tire les leçons de ses expériences passées, qu'il met à profit l'accumulation de ses expériences ? '

-  enfin, quelle est la fonction des organisations révolutionnaires elles-mêmes, si ce n'est justement de systématiser ces enseignements, les employer à développer la théorie révolutionnaire afin qu'elle puisse féconder, les combats futurs de la classe qui secrète justement ces organisations à cet effet ?

A toutes ces questions, le camarade Sander sait donner des réponses correctes. Il connaît le mar­xisme ainsi que les positions du CCI, mais brus­quement, il les "oublie". Faut-il croire qu'il a tendance à attribuer au développement de la cons­cience du prolétariat sa propre démarche de pensée aux accès fréquents d'amnésie ?

Se voulant "matérialiste", la vision de Sander sombre en fin de compte dans le positivisme, elle tend à rejeter le marxisme pour se noyer dans les sophismes du conseillisme le plus plat, celui qui refuse à l'organisation des révolutionnaires toute fonction dans la lutte de classe.

UN CONSEILLISME «HORIZONTAL»

Le propre de la conception conseilliste (nous par­lons de la conception conseilliste dégénérée, déve­loppée notamment par Otto Rhule, et non de la con­ception de Pannekoek qui ne tombait pas dans les mêmes aberrations) est de nier le fait qu'il y ait une hétérogénéité dans la classe dans son processus de prise de conscience. Elle se refuse à admettre que certains éléments de la classe parviennent avant les autres à "comprendre les conditions,  la marche et  les buts généraux du mouvement ouvrier" (Manifeste Communiste). C'est pour cela que, selon elle, il ne peut exister pour le prolétariat d'au­tre organisation que son organisation unitaire, les conseils ouvriers, au sein de laquelle tous les ouvriers avancent d'un même pas sur le che­min de la conscience. Nous ne ferons évidemment pas à Sander l'injure de lui attribuer une telle con­ception. Son texte prouve par ailleurs qu'elle n'est pas sienne et si c'était le cas on ne voit pas ce qu'il ferait à militer dans le CCI.

Cependant, la même démarche unilatérale et non dialectique qui conduit Sander à ouvrir involon­tairement la porte au conseillisme classique, l'a­mène à entrer de plein pied, et volontairement cette fois, dans une autre variété de conseillisme. Si on peut qualifier de "vertical" le conseillisme de Otto Rhule qui nie que, dans le chemin vers la révolution, certains éléments de la classe puis­sent se hisser à un niveau plus élevé de conscien­ce que les autres, on peut considérer que le con­seillisme de Sander est "horizontal" puisqu'il met un signe d'égalité entre les niveaux de conscience des prolétariats des différents pays ou zones du globe (le Tiers Monde excepté). Sander admet, avec tout le CCI, que même au moment de la révolution, il subsistera une grande hétérogénéité dans la conscience du prolétariat, ce qui se traduira no­tamment par le fait que,lors de la prise de pou­voir par la classe, les communistes seront encore une minorité. Mais pourquoi cette hétérogénéité ne pourrait-elle pas exister entre des secteurs du prolétariat diversement constitués, ayant des histoires et des expériences différentes, subis­sant, certes, une même crise, mais sous des for­mes et avec des degrés divers.

Sander tente de repousser les éléments donnés par le CCI pour expliquer le rôle central du proléta­riat Ouest européen dans le futur mouvement de généralisation des luttes, dans la révolution de demain. En fait, ce n'était pas la peine qu'il se donne le mal d'examiner un par un les différents éléments puisque l'unité et l'homogénéité du prolétariat mondial sont posées à priori. Signifi­cative de cela est la façon dont il réfute l'idée que les ouvriers d'Occident peuvent plus facilement comprendre que ceux de l'Est la crise du capita­lisme comme crise de surproduction :

"Pour les ouvriers à 1'Est, de même que pour ceux de 1'Ouest, la  surproduction et la pénurie ne peu­vent être comprises que s'ils quittent le point de vue "spécifique" pour voir le système capi­taliste comme un  tout... Ce point  de vie global, nécessaire pour percevoir les racines du système et la possibilité de la révolution  socialiste, le prolétariat en Occident ne le possède pas de naissance. Il ne peut résulter que de la  tendan­ce de la lutte de classe elle-même à se globali­ser et à avoir une portée internationale".

Le "point de vue global" du camarade Sander est sans aucun doute l'analyse que font les ré­volutionnaires de la nature du capitalisme et de ses contradictions. Ce point de vue global", les révolutionnaires peuvent l'appréhender qu'ils se trouvent dans des pays avancés comme l'Angleter­re où vivaient Marx et Engels où qu'ils viennent de pays arriérés comme Posa Luxemburg ou Lénine. Cela provient du fait que les positions politi­ques et analyses des organisations révolutionnai­res ne sont pas une expression des conditions immédiates dans lesquelles se trouvent leurs mi­litants où des circonstances particulières de la lutte de classe dans tel ou tel pays mais une sécrétion, une manifestation de la prise de cons­cience du prolétariat comme être historique, comme classe mondiale au devenir révolutionnaire.

