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1990-2020 – 30 ans de guerre et de destruction au Moyen-Orient

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Géographique: 

  • Moyen Orient [1]

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [2]

Rubrique: 

Conflits impérialistes et décomposition

La plongée dans la barbarie guerrière d’un système en décomposition (Partie 1)

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Le Moyen-Orient apparaît aujourd’hui comme une zone de désolation, de massacres continus et de répression brutale des populations, comme un immense champ de ruines. Des pays entiers, tels l’Irak, la Syrie, le Yémen, la Palestine ou la Libye sont totalement dévastés par des confrontations militaires, des guerres civiles et les carnages les plus brutaux de centaines de milliers de civils, tandis que des millions sont obligés de rejoindre les masses de réfugiés dans les camps. En Iran la population subit depuis 40 ans un régime arriéré qui la plonge dans une situation économique désastreuse, un état de guerre permanent et la répression. L’Égypte est un chaudron en ébullition depuis la chute de Moubarak et la prise du pouvoir par le général Sissi. Le Liban est au bord de la faillite économique et les tensions communautaires s’intensifient à nouveau, tout comme dans la péninsule arabique où les tensions entre États (l’Arabie Saoudite avec le Qatar ou le sultanat d’Oman) comme en leur sein (entre cliques au sein de l’État saoudien) s’intensifient. Les révoltes populaires sont écrasées dans le sang tandis que de sinistres milices imposent leur loi sous la bannière de l’intégrisme religieux (Al Qaida, Daech, Hezbollah), du nationalisme (les milices kurdes) ou du tribalisme (Libye, Yémen).

Ce tableau dramatique est celui d’une région qui illustre de manière saisissante l’enfoncement du capitalisme dans l’engrenage de guerres interrompues qui, en permanence, ouvrent de nouvelles zones de conflits :

  • les interventions militaires des grands vautours internationaux, comme les États-Unis, la Russie, la Chine, les pays européens, et des charognards régionaux (Turquie, Iran, Israël…) transforment la région en un cimetière à ciel ouvert ;
  • la réalité quotidienne de répression et de massacres représente un cauchemar pour les populations et alimente une inépuisable source de réfugiés qui tentent d’échapper à l’enfer ;
  • de l’Iran à la Turquie, du Liban à l’Égypte, les États de la région sont étranglés par l’économie de guerre et nombre d’entre eux sont en quasi-banqueroute. Dans les émirats ou royaumes d’Arabie, les opulents gratte-ciel de régimes barbares et arriérés sont érigés par une main d’œuvre salariée traitée en bagnards ;
  • l’incessante barbarie régnant dans la région constitue un terreau fécond pour toutes les idéologies de désespoir, comme le djihadisme ;
  • le développement des tensions tous azimuts accroît aussi le risque d’un embrasement généralisé qui pourrait avoir des conséquences dramatiques pour l’ensemble de la planète.

Bien sûr, des conquêtes d’Alexandre le Grand aux Croisades, de la lutte entre les consuls romains Marc Antoine et Auguste au creusement du Canal de Suez, la région a souvent été depuis l’Antiquité, au centre des convoitises économiques, politiques et militaires et des guerres qui en ont découlé.

Aussi, ce texte ne vise pas à développer une histoire des conflits récents au Moyen-Orient mais à montrer comment la compréhension de la décadence et de la décomposition du capitalisme est un cadre incontournable pour comprendre l’explosion des contradictions qui plongent aujourd’hui la région dans la bestialité guerrière et le chaos. Cette barbarie a une histoire, et celle-ci reflète le pourrissement sur pied du système.

 Il y a 30 ans déjà, dans le texte d’orientation Militarisme et décomposition, ([1]) le CCI soulignait l’importance pour les révolutionnaires de faire preuve de discernement sur cette question essentielle de la place de la guerre et du militarisme : “il importe que les révolutionnaires soient capables de bien distinguer les analyses qui sont devenues caduques de celles qui restent valables, afin d’éviter un double écueil : soit s’enfermer dans la sclérose, soit “jeter le bébé avec l’eau du bain”. Plus précisément, il est nécessaire de bien mettre en évidence ce qui, dans ces analyses, est essentiel, fondamental, et conserve toute sa validité dans les circonstances historiques différentes, par rapport à ce qui est secondaire et circonstanciel ; en bref : de savoir faire la différence entre l’essence d’une réalité et ses différentes manifestations particulières."

C’est en appliquant ces principes et dans la continuité de cette méthode que nous situerons et analyserons les trente dernières années de guerres et de conflits au Moyen-Orient.

Militarisme, blocs impérialistes et capitalisme d’État en décadence

La question des guerres et du militarisme n’est bien évidemment pas un problème nouveau. Elle a toujours été une question centrale au sein du mouvement ouvrier. L’attitude de la classe ouvrière à l’égard des guerres bourgeoises a évolué dans l’histoire, allant du soutien à certaines d’entre elles à un refus catégorique de toute participation. Si, au cours du XIXe siècle, les révolutionnaires pouvaient appeler les ouvriers à apporter leur appui à telle ou telle nation belligérante (pour le Nord contre le Sud lors de la guerre de Sécession aux États-Unis, pour les tentatives d’insurrection nationale des Polonais en 1846, 1848 et 1856 contre la Russie tsariste), la position révolutionnaire de base au cours de la première guerre mondiale était justement le rejet et la dénonciation de tout appui à l’un ou l’autre des camps en présence.

La modification de la position de la classe ouvrière à l’égard des guerres fut justement en 1914 le point de clivage crucial dans les partis socialistes (et particulièrement dans la social-démocratie allemande) entre ceux qui rejetaient toute participation à la guerre, les internationalistes, et ceux qui se réclamaient des positions anciennes du mouvement ouvrier pour mieux soutenir leur bourgeoisie nationale. Ce changement correspondait à la modification de la nature même des conflits militaires liée à la transformation fondamentale subie par le capitalisme entre sa période d’ascendance et sa période de décadence.

 C’est en particulier sur cette analyse que se base l’Internationale Communiste pour affirmer l’actualité de la révolution prolétarienne. Le CCI depuis sa fondation s’est réclamé de cette analyse et plus spécifiquement de son élaboration par la Gauche Communiste de France qui, en 1945, se prononçait sans ambiguïté sur la nature et les caractéristiques de la guerre dans la période de décadence du capitalisme : “À l’époque du capitalisme ascendant, les guerres (nationales, coloniales et de conquêtes impérialistes) exprimèrent la marche ascendante de fermentation, de renforcement et d’élargissement du système économique capitaliste. La production capitaliste trouvait dans la guerre la continuation de sa politique économique par d’autres moyens. Chaque guerre se justifiait et payait ses frais en ouvrant un nouveau champ d’une plus grande expansion, assurant le développement d’une plus grande production capitaliste. […]

La guerre fut le moyen indispensable au capitalisme lui ouvrant des possibilités de développement ultérieur, à l’époque où ces possibilités existaient et ne pouvaient être ouvertes que par le moyen de la violence. De même, le croulement du monde capitaliste ayant épuisé historiquement toutes les possibilités de développement, trouve dans la guerre moderne, la guerre impérialiste, l’expression de ce croulement qui, sans ouvrir aucune possibilité de développement ultérieur pour la production, ne fait qu’engouffrer dans l’abîme les forces productives et accumuler à un rythme accéléré ruines sur ruines. […]

Si dans la première phase, la guerre a pour fonction d’assurer un élargissement du marché, en vue d’une plus grande production de biens de consommation, dans la seconde phase, la production est essentiellement axée sur la production de moyens de destruction, c’est-à-dire en vue de la guerre. La décadence de la société capitaliste trouve son expression éclatante dans le fait que des guerres en vue du développement économique (période ascendante), l’activité économique se restreint essentiellement en vue de la guerre (période décadente).

Cela ne signifie pas que la guerre soit devenue le but de la production capitaliste, le but restant toujours pour le capitalisme la production de la plus-value, mais cela signifie que la guerre, prenant un caractère de permanence, est devenue le mode de vie du capitalisme décadent”. ([2])

Ce qui caractérise donc la guerre dans la période de décadence du capitalisme, c’est son caractère de plus en plus irrationnel. Alors qu’au XIXe siècle, malgré les destructions et les massacres qu’elles occasionnaient, les guerres constituaient un moyen pour la marche en avant du mode de production capitaliste, favorisant la conquête du marché mondial et stimulant le développement des forces productives de l’ensemble de la société, les guerres du XXe siècle ne sont plus que l’expression extrême de toute la barbarie dans laquelle la décadence capitaliste plonge la société.

Dans ce sens, les dépenses militaires ne représentent nullement un champ d’accumulation pour le capitalisme mais constituent un cancer rongeant l’économie capitaliste en pompant de plus en plus de moyens techniques, humains et financiers dans des secteurs improductifs. En effet, si les biens de production ou les biens de consommation peuvent s’incorporer dans le cycle productif suivant en tant que capital constant ou capital variable, les armements constituent un pur gaspillage du point de vue même du capital puisque leur seule vocation est de partir en fumée (y compris au sens propre) quand ils ne sont pas responsables de destructions massives.

Face à une situation où la guerre est omniprésente dans la vie de la société, le capitalisme décadent a développé deux phénomènes qui constituent des caractéristiques majeures de cette période : le capitalisme d’État et les blocs impérialistes : ([3])

  • Le capitalisme d’État, dont la première manifestation significative date de la première guerre mondiale, répond à la nécessité pour chaque pays, en vue de la confrontation avec les autres nations, d’obtenir le maximum de discipline en son sein de la part des différents secteurs de la société, de réduire au maximum les affrontements entre classes mais aussi entre fractions rivales de la classe dominante, afin, notamment, de mobiliser et de contrôler l’ensemble de son potentiel économique.
  • De même, la constitution de blocs impérialistes correspond au besoin d’imposer une discipline similaire entre différentes bourgeoisies nationales afin de limiter leurs antagonismes réciproques et de les rassembler pour l’affrontement entre les deux camps militaires.

Dès lors, ni le capitalisme d’État, ni les blocs impérialistes, ni a fortiori la conjugaison des deux, ne traduisent une quelconque “pacification” des rapports entre différents secteurs du capital, encore moins un “renforcement” de ce dernier. Au contraire, ce ne sont que des moyens que secrète la société capitaliste pour tenter de résister à une tendance croissante à sa dislocation.

Cette omniprésence de la guerre dans la vie de la société et son caractère irrationnel se sont particulièrement confirmés lors des deux Guerres mondiales, qui ont marqué le XXe siècle, comme durant la guerre froide et sa course folle aux armements. Ce déchaînement guerrier s’est particulièrement concrétisé au Moyen-Orient. ([4])

Confrontations entre blocs au Moyen-Orient dans les années 1970 et 1980

L’histoire du Moyen-Orient illustre de manière frappante le développement du militarisme et des tensions guerrières dans le capitalisme décadent. ([5]) Pour des raisons économiques et stratégiques (accès aux “mers chaudes”, routes commerciales vers l’Asie, pétrole…) le Moyen-Orient, tout comme les Balkans d’ailleurs, a toujours été un enjeu important dans la confrontation entre puissances. Depuis l’entrée en décadence du capitalisme et l’effondrement de l’Empire ottoman en particulier, la région se situe au centre des tensions impérialistes. Après l’effondrement de l’Empire ottoman, la mise en application des accords Sykes-Picot répartit la zone entre l’Angleterre et la France. Elle est alors le théâtre de la guerre civile turque et du conflit gréco-turque, de l’émergence du nationalisme arabe et du sionisme ; ([6]) elle est un enjeu majeur de la Seconde Guerre mondiale (offensives allemandes en Russie vers la mer Caspienne et l’Iran et des forces italo-allemandes en Afrique du Nord et en Libye vers l’Égypte).

Après 1945 et les accords de Yalta, la région constitue une zone centrale pour la confrontation entre les blocs de l’Est et de l’Ouest. La période est marquée par l’implantation du nouvel État d’Israël et les guerres israélo-arabes successives en 1948, 1956, 1967 et 1973 et surtout, dans ce cadre, par les tentatives persistantes de la Russie et de son bloc pour s’implanter dans la région : appui à Mossadegh en Iran au début des années 1950, à Nasser en Égypte au cours des années 1960, à Hasan al-Bakr en Irak vers 1972, aux Fédayins palestiniens et à l’OLP pendant les années 1970, à Hafez el-Hassad en Syrie en 1980. Ces tentatives se heurtent à une forte opposition des États-Unis et du bloc occidental, qui ont fait de l’État d’Israël un des fers de lance de leur politique. À la fin des années 1970, bien que le bloc américain s’assure progressivement du contrôle global du Moyen-Orient et réduise progressivement l’influence du bloc russe, la chute du Shah et la “révolution iranienne” en 1979 privent non seulement le bloc americain d’un bastion important mais annoncent, à travers la venue au pouvoir du régime rétrograde des Mollahs, la décomposition croissante du capitalisme.

Les années 1980 s’ouvrent sous les auspices de la chute du régime du Shah en Iran, ayant eu pour conséquence le démantèlement du dispositif militaire occidental au sud de l’URSS, et de l’invasion de l’Afghanistan par les troupes de l’Armée rouge. Cette situation a déterminé le bloc américain, aiguillonné par la pression de la crise économique, à lancer une offensive impérialiste de grande envergure visant à mettre au pas les petits impérialismes récalcitrants (Iran, Libye, Syrie), à expulser l’influence russe de la périphérie du capitalisme et à établir un “cordon sanitaire” autour de l’URSS : “La croissance des armements des deux blocs n’est pas seule à révéler la dimension et l’intensité présentes des tensions impérialistes. Cette intensité est à la mesure des enjeux considérables qui sont en cause dans toute la chaîne des conflits locaux qui déchirent la planète. Cette dimension est donnée par l’ampleur et les objectifs de l’offensive présente du bloc US.

Cette offensive a pour objectif de parachever l’encerclement de l’URSS, de dépouiller ce pays de toutes les positions qu’il a pu conserver hors de son glacis direct. Cette offensive a pour priorité une expulsion définitive de l’URSS du Moyen-Orient, une mise au pas de l’Iran et la réinsertion de ce pays dans le bloc US comme pièce importante de son dispositif stratégique. Elle a pour ambition de se poursuivre par une récupération de l’Indochine. Elle vise en fin de compte à étrangler complètement l’URSS, à lui retirer son statut de puissance mondiale.

La phase présente de cette offensive qui débute au lendemain de l’invasion de l’Afghanistan par les armées de l’URSS (qui constitue une avancée importante de celle-ci en direction des “mers chaudes”) a d’ores et déjà atteint des objectifs importants :

  • la prise de contrôle complète du Proche-Orient où la Syrie, précédemment liée au bloc russe et grande perdante avec l’OLP de l’invasion du Liban par Israël en 1982, est devenue une des pièces du dispositif américain se partageant avec Israël le rôle de “S1” de cette région et où la résistance des fractions bourgeoises récalcitrantes (OLP) est progressivement brisée ; […]
  • l’épuisement progressif de l’Iran (qui est la condition de son retour complet dans le giron américain) suite à la terrible guerre menée avec l’Irak qui bénéficie du soutien du bloc US par la France interposée ; […]

Une des caractéristiques majeures de cette offensive est l’emploi de plus en plus massif par le bloc de sa puissance militaire, notamment par l’envoi de corps expéditionnaires américains ou d’autres pays centraux (France, Grande-Bretagne, Italie) sur le terrain des affrontements (comme ce fut en particulier le cas au Liban pour “convaincre” la Syrie de la “nécessité” de s’aligner sur le bloc US et au Tchad, afin de mettre un terme aux velléités d’indépendance de la Libye), ce qui correspond au fait que la carte économique employée abondamment par le passé pour mettre la main sur les positions de l’adversaire ne suffit plus :

  • du fait des ambitions présentes du bloc US ;
  • du fait de l’aggravation de la crise mondiale elle-même qui crée une situation d’instabilité interne dans les pays du tiers-monde sur lesquels s’appuyait auparavant ce bloc”. ([7])

Ainsi, malgré l’indiscipline et les soubresauts de toute une série de pays moyen-orientaux, tels l’Iran, la Syrie, l’Irak ou la Libye, plongés dans une situation économique catastrophique et aux ambitions impérialistes perpétuellement frustrées, qui tentent par un chantage permanent de se vendre le plus cher possible, les dernières années de la décennie marquent une accentuation sensible de la pression du bloc occidental et des États-Unis pour consolider leur contrôle au Moyen-Orient.

Cependant, la “perte de contrôle” de la situation en Iran à partir de 1979, la déstabilisation du Liban (le terme “libanisation” deviendra un concept pour désigner la déstabilisation et la fragmentation d’États), l’occupation de l’Afghanistan par la Russie et finalement sa défaite ainsi que la guerre meurtrière entre l’Iran et l’Irak étaient déjà des signes annonciateurs de l’enclenchement de la dynamique de décomposition et fournissent les ingrédients qui permettront d’engendrer la nouvelle configuration impérialiste de la période de décomposition. ([8])

1990 : La décomposition exacerbe les tensions impérialistes

L’implosion du bloc de l’Est marque l’ouverture de la période de décomposition du système. Elle accélère dramatiquement la débandade des différentes composantes du corps social dans le “chacun pour soi”, l’enfoncement dans le chaos. S’il est un domaine où s’est immédiatement confirmée cette tendance, c’est bien celui des tensions impérialistes : “La fin de la “guerre froide” et la disparition des blocs n’a donc fait qu’exacerber le déchaînement des antagonismes impérialistes propres à la décadence capitaliste et qu’aggraver de façon qualitativement nouvelle le chaos sanglant dans lequel s’enfonce toute la société […]”. ([9])

La disparition des blocs ne remet nullement en cause la réalité de l’impérialisme et du militarisme. Au contraire, ceux-ci deviennent plus barbares et chaotiques : “En effet, ce n’est pas la constitution de blocs impérialistes qui se trouve à l’origine du militarisme et de l’impérialisme. C’est tout le contraire qui est vrai : la constitution des blocs n’est que la conséquence extrême (qui, à un certain moment peut aggraver les causes elles-mêmes), une manifestation (qui n’est pas nécessairement la seule) de l’enfoncement du capitalisme décadent dans le militarisme et la guerre. […] La fin des blocs ne fait qu’ouvrir la porte à une forme encore plus barbare, aberrante et chaotique de l’impérialisme”. ([10])

Ensuite, l’exacerbation de la barbarie guerrière tendra à s’exprimer plus concrètement par le biais de deux tendances majeures, qui se révéleront capitales pour le développement de l’impérialisme et du militarisme, en particulier au Moyen-Orient :

  • l’éclatement des appétits impérialistes tous azimuts aura pour conséquence la multiplication des tensions et conflits : “La différence avec la période qui vient de se terminer, c’est que ces déchirements et antagonismes, qui auparavant étaient contenus et utilisés par les deux grands blocs impérialistes, vont maintenant passer au premier plan. […] du fait de la disparition de la discipline imposée par la présence des blocs, ces conflits risquent d’être plus violents et plus nombreux, en particulier, évidemment, dans les zones où le prolétariat est le plus faible”
  • le développement du chacun pour soi et les tentatives en corollaire de contenir le chaos en découlant, qui constituent tous les deux des facteurs d’aggravation de la barbarie guerrière : “le chaos régnant déjà dans une bonne partie du monde et qui menace maintenant les grands pays développés et leurs rapports réciproques, […] face à la tendance au chaos généralisé propre à la phase de décomposition, et à laquelle l’effondrement du bloc de l’Est a donné un coup d’accélérateur considérable, il n’y a pas d’autre issue pour le capitalisme, dans sa tentative de maintenir en place les différentes parties d’un corps qui tend à se disloquer, que l’imposition du corset de fer que constitue la force des armes. En ce sens, les moyens mêmes qu’il utilise pour tenter de contenir un chaos de plus en plus sanglant sont un facteur d’aggravation considérable de la barbarie guerrière dans laquelle est plongé le capitalisme”.

Cette pression du “chacun pour soi” et la multiplication des appétits impérialistes qui en résulte en période de décomposition sont par ailleurs une entrave majeure à la reconstitution de nouveaux blocs. La tendance historique prédominante est donc au chacun pour soi, à l’affaiblissement du contrôle des États-Unis sur le monde, en particulier sur leurs ex-alliés, même si la première puissance mondiale tente de contrecarrer cette tendance sur le plan militaire, où ils ont une supériorité énorme, et de maintenir son statut en imposant leur contrôle sur ces mêmes alliés.

Première guerre du Golfe : le “gendarme du monde” tente de contrecarrer la tendance au “chacun pour soi”

L’opération Desert Storm, déclenchée par les États-Unis contre l’Irak de Saddam Hussein lors des premiers mois de 1991, est une manifestation qui corrobore pleinement les caractéristiques de l’impérialisme et du militarisme dans la période de décomposition, telles qu’elles sont dégagées dans le texte d’orientation Militarisme et décomposition. Face à l’invasion du Koweït par les forces irakiennes, le président Bush senior mobilise une large coalition militaire internationale autour des États-Unis pour “punir” Saddam Hussein.

La guerre du Golfe a mis en évidence la réalité d’un phénomène qui découlait nécessairement de la disparition du bloc de l’Est : la désagrégation de son rival impérialiste, le bloc de l’Ouest. Ce phénomène était déjà à l’origine de l’invasion irakienne du Koweït : c’est bien parce que le monde avait cessé d’être partagé en deux constellations impérialistes qu’un pays comme l’Irak a cru possible de faire main basse sur un ex-allié du même bloc. Ce même phénomène s’est manifesté, lors de la phase de préparation de la guerre, avec les diverses tentatives des pays européens (notamment la France et l’Allemagne) et du Japon de torpiller, à travers des négociations séparées menées au nom de la libération des otages, l’objectif central de la politique américaine dans le Golfe. Cette politique vise à faire de la punition de l’Irak un “exemple” censé décourager toute tentation future d’imiter le comportement de ce pays.

Mais elle ne se limite pas à cet objectif. En réalité, son but fondamental est beaucoup plus général : face à un monde de plus en plus gagné par le chaos et le “chacun pour soi”, il s’agit d’imposer un minimum d’ordre et de discipline, et en premier lieu aux pays les plus importants de l’ex-bloc occidental.

Dans un tel monde de plus en plus marqué par le chaos guerrier, par la “loi de la jungle”, c’est à la seule superpuissance qui se soit maintenue qu’il revient de jouer le rôle de gendarme du monde, parce que c’est le pays qui a le plus à perdre dans le désordre mondial, et parce que c’est le seul qui en ait les moyens. Paradoxalement, ce rôle, il ne sera en mesure de le tenir qu’en enserrant de façon croissante l’ensemble du monde dans le corset d’acier du militarisme et de la barbarie guerrière.

Desert Storm révèle deux caractéristiques fondamentales des affrontements impérialistes dans la période de décomposition :

- En premier lieu, il y a l’irrationalité totale des conflits, qui est une des caractéristiques marquantes de la guerre en période de décomposition. “Si la guerre du Golfe constitue une illustration de l’irrationalité d’ensemble du capitalisme décadent, elle comporte cependant un élément supplémentaire et significatif d’irrationalité qui témoigne de l’entrée de ce système dans la phase de décomposition. En effet, les autres guerres de la décadence pouvaient, malgré leur irrationalité de fond, se donner malgré tout des buts apparemment “raisonnables” (comme la recherche d’un “espace vital” pour l’économie allemande ou la défense des positions impérialistes des alliés lors de la seconde guerre mondiale). Il n’en est rien pour ce qui concerne la guerre du Golfe. Les objectifs que s’est donnée celle-ci, tant d’un côté comme de l’autre, expriment bien l’impasse totale et désespérée dans laquelle se trouve le capitalisme

Du côté irakien, l’invasion du Koweït avait incontestablement un objectif économique bien clair : faire main basse sur les richesses considérables de ce pays […]. En revanche, les objectifs de la guerre avec les “coalisés”, telle qu’elle a été acceptée par les dirigeants irakiens à partir du moment où ils sont restés sourds à l’ultimatum du 15 janvier 1991, n’avait d’autre but que de “sauver la face” et d’infliger le maximum de pertes à ces ennemis et cela au prix de ravages considérables et insurmontables de l’économie nationale.

Du côté “allié”, les avantages économiques obtenus, ou même visés, sont nuls y compris pour le principal vainqueur, les États-Unis. L’objectif central de la guerre, pour cette puissance (donner un coup d’arrêt à la tendance au chaos généralisé, même s’il s’habille de grandes phrases sur le “nouvel ordre mondial”) ne contient aucune perspective réelle sur le plan de l’amélioration de la situation économique, ni même de la préservation de la situation présente. Les États-Unis ne sont pas entrés en guerre, contrairement à la Seconde Guerre mondiale, pour améliorer, ou même préserver leurs marchés, mais tout simplement pour éviter une amplification trop rapide du chaos politique international qui ne ferait qu’exacerber encore plus les convulsions économiques. Ce faisant, ils ne peuvent faire autre chose qu’accentuer l’instabilité d’une zone de première importance tout en aggravant encore les difficultés de leur propre économie (notamment l’endettement) comme celles de l’économie mondiale”. ([11])

- En second lieu, il faut relever le rôle central joué par la puissance dominante dans l’extension du chaos sur l’ensemble de la planète : “La différence avec la situation du passé, et elle est de taille, c’est qu’aujourd’hui ce n’est pas une puissance visant à modifier le partage impérialiste qui prend les devants de l’offensive militaire, mais au contraire la première puissance mondiale, celle qui pour le moment dispose de la meilleure part du gâteau. […]. Le fait qu’à l’heure actuelle, le maintien de “l’ordre mondial” […] ne passe plus par une attitude “défensive” […] de la puissance dominante mais par une utilisation de plus en plus systématique de l’offensive militaire, et même à des opérations de déstabilisation de toute une région afin de mieux s’assurer de la soumission des autres puissances, traduit bien le nouveau degré de l’enfoncement du capitalisme décadent dans le militarisme le plus déchaîné. C’est justement là un des éléments qui distingue la phase de décomposition des phases précédentes de la décadence capitaliste”.

L’opération Tempête du désert permet effectivement de réprimer la contestation du leadership americain et les divers appétits impérialistes pour un certain temps. Toutefois, elle exacerbe la polarisation des moudjahidin qui combattaient les Russes en Afghanistan contre les “croisés” Américains (constitution de Al-Qaïda sous la direction d’Oussama ben Laden au cours des années 1990). Dès la seconde moitié des années 1990, les pays européens tels la France ou l’Allemagne exploitent les velléités d’autonomie de pays comme l’Égypte ou l’Arabie Saoudite, tandis que, après son échec lors de l’invasion du Sud-Liban, la droite israélienne “dure” arrive au pouvoir (Premier gouvernement Netanyahu) contre la volonté du gouvernement americain qui soutenait Shimon Peres, laquelle droite fera tout à partir d’alors pour saboter le processus de paix avec les Palestiniens qui constituait un des plus beaux succès de la diplomatie americaine dans la région.

Une expression plus manifeste de la contestation du leadership américain est l’échec lamentable en février 1998 de l’opération Tonnerre du désert, qui vise à infliger une nouvelle “punition” à l’Irak et, au-delà de ce pays, aux puissances qui la soutiennent en sous-main, notamment la France et la Russie.

En 1990-91, les États-Unis avaient piégé l’Irak en le poussant à envahir un autre pays arabe, le Koweït. Au nom du “respect du droit international”, ils avaient réussi à rassembler derrière eux, bon gré mal gré, la presque totalité des États arabes et la totalité des grandes puissances, y compris les plus réticentes comme la France. L’opération Desert Storm avait ainsi permis d’affirmer le rôle de seul “gendarme du monde” de la puissance américaine, ce qui lui avait ouvert la porte au processus d’Oslo (les accords Israélo-palestiniens). En 1997-98 par contre, c’est l’Irak et ses “alliés” qui piègent les États-Unis : les entraves posées par Saddam Hussein à la visite des “sites présidentiels” par des inspecteurs internationaux ont conduit la superpuissance à une nouvelle tentative d’affirmer son autorité par la force des armes. Mais cette fois-ci, elle a dû renoncer à son entreprise face à l’opposition résolue de la presque totalité des États arabes, de la plupart des grandes puissances et au soutien (timide) de la seule Grande-Bretagne. Le contraste entre la Tempête du désert et le Tonnerre du même nom met en évidence l’approfondissement de la crise du leadership des États-Unis.

Bien sûr, Washington n’a nul besoin de la permission de quiconque pour frapper quand et où il le veut (ce qu’il a d’ailleurs fait fin 1998 avec l’opération Renard du Désert). Mais en menant une telle politique, les états-Unis se placent précisément à la tête d’une tendance qu’ils veulent contrer, celle du chacun pour soi, comme ils avaient momentanément réussi à le faire durant la guerre du Golfe. Pire encore : le signal politique donné par Washington au cours de l’opération Renard du Désert s’est retourné contre la cause américaine. Pour la première fois depuis la fin de la guerre du Vietnam, la bourgeoisie américaine s’est montrée incapable de présenter un front uni vers l’extérieur, alors qu’elle était en situation de guerre. Au contraire, la procédure d’ “empeachment” contre Clinton s’est intensifiée durant les événements : les politiciens Américains, plongés dans un véritable conflit interne de politique étrangère, au lieu de désavouer la propagande des ennemis de l’Amérique selon laquelle Clinton avait pris la décision d’intervenir militairement en Irak à cause de motivations personnelles (“Monicagate”), y ont apporté leur crédit.

Le conflit de politique étrangère sous-jacent entre certaines fractions des partis Républicain et Démocrate s’est avéré très destructif, précisément parce que ce “débat” révèle une contradiction insoluble, que la résolution du 12e congrès du CCI formulait ainsi :

  • “d’une part, s’ils [les États-Unis] renoncent à la mise en œuvre ou à l’étalage de leur supériorité militaire, cela ne peut qu’encourager les pays qui contestent leur autorité à aller encore plus loin dans cette contestation ; d’autre part, lorsqu’ils font États-Unis usage de la force brute, même, et surtout, quand ce moyen aboutit momentanément à faire ravaler les velléités de leurs opposants, cela ne peut que pousser ces derniers à saisir la moindre occasion pour prendre leur revanche et tenter de se dégager de l’emprise américaine”. ([12])

Sur ce point, la résolution du 13e congrès de Révolution internationale (section du CCI en France) de 1998 était prémonitoire : “Si les États-Unis n’ont pas eu l’occasion, au cours de la dernière période, d’employer la force de leurs armes et de participer directement à ce “chaos sanglant”, cela ne peut être que partie remise, dans la mesure, notamment, où ils ne pourront pas rester sur l’échec diplomatique essuyé en Irak”. ([13])

Deuxième guerre du Golfe : déclin du leadership américain et explosion des ambitions impérialistes

Les attentats du 11 septembre 2001 amènent le président Bush junior à déclencher une War against terror contre l’Afghanistan et surtout l’Irak (Operation Iraqi Freedom en 2003). Malgré toutes les pressions et la diffusion de “fake news” visant à mobiliser la “communauté internationale” contre “l’axe du mal”, Bush junior échoue dans sa tentative de mobiliser les autres impérialismes contre l’ “État voyou” de Saddam et se voit obligé d’envahir l’Irak avec pour seul allié significatif l’Angleterre de Tony Blair.

La résolution sur la situation internationale du 17e congrès du CCI (2007) relevait combien l’échec de Operation Iraqi Freedom soulignait l’incapacité du gendarme Américain d’imposer son “ordre mondial”. Au contraire, cette war against terror avait renforcé les tensions impérialistes, le développement du chacun pour soi, l’ébranlement du leadership américain : “La faillite de la bourgeoisie américaine, tout au long des années 1990, à imposer de façon durable son autorité, y compris à la suite de ses différentes opérations militaires, l’a conduite à rechercher un nouvel “ennemi” du “monde libre” et de la “démocratie”, capable de ressouder derrière elle les principales puissances du monde, notamment celles qui avaient été ses alliées : le terrorisme islamique. […] Cinq ans après, l’échec de cette politique est patent. Si les attentats du 11 septembre ont permis aux États-Unis d’impliquer des pays comme la France et l’Allemagne dans leur intervention en Afghanistan, ils n’ont pas réussi à les entraîner dans leur aventure irakienne de 2003, réussissant même à susciter une alliance de circonstance entre ces deux pays et la Russie contre cette dernière intervention. Par la suite, certains de leurs “alliés” de la première heure au sein de la “coalition” qui est intervenue en Irak, tels l’Espagne et l’Italie, ont quitté le navire. Au final, la bourgeoisie américaine n’a atteint aucun des objectifs qu’elle s’était fixés officiellement ou officieusement : l’élimination des “armes de destruction de masse” en Irak, l’établissement d’une “démocratie” pacifique dans ce pays, la stabilisation et un retour à la paix de l’ensemble de la région sous l’égide américaine, le recul du terrorisme, l’adhésion de la population américaine aux interventions militaires de son gouvernement.

La question des “armes de destruction massive” a été réglée rapidement : très vite, il a été clair que les seules qui étaient présentes en Irak étaient celles apportées par la “coalition”, ce qui, évidemment, a mis en évidence les mensonges de l’administration Bush pour “vendre” son projet d’invasion de ce pays.

Quant au recul du terrorisme, on peut constater que l’invasion en Irak ne lui a nullement coupé les ailes mais a constitué, au contraire, un puissant facteur de son développement, tant en Irak même que dans d’autres parties du monde, y compris dans les métropoles capitalistes, comme on a pu le voir à Madrid en mars 2004 et à Londres en juillet 2005.

Ainsi, l’établissement d’une “démocratie” pacifique en Irak s’est soldé par la mise en place d’un gouvernement fantoche qui ne peut conserver le moindre contrôle du pays sans le soutien massif des troupes américaines, “contrôle” qui se limite à quelques “zones de sécurité”, laissant dans le reste du pays le champ libre aux massacres entre communautés chiites et sunnites ainsi qu’aux attentats terroristes qui ont fait plusieurs dizaines de milliers de victimes depuis le renversement de Saddam Hussein.

La stabilisation et la paix au Proche et Moyen-Orient n’ont jamais paru aussi éloignées : dans le conflit cinquantenaire entre Israël et la Palestine, ces dernières années ont vu une aggravation continue de la situation que les affrontements inter palestiniens entre Fatah et Hamas, de même que le discrédit considérable du gouvernement israélien ne peuvent que rendre encore plus dramatiques. La perte d’autorité du géant américain dans la région, suite à son échec cuisant en Irak, n’est évidemment pas étrangère à l’enlisement et la faillite du “processus de paix” dont il est le principal parrain.

Cette perte d’autorité est également en partie responsable des difficultés croissantes des forces de l’OTAN en Afghanistan et de la perte de contrôle du gouvernement Karzaï sur le pays face aux Talibans.

Par ailleurs, l’audace croissante dont fait preuve l’Iran sur la question des préparatifs en vue d’obtenir l’arme atomique est une conséquence directe de l’enlisement des États-Unis en Irak qui leur interdit toute autre intervention militaire. (…)

Aujourd’hui, en Irak, la bourgeoisie américaine se trouve dans une véritable impasse. D’un côté, tant du point de vue strictement militaire que du point de vue économique et politique, elle n’a pas les moyens d’engager dans ce pays les effectifs qui pourraient éventuellement lui permettre d’y “rétablir l’ordre”. De l’autre, elle ne peut pas se permettre de se retirer purement et simplement d’Irak sans, d’une part, afficher encore plus ouvertement la faillite totale de sa politique et, d’autre part, ouvrir les portes à une dislocation de l’Irak et à la déstabilisation encore bien plus considérable de l’ensemble de la région”. ([14])

De fait, l’occupation de l’Irak qui découle de l’invasion mène à un fiasco pour les États-Unis. Les troupes d’occupation subissent de lourdes pertes lors d’attaques et d’embuscades, la montée en force de l’Iran en tant que puissance régionale défiant les États-Unis n’est nullement bloquée, bien au contraire, et les cadres Baasistes du régime de Saddam rejoignent la résistance et constituent l’armature de mouvements sunnites extrémistes, tel l’État islamique.

Plus fondamentalement, l’aventure irakienne de Bush junior a pleinement ouvert la boîte de Pandore de la décomposition au Moyen-Orient. En effet, elle a d’abord révélé de manière éclatante l’impasse croissante de la politique des États-Unis et la fuite aberrante dans la barbarie guerrière. Elle a fortement affaibli le leadership mondial des États-Unis. Même si la bourgeoisie américaine sous Obama a tenté de réduire l’impact de la politique catastrophique menée par Bush et si l’action de commandos décidée par Obama menant à l’exécution de Ben Laden en 2011 a exprimé une tentative des États-Unis de réagir à ce recul de leur leadership et a souligné leur supériorité technologique et militaire absolue, ces réactions n’ont pas pu inverser la tendance de fond, tout en entraînant les États-Unis dans une fuite en avant dans la barbarie guerrière.

Par ailleurs, l’aventure guerrière de Bush junior a également exacerbé l’expansion du chacun pour soi, qui s’est manifestée en particulier par une multiplication tous azimuts des ambitions impérialistes de puissances comme l’Iran, qui a développé son emprise sur les partis et milices chiites dominant l’Irak, mais aussi la Turquie, l’Arabie Saoudite, voire les Émirats du Golfe ou le Qatar qui ont augmenté leur soutien à des groupes radicaux sunnites. Ces ambitions n’ont amené aucune paix à l’Irak mais bien l’exacerbation des tensions entre requins impérialistes et une plongée encore plus profonde de ce pays et de sa population dans un carnage sanglant.

M. Havanais, 22 juillet 202


[1] Revue Internationale n° 64 (1991)

[2] Rapport à la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France.

[3] Cf. le texte d’orientation : “Militarisme et décomposition”, Revue internationale n° 64.

[4] Cf. “Guerre, militarisme et blocs impérialistes”, Revue internationale n° 52 et 53 (1988).

[5] Cf. à ce propos les “Notes sur l’histoire des conflits impérialistes au Moyen-Orient”, Revue Internationale n° 115 (2003) et n° 117 (2004), pour un aperçu plus détaillé des rapports impérialistes dans la région jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

[6] Sur ce plan, l’histoire du Moyen-Orient souligne combien l’instauration aujourd’hui de nouvelles entités nationales, réussies (Israël) ou non (Kurdistan, Palestine), engendre la guerre et exacerbe les rivalités impérialistes.

[7] “Résolution sur la situation internationale, 6e congrès du CCI”, Revue internationale n° 44 (1986).

[8] En ce qui concerne la Chine, celle-ci n’avait pas encore les moyens dans les années 1980 et 1990 de faire valoir ses intérêts impérialistes au-delà d’un certain seuil. Cependant entre 1980-1989 elle s’était engagée à côté des États-Unis contre la Russie en Afghanistan. Dans la deuxième partie de cet article, nous verrons que son projet de “Route de la soie” ainsi que ses besoins énergétiques attribuent aujourd’hui au Moyen-Orient un poids croissant dans la mise en place de sa politique impérialiste.

[9] “Résolution sur la situation internationale, 9e congrès du CCI, ”, Revue internationale n° 67, (1991)

[10] “Texte d’Orientation Militarisme et décomposition”, Revue internationale n° 64.

[11] “Rapports sur la situation internationale (9e congrès du CCI)”, Revue internationale n° 67 (1991).

[12] Revue internationale n° 90 (1997).

[13] Revue Internationale n° 94 (1998)

[14] Revue Internationale n° 130 (2007).

Géographique: 

  • Moyen Orient [1]

Rubrique: 

Conflits impérialistes et décomposition

Une spirale infernale de confrontations tous azimuts et de massacres sanglants (Partie 2)

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L’évolution de la situation au Moyen-Orient entre 1990 et 2010 a montré de manière éclatante que les confrontations impérialistes, le militarisme, la barbarie guerrière, qui sont des caractéristiques essentielles de la période de décadence du capitalisme, se sont non seulement intensifiés mais ont surtout vu, dans la phase de décomposition générale de la société capitaliste, leur caractère irrationnel et chaotique s’imposer de plus en plus nettement. C’est ce que les deux guerres du Golfe ont  démontrées très clairement. Elles illustrent le fait que les tentatives avortées du “gendarme mondial” américain pour garder le contrôle de la situation et contrecarrer les tendances au “chacun pour soi” au niveau des ambitions impérialistes ont mené au déclin du leadership américain. Elles ont aussi ouvert la boîte de Pandore de l’explosion des appétits impérialistes tous azimuts. Ces tendances s’accentueront de manière spectaculaire dans la deuxième décennie du XXIe siècle.

Retrait américain d’Irak et guerre civile en Syrie : l’explosion du chaos

L’année 2011 est marquée par deux événements majeurs qui symbolisent au plus haut point l’accroissement du chaos dans les rapports impérialistes au Moyen-Orient et marqueront de manière déterminante la période présente : le retrait américain d’Irak et l’éclatement de la guerre civile en Syrie.

Le retrait programmé des troupes américaines et de l’OTAN d’Irak (et, dans un second temps, d’Afghanistan) provoque une instabilité sans précédent dans ces pays qui va participer à l’aggravation de la déstabilisation de toute la région. En même temps, ce retrait souligne aussi combien la puissance impérialiste américaine décline : si, dans les années 1990, elle réussissait à tenir son rôle de “gendarme du monde”, son problème central dans la première décennie du XXIe siècle est d’essayer de masquer son impuissance face à la montée du chaos mondial.

Cette même année, l’éclatement de la guerre civile dans le pays voisin, la Syrie, confirme le caractère de plus en plus chaotique et incontrôlable des conflits impérialistes. Elle fait suite aux mouvements populaires du “printemps arabe” qui ont touché la Syrie comme de nombreux autres pays arabes. En affaiblissant le régime d’Assad, ces derniers ont ouvert la boîte de pandore d’une multitude de contradictions et de conflits que la main de fer de ce régime avait maintenus sous le boisseau pendant des décennies. Les pays occidentaux se sont prononcés en faveur du départ d’Assad mais ils sont bien incapables de disposer d’une solution de rechange sur place alors que l’opposition est totalement divisée et que le secteur prépondérant de cette dernière est constitué par les islamistes.