Disposant d'un cadre théorique qui leur permet, beaucoup mieux que le reste de leur classe/d'al­ler plus rapidement au-delà des apparences pour appréhender l'essence des phénomènes, ils sont beaucoup plus en mesure de reconnaître dans n'im­porte quelle manifestation de la vie du capita­lisme les résultats des lois profondes qui gou­vernent ce système.

Par contre, ce qui est vrai de la minorité ré­volutionnaire de la classe ne l'est pas en géné­ral de ses grandes masses. Dans la société, "les idées dominantes sont les idées de la classe do­minante" (Marx). La grande majorité des travail­leurs est soumise à l'influence de l'idéologie bourgeoise. Et si elle s'amoindrira progressive­ment, cette influence se maintiendra néanmoins jusqu'à la révolution. Cependant, la bourgeoisie aura d'autant plus de mal à maintenir cette in­fluence que l'image que donnera d'elle-même sa société trahira plus ouvertement la nature pro­fonde de celle-ci. C'est pour cela que la crise ouverte du capitalisme est la condition de la ré­volution. Non seulement parce qu’elle obligera le prolétariat à développer ses luttes, mais parce qu'elle permettra que se révèle à ses yeux l'im­passe totale dans laquelle se trouve ce système. Il en sera de même pour l'idée que le communisme est possible, que le capitalisme peut céder la place à une société basée sur l'abondance, per­mettant une pleine satisfaction des besoins hu­mains, "dans laquelle le libre développement de ' chacun est la condition du libre développement de tous". Une telle idée pourra s'imposer d'au­tant plus facilement parmi les ouvriers que se révélera clairement la cause de la crise : la surproduction généralisée. A l'Est comme à l'Ouest les ouvriers seront plongés dans une misère croissante et contraint à des luttes de plus en plus puissantes. Mais la prise de cons­cience que cette misère résulte - de façon absurde - d'une surproduction de marchandises se fraiera un chemin bien plus facilement là où des millions de chômeurs côtoieront des magasins pleins à craquer que là où les queues devant des magasins vides pourront être présentées comme résultant d'une production insuffisante ou de la mauvaise gestion de bureaucrates irresponsables.

De même qu'il se refuse à reconnaître le poids des spécificités économiques sur le processus de prise de conscience de la classe, le camarade Sander est très choqué par ce que nous écrivons sur l'importance de toute une série de facteurs historiques ou sociaux sur ce processus :

"Tous les arguments sur la tradition, la cul­ture  et l'âge volent  en éclat si  l'on considère le fait historique que les pays où le proléta­riat a réussi le mieux à homogénéiser sa cons­cience révolutionnaire étaient la Russie et la Hongrie où la classe ouvrière était relativement jeune, privée d'une tradition de longue date et avec un niveau relativement bas d'éducation bour­geoise. "

Cependant, Sander, fâché qu'il semble être avec la cohérence, nous avait déjà donné la réponse avant : "Mais les possibilités   (de la lutte et de la prise de conscience politique) dépendent aussi de 1'opposition que les ouvriers ont à vaincre. Et  à ce niveau également, nous voyons d'importantes différences entre la situation de 17 et celle d'aujourd'hui. En 17,   la bourgeoisie était divisée et désorganisée par la guerre, dé­sorientée par son manque d'expérience. Dans ces circonstances,   il   y avait  effectivement des "maillons faibles" dans sa  ligne de défense, que le prolétariat pouvait mettre à profit."

C'est justement une des grandes différences entre la situation actuelle et celle qui pré­valait lorsqu’a surgi la révolution en 1917. Aujourd'hui, instruite par son expérience, la bourgeoisie est capable, malgré ses rivalités impérialistes, d'opposer un front uni contre la lutte de classe. C'est ce qu'elle a montré en de multiples reprises et notamment lors des grands combats de Pologne en 80-81 où l'Est et l'Ouest se sont remarquablement partagés le travail pour défaire le prolétariat comme nous l'avons sou­vent souligné dans notre presse.