En même temps, la Russie apporte un soutien militaire sans faille au régime d’Assad qui, avec le port de Tartous, lui garantit la présence de sa flotte de guerre en Méditerranée. Ce n’est pas le seul État qui soutient le régime d’Assad puisque l’Iran y voit l’occasion, avec le Hezbollah libanais et les milices irakiennes qu’elle contrôle, de constituer un grand front chiite. Enfin, la Chine n’est pas en reste. La Syrie est devenue ainsi un nouvel enjeu sanglant des multiples rivalités entre puissances impérialistes de premier ou de deuxième ordre, qui portent avec eux la menace d’un embrasement et d’une déstabilisation considérables de la région dont les populations du Moyen-Orient feront une fois de plus les frais.

Le rapport sur les tensions impérialistes du 20e congrès du CCI (2013) soulignait l’impact de ces deux événements sur l’expansion spectaculaire du militarisme, de la barbarie guerrière et des confrontations tous azimuts entre impérialismes dans la région, profitant du déclin de plus en plus visible du leadership US : “Le Moyen-Orient est une terrible confirmation de nos analyses à propos de l’impasse du système et de la fuite dans le “chacun pour soi” :

  • la région est devenue une immense poudrière et les achats d’armes se sont encore multipliés ces dernières années (Arabie Saoudite, Qatar, Koweït, Émirats arabes unis, Oman) ;
  • une armada de vautours de premier, second ou troisième ordre se confrontent dans la région […] ;
  • dans ce contexte, il faut pointer le rôle déstabilisateur au Moyen-Orient de la Russie, intéressée à défendre ses derniers points d’appui dans la région, et de la Chine, avec une attitude plus offensive en soutien à l’Iran qui constitue pour elle un fournisseur crucial de pétrole […]).

Il s’agit d’une situation explosive qui échappe au contrôle des grands impérialismes et le retrait des forces occidentales d’Irak et d’Afghanistan accentuera encore la tendance à la déstabilisation, même si les États-Unis ont entrepris des tentatives de limiter les dégâts […]. Globalement cependant, dans le prolongement du “printemps arabe”, les États-Unis ont montré leur incapacité à protéger des régimes à leur dévotion (ce qui conduit à une perte de confiance, comme l’illustre l’attitude de l’Arabie Saoudite cherchant à prendre ses distances envers les États-Unis) et ont encore gagné en impopularité.

Cette multiplication des tensions impérialistes peut mener à des conséquences majeures à tout moment : des pays comme Israël ou l’Iran peuvent provoquer des secousses terribles et entraîner toute la région dans un tourbillon, sans que quelque puissance que ce soit puisse empêcher cela, car ils ne sont véritablement sous le contrôle de personne. Nous sommes donc dans une situation extrêmement dangereuse et imprévisible pour la région, mais aussi, à cause des conséquences qui peuvent en découler, pour la planète entière” ([1]).

Ce rapport mettait aussi en évidence que ces événements engendraient une instabilité croissante de nombreux États de la région, le déploiement d’idéologies rétrogrades et barbares et une suite ininterrompue de massacres qui provoquaient des flots de réfugiés dans la région et vers l’Europe : “Dès 1991, avec l’invasion du Koweït et la première guerre du Golfe, le front sunnite mis en place par les occidentaux pour contenir l’Iran s’est effondré. L’explosion du “chacun pour soi” dans la région a été ahurissante. Ainsi, l’Iran a été le grand bénéficiaire des deux guerres du Golfe, avec le renforcement du Hezbollah et des mouvements chiites ; quant aux Kurdes, leur quasi-indépendance est un effet collatéral de l’invasion de l’Irak. La tendance au chacun pour soi s’est encore accentuée, surtout dans le prolongement des mouvements sociaux du “printemps arabe”, en particulier là où le prolétariat est le plus faible. On a ainsi assisté à une déstabilisation de plus en plus marquée de nombreux États de la région […].

L’exacerbation des tensions entre factions adverses recoupe tout autant les diverses tendances religieuses. Ainsi, outre l’opposition sunnites / chiites ou chrétiens / musulmans, les oppositions au sein du monde sunnite se sont aussi multipliées avec l’arrivée au pouvoir en Turquie de l’islamiste modéré Erdogan ou récemment celle des Frères musulmans et assimilés en Égypte, en Tunisie (Ennahda) et au sein du gouvernement marocain. Les Frères musulmans sont aujourd’hui soutenus par le Qatar, et s’opposent à la mouvance salafiste / wahhabite, financée par l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis., qui eux avaient soutenu Moubarak et Ben Ali respectivement en Égypte et en Tunisie.

Mais cette explosion des antagonismes et du fractionnement religieux depuis la fin des années 1980 et l’effondrement des régimes “laïcs” ou “socialistes” (Égypte, Syrie, Irak…) exprime aussi et surtout le poids de la décomposition, du chaos et de la misère, de l’absence totale de perspective à travers une fuite dans des idéologies totalement rétrogrades et barbares”.

Ces orientations mises en évidence dans le rapport allaient tragiquement être confirmées dans les années suivantes.

De la Syrie au Yémen : Intensification des conflits et imprédictibilité des alliances

Les conséquences majeures du retrait américain d’Irak et de la guerre civile en Syrie sur l’exacerbation des tensions impérialistes au Moyen-Orient sont bien pointées dans la résolution sur la situation internationale du 23e congrès international du CCI (2019) : “Le Moyen-Orient, là où l’affaiblissement du leadership américain est le plus manifeste et où l’incapacité américaine de s’engager militairement trop directement en Syrie a laissé le champ ouvert aux autres impérialismes, offre un concentré de ces tendances historiques :

  • En particulier la Russie s’est imposée sur le théâtre syrien grâce à sa force militaire et s’y est affirmée comme puissance incontournable pour y conserver sa base navale de Tartous.
  • L’Iran, grâce à sa victoire militaire permettant de sauver le régime allié d’Assad et en se forgeant un corridor terrestre irako-syrien reliant directement l’Iran à la Méditerranée et au Hezbollah libanais, en est le principal bénéficiaire et a rempli son objectif de s’ériger au premier plan dans cette région […].
  • La Turquie, obsédée par la crainte de l’établissement de zones autonomes kurdes qui la déstabilise, opère militairement en Syrie” ([2]) .

Depuis 2011, l’évolution de la situation dans la région est effectivement caractérisée par une extension sensible du chacun pour soi et une explosion de l’instabilité : l’interminable guerre civile en Syrie, la guerre contre Daech en Irak et en Syrie, les guerres civiles au Yémen et en Libye, les poussées de fièvre régulières entre les États-Unis et l’Iran, la “question kurde” qui pousse la Turquie à intervenir régulièrement en Irak ou en Syrie et l’éternel conflit Israélo-palestinien ont aiguisé les appétits d’une armada de vautours de premier, second ou troisième ordre, qui se confrontent dans la région dans le cadre d’alliances souvent fluctuantes : relevons bien sûr au premier rang les États-Unis, la Russie ou la Chine, mais d’autres brigands se jettent dans la mêlée, tels l’Iran, la Turquie, l’Arabie Saoudite, le Qatar, l’Égypte, et bien sûr Israël qui bombarde le Hamas à Gaza ou l’Iran et ses alliés au Liban et en Syrie, sans oublier les milices et les gangs armés au service de ces puissances ou des chefs de guerre locaux agissant pour leur propre compte.

La Russie consolide sa position dans la région

Au Moyen-Orient, le déclin du “gendarme du monde” a en premier lieu profité à l’impérialisme russe qui a réussi à s’imposer comme la puissance dominante dans le conflit syrien à travers le sauvetage du régime d’Assad. Il a ainsi d’abord sauvegardé son point d’appui dans la région (en particulier sa base navale de Tartous) et a tenté d’accentuer les divisions entre la Turquie et l’OTAN. Pour souligner son poids dans la région, la Russie a également organisé des manœuvres navales communes avec l’Iran et la Chine, qui est une importatrice de pétrole iranien et a soutenu l’action de la Russie et de l’Iran dans la région. Elle a ensuite tenté de consolider cette position en mettant en place une alliance stratégique avec l’Iran et la Turquie (Conférence de Sotchi en février 2019), dans la mesure où elle a intérêt à promouvoir le statu quo actuel, soutenu en cela par la Chine qui, elle aussi, tient à stabiliser la situation. Si cette dernière n’a pas encore dans cette zone du monde les moyens de rivaliser directement avec les requins les plus puissants, elle tente néanmoins d’agir et d’influer en sous-main pour défendre ses propres ambitions impérialistes. Les rapports ambigus que la Turquie entretient à la fois avec les États-Unis (et l’OTAN) mais aussi avec la Russie offrent des opportunités pour l’impérialisme chinois (pour le positionnement de la Turquie, voir plus loin).

L’Iran étend sa domination du Golfe Persique à la Méditerranée

L’Iran est un deuxième bénéficiaire important de l’affaiblissement de la présence américain au Moyen-Orient : la position dominante des fractions chiites en Irak lui a permis de renforcer considérablement son emprise sur ce pays. L’intervention sur le terrain de la force Al-Qods ainsi que la présence en première ligne des combats de combattants du Hezbollah et des milices chiites irakiennes ont changé le rapport de force en Syrie et portent de fait le régime de Assad vers la victoire. Enfin, l’Iran contrôle une large partie du Liban à travers ses alliés du Hezbollah, ce qui fait qu’elle domine de larges territoires allant de la Mer d’Oman et du Golfe Persique jusqu’à la Méditerranée et a donc acquis en tant qu’impérialisme une position dominante dans la région.

Toutefois, son ambition de devenir une puissance atomique l’amène à se confronter plus que jamais aux États-Unis. Par ailleurs, autant ses objectifs nucléaires que ses progressions sur le terrain (Liban, Syrie) entrent en collision frontale avec les intérêts d’Israël, alors que le soutien à la rébellion des Houthis au Yémen exacerbe les tensions avec l’Arabie Saoudite. À l’origine, l’État des Ayatollahs était lié à l’Inde par une série d’accords commerciaux (pétrole contre investissements indiens dans le port iranien de Chabahar), mais l’embargo américain a entraîné une réduction de 40 % des importations de pétrole iranien en Inde ([3]), ce qui a amené l’Inde à se tourner pour son pétrole vers l’Arabie Saoudite. En conséquence, l’Iran tendrait aujourd’hui à se rapprocher du Pakistan et par là à se brancher sur le corridor économique Chine-Pakistan.

Pour l’État théocratique iranien, il n’y a fondamentalement pas d’autre perspective qu’une politique de recherche systématique de confrontation, dans la mesure où c’est la seule qui permet de rallier le peuple derrière le régime et lui faire accepter une pression économique et sociale terrifiante : “Pour Téhéran, la perpétuation de la tension permet de consolider la domination de l’aile dure du régime, dont la colonne vertébrale est constituée par le complexe militaro-économique du Corps des gardiens de la révolution islamique, les pasdarans (“gardiens”)”. ([4]) D’où les provocations régulières, comme récemment l’arraisonnement de pétroliers dans le Golfe Persique, le bombardement d’installations pétrolières en Arabie Saoudite ou l’attaque de l’ambassade américaine à Bagdad (même si elle a sous-estimé dans ce dernier cas l’impact symbolique de l’attaque d’une ambassade americaine, après l’occupation de celle de Téhéran en 1979 et de Benghazi en 2012). Bref, l’Iran ne changera pas de politique, même si elle peut calmer le jeu lorsque la situation de “guerre asymétrique” devient trop explosive. Elle reste donc un puissant vecteur de déstabilisation de la région.

La Turquie : un jeu d’alliances délicat

Le positionnement de la Turquie, qui occupe une place clé dans la région, est à la fois capital pour l’évolution des confrontations et pleine de menaces pour la stabilité même du pays, dans la mesure où toute tendance vers la cristallisation d’une forme d’État ou d’entité indépendante kurde est un cauchemar pour Ankara. Par ailleurs, la Turquie a des ambitions impérialistes importantes dans la région, non seulement en Syrie ou en Irak, mais aussi envers l’ensemble des pays musulmans, de la Libye au Qatar, du Turkménistan à l’Égypte. Bridée dans ses ambitions impérialistes du temps de l’opposition entre blocs russe et américain, elle joue aujourd’hui pleinement sa propre carte impérialiste : autrefois un des piliers de l’OTAN, son statut de membre de l’Alliance est dès lors devenu largement “instable”, d’abord à cause de ses rapports tendus avec les États-Unis et d’autres pays d’Europe de l’Ouest membres de l’OTAN, ensuite aussi à cause des tensions avec l’Union européenne concernant les réfugiés et enfin vu les relations conflictuelles avec la Grèce. Aussi, elle tente de jouer au chantage entre puissances impérialistes en se rapprochant ces dernières années de la Russie et même de l’Iran, pourtant un concurrent impérialiste direct sur le théâtre moyen-oriental.

Par rapport à la guerre civile en Syrie, la Turquie s’est retrouvée dans une situation difficile dans la mesure où les États-Unis s’appuyaient sur leurs ennemis kurdes pour la lutte contre Daech. De fait, les États-Unis estimaient que les Kurdes étaient la chair à canon la plus fiable en Irak ou en Syrie et, de plus, ils se méfiaient des Turcs qui toléraient et instrumentalisaient les actions de divers groupes djihadistes dans les régions qu’ils contrôlaient, comme l’illustre le fait que le “calife” de Daech, El Baghdadi, s’était réfugié dans une zone sous contrôle turc. Le rapprochement avec la Russie visait aussi à exercer un certain chantage envers les États-Unis. Depuis lors, les Américains ont “lâché” les Kurdes, ce qui a permis aux Turcs de lancer une offensive contre les milices kurdes et de les chasser de certaines zones le long de la frontière syro-turque, ceci avec l’assentiment des Russes. De ce fait, les milices sunnites alliées aux Turcs et l’armée turque qui les appuie se confrontent de plus en plus souvent, en particulier dans la poche d’Idlib, aux troupes gouvernementales syriennes alaouites et aux milices iraniennes et libanaises chiites, soutenues par les Russes.

Au sein du monde sunnite, la Turquie s’oppose aussi à l’Arabie Saoudite dans son conflit avec le Qatar ou encore en Égypte, où la Turquie (et le Qatar) soutient les Frères musulmans tandis que l’Arabie Saoudite appuie et finance le régime militaire de Sissi. De la même façon, dans la guerre civile en Libye, les premiers soutiennent le gouvernement de Tripoli tandis que les seconds appuient l’armée du maréchal Haftar.

En conclusion, les confrontations entre brigands impérialistes se développent tous azimuts, tandis que l’instabilité des rapports impérialistes rend l’extension des foyers de tensions imprévisible. Ce que conclut Le Monde diplomatique à propos des relations russo-turques est pleinement valable pour l’ensemble des protagonistes dans la région : “Plus généralement, le concept même d’alliance ou de partenariat, qui induirait un certain nombre de devoirs et de contraintes politiques réciproques, ne permet pas de saisir la nature essentiellement pragmatique de la relation russo-turque. Il ne faut pas confondre la coopération idéologique, politique et économique rendue nécessaire par le contexte géopolitique avec un rapprochement stratégique dans une logique de bloc, ni oublier la constante réévaluation de ses intérêts par chaque pays”. ([5])

De Bush à Trump : le Moyen-Orient au centre des tensions au sein de la bourgeoisie américain et du déclin de son leadership

Le déroulement de la guerre et de l’occupation de l’Irak avait souligné le recul du leadership americain. Il mettait aussi en évidence de fortes tensions au sein de la bourgeoisie américaine sur la manière de maintenir sa suprématie mondiale. L’arrivée au pouvoir d’un président populiste, Donald Trump, va accentuer ces tensions et faire émerger plus nettement le rôle des États-Unis en tant que vecteur majeur de déstabilisation au Moyen-Orient (tout comme, à des degrés divers, dans d’autres zones du monde).

L’aperçu de l’évolution des confrontations au Moyen-Orient durant ces trente dernières années a mis en évidence le surgissement de tensions de plus en plus nettes au sein de la bourgeoisie américaine sur la manière d’essayer de maintenir la suprématie mondiale des États-Unis dans un monde où les blocs ont disparu : d’une part, il y a les tenants d’une approche “multilatérale” qui essaient de mobiliser une large “coalition d’alliés” autour des États-Unis pour contrôler la situation, comme Bush senior l’a fait en 1991 et Obama a tenté de le refaire lors de sa présidence (cf. le traité sur le nucléaire iranien), mais avec un succès de plus en plus mitigé ; d’autre part, face à la montée du “chacun pour soi”, il y a ceux qui prônent l’approche “unilatérale”, où les États-Unis jouent cavalier seul dans le rôle de shérif du monde. C’était l’approche de Bush junior après les attentats du 11 septembre 2001, mais celle-ci a, de son côté, débouché sur l’échec cuisant de l’aventure irakienne.

Lors de l’arrivée au pouvoir de Trump, les différentes fractions au sein de la bourgeoisie américaine ont essayé de “cadrer” le président populiste, que ce soient les tenants du “multilatéralisme” comme le secrétaire d’État Tillerson et le ministre de la défense Mattis, ou les partisans de l’ “unilatéralisme”, comme John Bolton. Tous ont été finalement écartés pour privilégier, au-delà des décisions imprédictibles du président populiste, une politique de type “America First” sur le plan impérialiste. Cette orientation constitue en réalité la reconnaissance officielle de l’échec de la politique impérialiste américaine de ces 25 dernières années : “L’officialisation par l’administration Trump de faire prévaloir sur tout autre principe celui de la défense de leurs seuls intérêts en tant qu’état national et l’imposition de rapports de force profitables aux États-Unis comme principal fondement des relations avec les autres États, entérine et tire les implications de l’échec de la politique des 25 dernières années de lutte contre le chacun pour soi en tant que gendarme du monde et de la défense de l’ordre mondial hérité de 1945”. ([6])

Un principe commun, visant à surmonter le chaos dans les relations internationales, est résumé dans cette locution : “pacta sunt servanda” (les traités, les accords doivent être respectés). Si quelqu’un signe un accord mondial (ou multilatéral) il est censé le respecter, du moins en apparence. Mais les États-Unis, sous Trump, ont aboli cette conception : “Je signe un traité, mais je peux l’abolir demain si c’est dans l’intérêt des États-Unis”. Cela se concrétise par la dénonciation du Pacte Transpacifique (PPT), de l’accord de libre-échange avec le Canada et le Mexique ou du Traité de Paris sur les changements climatiques. Il en va de même au Moyen-Orient avec le rejet du traité nucléaire avec l’Iran ou des résolutions de l’ONU concernant Israël et la Palestine. Pour Trump, les États-Unis imposeront aux autres pays sans détour par le chantage économique, politique et militaire des accords “bilatéraux” qui seront favorables à leurs intérêts.

“Malgré le populisme de Trump, en dépit des désaccords au sein de la bourgeoisies américaine sur la manière de défendre leur leadership et des divisions en particulier concernant la Russie, l’administration Trump adopte une politique impérialiste en continuité et en cohérence avec les intérêts impérialistes fondamentaux de l’État américain […]”. ([7])

Cette politique exacerbe toutefois les tensions au sein de la bourgeoisie américaine, comme cela apparaît en particulier à travers deux dossiers emblématiques :

- le possible rapprochement avec la Russie.

La fraction Trump reconnaît le profond changement des conditions géostratégiques qui demande à repenser les relations avec la Russie (“ l’instabilité des rapports de forces entre puissances confère à l’État-continent eurasiatique russe, une importance stratégique nouvelle au vu de la place qu’elle peut occuper dans l’endiguement de la Chine”) et se montre favorable à de meilleures relations avec le Kremlin. Par contre, “le reste des institutions américaines [conserve] une grande hostilité envers la Russie. C’est le cas notamment des agences de renseignements américaines qui ont démontré l’ingérence russe mais ont publiquement été désavouées par le Président lors de sa rencontre avec V. Poutine à Helsinki en juillet 2018. Parallèlement au Congrès, la plupart des Républicains ont conservé leur hostilité traditionnelle à l’égard de la Russie (qui date de la Guerre froide) et sont rejoints par les Démocrates, qui sont de plus en plus antirusses à cause des prises de position anti-démocratiques de Poutine”. ([8])

- les négociations avec les Talibans en Afghanistan. Trump avait fait le pari (qui a échoué) d’arriver rapidement à un accord avec les Talibans pour achever le retrait américain en cédant “aux demandes des talibans, en dépit de l’absence de garanties concernant l’organisation de l’État Islamique et Al-Qaïda. Ces négociations ont installé les talibans comme des interlocuteurs crédibles pour l’ensemble des pays de la région et au-delà, ce qui constituait un objectif majeur de l’insurrection. De plus tout le processus ayant été mené en dehors du régime de Kaboul, l’avenir de l’Afghanistan se décidait de fait en dehors de son gouvernement légal. Or, après avoir payé le prix politique de la reconnaissance politique des talibans et s’être ainsi aliéné le gouvernement afghan, le président Trump a annulé la rencontre prévue avec eux à Camp David et a déclaré [...] les négociations mortes. La raison précise de cette volte-face de dernière minute n’est pas connue, y compris chez les diplomates américains”. ([9]) La politique de Trump visant à se retirer “unilatéralement” d’Afghanistan au mépris des alliés et du gouvernement en place a également suscité de fortes oppositions au sein de la diplomatie, des services secrets et de fractions politiques de la bourgeoisie américaine : “Le fait que Trump ait secrètement planifié une rencontre personnelle avec un groupe meurtrier classé par les États-Unis comme terroristes quelques jours avant le dix-huitième anniversaire des attaques du 11 septembre 2001, auxquelles le groupe a participé, aurait fait lever quelques sourcils à Washington. Une manière diplomatique d’exprimer le choc et l’horreur”, commente le Guardian”. ([10])

La politique de Trump aura deux conséquences majeures, qui apparaissent clairement au Moyen-Orient :

  • elle favorise une accentuation du déclin du leadership américain.

Cette politique “bilatérale” tend à saper la fiabilité des États-Unis comme allié : les rodomontades, les coups de bluff et les brusques changements de position de Trump (menaçant l’Iran de représailles militaires d’une part, annulant des frappes militaires au dernier moment d’autre part, ou utilisant les milices kurdes pour les laisser tomber ensuite) non seulement décrédibilisent les États-Unis mais mènent surtout au fait que de moins en moins de pays leur font confiance.

Par ailleurs, les décisions imprévisibles et les coups de poker de Trump ont pour effets de saper les bases des stratégies politiques antérieures des administrations américaines au Moyen-Orient : en dénonçant l’accord nucléaire avec l’Iran, les États-Unis laissent le champ libre non seulement à la Chine et à la Russie, mais s’opposent même à leurs “alliés” de l’UE et même à la Grande-Bretagne. Leur alliance à première vue paradoxale avec Israël et l’Arabie Saoudite, les seuls à les suivre dans leur politique de confrontation avec l’Iran, ne peut que favoriser un rapprochement croissant entre la Turquie, la Russie et l’Iran.

Enfin, en Irak, les États-Unis ont perdu successivement le soutien des sunnites (après la chute de Saddam), des kurdes (après les avoir abandonnés à leur sort en Syrie) et récemment des milices chiites (après “l’élimination” de leurs leaders et de Soleimani), ce qui met même en danger le maintien en Irak de forces américaines et ne peut qu’accroître la méfiance de la Turquie, qui a subi des menaces de pression économique et militaire de la part de Trump.

Dès lors, cette stratégie “trumpienne” reste controversée, d’abord parce que ses résultats sont loin d’être probants et tendent plutôt à accentuer le chaos et la perte de contrôle des États-Unis sur la situation et ensuite parce que les intérêts d’impérialismes locaux sur lesquels Trump prétend baser sa politique dans la région, à savoir Israël ou l’Arabie Saoudite, ne correspondront pas nécessairement toujours à ceux des États-Unis.

  • elle fait du “gendarme mondial” américain un facteur majeur de déstabilisation et de chaos.

Dans le prolongement de sa promesse de rapatrier les “boys” à la maison, Trump redoute par-dessus tout d’être entraîné dans une opération militaire avec des “boots on the ground”. C’est pourquoi il tient absolument à accélérer le retrait de Syrie et d’Afghanistan. En contrepartie, pour maintenir les intérêts de l’impérialisme américain, il exploite pleinement les atouts pour lesquels les États-Unis disposent d’une supériorité écrasante : d’une part, la pression économique, comme avec le chantage économique envers la Turquie ou les sanctions contre l’Iran. Et, d’autre part, la guerre technologique pour mettre à profit la supériorité écrasante des États-Unis dans ce domaine. Les opérations coups de poing contre Al-Baghdadi dans le Nord de la Syrie et de drones contre le général iranien Soleimani près de l’aéroport de Bagdad, dans une région sous contrôle des milices shiites pro-iraniennes, démontrent une capacité inégalée des États-Unis à frapper quand et où ils veulent avec une précision terrifiante.

De plus, comme mentionné ci-dessus, la stratégie américaine vise à s’appuyer sur deux des puissances militaires les plus importantes de la région, Israël et l’Arabie Saoudite, qu’ils arment jusqu’aux dents et sur lesquels ils ont un contrôle étroit, pour assumer la politique d’endiguement de l’Iran.

Cependant, ici aussi, les décisions imprédictibles de Trump sont souvent contestées non seulement au sein de l’appareil politique de la bourgeoisie américaine mais même au sein de la hiérarchie militaire (cf. la démission du ministre de la défense Mattis). Ainsi, plusieurs annonces de retrait de troupes de Syrie ou d’Irak ont été ignorées ou contournées par les stratèges du Pentagone. De même, le Pentagone et les services de renseignement ont exprimé un avis défavorable concernant l’attaque de drone contre Quassem Soleimani.

La politique américaine ne peut donc mener qu’à une augmentation des crispations impérialistes et à une déstabilisation accrue de la situation dans la région. De plus, le comportement de vandale d’un Trump, qui peut dénoncer du jour au lendemain les engagements internationaux américains au mépris des règles établies, représente un nouveau et puissant facteur d’incertitude et d’impulsion du chacun pour soi. “Il forme un indice supplémentaire de la nouvelle étape que franchit le système capitaliste dans l’enfoncement dans la barbarie et l’abîme du militarisme à outrance”. ([11])

Barbarie et chaos croissants dans la région

La multiplication des conflits et des guerres mène à une extension dramatique du chaos, de la barbarie et du désespoir au Moyen-Orient. Cela se manifeste à travers plusieurs caractéristiques.

Déstabilisation de nombreux États de la région et multiplication de groupes terroristes

Des parties entières du Moyen-Orient, y compris des États entiers, glissent dans l’instabilité et le chaos. C’est de toute évidence le cas de pays comme le Liban, la Libye, le Yémen, l’Irak, la Syrie, le “Kurdistan libéré” ou des territoires palestiniens qui sombrent dans l’horreur de la guerre civile voire carrément dans la guerre de clans. Et dans d’autres pays, comme l’Égypte, la Jordanie (où les Frères musulmans s’opposent au roi Abdallah II), le Bahreïn et même l’Iran ou la Turquie, les tensions sociales et l’opposition entre fractions bourgeoises rendent la situation imprévisible.

L’exacerbation des tensions entre factions adverses divise tout autant les diverses tendances religieuses. Ainsi, outre l’opposition sunnites / chiites ou chrétiens / musulmans, les oppositions au sein du monde sunnite se sont aussi multipliées avec l’arrivée au pouvoir en Turquie de l’islamiste modéré Erdogan soutenant les Frères musulmans et assimilés en Égypte, en Tunisie (Ennahda) ainsi que le gouvernement libyen officiel. Les Frères musulmans sont aussi soutenus par le Qatar et ces fractions s’opposent à la mouvance salafiste / wahhabite, financée par l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis, qui eux soutiennent le régime militaire de Sissi en Égypte ou le général Haftar en Libye. Dans le sud de l’Irak, les chiites irakiens s’opposent de plus en plus à la tutelle iranienne chiite.

Les confrontations guerrières de plus en plus sanglantes et la déstabilisation de divers États ont mené à l’émergences de nombreuses organisations terroristes, comme Al-Qaida, l’organisation de l’État Islamique, le Front Al-Nosra, le Hezbollah et divers autres groupes salafistes, qui sont financés et utilisés par divers impérialismes régionaux (le Pakistan, l’Arabie Saoudite et les Émirats, la Turquie, l’Iran) et qui sèment la terreur et la désolation non seulement dans la région mais qui frappent aussi directement l’Europe par des campagnes d’attentats terroristes (Madrid, Paris, Londres, Bruxelles,…).

Bien sûr, ces tendances religieuses, les unes plus barbares que les autres, ne sont là que pour cacher les intérêts impérialistes qui gouvernent la politique des diverses cliques au pouvoir. Plus que jamais aujourd’hui, avec les guerres en Syrie, Libye et au Yémen, il est évident qu’il n’existe pas de “bloc musulman” ou de “bloc arabe”, mais différentes cliques bourgeoises défendant leurs propres intérêts impérialistes en exploitant les oppositions religieuses (chrétiens, juifs, musulmans, diverses tendances au sein du sunnisme ou du chiisme) mais aussi les divisions ethniques (Kurdes, Turcs, Arabes) ou tribales (Libye, Yémen), ce qui apparaît d’ailleurs aussi dans la lutte entre des pays comme la Turquie, le Maroc, l’Arabie Saoudite ou le Qatar pour le contrôle des mosquées à “l’étranger”, en Europe en particulier. “Mais cette explosion des antagonismes et du fractionnement religieux depuis la fin des années 1980 et l’effondrement des régimes “laïcs” ou “socialistes” (Égypte, Syrie, Irak,…) exprime aussi et surtout le poids de la décomposition, du chaos et de la misère, de l’absence totale de perspective à travers une fuite dans des idéologies totalement rétrogrades et barbares”. ([12])

Révoltes populaires impuissantes écrasées dans le sang

De la fin 2010 à la fin 2012, une série de contestations populaires embrasa de nombreux pays du monde arabe. Les populations protestaient à la fois contre la pauvreté et le chômage et contre la tyrannie et la corruption de gouvernements autoritaires installés au pouvoir depuis des décennies. Ce mouvement qui commença en Tunisie, s’étendit ensuite vers d’autres pays, tels l’Égypte, la Jordanie, le Bahreïn ou la Syrie. Cependant, l’ensemble de ces mouvements sociaux furent soit détournés au profit d’une fraction bourgeoise en lutte contre d’autres, soit écrasés dans le sang. “Le fait que les manifestations du “Printemps arabe” en Syrie aient abouti non sur la moindre conquête pour les masses exploitées et opprimées mais sur une guerre qui a fait plus de 100 000 morts constitue une sinistre illustration de la faiblesse dans ce pays de la classe ouvrière, la seule force qui puisse mettre un frein à la barbarie guerrière. Et c’est une situation qui vaut aussi, même si sous des formes moins tragiques, pour les autres pays arabes où la chute des anciens dictateurs a abouti à la prise du pouvoir par les secteurs les plus rétrogrades de la bourgeoisie représentés par les islamistes, comme en Égypte ou en Tunisie, ou par un chaos sans nom comme en Libye”. ([13])

Une nouvelle vague de révoltes sociales éclate en 2019 au sein de populations soumises aux conséquences traumatisantes et dramatiques des tensions impérialistes et des guerres sans fin. En Iran, la contestation populaire explose une fois de plus contre la hausse des carburants durant l’automne 2019 ; Lors de l’automne 2019 et l’hiver 2020, les chiites irakiens se soulèvent contre la corruption et la mainmise de l’Iran (environ 500 morts et plus de 20 000 blessés) ; au Liban la révolte sociale se développe à travers les mouvements des retraités (en particulier de l’armée) des fonctionnaires, des jeunes, et a débouché sur un large mouvement, le “Hirak” (“mouvement”) qui occupe la rue depuis octobre 2019 jusqu’à aujourd’hui face à l’effondrement et à la faillite économique, à la paupérisation liée aux conséquences des carnages guerriers et à la corruption des cliques au pouvoir. Une fois de plus, tous ces mouvements sont détournés vers des voies de garage ou écrasés dans le sang, soulignant l’impuissance des populations en l’absence de perspective prolétarienne mondiale. Ces révoltes populaires contre la misère, l’exploitation la violence et la corruption expriment le rejet désespéré et sans espoir de la barbarie impérialiste par des millions de personnes, victimes de la plongée de la région dans le chaos sanglant. En accentuant l’instabilité et en aggravant potentiellement le chaos, ces révoltes ont aussi un impact sur la capacité des différents impérialismes à développer leurs objectifs ou à conserver leurs positions “acquises”.

Désespoir de populations entières “déplacées” et réfugiées

Le bilan des pertes de vies humaines causées par la barbarie guerrière n’a cessé de croître. En Syrie par exemple, il est estimé à 580 000 morts entre 2013 et début 2020, avec les destructions systématiques des habitations ou de villes entières (telles Alep et Idlib en Syrie ou Mossoul en Irak) et les bombardements à répétition des hôpitaux supposés servir de refuges aux forces rebelles. Tout cela, sans compter les victimes innombrables, aujourd’hui passées sous silence, de la pénurie de vivres qui sévit dans les régions sinistrées depuis 2013. Cette situation ne peut qu’accentuer un autre phénomène amplifié par la phase de décomposition du capitalisme : la déportation ou l’exode massif de populations fuyant les massacres et la misère, survivant dans des ruines de villes rasées ou s’entassant dans des camps insalubres ou des bidonvilles. Au Moyen-Orient, cela prend des proportions cataclysmiques : plus de 6 millions de Syriens ont fui à l’étranger, auxquels il faut ajouter plus de 6 millions de “déplacés” internes, soit environ la moitié de la population du pays. Et la situation est similaires dans les autres pays de la région : environ 300 000 réfugiés irakiens et plus de 2,6 millions de déplacés internes, 2 ,5 millions d’Afghans essentiellement réfugiés dans les pays voisins, 280 000 yéménites réfugiés et 2,1 millions de déplacés internes, 500 000 déplacés internes libyens, plus de 3 millions de réfugiés palestiniens et 2 millions de réfugiés “internes”.

Des masses de pauvres gens brisés affluent vers les États les plus riches, à la recherche désespérée d’une terre d’asile, notamment en Europe. Or, cette dernière n’a de véritable solution devant l’afflux de migrants sinon chercher coûte que coûte à les bloquer, les parquer, à les rejeter sans ménagement en les renvoyant à la mort, à édifier des murs et des barbelés. Les gouvernements européens n’ont d’ailleurs de cesse de distiller la peur de l’étranger, réprimant même sévèrement ceux qui tendent la main aux migrants et essaient de les aider. Le cynisme des États européens, n’a d’ailleurs pas de limites. La Turquie, moyennant des aides économiques et financières, est chargée de bloquer le passage des migrants vers la Grèce en les parquant dans des camps de réfugiés aux conditions inhumaines (près de trois millions de réfugiés actuellement). Derrière cet accord se joue un vrai marchandage d’êtres humains avec un tri au compte-gouttes entre ceux qui pourront rejoindre un pays européen et ceux, l’immense majorité, qui restent dans les camps.

L’illusion d’une stabilisation de la région

La “victoire” sur Daech qui s’est matérialisée par la prise de Mossoul, Rakka, Deir-Ez-Zor, l’emprisonnement et la dispersion des derniers combattants djihadistes, ainsi que la “victoire” du régime d’Assad dans la guerre civile en Syrie, auraient pu impliquer une stabilisation des positions et une réduction des affrontements. Comme le souligne la résolution du 23e congrès international, c’est tout le contraire qui se réalise aujourd’hui : “Les “victoires” militaires en Irak et en Syrie contre l’État Islamique et le maintien d’Assad au pouvoir n’offrent aucune perspective de stabilisation. En Irak, la défaite militaire de l’EI n’a pas éliminé le ressentiment de l’ancienne fraction sunnite de S. Hussein qui lui a donné naissance : l’exercice du pouvoir pour la première fois par des chiites ne fait que l’attiser encore. En Syrie, la victoire militaire du régime ne signifie ni la stabilisation ni la pacification de l’espace syrien partagé et soumis à des impérialismes aux intérêts concurrents”. ([14])

Des victoires qui préludent à de nouvelles confrontations

L’État islamique a été défait par les avions et drones américains, mais les “boots on the ground” étaient les milices kurdes et les légions chiites entraînées par l’Iran. La “trahison” des kurdes par Trump et l’“élimination” du leader principal des milices chiites en même temps que le général Soleimani, chef des “gardiens de la Révolution”, par un drone américain fait sauter en éclat cette alliance circonstancielle et implique des conséquences importantes pour le développement de nouvelles tensions :

  • les confrontations entre milices kurdes et armée turque en Syrie, entre unités kurdes et armée irakienne et milices shiites pro-iraniennes à Kirkouk en Irak sont annonciatrices de nouvelles batailles sanglantes dans la région.
  • l’arrêt de la collaboration militaire a permis aux restes des forces de Daech de se regrouper dans le désert à la frontière syro-irakienne (la province d’Anbar) ou dans les montagnes autour de Kirkuk, ce qui mène déjà à une nouvelle intensification des actions de guérilla de IS en Syrie et en Irak.

La défaite de Daech n’a donc en rien réduit l’instabilité et le chaos. Ceci d’autant plus que les divers impérialismes n’hésitent pas à pousser à la confrontation.

Cela est vrai aussi en ce qui concerne la Syrie. “La Russie et l’Iran se divisent profondément quant à l’avenir de l’État syrien et la présence de leurs troupes militaires sur son territoire”. ([15])

La Russie et l’Iran n’ont pas la même vision sur l’avenir de l’État syrien et d’une éventuelle réorientation des forces contre Israël. Dans les coulisses, la Russie tente de mettre en place un projet de rapprochement entre Ankara et Damas, mais ceci s’annonce difficile avec la faction dirigeante actuelle : Assad a qualifié Erdogan de “voleur de territoire” et a rappelé “son total refus de toute invasion de terres syriennes sous aucun nom ou sous aucun prétexte” ; son but est de rétablir au final le contrôle de son gouvernement sur l’ensemble du territoire de la Syrie. Pour légitimer sur la scène internationale le pouvoir syrien et aussi pour entamer la reconstruction matérielle du pays (au moins de certaines infrastructures vitales) au moyen de fonds que les deux parrains russe et iranien ne sont pas vraiment en mesure de lui fournir, Moscou se résigne à favoriser la réintégration de Damas dans la “famille arabe” (cf. “Syrie : retour feutré dans la famille arabe” titre Le Monde diplomatique de juin 2020). En conséquence, la Syrie commence à faire des appels du pied aux pays arabes, en particulier pour le moment aux Émirats arabes unis et au sultanat d’Oman, mais cette orientation ne peut qu’attiser les tensions avec le parrain iranien et exacerber la lutte de factions au sein même du régime.

Des indications subtiles révèlent le développement des tensions avec l’Iran : il y a par exemple “La diffusion par les services de l’ayatollah Khamenei, “Guide suprême” du régime depuis 1989, d’une affiche représentant une prière collective sur l’esplanade des Mosquées de Jérusalem, le troisième lieu saint de l’Islam. […]

La place d’honneur de cette cérémonie virtuelle revient à Hassan Nasrallah, reconnaissable au turban noir des supposés descendants du prophète Mohammed. Il est depuis 1992 le chef du Hezbollah, le “parti de Dieu” pro-iranien au Liban, qui reconnaît Khamenei comme autorité à la fois politique et spirituelle. En revanche, Bachar al-Assad […], n’apparaît qu’au troisième rang à gauche. Cette rétrogradation protocolaire suscite le trouble au sein de la dictature syrienne, qui n’a dû sa survie depuis 2011 qu’à l’engagement au sol du Hezbollah et des milices pro-iraniennes, encadrées par les Gardiens de la révolution. Assad n’a en effet cessé de se présenter comme le fer de lance de la “résistance” à Israël, assimilant ainsi l’opposition syrienne à un “complot sioniste”. Voir celui qui est officiellement le “président de la République arabe syrienne” relégué derrière des chefs de milice conduit à s’interroger sur la solidité du soutien iranien à son régime.

Une telle humiliation intervient au moment où la famille Assad étale ses règlements de compte en public. Ces différends au sommet sont eux-mêmes amplifiés par les critiques inédites émises depuis Moscou à l’encontre de la dictature syrienne et de son incapacité à sortir d’une pure logique de guerre. Déjà très dépendant de la Russie sur le plan militaire, le régime Assad l’est encore plus de l’Iran, dont les partisans disposent en Syrie de véritables privilèges extraterritoriaux”. ([16])

La politique de Trump et de ses comparses dans la région ne peut que jeter de l’huile sur le feu

Le retrait de la grande majorité des troupes américain dans la région ne signifie nullement l’arrêt de toute immixtion américaine au Moyen-Orient : “Les États-Unis et les occidentaux ne peuvent pas non plus renoncer à leurs ambitions dans cette zone stratégique du monde”. ([17]) L’objectif majeur de la politique de Trump est la mise en œuvre d’une pression constante vis-à-vis de l’Iran visant à déstabiliser et à renverser le régime des Ayatollahs en jouant sur ses divisions internes.

Pour ce faire, en complément du chantage économique et d’actions coup de poing contre ce pays, Trump mène une politique d’appui inconditionnel à l’Arabie Saoudite et à Israël, dans le cadre de laquelle les États-Unis fournissent à chacun de ces deux États et à leurs dirigeants respectifs les gages de soutien indéfectible sur tous les plans (fourniture d’équipements militaires dernier cri, appui de Trump dans le scandale de l’assassinat de l’opposant Khashoggi dans le cas de l’Arabie Saoudite, reconnaissance de Jérusalem-Est comme capitale et de la souveraineté israélienne sur le plateau syrien du Golan dans le cas d’Israël) pour s’attacher leur alliance. De cette manière, ils piègent aussi ces États en les liant inconditionnellement à leur politique par des mesures qui les isolent par rapport au reste du monde.