Face aux luttes de Pologne, la tâche spécifi­que de l'occident a été de cultiver , via sa pro­pagande dans les radios en langue polonaise et ses envois de syndicalistes, les illusions sur les syndicats libres et la démocratie. Cette pro­pagande pourra avoir un impact tant que les ou­vriers de l'Ouest, et notamment ceux d'Europe occidentale, n'auront pas dénoncé, dans leur pro­pre lutte, le syndicalisme comme agent de l'enne­mi de classe et la démocratie comme dictature du capital. Par contre, le seul fait que, dans les pays de l'Est et comme expression de la terrible contre-révolution qui s'est abattue sur cette zo­ne (cf. Revue Internationale n°34, l'article : "Europe de l'Est : les armes de la bourgeoisie contre le prolétariat"), le système ne soit pas en mesure de tolérer l1existence durable de "syn­dicats libres", permet régulièrement à ceux-ci, en se couvrant de l'auréole du martyr, de redo­rer leur blason aux yeux des ouvriers. Si les luttes des ouvriers de Pologne ont porté un coup décisif aux illusions qui subsistaient en occident sur le "socialisme" à l'Est, par contre, elles ont maintenu presque intactes les illusions syndicalistes et démocratiques tant à  l’Est qu'à l'Ouest.

Dans l'aide réciproque que s'apportent, face à la classe ouvrière, les bourgeoisies des deux blocs, c'est la bourgeoisie la plus forte qui peut donner le plus. C'est pour cela que la ca­pacité du prolétariat mondial à généraliser ses luttes et à engager le combat révolutionnaire est bien plus déterminé par les coups directs qu'il pourra porter à cette dernière qu'à la pre­mière.

C'est également pour cela que, plus que jamais seront déterminants dans la période qui vient les éléments qui sont, dans la vision marxiste, à la base de la force du prolétariat, de sa capacité à développer sa conscience :

-   son nombre, sa concentration, le caractère as­socié du travail des prolétaires;

-   la culture qu'est obligée de lui dispenser la bourgeoisie pour augmenter la productivité de leur travail;([1] [64])

-   sa confrontation quotidienne avec les formes les plus élaborées des pièges bourgeois.

-   son expérience historique;

toutes choses qui existent à plus ou moins gran­de échelle partout où travaillent des prolétai­res mais qui sont le plus pleinement développées là où le capitalisme a surgi historiquement : l'Europe occidentale.

L’UNITE DU PROLETARIAT

Pour le camarade Sander, le maître mot est "l'unité du prolétariat" : "le seul   'maillon fai­ble'   (futur)   du  capitalisme,   c'est  l'unité mon­diale du prolétariat".  Nous sommes parfaitement d'accord avec lui. Le problème c'est qu'il n'en est pas entièrement convaincu. Parce que nous constatons une évidence : les différences qui existent entre les différents secteurs de la classe ouvrière et que nous en déduisons certai­nes des caractéristiques du processus de généra­lisation mondiale des luttes ouvrières, il s'ima­gine que nous ignorons l'unité du prolétariat mondial. Comme le dit la résolution de janvier 83:

"Unité n'est pas identité des parties qui restent soumises à des conditions matérielles différentes. Il  n'y a pas d'égalité naturelle entre les divers organes et le coeur ou le cerveau d'un corps vi­vant,   qui  remplissent des fonctions vitales com­plémentaires. . .

Déterminer le point de départ de cette dynami­que (de 1'internationalisation de la grève de  masse), et donc les conditions optimales de la naissance du séisme révolutionnaire, n'est pas nier l'unité du prolétariat mondial. Elle est  le processus même par lequel l'unité potentielle devient unité réelle."

Cette vision s'appuie sur une démarche dialec­tique, dynamique qui, comme le disait Marx, "po­se l'abstrait (l'unité potentielle du prolétariat mondial) pour s'élever ensuite au concret (le processus réel de développement de cette unité) ". Sander passe bien par cette étape mais, fidèle à sa démarche unilatérale et partielle, il oublie par contre la seconde. Ce faisant, il reste à terre, au ras de ses abstractions ce qui l'empê­che de découvrir l'horizon et d'apercevoir ce que sera le processus véritable du développement mon­dial de la lutte révolutionnaire du prolétariat.

F.M.


[1] [65] Pour le camarade Sander le blanc et le noir existent et ce sont deux couleurs bien distinc­tes. Cependant pour lui, apparemment, le gris et les différentes variantes de cette couleur, comprises entre le noir et le blanc, n'existent pas. Il admet facilement qu'il existe une diffé­rence considérable entre la force du prolétariat des pays avancés et celle du prolétariat du Tiers Monde, différence liée à des facteurs objectifs matériels. Par contre, qu'il puisse exister des situations intermédiaires, cela lui échappe com­plètement. Ainsi, lorsqu'on prend en considéra­tion un certain nombre d'éléments qui peuvent caractériser le degré de développement économi­que d'un pays et la force du prolétariat qui s'y trouve (voir tableau), on est frappé de constater que l'URSS et l'ensemble des pays de l'Est accu­sent une arriération très notable par rapport aux Etats Unis, au Japon et à l'Europe Occidentale.