La priorité de l’endiguement de l’Iran s’accompagne de la perspective de l’abandon des accords d’Oslo de la solution des “deux États” (israélien et palestinien) en “terre sainte”. L’arrêt de l’aide américaine aux Palestiniens et à l’OLP et la proposition d’un “big deal” pour la question palestinienne (l’abandon de toute revendication de création d’un État palestinien et annexion par Israël de larges parties de la Palestine en échange d’une aide économique américaine “géante”) visent en particulier à faciliter le rapprochement de facto entre les comparses saoudien et israélien : “Pour les monarchies du Golfe, Israël n’est plus l’ennemi. Cette grande alliance a débuté depuis bien longtemps en coulisses, mais n’a pas encore été jouée. Le seul moyen pour les Américains d’avancer dans la direction souhaitée est d’obtenir le feu vert du monde arabe, ou plutôt de ses nouveaux leaders, MBZ (Émirats) et MBS (Arabie) qui partagent la même vision stratégique pour le Golfe, pour qui l’Iran et l’islam politique sont les menaces principales. Dans cette vision, Israël n’est plus un ennemi, mais un potentiel partenaire régional avec qui il sera plus facile de contrecarrer l’expansion iranienne dans la région. […] Pour Israël, qui cherche depuis des années à normaliser ses relations avec les pays arabes sunnites, l’équation est simple : il s’agit de chercher une paix israélo-arabe, sans forcément obtenir la paix avec les Palestiniens. Les pays du Golfe ont de leur côté revu à la baisse leurs exigences sur le dossier palestinien. Ce “plan ultime”[…] semble aspirer à établir une nouvelle réalité au Moyen-Orient. Une réalité fondée sur l’acceptation par les Palestiniens de leur défaite, en échange de quelques milliards de dollars, et où Israéliens et pays arabes, principalement du Golfe, pourraient enfin former une nouvelle alliance, soutenue par les États-Unis, pour contrecarrer la menace de l’expansion d’un empire perse moderne”. ([18])

Cependant, ce plan, qui est une pure provocation au niveau international (abandon d’accords internationaux) comme régional, ne pourra que réactiver la pomme de discorde palestinienne, instrumentalisée par tous les impérialismes régionaux (l’Iran bien sûr, mais aussi la Turquie et même l’Égypte) contre les États-Unis et leurs alliés. De plus, il ne peut qu’enhardir les comparses israéliens et saoudiens dans leurs propres désirs de confrontation. Ainsi, les tensions entre ces comparses de Trump et les autres impérialismes de la région s’aiguisent : – “Ni Israël, hostile au renforcement du Hezbollah au Liban et en Syrie, ni l’Arabie Saoudite ne peuvent tolérer cette avancée iranienne”. ([19])

  • Israël bombarde régulièrement des installations du Hezbollah ou de la brigade iranienne Al Qods au Liban, en Syrie et même en Irak et demeure toujours prêt à attaquer les centrales nucléaires iraniennes. Ainsi, au cours de ce mois de juillet, des explosions “mystérieuses” ont détruit différents sites liés au programme nucléaire iranien, dont une usine de construction de centrifugeuses à Natanz, causant un retard important à ce programme : “Ces attaques représentent une nouvelle escalade dans la confrontation indirecte à laquelle se livrent l’Iran et Israël et qui laisse craindre une déflagration régionale. […]. Ces flambées de violence montrent bien la volonté féroce d’Israël de contrer les visées expansionnistes de l’Iran dans une grande partie du Moyen-Orient”. ([20]) Par ailleurs, les contentieux avec la Turquie augmentent également à propos de la question palestinienne mais aussi à cause des plans de forages pétroliers turcs au large de la Libye.
  • L’Arabie saoudite s’affronte à l’Iran en Irak et en Syrie, mais aussi au Yémen, où la présence de troupes saoudiennes sur le terrain suscite aussi l’inimité du sultanat d’Oman. Sa confrontation avec la Turquie est tout aussi féroce : “l’émergence d’une brutale opposition entre l’axe Ankara-Doha et l’axe Riyad-Abou Dhabi. En juillet 2013, cette opposition était déjà perceptible sur le théâtre égyptien à l’occasion du coup d’Etat contre le président Mohamed Morsi”. ([21]) et elle s’étend à de nombreux conflits, comme en Syrie, au Soudan et plus intensément encore aujourd’hui en Libye.

Quant au régime des Ayatollahs, alors qu’il est mis sous forte pression par les sanctions économiques imposées par les États-Unis, par les tensions sociales au sein de la société iranienne même subissant la misère et les pénuries de biens vitaux, le résultat de quarante années d’économie de guerre, et par l’opposition de plus en plus explicite de la population chiite d’Irak contre le “colonialisme” iranien, il ne peut que choisir la fuite en avant dans les confrontations. Ainsi, c’est cette détérioration de la situation qui aurait poussé Soleimani à orchestrer des provocations de plus en plus fortes contre les États-Unis : “Le plan de Soleimani […] visait à provoquer une riposte militaire dans le but de détourner contre les États-Unis la colère qui montait”. ([22]) L’objectif est avant tout de renforcer l’union sacrée contre les “Satans” : “Certes, l’Iran a perdu en la personne de Soleimani un chef militaire d’un grand prestige et d’une expérience précieuse. Mais ses funérailles, organisées à plus grande échelle que celles de l’ayatollah Rouhollah Khomeiny en 1989, ont été l’occasion d’une énorme campagne d’exaltation du nationalisme iranien. Les chefs de l’opposition interne au régime, et même les partisans de la monarchie déchue en 1979, se sont joints à cette union sacrée”. ([23])

Les louvoiements impérialistes de la Turquie

Le président turc Erdogan subit la pression économique des États-Unis et cela a aussi un impact sur l’économie turque et sur le mécontentement social croissant dans le pays ; cela s’est exprimé par un net recul de l’AKP lors des élections locales, surtout dans les grandes villes. Sur le plan impérialiste, Erdogan voit ses concurrents régionaux marquer des points, l’Iran en Syrie, l’Arabie Saoudite en Égypte. Or, “[…] la Turquie ne peut accepter les trop grandes ambitions régionales de ses deux rivaux”. ([24]) Cette situation le pousse à radicaliser son discours par rapport à l’Europe, les Kurdes, l’Égypte et la Palestine en vue de rassembler la population derrière lui par un discours nationaliste. En même temps, la Turquie s’engage de plus en plus sur différents terrains par l’envoi de troupes.

En Syrie, les groupes sunnites que la Turquie soutient perdent de plus en plus de terrain dans la province d’Idlib, ce qui risque d’amener une nouvelle vague de réfugiés (un million de réfugiés risquent de passer en Turquie qui en compte déjà trois). Ankara a envoyé des troupes dans la poche d’Idlib, ce qui peut mener à des accrochages de plus en plus importants avec les troupes gouvernementales syriennes, les milices kurdes, voire avec les forces russes. Dans ce contexte, la Turquie tente d’opérer un mouvement de rapprochement avec l’Europe et l’OTAN, mais se trouve confronté à l’imprédictible politique de Trump, donnant d’abord son aval à une opération contre les Kurdes puis, face aux désaccords au sein de sa propre administration et au tollé parmi les alliés, ordonnant de limiter l’opération en menaçant de détruire son économie si la Turquie n’obtempérait pas.

En Libye, Erdogan, après avoir fait échouer la conférence de Moscou sur la Libye, a également envoyé des troupes pour “sauver” le gouvernement de Tripoli (reconnu officiellement par l’UE), menacé par l’avancée des troupes du maréchal Haftar, soutenu non seulement par l’Égypte et l’Arabie Saoudite, mais également par la Russie (et la France !), en contrepartie de l’obtention des droits de forage au large de la côte libyenne, ce qui a provoqué une levée de bouclier d’Israël, de la Grèce, de Chypre et de l’Égypte. Cette dernière vient d’ailleurs de décider à son tour d’envoyer des troupes en Libye.

Les ambitions impérialistes turques intensifient même les oppositions au sein de l’OTAN et de l’UE : la marine turque a empêché un bateau grec de la force de contrôle européenne en Méditerranée de contrôler la cargaison (probablement des armes turques) d’un navire en route pour le port libyen de Misratah.

La politique d’Ankara contribue donc fortement à l’expansion du militarisme et du chaos et est un facteur majeur d’extension de l’instabilité et des confrontations à une région s’étendant du Sahel à l’Afghanistan.

Bref, l’idée d’une stabilisation de la région, d’un endiguement des ambitions impérialistes tous azimuts, de la barbarie guerrière et du chaos est une pure vue de l’esprit.

Tout d’abord, “[…], si l’impérialisme, le militarisme et la guerre s’identifient à ce point à la période de décadence, c’est que cette dernière correspond bien au fait que les rapports de production capitalistes sont devenus une entrave au développement des forces productives : le caractère parfaitement irrationnel, sur le plan économique global, des dépenses militaires et de la guerre ne fait que traduire l’aberration que constitue le maintien de ces rapports de production”. ([25])

Dans ce contexte, les trente dernières années de l’histoire dramatique du Moyen-Orient font pleinement ressortir quel est impact dévastateur sur la région de la tendance croissante au pourrissement sur pied et à la dislocation du capitalisme, qui caractérisent la période actuelle de décomposition :

  • la guerre s’y manifeste tout d’abord plus que jamais comme un processus totalement irrationnel, d’où aucun pays ne tire un quelconque avantage économique ; elle est devenu au contraire un cancer quasi permanent qui ravage l’ensemble des pays de la région depuis des dizaines d’années, sans qu’aucune éclaircie n’apparaisse à l’horizon : aucun vainqueur stable ne surgit des décombres et, au contraire, les pays défaits sont rapidement réarmés par d’autres vautours impérialistes pour replonger dans les massacres ; l’économie de guerre exerce un poids de plus en plus écrasant sur l’ensemble de la région ;
  • malgré ses bombardements destructeurs et ses interventions militaires meurtrières, la superpuissance américaine y a subi ses fiascos les plus retentissants (Irak, Afghanistan) et la tendance au déclin du leadership américain y est la plus manifeste ; ceci est surtout profitable à la Russie, qui a pu effectuer “son grand retour” parmi les requins impérialiste en alimentant, par son engagement militaire aux côtés du sinistre Assad, les flammes du brasier syrien ;
  • le nombre des requins régionaux y a explosé et c’est plus que jamais le chacun pour soi qui domine dans le “panier de crabes” moyen-oriental ; dans ce cadre, les divisions religieuses ou ethniques y sont continuellement convoquées pour justifier les massacres, tandis que les gangs intégristes qui se multiplient terrorisent les populations apeurées ;
  • face à la faiblesse de la classe ouvrière dans la région, les révoltes populaires désespérées sont écrasées dans le sang tandis que des centaines de milliers de réfugiés désemparés s’entassent dans des camps de réfugiés insalubres.

Cette description apocalyptique de la situation au Moyen-Orient préfigure ce qui nous attend si nous laissons s’étendre le pourrissement sur pied du mode de production capitaliste. La multiplication des tensions impérialistes peut mener à des conséquences majeures à tout moment : outre les confrontations entre impérialismes majeurs, tels les États-Unis, la Chine ou la Russie, des pays comme Israël ou l’Iran, la Turquie ou l’Arabie Saoudite peuvent provoquer des secousses terribles et entraîner toute la région dans un tourbillon, sans que quelque puissance que ce soit puisse empêcher cela, car ils ont leur propre agenda impérialiste et échappent à tout contrôle véritable. La situation est donc extrêmement dangereuse et imprévisible pour la région, mais aussi, à cause des conséquences qui peuvent en découler, pour la planète entière. Le degré de chaos impérialiste et de barbarie guerrière, au-delà de ce qu’on aurait pu imaginer il y a 30 ans, traduit bien l’obsolescence du système et la nécessité impérieuse de son renversement.

R. Havanais, 22 juillet 2020


[1]“Rapport sur les tensions impérialistes, 20e congrès du CCI”, Revue internationale n° 152 (2013).

[2] Revue internationale n° 164.

[3] Cf. Le Monde diplomatique (septembre 2019).

[4]  Le Monde diplomatique (février 2020).

[5]  Le Monde diplomatique (octobre 2019).

[6] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.

[7] Ibid.

[8] Diplomatie, “Grands Dossiers” n° 50.

[9] Le Monde (24 octobre 2019).

[10]  Courrier International (11 septembre 2019).

[11] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.

[12] “Rapport sur les tensions impérialistes, 20e congrès du CCI”, Revue internationale n° 152 (2013).

[13] “20e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 152 (2013).

[14] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.

[15] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.

[16] Le Monde (31 mai 2020).

[17] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.

[18] L’Orient-Le Jour (18 juin 2019).

[19] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.

[20] New York Times (28 août 2019).

[21] Le Monde diplomatique (juin 2020).

[22] “Inside the plot by Iran’s Soleimani to attack US forces in Iraq”, Reuters (4 janvier 2020).

[23] Le Monde diplomatique (juin 2020).

[24] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.

[25] “Texte d’orientation Militarisme et décomposition”.

Géographique: 

  • Moyen Orient [1]

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [2]

Rubrique: 

conflits impérialistes et décomposition

Contre la fabrique de l’impuissance, le communisme offre une perspective à l’humanité

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La pandémie de Covid-19 a suscité la publication d’un grand nombre d’ouvrages cherchant à établir les causes du Covid et à proposer des alternatives. L’un d’eux, La Fabrique des pandémies de Marie-Monique Robin bénéficie d’un écho non négligeable. Cet ouvrage se présente sous la forme d’une synthèse d’entretiens réalisés par l’auteure avec une soixantaine de scientifiques de par le monde : infectiologues, épidémiologistes, médecins, parasitologues ou encore vétérinaires, pour lesquels, le monde actuel est confronté à "une "épidémie de pandémies" causée par les activités humaines, qui précipitent l’effondrement de la biodiversité".

Présenté comme "salutaire", ce livre interpelle sur la nécessité de s’attaquer aux causes des "nouvelles pestes "et se veut un appel à une prise de conscience de la nécessité d’un "profond changement dans notre économie mondialisée prédatrice des ressources de la planète, cause des crises climatique, écologique, sanitaire, économique, énergétique et financière "et se conçoit comme "un appel à fonder une social-écologie de la santé et du bien vivre ensemble".([1]) Rien de moins !

Le capitalisme est un frein à l’établissement de la vérité

La recherche de la vérité scientifique est une valeur que partage le prolétariat. Comme classe de la révolution, dépourvue de tout appui matériel au sein de la société capitaliste et ne possédant que sa capacité d’organisation et sa conscience comme armes de combat, il est impératif pour lui de développer une vision démystifiée de la réalité. C’est la condition sine qua non de son action politique. Pour leur part, les révolutionnaires "ont face à la science uniquement une position d’assimilation théorique de ses résultats en en comprenant les applications pratiques comme ne pouvant servir l’humanité réellement pour ses besoins que dans une société évoluant vers le socialisme. Le processus de la connaissance dans le mouvement ouvrier considère comme une acquisition sienne le développement théorique des sciences, mais il l’intègre dans un ensemble de connaissances dont l’axe est la réalisation pratique de la révolution sociale, axe de tout progrès réel de la société".([2])

En ce qui concerne la recherche des causes et de l’origine scientifiquement fondées de la pandémie, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a bien du mal à se frayer un chemin. Elle rencontre de nombreux obstacles dans l’atmosphère empoisonnée générée par la décomposition de la société capitaliste, marquée par le développement de l’irrationalité et l’hostilité à l’égard de la pensée scientifique, à commencer par les conceptions complotistes. Selon de nombreuses "théories "complotistes, souvent relayées par les populistes de tout poil, la pandémie est une création artificielle voulue par les "élites "au service d’intérêts dissimulés, pour maximiser les bénéfices des grands groupes pharmaceutiques ou imposer un contrôle supplémentaire de l’État sur la vie privée. Même des représentants du système capitaliste passant pour les plus "responsables "et qui ont pignon sur rue dans les médias, tirent publiquement à boulets rouges sur les conclusions scientifiques qui soulignent le rôle de la destruction de l’environnement dans l’émergence du Covid : "Voir un lien entre pollution de l’air, la biodiversité et le Covid-19 relève du surréalisme, pas de la science", a ainsi pu déclarer à L’Express, Luc Ferry, ancien ministre de l’Éducation nationale. La recherche de la vérité scientifique expose parfois les chercheurs à des mesures de rétorsion de la part des autorités, non seulement en Chine où ces pressions sont grossièrement évidentes, mais aussi dans les États démocratiques, sous des formes bien plus subtiles, via les financements ou la mise au placard.

Même sur le terrain de la connaissance scientifique, il existe de puissants filtres et d’importantes limitations idéologiques à l’analyse de la réalité. La "croyance très ancrée dans le monde scientifique, l’éco-modernisme [pour qui] l’homme est au-dessus de toutes les autres espèces peuplant la Terre et ne fait pas partie de la nature, […] l’utilité de la nature se mesure à l’aune de ce qu’elle nous apporte ou nous inflige : elle nous fait du bien ou du mal "et qui "réduit la nature à un pourvoyeur de services pour l’humanité "reflète une conception idéologique complètement bourgeoise de la nature, qui ne peut qu’empêcher de saisir ce que signifie la survenue de la pandémie de Covid-19 pour l’humanité.

À tout cela s’ajoute, en toile de fond, le bras de fer impérialiste et la guerre sans merci auxquels se livrent la Chine et les États-Unis depuis des mois et qui s’accusent mutuellement d’être à l’origine de la pandémie en ayant laissé échapper le virus d’un laboratoire, qui à Wuhan, qui sur le sol américain. L’intox, la désinformation, les mensonges au service de la raison d’État déployés de part et d’autre en vue de discréditer l’adversaire ne peuvent qu’alimenter encore les fantasmes complotistes et avoir comme effet qu’un discrédit supplémentaire de la science.

Les manipulations de virus à des fins de guerre bactériologique font bien sûr partie de la réalité du monde barbare d’aujourd’hui et l’hypothèse d’une fuite de laboratoire ne peut pas non plus être a priori exclue.([3]) Si tel était le cas, en Chine ou ailleurs, au vu des conséquences dramatiques, ce serait alors une preuve accablante de l’irresponsabilité de la bourgeoisie et de la perte de contrôle de celle-ci sur son propre système ! "Mais même si le virus était sorti accidentellement d’un laboratoire, cela changerait-il notre compréhension des émergences et des épidémies à répétition de zoonoses des dernières décennies ? Assurément non".

Le capitalisme décadent, responsable de la multiplication des pandémies

Depuis les années 1950, la planète fait face à une véritable "épidémie d’épidémies", tant anciennes que nouvelles : d’une vingtaine dans la décennie 1940, on est passé à plus d’une centaine dans les années 1990. Depuis les années 2000, l’humanité est confrontée au moins à une nouvelle maladie infectieuse par an. (SRAS, Ebola, Fièvre de Lhassa, ou Covid-19). 70 % des maladies émergentes sont des zoonoses, des maladies transmises par des animaux aux humains.

Cette "épidémie d’épidémies "est causée par la déforestation, l’extension de l’agriculture industrielle des monocultures et de l’élevage industriel (ainsi que le dérèglement climatique) qui, en fragilisant les écosystèmes et en précipitant l’effondrement de la biodiversité, créent les conditions et favorisent la propagation de nouveaux agents pathogènes. Les mécanismes de ces émergences à répétition depuis la Seconde Guerre mondiale sont bien identifiés et tournent autour de "plusieurs facteurs qui contribuent à l’émergence des nouvelles pestes […] : le premier, celui par qui tout le problème arrive, c’est la déforestation à des fins de monoculture, d’exploitation minière, etc. […] ; le deuxième, ce sont les animaux domestiques qui servent de pont épidémiologique entre la faune et les humains, mais aussi d’amplificateur, quand ils sont élevés de manière industrielle ; […] le troisième, c’est l’intégration dans le marché global d’un pays". Ainsi, par exemple, on sait désormais que "la véritable émergence [du SIDA] est liée à l’expansion coloniale débutée au XIXe siècle. Les demandes en ivoire, en bois, puis en caoutchouc avec une déforestation importante, couplées au travail forcé des villageois pour les plantations et la construction des chemins de fer ont transformé les écosystèmes et les sociétés traditionnelles". Ainsi l’ancêtre du virus du SIDA remonterait à 1910 environ ; il circulait en Afrique centrale depuis les années 1960 et serait arrivé aux États-Unis dès cette époque, avant d’être identifié dans les années 1980.

Enfin, les scientifiques ont identifié le mécanisme naturel de ""l’effet dilution", grâce auquel une riche biodiversité locale a un effet régulateur sur la prévalence et la virulence des agents pathogènes, dont l’activité est maintenue à bas bruit dans les écosystèmes équilibrés". La destruction de la biodiversité représente un danger mortel pour le genre humain ; sa préservation est un enjeu pour sa survie. "La majorité des scientifiques qui s’expriment dans ce livre est convaincue que non seulement l’effondrement [de la vie sur Terre] est possible, mais qu’il est déjà en marche."

Un "implacable "acte d’accusation… mais contre qui ? Et pour faire quoi ?

Bien sûr, ces scientifiques dénoncent l’incurie des pouvoirs publics. Alors qu’on connaît "depuis longtemps les risques sanitaires liés à l’élevage industriel comme source majeure de sélection et d’amplification d’agents pathogènes à potentiel pandémique […], force est de constater l’échec des stratégies de préparation par les acteurs publics au risque sanitaire pandémique, comme d’ailleurs des stratégies de prédiction des émergences". Ils pointent aussi l’incapacité des États à apporter des solutions à la question sanitaire, lesquels face "aux crises sanitaires à répétition" ont surtout accru "les mesures de biosurveillance et de biosécurité". Mais "à chaque fois, l’impératif de répondre à la crise sanitaire conduit au final à ignorer les causes de l’émergence. On ne répond pas à la question de savoir pourquoi et comment un virus circulant quelque part en Asie a pu se retrouver en l’espace de quelques mois dans l’ensemble des populations humaines de la planète". Une incurie, et une impuissance de la classe dominante confirmées par une institution peu suspecte de préjugés "anti-système", la CIA, qui écrit en 2017, dans le rapport sur la situation du monde remis à l’entrée en fonction de chaque nouvelle administration gouvernementale : "La planète et ses écosystèmes risquent d’être fortement affectés dans les années à venir par diverses mutations humaines et naturelles. Ces perturbations exposeront les populations à de nouvelles vulnérabilités et à des besoins en eau, nourriture, services de santé, énergie et infrastructures. […] Ces risques seront distribués de façon inégale dans le temps et la géographie, mais toucheront la plupart des écosystèmes et des populations, dans certains cas de manière grave, voire catastrophique. […] Le changement des conditions environnementales et la croissance des liens et des échanges à travers le monde affecteront la fréquence de précipitations, la biodiversité et la reproduction des microbes. Tout cela affectera naturellement les récoltes et les systèmes d’agriculture, et décuplera l’émergence, la transmission et la propagation des maladies infectieuses humaines et animales. […] Les lacunes et les négligences des systèmes de santé nationaux et internationaux rendront la détection et la gestion des épidémies plus difficiles, ce qui risque de causer leur expansion sur de très vastes périmètres. La généralisation des contacts entre les populations va accroître la propagation des maladies infectieuses chroniques déjà répandues (telles que la tuberculose, le SIDA et l’hépatite), entraînant de sérieux problèmes économiques et humains dans les pays les plus touchés, malgré l’importance des ressources internationales octroyées pour leur prévention".([4]) Les scientifiques interviewés dans l’ouvrage de Marie-Monique Robin sont également légitimement scandalisés et révoltés par le fait que "ce sont les plus pauvres qui sont le plus durement frappés "par le fardeau sanitaire en raison du "gouffre entre ceux qui profitent de ces activités [économiques qui causent les émergences] et ceux qui payent le prix d’une santé dégradée".

Mais quand il s’agit de savoir précisément ce qui se niche derrière les "activités humaines qui constituent le principal facteur du risque sanitaire", le flou et la confusion s’installent.

De qui ou de quoi parle-t-on ? Du néolibéralisme ? De la finance ? Des "multinationales de la pharmacie et de l’agro-business ou leurs dirigeants lobotomisés par l’avidité du profit à court terme "? Qui sont tour à tour cloués au pilori au fil des chapitres. En fait, l’incrimination vague et inconsistante des "activités humaines "et de "l’impact anthropique sur l’environnement "ne nous mène que dans le brouillard.

Dans la société divisée en classes qu’est le capitalisme, l’invocation de "l’Homme "en général pour expliquer un phénomène social est une formule complètement mystificatrice. En faisant écran à la réalité des rapports sociaux du système capitaliste, elle masque et empêche de saisir les termes dans lesquels se pose réellement et concrètement le problème sanitaire et environnemental. En présentant comme des "excès "ou une "dérive "ce qui, en réalité, correspond à sa pratique ordinaire, on dédouane de toute responsabilité le système capitaliste lui-même comme un tout.

Quand on passe aux propositions concrètes d’action politique pour s’engager dans "la seule issue qui vaille : la remise en cause du modèle économique dominant fondé sur l’emprise prédatrice des humains sur les écosystèmes", toute science s’évanouit complètement. On retombe lamentablement dans les filets de l’idéologie dominante et de l’État bourgeois. On nous prône différentes recettes qui tournent toutes autour de la vieille mystification éculée du "Tous dans le même bateau "et de la nécessité pour "l’individu-citoyen "de se mobiliser pour faire pression sur les institutions et sur les "politiques "afin qu’ils "prennent leurs responsabilités". Ainsi, la conclusion du livre débouche-t-elle, entre autres fadaises dont cette partie regorge, sur la promotion d’une tribune publiée dans Libération, "Le temps de la solidarité écologique est venu", appelant "chacun [à] prendre sa part, de contribuer dans la mesure de ses possibilités, à l’exploration continue de deux questions essentielles : quel développement voulons-nous ? Quelle nature voulons-nous ? Il convient pour cela d’inciter tous les niveaux décisionnels (citoyens, collectifs, associations, syndicats, groupes spirituels, communes, entreprises, départements, régions, services de l’État, organisations du système des Nations unies…) à penser individuellement et collectivement puis mettre en œuvre cette solidarité (distante et de proximité) dans ses dimensions écologiques, sociales et économiques". En clair, on nous demande de faire confiance à la bourgeoisie et aux institutions de l’État, de remettre notre sort entre leurs mains et de faire cause commune avec la classe qui incarne le capitalisme, celle qui est précisément l’agent de la catastrophe : pour tout changer, il ne faudrait rien changer aux fondements du monde capitaliste !

À moins qu’il n’ait découvert la baguette magique lui permettant d’échapper à sa nature et aux contradictions qui en résultent([5])...  Mais il y a belle lurette que le mouvement ouvrier et le marxisme ont montré que le système capitaliste comme un tout ne possède justement pas la faculté de mettre un frein à sa prédation sur les écosystèmes. En véhiculant l’illusion d’un capitalisme apte à limiter ses "excès", à faire "des choix raisonnables pour le bien de tous", on nous enferme dans les limites de l’horizon de la société capitaliste, dans une logique de gestion et de réforme du capitalisme sur le terrain de l’action citoyenne, là où le prolétariat est complètement impuissant. Croire à cette possibilité est une impasse, vouloir y faire croire c’est clairement se rendre complice de la classe dominante. Dans le contexte de la pandémie où l’État bourgeois et la classe dominante ont perdu une partie de la confiance des exploités, "La Fabrique des pandémies "apporte sa contribution aux campagnes de la bourgeoisie et n’est rien d’autre que l’un des contre-feux idéologiques allumés pour que se fourvoient dans des impasses tous ceux qui se posent légitimement la question de quoi faire pour enrayer le cycle barbare de destruction environnementale.

Une seule alternative : le communisme

Au fil des pages, les insistances des scientifiques esquissent en quoi devraient consister les contours de la solution à la crise environnementale planétaire. Ils mettent en avant la nécessité d’une "révolution sociétale", au terrain universel, qui touche tous les domaines, capable "de tout repenser de manière systémique "en particulier le rapport du genre humain à la nature, spécialement sur le plan de l’économie et de la production, le besoin de développer une nouvelle éthique et de régler "la question de la pauvreté", sans quoi il sera impossible de "préserver durablement les écosystèmes".

Peut-on un instant imaginer sérieusement que ces prétendues solutions correspondent un tant soit peu à ce que puisse offrir le monde bourgeois en pleine décomposition ? Bien sûr que non ! Les grandes lignes de ce tableau pointent au contraire vers le projet de société du fossoyeur du monde capitaliste, la seule alternative susceptible d’ouvrir les portes de l’avenir : "Le communisme [comme] vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme"([6]), dont est porteuse la classe révolutionnaire de notre temps, le prolétariat.

Au XIXe siècle, confronté aux conséquences de l’industrialisation sur les conditions de vie du prolétariat et sa santé, à l’insalubrité, aux épidémies et à la pollution de l’air, des eaux dans l’enfer urbain des grandes villes, ainsi qu’à l’épuisement alarmant des ressources naturelles, particulièrement des sols soumis à l’agriculture capitaliste à grande échelle en Angleterre, le pays d’alors le plus développé sur la voie du capitalisme, le mouvement ouvrier s’est, dès ses premiers pas, préoccupé des questions environnementales.

Ainsi, le marxisme a-t-il dénoncé vigoureusement l’aberration de l’appropriation privée de la terre et l’incompatibilité du capitalisme avec la nature et sa préservation. Le système capitaliste, qui se présente comme l’aboutissement d’un processus historique qui consacre le monde de la marchandise, un système de production universel de marchandises, où tout est à vendre, n’a pas inauguré le pillage de la nature. Mais ce pillage, avec le capitalisme, s’exerce à l’échelle planétaire, un fait sans précédent par rapport aux modes de production antérieurs, restreints à des dimensions plus locales, et prend un caractère de prédation qualitativement nouveau dans l’histoire de l’humanité. : "c’est seulement avec lui que la nature devient un pur objet pour l’homme, une pure affaire d’utilité ; qu’elle cesse d’être reconnue comme une puissance pour soi ; et même la connaissance de ses lois autonomes apparaît comme une simple ruse pour l’assujettir aux besoins humains, tant comme objet de consommation que comme moyen de production".([7]) L’incompatibilité du capitalisme avec la nature (qui se traduit dans les dévastations écologiques à la hauteur de sa rapacité) trouve sa racine justement dans sa nature exploiteuse, dans le fait que, mû par la recherche frénétique du profit maximal, c’est non seulement de l’exploitation de la force de travail du prolétariat qu’il tire sa richesse et son profit mais aussi de l’exploitation et du pillage des ressources de la nature. : "Le travail n’est pas la source de toute richesse. La nature est tout autant la source des valeurs d’usage (qui sont bien, tout de même, la richesse réelle !) que le travail, qui n’est lui-même que l’expression d’une force naturelle, la force de travail de l’homme. […] Et ce n’est qu’autant que l’homme, dès l’abord, agit en propriétaire à l’égard de la nature, cette source première de tous les moyens et matériaux de travail, ce n’est que s’il la traite comme un objet lui appartenant que son travail devient la source des valeurs d’usage, partant de la richesse".([8]) Marx dénonçait déjà les effets de l’exploitation et de l’accumulation capitalistes pareillement destructeurs sur la planète comme sur la force de travail du prolétariat : "Dans l’agriculture moderne, de même que dans l’industrie des villes, l’accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les États-Unis du nord de l’Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s’accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur".([9])

Surtout, le marxisme a mis à jour que le processus de développement du Capital, soumis à la nécessité de toujours plus accumuler, affecte la base naturelle même de la production, déséquilibre dangereusement l’interaction entre le genre humain et la nature et provoque une rupture irrémédiable de son métabolisme. "Avec la prépondérance toujours plus grande de la population urbaine, qu’elle concentre dans les grands centres, la production capitaliste, d’une part, accumule la force motrice historique de la société, d’autre part, elle perturbe le métabolisme entre l’homme et la terre, c’est-à-dire le retour au sol des composants du sol utilisés par l’homme sous forme de nourriture et de vêtements, donc l’état naturel éternel de la fertilité permanente du sol".([10]) "La grande propriété foncière réduit la population agricole à un minimum, à un chiffre qui baisse constamment en face d’une population industrielle concentrée dans les grandes villes, et qui s’accroît sans cesse ; elle crée ainsi des conditions qui provoquent un hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie : il s’ensuit un gaspillage des forces du sol, gaspillage que le commerce transfère bien au-delà des frontières du pays considéré. La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent dans le même sens".([11]) C’est pourquoi, en dépit de toutes les avancées scientifiques et technologiques, même lorsqu’elles étaient censées faire face à la crise écologique, le capitalisme n’a fait qu’alimenter cette crise, l’étendre en l’aggravant toujours plus. En dévastant la nature, en menaçant "la condition naturelle éternelle de la vie des hommes". Marx pouvait déjà discerner que le capitalisme compromettait l’avenir des générations ultérieures et, potentiellement, mettait l’avenir de l’humanité en danger.([12])

Si Marx et le mouvement ouvrier de son époque ne pouvaient imaginer les effets de l’agonie du capitalisme sur l’humanité, leurs prévisions ont été amplement confirmées après plus d’un siècle de décadence du capitalisme. Au cours de cette période, l’accumulation du capital est devenue toujours plus destructrice, "la destruction impitoyable de l’environnement par le capital [a pris] une autre dimension et une autre qualité […] ; c’est l’époque dans laquelle toutes les nations capitalistes sont obligées de se concurrencer dans un marché mondial sursaturé ; une époque, par conséquent, d’économie de guerre permanente, avec une croissance disproportionnée de l’industrie lourde ; une époque caractérisée par l’irrationnel, le dédoublement inutile de complexes industriels dans chaque unité nationale, […] le surgissement de mégalopoles, […] le développement de types d’agriculture qui n’ont pas été moins dommageables écologiquement que la plupart des différents types d’industrie".([13])

"La grande accélération "(comme certains désignent l’ampleur des dévastations écologiques de ces dernières décennies) forme en réalité une des manifestations de la crise historique du mode de production capitaliste dans sa période de décadence, poussée à son paroxysme dans sa phase ultime, celle de sa décomposition. Les conséquences écologiques du capitalisme en pleine décomposition (dont la pandémie du Covid-19 est un pur produit) se mêlent et se combinent à tous les autres phénomènes de la dislocation de la société capitaliste pour plonger l’humanité dans un chaos et une barbarie grandissants. L’épuisement des ressources et les conséquences du réchauffement climatique perturbent et désorganisent gravement la production agricole et industrielle, génèrent des déplacements de populations fuyant les zones devenues improductives ou inhabitables et exacerbent les rivalités militaires dans un monde où chaque État cherche à se sauver lui-même face à la catastrophe. Plus que jamais, les rapports sociaux capitalistes, devenus obsolètes, font peser un danger mortel sur la survie de l’humanité.

C’est donc par l’abolition du capitalisme lui-même, des rapports sociaux d’exploitation capitalistes que passe la résolution de la crise écologique. Elle va de pair avec la résolution de la question sociale et dépend de cette dernière pour établir une société des producteurs librement associés (le communisme) qui devra "instituer systématiquement [le métabolisme entre l’homme et la terre] en loi régulatrice de la production sociale "([14]) afin de placer au centre de son mode de production la satisfaction des besoins humains. Cette société communiste ne peut être mise en œuvre que par le prolétariat, la seule force sociale ayant développé une conscience et une pratique aptes à "révolutionner le monde existant", à "transformer pratiquement l’état de choses existant".([15]) Lui seul, par son combat pour le communisme, peut assurer un avenir à l’humanité !

Scott, 25 octobre 2021


[1] Sauf mention contraire, toutes les citations sont tirées de l’ouvrage de Marie-Monique Robin.

[2] "Critique de "Lénine philosophe" de Pannekoek", Revue internationale n° 27 (4e trimestre 1981).

[3] "Des conditions de sécurité, même drastiques, ne prémunissent pas contre les accidents. Plus de sept cents incidents, de vol, de perte ou de libération d’agents infectieux et de toxines se sont ainsi produits aux États-Unis entre 2004 et 2010, et cela concerne aussi bien le bacille de l’anthrax que celui de la grippe aviaire. Une dizaine d’entre eux ont provoqué des infections "(S. Morand, La prochaine peste, 2016).

[4] Le monde en 2035 vu par la CIA (2017).

[5] Avec un cynisme glaçant, le rapport de la CIA lève un coin du voile sur la raison de l’incapacité congénitale du capitalisme à prémunir l’humanité des fléaux qui l’accablent : "Mobiliser les politiques et les ressources pour prendre des mesures préventives se révélera difficile sans une crise dramatique forçant à repenser les priorités. Même après une crise, la volonté d’éviter la répétition est souvent dépassée par l’ampleur des investissements pour la recherche climatique, pour la protection et la prévision des catastrophes". (Le monde en 2035 vu par la CIA) On ne peut être plus clair ! La même agence confirme d’ailleurs, que la pandémie de Covid-19 amoindrit encore les capacités de réponse du capitalisme à la crise sanitaire et écologique, et qu’il ne faut pas se faire d’illusions sur une quelconque amélioration à venir : "La pandémie de Covid-19 a souligné les faiblesses et les clivages politiques des institutions internationales […] et a remis en question la capacité et la volonté des pays à coopérer de façon multilatérale pour relever les défis communs au-delà des maladies infectieuses, notamment le changement climatique "(Le monde en 2040 vu par la CIA). Son "impact se fera sentir de manière disproportionnée sur le monde en développement et les régions les plus pauvres et s’ajoutera à la dégradation de l’environnement pour créer de nouvelles vulnérabilités et exacerber les risques existants concernant la prospérité économique, l’alimentation, l’eau, la santé et la sécurité énergétique. Les gouvernements, les sociétés et le secteur privé vont probablement développer des mesures d’adaptation et de résilience pour faire face aux menaces existantes, mais il est peu probable que ces mesures soient réparties uniformément, laissant certaines populations à la traîne "(Idem). C’est un euphémisme !

[6] Karl Marx, Manuscrits de 1844.

[7] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits Gründrisse.

[8] Marx, Engels, Programmes socialistes, critique des projets de Gotha et d’Erfurt.

[9] Karl Marx, Le Capital, Livre I. À ne considérer que ce seul aspect agricole, les prévisions de Marx ont été amplement confirmées : "Plus d’un tiers des sols (sources de 95 % des ressources alimentaires) est déjà dégradé, et cette part augmentera probablement avec la croissance de la population mondiale. La dégradation des sols (la perte de productivité des sols étant due aux changements causés par l’homme) est déjà en cours à une vitesse quarante fois supérieure à celle de leur reformation "(Le monde en 2035 vu par la CIA).

[10] Idem.

[11] Karl Marx, Le Capital, Livre III.

[12] "Le fait, pour la culture des divers produits du sol, de dépendre des fluctuations du marché, qui entraînent un perpétuel changement de ces cultures, l’esprit même du capitalisme, axé sur le profit le plus immédiat, sont en contradiction avec l’agriculture, qui doit mener sa production en tenant compte de l’ensemble des conditions d’existence permanentes des générations humaines qui se succèdent "(Karl Marx, Le Capital, Livre III).

[13] "Ecologie : c'est le capitalisme qui pollue la Terre", Revue internationale n° 63 (4e trimestre 1990).

[14] Marx, Le Capital - Livre premier : Le développement de la production capitaliste,  IV° section : la production de la plus-value relative, Chapitre XV : Machinisme et grande industrie  -§ X. - Grande industrie et agriculture (in Ed. La Pléiade, Œuvres : Economie I, p. 998)

[15] Marx, L’Idéologie Allemande (1846).

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À propos du livre "La Fabrique des pandémies"

La Route de la Soie de la Chine vers la domination impérialiste

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Cet article fait partie d'un ensemble d'articles à travers lesquels nous projetons de traiter de la montée de la Chine et de ses conséquences pour les rapports impérialistes dans le monde. Pour des raisons de place, nous nous focaliserons dans cet article sur la "Nouvelle Route de la Soie". A l’avenir, nous examinerons plus en détail les ambitions chinoises en Afrique et en Amérique Latine, et l’ensemble de ses rivalités avec les États-Unis.

Mais pour l'instant, la Chine ne cherche pas la confrontation directe avec les États-Unis ; au contraire, elle prévoit de devenir l'économie la plus puissante du monde d'ici 2050 et vise à développer ses liens avec le reste du monde tout en essayant d'éviter les affrontements directs. La politique de la Chine est une politique à long terme, contrairement aux accords à court terme privilégiés par Trump. Elle cherche à développer son expertise et sa puissance industrielle, technologique et surtout militaire. À ce dernier niveau, les États-Unis ont encore une avance considérable sur la Chine. (Rapport sur les tensions impérialistes, juin 2018, CCI)

En mai 2017, en présence de 27 chefs d’État ou de gouvernements, le président chinois Xi Jinping présentait le projet "Une ceinture, une route" (OBOR - One Belt One Road), appelé aussi "la Nouvelle Route de la Soie". Ce projet est composé de deux éléments : la ceinture économique de la route de la soie (SREB - Silk Road Economic Belt) et la route de la soie maritime (MSR - Maritime Silk Road). Ce projet implique environ 65 pays, comptant environ pour 60% de la population de la planète et à peu près 1/3 du PNB mondial. Le président chinois a annoncé des investissements pour une période couvrant les 30 prochaines années (jusqu'en 2050 !) et représentant jusqu’à 1.2 billion de dollars. Ce n’est pas seulement le plus gros projet économique de ce siècle, mais ce sont aussi les grandes lignes du plus ambitieux projet impérialiste que la Chine aient rendus publics. Derrière cela, Xi Jinping confirme l’objectif de dépasser les États-Unis et de devenir la première puissance mondiale aux alentours de 2050.