Que l'on prenne des facteurs comme :

-    le Produit National Brut par habitant, qui rend compte de la productivité moyenne du travail, et par suite notamment de son degré d'association ;

-    la proportion de la population vivant dans les villes qui est une des composantes du degré de concentration de la classe ouvrière ;

-    la proportion de la population active occupée dans le secteur agricole, qui illustre le poids de l'arriération campagnarde et est en rapport inverse du niveau de dépendance du travail agri­cole à l'égard du secteur industriel ;

-    la proportion de la population ayant suivi des études du 3° degré qui est un indice du degré de technicité introduite dans la production ;

-    la mortalité infantile qui est une des manifes­tations nettes de l'arriération économique et sociale ; l'URSS et les pays d'Europe de l'Est se trouvent à peu près sur le même plan qu'un pays comme la Grèce, bien loin de la situation qui est le lot commun des pays les plus avancés.

 

Conscience et organisation: 

  • Courant Communiste International [66]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La lutte Proletarienne [67]

URL source:https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-no-37-2e-trimestre-1984

Liens
[1] https://fr.internationalism.org/rinte37/edito.htm#_ftn1 [2] https://fr.internationalism.org/rinte37/edito.htm#_ftn2 [3] https://fr.internationalism.org/rinte37/edito.htm#_ftn3 [4] https://fr.internationalism.org/rinte37/edito.htm#_ftn4 [5] https://fr.internationalism.org/rinte37/edito.htm#_ftnref1 [6] https://fr.internationalism.org/rinte37/edito.htm#_ftnref2 [7] https://fr.internationalism.org/rinte37/edito.htm#_ftnref3 [8] https://fr.internationalism.org/rinte37/edito.htm#_ftnref4 [9] https://fr.internationalism.org/tag/5/35/europe [10] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/luttes-classe [11] https://fr.internationalism.org/rinte37/these.htm#_ftn1 [12] https://fr.internationalism.org/rinte37/these.htm#_ftnref1 [13] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/crise-economique [14] https://fr.internationalism.org/rinte37/nation.htm#_ftn1 [15] https://fr.internationalism.org/rinte37/nation.htm#_ftn2 [16] https://fr.internationalism.org/rinte37/nation.htm#_ftnref1 [17] https://fr.internationalism.org/rinte37/nation.htm#_ftnref2 [18] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/gauche-communiste [19] https://fr.internationalism.org/tag/approfondir/question-nationale [20] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/imperialisme [21] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/question-nationale [22] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftn1 [23] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftn2 [24] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftn3 [25] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftn4 [26] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftn5 [27] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftn6 [28] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftn7 [29] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftn8 [30] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftn9 [31] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftn10 [32] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftn11 [33] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftn12 [34] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftnref1 [35] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftnref2 [36] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftnref3 [37] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftnref4 [38] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftnref5 [39] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftnref6 [40] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftnref7 [41] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftnref8 [42] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftnref9 [43] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftnref10 [44] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftnref11 [45] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm#_ftnref12 [46] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/gauche-germano-hollandaise [47] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/lorganisation-revolutionnaire [48] https://fr.internationalism.org/rinte37/conseil.htm#_ftn1 [49] https://fr.internationalism.org/rinte37/conseil.htm#_ftn2 [50] https://fr.internationalism.org/rinte37/conseil.htm#_ftn3 [51] https://fr.internationalism.org/rinte37/conseil.htm#_ftn4 [52] https://fr.internationalism.org/rinte37/conseil.htm#_ftn5 [53] https://fr.internationalism.org/rinte37/conseil.htm#_ftn6 [54] https://fr.internationalism.org/rinte37/conseil.htm#_ftn7 [55] https://fr.internationalism.org/rinte37/conseil.htm#_ftn8 [56] https://fr.internationalism.org/rinte37/conseil.htm#_ftnref1 [57] https://fr.internationalism.org/rinte37/conseil.htm#_ftnref2 [58] https://fr.internationalism.org/rinte37/conseil.htm#_ftnref3 [59] https://fr.internationalism.org/rinte37/conseil.htm#_ftnref4 [60] https://fr.internationalism.org/rinte37/conseil.htm#_ftnref5 [61] https://fr.internationalism.org/rinte37/conseil.htm#_ftnref6 [62] https://fr.internationalism.org/rinte37/conseil.htm#_ftnref7 [63] https://fr.internationalism.org/rinte37/conseil.htm#_ftnref8 [64] https://fr.internationalism.org/rinte37/debat.htm#_ftn1 [65] https://fr.internationalism.org/rinte37/debat.htm#_ftnref1 [66] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/courant-communiste-international [67] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/lutte-proletarienne