Ce projet correspond aux ambitions de la Chine de reconquérir sa vieille position dominante dans le monde – qu’elle occupait jusqu’à la pénétration en Chine des puissances capitalistes au début du 18ème siècle. [1]  Avec cet objectif proclamé, la Chine vise au plus grand changement dans la constellation des puissances impérialistes depuis plus d’un siècle. La Route de la Soie n’est qu’un pas, quoiqu’essentiel, dans les ambitions de la Chine. Après une extension massive au niveau économique, la Chine a aussi commencé à établir un "collier de perles" dans l’Océan Indien, ce qui lui permet d’encercler l’Inde via la Birmanie, le Bengladesh, le Sri Lanka, le Pakistan  et les Maldives. Après cette expansion maritime, le projet de la Route de la Soie vise à une nouvelle expansion terrestre sur le continent asiatique.

La Chine est devenue le pays le plus peuplé de la planète : presque 1,4 milliard d'habitants (l’Inde vient en second avec 1,32 milliard). C’est la seconde puissance économique dans le monde et dans beaucoup de branches, elle est déjà devenue numéro 1 ; et elle vient en troisième place pour l’étendue de son territoire. Après plus de trois décennies de modernisation capitaliste et d’ouverture, la Chine est devenue le plus grand pays commercial du monde, du e-commerce et du marché de consommation.  Entre 1979 et 2009, en 30 ans, le PIB chinois en dollar 2005 constant, est passé d’environ 201 milliards à environ 3,5 billions ; Les exportations chinoises ont augmenté de presque 5% de leur part dans le PNB à environ 29% ; les importations de 4 à 24%.  Le surplus commercial a conduit à l’existence d’une grande croissance des réserves de la Chine, ce qui a permis au capital chinois de sortir pour investir, fusionner et faire des acquisitions, devenir une source importante d'Investissements Directs Etrangers sur la scène financière mondiale. On s’attend à ce que vers 2030, la Chine représente un cinquième de la production économique du monde. Le pays a massivement investi dans les techniques industrielles les plus modernes telles que la technologie quantique et l’intelligence artificielle (IA). En ce qui concerne ses dépenses militaires, elles représentent le total de celles de tous les pays européens pris ensemble. Aucun autre pays ne pourrait nourrir de telles ambitions, et aucun autre pays ne pourrait développer une telle vision, en déployant ses tentacules sur le continent asiatique. Pour le moment, ce n'est pas au moyen d'une occupation militaire directe (excepté pour les récifs coralliens de la mer de Chine du Sud) mais en construisant un réseau économique avec toute une politique géostratégique sous-jacente : en développant une nouvelle infrastructure, en implantant des avant-postes, en forgeant des liens privilégiés. Les ambitions de la Chine ébranlent tout l’ensemble de la constellation impérialiste et pas seulement dans la zone qui entoure l’Asie : cela a un impact sur les pays du Pacifique, sur l’océan Indien, sur l’Afrique, sur l’Amérique du Sud, sur l’Europe, et évidemment, sur ses rapports avec les États-Unis. En bref, cela a des répercussions internationales et à long terme des plus étendues. En même temps, ses ambitions vont la faire rentrer en conflit, pas seulement avec les États-Unis, mais aussi avec d’autres pays.  On a déjà pu voir la résistance s‘organiser entre certains de ses plus proches voisins (Vietnam, Inde, Japon), et les plans de la Chine seront aussi un nouveau défi pour la Russie. Ce projet vise aussi à contrecarrer toute possibilité d’étranglement de la Chine par le blocage du transport maritime dans le détroit de Malacca ou la mer de Chine du Sud. En établissant des connexions ferroviaires vers l’Iran, le Pakistan, la Birmanie et la Thaïlande, la Chine espère circonvenir les moyens possibles d’étranglement ou d’alléger certains de leurs pires effets[2].

Le projet de la Nouvelle Route de la Soie va relier la Chine via l’Asie Centrale et la Russie à l’Europe, et la connexion maritime va lui permettre d’établir de nouveaux liens avec l’Afrique et l’Europe par la mer de Chine et l’Océan Indien. Six couloirs entre la Chine et l’Europe vont être réalisés. Le premier grand couloir : une connexion par voie ferrée et des pipe-lines reliant la Chine et l’Europe via la Mongolie, la Russie et le Kazakhstan[3].

Les deux autres grands couloirs : Chine occidentale – via l’Asie Centrale – et Moyen Orient vers la Turquie via l’Iran, et le couloir Chine-Pakistan la reliant à l’océan Indien.[4] Trois des six couloirs passent au travers de la partie d’Asie centrale du Xinjiang.

En plus, trois couloirs "secondaires" connecteront a) Chine-Mongolie-Russie, b) Bangladesh- Chine- Inde – Myanmar (BCIM), c) Chine – Indochine – (à travers la partie nord du Laos – se prolongeant en Thaïlande – Vietnam et Malaisie-Singapour) – i.e. dans les eaux d’Asie du Sud-Est. En Asie, une ligne de chemin de fer de 873 km doit établir un lien entre la Chine et la côte Thaï.

En Afrique, la Chine a financé et construit une ligne de chemin de fer entre Djibouti et Addis Abeba (Station de la Route de la Soie de Djibouti), elle financera une ligne de chemin de fer de 471 km au Kenya entre la capitale Nairobi et le port de Mombasa sur l’Océan Indien. Le but à long terme est d’établir un réseau de connexions par train entre le port de Lamu (Kenya), le Sud Soudan et l’Ethiopie (LAPSSET). A la suite du Kenya, de l’Éthiopie, de l’Égypte et de Djibouti, le Maroc a aussi commencé à coopérer au projet de la Nouvelle Route de la Soie. [5]

Toute une chaine de ports et des projets de grand investissement vont offrir la base logistique d’investissements ultérieurs dans la zone.

En plus des connexions par voies ferrées sur terre, et de la mise en place du "collier de perles", la Route Maritime de la Soie est le second plan du mégaprojet, qui exige l’expansion et la construction de ports le long de la route principale reliant la Chine via la mer de Chine, le détroit de Malacca, l’océan Indien aux côtes d’Afrique.  Les plans dans l’Arctique d’une "Route de la soie de la glace", pour mettre en place un raccourci entre l’océan Pacifique et l’Atlantique le long de la route de la Sibérie du Nord, comme aussi les plans de construire une second canal en Amérique centrale à travers le Nicaragua, font partie de la stratégie globale de la Chine.

En outre, la Chine projette aussi de construire des câbles de fibre optique, des passages de transport international, des structures mobiles et des liens de e-commerce le long des couloirs de la Route de la Soie. Comme cela va certainement stimuler la connectivité et l’échange d’informations, cela peut facilement rendre la Chine capable d’assurer une surveillance électronique et d’accroître sa présence dans le cyberespace, augmentant ainsi à cela ses capacités d’espionnage.

Un énorme pari

Bien sûr, ce "plan directeur" demandera du temps pour sa mise en œuvre et confronte un certain nombre d’obstacles. Les capacités de résistance d’autres puissances sont impossibles à évaluer de façon réaliste pour le moment.

Cependant, l’État chinois semble être prêt à y consacrer un maximum de ressources :

  • Les banques commerciales possédées par l’État chinois sont poussées à fournir des fonds pour les plans gouvernementaux ;
  • La banque de Développement de la Chine contrôlée par l’État (BCD) et la Banque de Chine Import-Export (EXIM) ont déjà attribués 200 milliards de prêts à plusieurs des pays qui participent au projet ;
  • La BCD et l’EXIM ont imposé des plafonds aux dettes de chaque pays et fixé des limites aux crédits des emprunteurs ;
  • La plupart des prêts pour infrastructure ont été négociés en premier entre gouvernements avec des taux d’intérêt inférieurs à ceux du commerce. Par exemple, la BCD a offert un prêt concessionnel de 40 ans à l’Indonésie, sans réclamer de garanties de la dette au gouvernement indonésien, pour financer 75% des 5 millions de dollars du chemin de fer Djakarta-Bandung ;
  • La Chine a facilité les prêts aux pays qui auraient des difficultés à emprunter aux banques commerciales occidentales ;
  • 47 des 102 conglomérats possédés par le gouvernement ont participé à plus de 1600 projets Ceinture et Route ;
  • Le Groupe de Construction de Communications de la Chine s’est emparé de 40 milliards de contrats.

Et ainsi de suite… Aussi, alors que cela peut être vu comme un énorme pari économique et financier, ça reflète la détermination de l’État chinois à fortifier sa position à tout prix. En même temps, le projet, dont la mise en œuvre est planifiée pour une période de 30 ans, devra faire face aux orages des irruptions mondiales de la crise économique, aux guerres commerciales, aux turbulences politiques et à la résistance croissante des rivaux de la Chine – des États-Unis à un grand nombre d’autres pays.

En bref, toutes les contradictions de la crise capitaliste qui s’accumulent et les antagonismes qui s’aiguisent entre les États-Unis et la Chine rendent impossible de répondre à la question de savoir si le projet ne sera jamais achevé. Sans mentionner le développement imprévisible de l’économie chinoise et de ses ressources sur le long terme. De plus, la vitesse à laquelle la Chine a bâti ses lignes de chemin de fer au sein de la Chine ces dernières années- avec l’État qui a mobilisé toutes sortes de ressources et écarté tout doute ou toute résistance écologique des populations locales – ne sera pas

De plus, plusieurs des projets passent par des zones sous attaque des djihadistes. Un certain nombre de pays qui participent au projet vont empiler tant de dettes que toute tempête financière future pourrait bien signifier la fin de leur solvabilité. Par exemple, la construction de la ligne de chemin de fer Kunming-Singapour à travers le Laos coutera 50 milliards de dollars au pays, à peu près  40 % de PNB du Laos en 2016. La dette extérieure du Pakistan s’est accrue de 50 au au cours des trois dernières années, atteignant environ les 100 milliards de dollars, et autour de 30 % de ce qui est du à la Chine. Le Turkménistan est confronté à une crise de liquidité due au paiement des dettes à la Chine. Le Tadjikistan a vendu le droit d’exploiter une mine d’or à une compagnie chinoise au lieu de rembourser les prêts. Beaucoup des pays participants ont été marqués et seront marqués par l’instabilité politique, l’ébullition civile, les conflits armés. Alors que les points d’interrogation qui restent sur le projet sont sans fin, ces risques élevés n’ont pas empêché le gouvernement  Chinois de projeter ce plan.

La réémergence de la Chine dans le contexte de la décomposition

Le fait que la Chine mette maintenant ouvertement ses positions en avant est fondé sur la nouvelle position qu’elle occupe dans l’économie mondiale et dans l’ordre hiérarchique impérialiste. Comme nous l’avons développé dans les articles précédents[6], la Chine a été une puissance mondiale dominante jusqu’à la fin du 18ème siècle, quand elle a été démantelée, principalement par les puissances coloniales européennes, L’Angleterre et la France, et quand elle a été partiellement occupée par le Japon jusqu’en 1945. Quand Mao Tse Toung a pris le pouvoir en 1949, l’État chinois n’avait pas les moyens de raviver les vieilles ambitions chinoises. Dans le contexte d’une longue dépendance vis-à-vis de la Russie, la République populaire de Chine a désespérément essayé de surmonter son arriération. Au début des années 1950 déjà, dans la guerre de Corée, elle a montré son envie de briser la domination des États-Unis dans cette région, et plus tard, dans les années 1960, la Chine a commencé à susciter des conflits avec l’Inde, et surtout avec la Russie. Par rapport à la Russie et aux États-Unis, la Chine a été l’outsider pendant des décennies. Ni "le Grand bond en avant", ni son autarcie pendant des décennies, ni la révolution culturelle au milieu des années 1960, ne lui ont permis de développer le pouvoir de concurrencer ses plus grands rivaux. Et la division de la Chine entre Taiwan et la Chine continentale, l’impasse permanente avec les États-Unis en Corée, au Vietnam et dans le Pacifique (Taiwan, Japon), le conflit qui a duré des années avec la Russie le long de la rivière Oussouri, laissaient la Chine encerclée et bloquée au niveau géostratégique et militaire.

Cependant, ayant subi une humiliation militaire de la part du Vietnam beaucoup plus petit dans le conflit de 1979, l’armée chinoise a été déterminée à moderniser ses forces. Et dans le contexte d’un régime stalinien en voie d’effondrement en Russie et en Europe de l’Est, le Parti Communiste Chinois a résolu d’adapter le pays aux nouvelles conditions qui prévalaient depuis 1989. Sa croissance économique spectaculaire et sa détermination à reconquérir sa position dans un monde où les États-Unis étaient sur le déclin depuis des décennies, ont signifié que la Chine devait faire peser tout son poids économique pour traduire cela en triomphes géostratégiques et impérialistes.[7]

Son développement économique prodigieux au cours des quelques dernières décennies a déclenché une forte tendance à mettre en avant ses intérêts sur l’échiquier impérialiste, qui depuis la fin des années 1980 a été marqué par deux facteurs. Le fait que l’ancien bloc soviétique avait commencé à s’écrouler et a implosé en 1991, et que) les États-Unis – comme seule super puissance restante - ont été, et sont, minés et défiés dans pas mal de régions : par l’Inde, l’Iran, la Turquie et beaucoup d’autres pays qui avancent leurs propres ambitions impérialistes. En d’autres termes, un monde où il y a eu une "mêlée générale" de tensions impérialistes. La confrontation entre les États-Unis et la Chine dans la région n’est qu’une polarisation (même si c’est la plus dangereuse à long terme) au milieu d’un champ de mines de plus en plus complexe de tensions impérialistes.

La Nouvelle Route de la Soie – un projet économique seulement ?     

Pendant deux décennies, l’économie chinoise a enregistré des chiffres de croissance très élevées, et des taux de croissance à deux chiffres certaines années. Cà s’est ralenti (en 2017 à 6,5 %) et il est indéniable que le projet de la Nouvelle Route de la Soie est aussi une réponse à ces difficultés. Le capital national chinois doit trouver plus de débouchés pour sa surproduction gigantesque. En particulier, dans les branches de développement de l’infrastructure, ou dans les secteurs du fer et de l’acier, du ciment et de l’aluminium, la surproduction est à son plus haut. Entre 2011 et 2013, la Chine a produit plus de ciment que les États-Unis pendant tout le 20ème siècle. Avec une demande insuffisante sur le marché chinois, les compagnies chinoises doivent à tout prix trouver des débouchés à l’étranger.

Les projets concernant les infrastructures n’offrent pas que la logistique nécessaire pour conquérir de nouveaux marchés et installer de nouveaux couloirs pour des transports de troupes, ils requièrent aussi des investissements massifs eux-mêmes. Des 800 millions de tonnes d’acier produits en 2015 par les compagnies étatiques chinoises, 112 millions de tonnes ont été exportées à prix cassé, parce que les possibilités de vente avaient fondu sur le marché international. Avec le Nouveau projet de Route de la Soie, l’État chinois déclenche donc une des plus grandes interventions capitalistes d’État qui n’ait jamais été pour stimuler son économie en difficulté. Et l’État chinois a planifié d’investir les ressources financières les plus massives pour y arriver.  On dit que la Chine a déjà versé 1000-1400 milliards de dollars pour le premier financement des projets de la Route de la Soie, mais on s’attend à ce que le coût total s’élève en 2049 (l’année des 100 ans d’existence de la République populaire de Chine) à deux fois la taille du PNB actuel de la Chine. Si nous comparons la masse de fonds déjà disponible, elle dépasse de loin les fonds américains du Plan Marshall de 1948, grâce auquel les États-Unis ont alloué 5 milliards de dollars pour aider 16 nations européennes ?[8]

A la différence de la Russie et des États-Unis, la Chine peut encore mobiliser des quantités aussi énormes. La Russie n’a jamais disposé de tels fonds, en grande partie du fait du poids de l’économie de guerre à l’époque de la Guerre froide et de son "arriération" traditionnelle, liée au mécanisme de la domination stalinienne.

Le capitalisme russe sous Poutine n’est pas devenu plus compétitif sur le marché mondial. La forte dépendance sur les revenus qu’il tire des ressources énergétiques et le poids de son économie de guerre signifient qu’il n’a tout simplement pas les fonds pour développer des projets comparables à la Nouvelle Route de la Soie. Et les États-Unis aussi, parmi d’autres raisons, en conséquence de leurs dépenses militaires gigantesques, ne peuvent plus jouer leur "joker financier" comme ils pouvaient le faire dans le passé Dans beaucoup de secteurs, l’industrie américaine est en retard et dans beaucoup de régions, des parties de son infrastructures à l’abandon. Ainsi la Chine est actuellement le seul pays capable de mettre à disposition des montants aussi considérables, même si une bonne partie de cela est financé par des crédits soutenus par l’État. Mais alors que les deux dernières décennies avaient permis l’ascension vertigineuse de la Chine, les conditions futures du développement du capitalisme mondial ne vont pas vraisemblablement offrir le même cadre avantageux pour ce pays.

Pouvons-nous comparer la construction d’un tel nouveau réseau ferré gigantesque à travers l’Asie et d’autres continents au rôle qu’a joué la construction des chemins de fer dans la phase d’expansion du capitalisme aux États-Unis au 19ème siècle ?

Comme l’a développé Rosa Luxembourg dans ses écrits (L’accumulation du capital et Introduction à l’économie politique), la construction des chemins de fer aux États-Unis et leur avancée vers le Far West s’accompagnait de la conquête de territoires des populations natives grâce à une combinaison d’usage de la force et de la pénétration des rapports marchands. Le chemin de fer rentrait dans une zone dominée par la production précapitaliste.  Les efforts combinés des compagnies de chemin de fer, de l’État avec son appareil judiciaire et ses forces armées, ont commencé à éliminer toute résistance locale et ont pavé la route de l’intégration de la zone dans le système capitaliste. Avec la construction du chemin de fer de la Route de la Soie à travers l’Asie Centrale et ailleurs, certaines régions qui avaient jusque-là été à la périphérie, même en dehors du marché capitaliste, seront encore plus confrontées à un flot de produits chinois. Et comme les ouvriers chinois ont souvent été engagés dans la construction d’infrastructures ou autres projets majeurs, il n’y a probablement qu’une petite portion de la population locale qui trouvera (temporairement ou de façon permanente) des emplois grâce à ces nouveaux couloirs de transport. Dans l’ensemble, cette construction n’aura vraisemblablement pas des retombées similaires à ce qu’avait eu l’extension des chemins de fer américains au 19ème siècle. Le scénario le plus vraisemblable est celui d’une ruine largement répandue des producteurs locaux et des boutiquiers étranglés par les produits chinois plus compétitifs.

Compétition entre Chine et Russie

L’économie de la Chine est environ 8 fois plus importantes que celle de la Russie (et sa population est 10 fois plus grande), mais la Chine est extrêmement dépendante des fournitures d’énergie de l’étranger, et l’Asie Centrale joue particulièrement un rôle vital pour la fourniture d’énergie.

L’État chinois est en train d’essayer de réduire sa dépendance vis-à-vis de l’énergie fournie par la Russie (elle reçoit 10 % de son pétrole et 3% de son gaz de la Russie). La Chine vise maintenant à sécuriser de nouvelles voies d'approvisionnement énergétique à l'ouest, en contournant les dangers qui pèsent sur le Moyen Orient et les voies de transport de là vers la Chine. 43 % du pétrole chinois et 38 % de la consommation de gaz viennent d’Arabie Saoudite. Le transport maritime passe le long des côtes d’Hormuz, Aden et le détroit de Malacca, toutes à portée des 5ème et 7ème flottes américaines stationnées dans l’Océan Indien et l’océan Pacifique. En d’autres termes, la Chine tente de rendre les ressources d’énergie de l’Asie Centrale plus accessibles à ses besoins. Cependant, tous les plans chinois pour établir des liens plus étroits avec l’Asie Centrale et au-delà, vont profondément altérer ses rapports avec la Russie. Cela intervient après une période dans laquelle, pendant les 20 dernières années, la Chine a déjà étendu son influence dans le territoire sibérien à son nord.

Depuis 1991, l’extrême est de la Russie (EER) a perdu à peu près un quart de sa population. Le nombre de travailleurs immigrés chinois dans l'EER s’est élevé à 400 000 depuis juin 2017, alors que le District fédéral de l’extrême est de la Russie a perdu deux millions de personnes depuis 1991 (environ un quart de sa population) en conséquence d’un taux de mortalité élevé et de l’émigration. La Russie a loué des terres – des centaines de milliers d’hectares – à des compagnies chinoises et leur a permis d’exploiter le bois à bas prix. Il existe la possibilité que la population chinoise à un certain stade surpasse la population russe et que l’influence commerciale chinoise devienne dominante. Pour les nationalistes russes cela signifie que le but du tsar russe quand il a construit le chemin de fer sibérien – garder le contrôle de la Sibérie et être capable de jouer un rôle crucial en extrême orient – est menacé.[9] Et après son expansion dans l’extrême orient russe, avec le nouveau projet de Route de la Soie, la Chine lance une autre offensive sur son côté occidental.

Jusqu’à récemment, la Russie pouvait considérer l’Asie Centrale comme son "arrière-cour", mais maintenant, le commerce russe avec l’Asie Centrale diminue continuellement. En 2000, la part chinoise du marché en Asie Centrale n’était que de 3 %, alors qu’en 2012, elle s’élevait à 25 % - en grande partie aux dépens de la Russie.[10] Les moyens de Moscou d’éviter des dégâts ultérieurs, conséquences de l’expansion chinoise, sont limités. Même avant que le projet ne soit officiellement annoncé par le président chinois XI Jinping, la Russie avait essayé de stabiliser sa position en Asie Centrale en mettant en place, en 2014, l’UEE (Union Economique Eurasienne) dont la Chine était exclue.[11] ***

Mais pour les pays d’Asie centrale, le projet de la Route de la Soie semble être plus attrayant, à cause des promesses d’investissements chinois dans la région et d’un marché plus libre. L’UEE, dominée par la Russie, ne peut offrir qu’une union tarifaire, alors que la Russie elle-même est à cours de fonds. Cela met en lumière sur le retard chronique du capital russe. La Russie a essayé de compenser son infériorité économique en accroissant le rôle de son armée. Mais la Chine joue aussi comme rival grandissant de la Russie au niveau militaire en Asie Centrale.  Par exemple, la Chine a commencé à livrer de l’équipement militaire aux pays d’Asie Centrale. Des manœuvres communes ont commencé entre les troupes chinoises et d’Asie Centrale. Même si la Russie domine encore l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (CSTO [6] - Collective Security Treaty Organization)[12], (Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Tadjikistan et Russie en font partie), la Chine a déclaré son intention d’assurer la sécurité dans la région, en comptant sur ses propres forces. Des négociations ont commencé avec le Turkménistan pour ouvrir une base militaire dans ce pays (la deuxième après Djibouti). La Chine s’est aussi engagée dans une alliance de sécurité avec l’Afghanistan, le Pakistan et le Tadjikistan, pour combattre le terrorisme.  La coopération militaire entre les pays d’Asie Centrale et la Chine marque un tournant, parce qu’avant la Chine s’était abstenue d’établir une présence militaire et a gagné la sympathie de nombreux régimes du fait de sa "non-interférence dans les affaires des autres pays". Sa politique consistant à soit garder un profil bas soit agir plus agressivement, comme dans la Mer de Chine du Sud, correspond à une tactique "d’avancée" et de "recul".

Plus globalement, le développement des relations russo-chinoises montre le caractère contradictoire de leurs relations, où l'un des pays a été fortement dépendant de l'autre (comme la Chine l'était de la Russie de Staline dans les premiers jours de Mao) ou bien où ils ont développé leur rivalité et se sont même directement menacés de destruction mutuelle (comme dans les années 1960). Chaque fois, les deux pays ont des antagonismes majeurs avec les États-Unis (même si temporairement, au début des années 1980, la Chine a soutenu les États-Unis en Afghanistan contre la Russie). Depuis 1989, la Chine a visé à une collaboration plus étroite avec la Russie de façon à contrer les États-Unis partout où c’est possible, et pendant une période initiale, la Chine a aussi reçu la plupart de ses armes et de sa technologie militaire de la Russie. C’est en train de changer.

La Chine a aussi toujours utilisé la Russie comme source d’énergie. Après l’occupation russe de la Crimée, et la présence cachée de la Russie en Ukraine orientale, la Chine a bénéficié des sanctions occidentales contre la Russie. Cherchant un contrepoids à ces sanctions, la Russie devait trouver des marchés en Chine, mais la Chine pouvait faire pression sur la Russie et, à la fois faire baisser les prix russes des produits énergétiques, et obtenir des concessions pour investir en Russie. Ainsi, si la Russie a marqué des points en occupant la Crimée et en étant présente dans l'Est de l'Ukraine, elle a payé un lourd tribut en subissant un certain chantage dans le cadre d'accords commerciaux pour la Chine. Cela montre que l’économie de guerre russe a un coût élevé. En même temps, la Russie, qui se sent menacée par une "invasion chinoise par la porte de derrière" en Asie orientale et à l’ouest par les ambitions de la Route de la Soie, est consciente de la nature asymétrique du rapport entre les deux rivaux. Plus la Chine développe sa propre industrie d’armement et sa technologie, moins elle sera dépendante des exportations d’armes russes et de transfert de technologie d’armement.  La Chine ne pouvait pas ouvertement saluer l’occupation russe de la Crimée parce que cela aurait discrédité l’intransigeance de la Chine sur l’intégrité territoriale – indispensable par rapport aux aspirations à l’indépendance des ouigours au Xinjiang. La Russie représente aussi un dilemme vis-à-vis de l’expansion de la Chine dans la mer de Chine du sud (MCS), spécialement après que la Chine ait plus ou moins occupé un certain nombre de récifs coralliens dans la mer de Chine du Sud, les transformant en bases militaires. Les liens militaires entre la Russie et le Vietnam pourraient aussi créer des tensions entre Chine et Russie.[13] 

Cependant, comme nous l’avons montré ailleurs[14], la Russie et la Chine travaillent ensemble autant que possible contre les États-Unis. Les deux pays ont fait des manœuvres militaires communes en extrême orient, en Méditerranée et dans la Mer Baltique. Mais le projet de la Route de la Soie est certainement un des programmes chinois qui va obliger la Russie à réagir. En même temps, cela pousse d’autres pays à essayer d’approfondir tout intérêt antagonique entre Chine et Russie.

Avec l’avancée chinoise en Asie Centrale, la Chine s’est débrouillée pour bénéficier de l’affaiblissement à la fois des États-Unis et de la Russie dans la région. Peu après l’effondrement de l’empire soviétique, les États-Unis ont réussi à développer des liens privilégiés et même à ouvrir certaines bases militaires en Asie Centrale. Cependant, dans le contexte du déclin des États-Unis dans le monde, ceux-ci ont aussi perdu du terrain en Asie Centrale – avec la Chine comme principal bénéficiaire.[15] 

Mais les pays d’Asie Centrale craignent tout autant l’hégémonie militaire russe que l’expansion chinoise, et essaient autant que possible de se servir des intérêts divergents entre Russie et Chine pour en tirer profit.

L’avancée de la Chine vers l’Europe enfonce aussi un coin entre l’Europe et la Russie

Comme l’Europe absorbe 18 % des exportations chinoises, toute amélioration dans les connexions du marché va renforcer la position chinoise en Europe même.[16] C’est pourquoi la Chine est particulièrement encline à accélérer le trafic de fret à partir du port du Pirée près d’Athènes, récemment acquis, vers l’Europe Centrale. Le projet de construire un train à grande vitesse entre Athènes et Belgrade et plus loin vers Budapest, reflète les tentatives de la Chine de développer une influence grandissante en Europe Centrale. La Chine utilisera la Route de la Soie comme un moyen de "mettre la Russie sur la touche" (ou si c’est nécessaire de faire une alliance avec elle), pour étendre sa position en Europe. Cela menacerait en même temps en particulier les intérêts des rivaux européens en Europe centrale même, où l'Allemagne a surtout acquis une position dominante.. Les réactions du capital allemand ont déjà signalé que – en plus des efforts pour repousser les tentatives chinoises pour avoir une emprise plus grande dans les secteurs hi-tech – le capital allemand va contrer le projet de la Route de la Soie sur différents fronts. Cela peut même vouloir dire que cela obligera le capital allemand ou d’autres capitaux nationaux à faire des alliances tactiques contre l’influence grandissante de la Chine dans la région. Cela comporte un autre élément imprévisible – des pas communs possibles des pays européens avec la Russie contre la Chine.

La Turquie a aussi été une des cibles majeures des investissements chinois. Les compagnies chinoises sont impliquées dans plusieurs des projets mégalomaniaques du président Erdogan. Dans les 3 ans à venir, on s’attend à ce que le nombre de compagnies chinoises actives en Turquie double. En même temps, la Chine et la Turquie ont eu des tensions à propos du rôle des Ouigours islamiques au XIjiang. Comme la Turquie occupe une position clef sur l’échiquier impérialiste où les ambitions russes, européennes, américaines, iraniennes sont toutes en conflit les unes avec les autres, tout mouvement de la Chine en direction de la Turquie ajoutera plus d’éléments explosifs dans cette zone profondément soumise à des conflits.

La Route de la Soie Maritime et ses contrecoups

 En tant que partie du projet "Une ceinture –une Route", l’Iran a une importance spécifique. De nouveaux couloirs de transport entre l’Iran et la Chine ont été ouverts, et de nouveaux aménagements portuaires en Iran sont en construction.[17] En même temps, les sanctions américaines renouvelées contre l’Iran vont permettre à la Chine de gagner plus d’influence en Iran – c’est presque similaire aux effets des sanctions de l’occident contre la Russie, qui ont aussi conduit à une dépendance accrue de la Russie vis-à-vis de la Chine et donc, à un poids globalement accru de la Chine.  

L’expansion chinoise dans l’Océan Indien oblige tous les États riverains à se positionner. D’un côté, la Chine doit faire avancer sa Route de la Soie maritime le long des côtes de l’Océan indien jusqu’à la côte iranienne. Cela engendre de nouvelles tensions entre Inde et Pakistan. Au Pakistan, le port de Gwadar, pas très loin de la frontière iranienne, sera connecté à l’extrême est de la Chine après la construction d’une connexion de 500 km de route. Le port devrait donner au marché chinois un accès plus aisé au Moyen Orient que la route par mer via le détroit de Malacca (entre la Malaisie et l’Indonésie). L’Inde proteste contre ce projet de route qui traverse la partie du Cachemire revendiquée par New Delhi. Un nouvel aéroport international doit être construit à Gwadar.

Le projet maritime de la Route de la Soie pousse aussi l’Inde à prendre des contremesures. D’un côté, l’Iran ne veut pas être trop dépendant de la Chine, c’est pourquoi il vise à renforcer ses liens avec l’Inde.  L’inde a contribué à la construction du nouveau port iranien de Chabahar, lui permettant d’éviter de passer par le Pakistan pour atteindre l’Afghanistan.  En même temps, l’Inde elle-même qui a eu des liens spéciaux avec la Russie pendant des décennies, les a intensifiés, malgré le fait qu’au niveau militaire l’Inde ait aussi essayé de diversifier ses achats d’armes, aux dépens de la Russie et que l’Inde est vue par les États-Unis comme un important contrepoids à l’expansion  chinoise. Elle a reçu un soutien américain pour militariser plus fortement, en particulier, en accroissant ses capacités nucléaires. Et, avec la Russie, l’Iran et l’Azerbaïdjan, l’Inde a tenté pendant quelques temps, d’établir un Couloir International de transport Nord-Sud (INSTC [7]) qui doit connecter Mumbai à Saint Pétersbourg, via Téhéran et Baku/Azerbaïdjan.

En outre, l’Inde et le Japon ont démarré le Corridor de croissance Asie Afrique (AAGC - Asia-Africa Growth Corridor), en essayant de renforcer les liens entre Japon, Océanie, Asie du Sud-Est, Inde et Afrique … avec le plan de construire une route Inde-Birmanie-Thaïlande. En ce qui concerne la ruée sur les aménagements portuaires dans l’Océan Indien, la Chine a signé des traités pour établir de nouveaux aménagements portuaires à Hambantota au Sri Lanka et a commencé à moderniser les ports au Bengladesh. Au Pakistan et au Sri Lanka, cela a conduit à une spirale de nouvelles dettes. La construction des aménagements portuaires à Hambantota donnera à la Chine le contrôle du port pour 99 ans.

Le développement en Afghanistan met en lumière les principaux bénéficiaires de presque 40 de guerre dans ce pays.

La Russie a dû retirer ses troupes après son occupation de l’Afghanistan de 1979-1989, à la suite d’une longue guerre d’usure de 10 ans, qui a contribué à l’implosion de l’Union Soviétique. Les forces de la coalition dirigée par les États-Unis en Afghanistan ont aussi subi un réel fiasco, quand, après plus de 15 ans d’occupation du pays par les troupes occidentales, la coalition n’a pas été capable de stabiliser le pays.  Au contraire, dans l’ambiance de terreur répandue dans le pays, ses propres troupes craignent pour leur vie où qu’elles aillent. Alors que les pays occidentaux ont déversé des milliards de dollars en Afghanistan pour mener la guerre et ont fait stationner des milliers de soldats (dont beaucoup ont été traumatisés), la Chine a acheté des mines (par exemple, au prix de 3,5 milliards de dollars pour une mine de cuivre en Aynak) et construit une ligne de chemin de fer reliant Logar (sud de Kaboul) à Torkham (une ville frontière du Pakistan) sans aucune mobilisation militaire jusqu'ici. Mais tandis que la Chine a jusqu’à maintenant été épargnée des attaques militaires en Afghanistan, il n’y aucune garantie que cela continue.

Afrique : la Chine met au défi la domination européenne

En plus de l’expansion de l’influence chinoise sur le Continent asiatique dans différentes directions, la Chine a aussi commencé à avancer ses pions en Afrique, où les bateaux chinois sont arrivés dès 1415. À cette époque, la Chine ne s’est pas installée en Afrique. Cela a laissé de l’espace aux puissances coloniales européennes, dont l’expansion dans le monde a commencé très vite après. Maintenant, 600 ans plus tard, c’est surtout l’influence européenne en Afrique que la Chine repousse. En 2018, on estimait que qu’environ un million de chinois vivaient sur le continent africain (ouvriers, boutiquiers, et propriétaires de compagnies). La construction des lignes de chemin de fer, mentionnées plus haut, en Ethiopie et au Kenya et les plans de vastes connections ferroviaires, donnent un éclairage sur ses ambitions à long terme en Afrique. Un certain nombre de pays (Djibouti, Egypte, Algérie, Cap-Vert, Ghana, Tchad, Guinée Equatoriale, Gabon et Angola) ont commencé à acheter la technologie militaire chinoise ; la Namibie et la Côte d’Ivoire projettent d’avoir des centres pour faciliter les fournitures à la marine chinoise.  Comme on l’a dit plus haut, nous traiterons de l’expansion chinoise en Afrique dans un prochain article.

Pour conclure cet article, quand nous examinons les ambitions en arrière-plan du projet "une ceinture- une route", il ne nous reste aucun doute sur le fait que cette énorme entreprise est plus qu’un programme de "relance" économique. Construire une telle infrastructure gigantesque est inséparablement lié aux ambitions chinoises à long terme de devenir la puissance dominante, avec le but de faire tomber les États-Unis. Même si personne ne peut prévoir pour le moment si ce projet peut être mis en œuvre du fait des facteurs de risque imprévisibles mentionnés plus haut, une telle expansion n’est pas seulement vouée à restructurer les constellations impérialistes en Asie – elle aura aussi des implications à long terme en Europe et sur les autres continents.

Gordon, septembre 2018.  ,

 


[1] Source : Foreign Direct Investment

[2] Le chantier - très géopolitique - des Routes de la soie [8]

[3] En 2018, le chemin de fer a déjà connecté la Chine avec environ 50 stations européennes de trains de marchandises. Le trajet long de trois semaines est plus court mais plus cher que la voie maritime. 

[4] En Turquie, 3 compagnies étatiques ont acquis le 3ème port du pays, Kumport, près d’Istanbul.  Des investissements de 10 milliards de dollars à Bagamoyo, Tanzanie, Hambantoto au Sri Lanka, des investissements  majeurs à Cebu et Manille sont prévus. En ce qui concerne les parcs industriels, la Chine est en train de construire un parc industriel Hi-tech à Minsk/Belarus, le plus grand jamais construit à l’étranger par le géant asiatique. Un projet similaire sort de terre à Kuantan, Malaisie, pour l’acier, l’aluminium et l’huile de palme.

[5] En moins de 20 ans, la Chine est devenue le partenaire économique dominant de l’Afrique. Ce marché atteignait 190 milliards de dollars en 2016 et est maintenant plus grand que celui du continent avec l’Inde, la France et les États-Unis ensemble, selon des données accessibles sur le site Nouvelles routes de la soie: les projets de Pékin [9]

[6]  L'impérialisme en Asie au 21ème siècle [10]

[7] Citation de Diplomatie p. 65, "Géopolitique de la Chine" : En dollars actuels, le PIB de la Chine ne représentait que 1,6 % du PIB mondial en 1990. Cette proportion s’est élevée à 3,6% en 2000 et 14,8 % en 2016. Stratégiquement, le ratio entre le PIB chinois et le PIB US est passé de 6 % en 1990 à 11 ,8 % en 2000 et 66, 2 % en 2017. ( …) Comparée au Japon, la Chine ne représentait qu’un quart de l’économie japonaise en 2000, et dépassait le Japon en 2011 avant de représenter 225 % du Japon en 2016 et probablement plus de 250 % en 2017."

[8]Le président Harry Truman a signé le Plan Marshall le 3 avril 1948, accordant 5 milliards de dollars d’aide à 16 nations européennes. Pendant les 4 ans où le plan était effectif, les États-Unis ont donné 17 milliards de dollars (équivalents à 193 milliards de dollars en 2017) en assistance économique et technique pour aider à la reconstruction des pays européens qui avaient rejoint l’Organisation pour la Coopération Économique Européenne. Les 17 milliards de dollars se situaient dans le contexte d’un PNB américain de 2,58 milliards en 1948, et s'ajoutaient aux 17 milliards de dollars en aide américaine à l’Europe, entre la fin de la guerre et le début du Plan, qui est comptabilisé séparément du Plan Marshall. Le plan Marshall a été remplacé par le Plan de sécurité mutuelle à la fin de 1951 ; ce nouveau plan distribuait environ 7 milliards de dollars annuellement jusqu’en 1961 quand il a été remplacé par un autre programme.   

[9] Mahathir’s date in Beijing shows China ‘can’t be ignored’ by Malaysia [11]

[10]Diplomatie, janvier 2018, p.33

[11] Eurasian Economic Union [12]

[12] CSTO. Wikipedia [13]

[13]  Sino-Russian relations in 2018 [14]

 [14] https://en.internationalism.org/international-review/201807/16486/report... [15] Rapport sur les tensions impérialistes (juin 2018) [16]

[15] Après s’être appuyé sur les logistiques des aéroports d’Asie centrale dans la guerre conduite par les États-Unis en Afghanistan, les États-Unis ont fermé leur base militaire à Manas (Kirghizstan) en 2014.  

17  Classe internationale [17].

[17] Le premier train de Chine est arrivé à l’époque où le président US Trump annonçait que la participation US au traité nucléaire avec l’Iran était annulée, en mai 2018, rendant donc possible à l’Iran de contrecarrer des parties des sanctions US grâce aux connexions ferroviaires chinoises.

La social-démocratie allemande 1872-1914 : la lutte contre l'opportunisme organisationnel, 1ère partie

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La capitulation du parti social-démocrate prolétarien allemand devant l'impérialisme en 1914 est bien connue des révolutionnaires. Tout comme le déclin opportuniste du SPD qui a conduit à cette trahison capitale de la classe ouvrière.

Ce qui est moins connu, c'est la lutte continuelle menée par l'aile révolutionnaire du Parti depuis sa création contre les forces de l'opportunisme réformiste, non seulement au niveau théorique par des ouvrages fondamentaux tels que la Critique du programme de Gotha de Karl Marx, l'Anti-Dühring de Friedrich Engels, ou Réforme ou Révolution de Rosa Luxemburg, mais aussi au niveau de la défense des principes organisationnels de classe.

L'article suivant, qui s'appuie souvent sur des recherches dans des livres et des documents qui ne sont disponibles que dans la langue allemande, retrace l'histoire de cette lutte organisationnelle en deux parties. La première partie, publiée ici, couvre la période de 1872 à 1890, du programme de Gotha à celui d'Erfurt ; la seconde partie, qui sera publiée ultérieurement, traitera de la période suivante, jusqu'en 1914.

Première partie. 1872-1890

Chapitre 1, 1872-5

De la Commune de Paris au Congrès de Gotha.

La lutte pour préserver les acquisitions clés.

Après la répression de la Commune de Paris en 1871, la bourgeoisie a réagi par une vague de répression dans toute l'Europe. Bien sûr, les communards français, dont plus de 20.000 avaient été assassinés, 38.000 arrêtés et plus de 7.000 déportés par le gouvernement de Versailles, en ont été les principales victimes. Mais face à cette première grande prise de pouvoir dans une ville réussie par la classe ouvrière, les organisations ouvrières des autres pays sont également soumises à une répression accrue. Dans le même temps, la classe dirigeante a stimulé une attaque de l'intérieur contre la Première Internationale - avec Bakounine et son Alliance de la démocratie socialiste comme fer de lance. Au moyen d'une organisation secrète, l'objectif était de saper les acquis de la Première Internationale au niveau du fonctionnement ; de la réduire à l'anarchie. Au Congrès de La Haye de 1872, le Conseil général de la Première Internationale, dirigé par Marx et Engels, a dévoilé ce complot. Cette lutte pour défendre l'organisation allait devenir l'un des trésors les plus précieux de l'expérience du mouvement révolutionnaire, dont l'importance et les conséquences ont été largement sous-estimées à l'époque et longtemps oubliées. Dans une série d'articles[1], le CCI a décrit en détail cette lutte et ses leçons. Nous les recommandons à nos lecteurs comme matériel indispensable pour comprendre le développement ultérieur.

Les sections allemandes de la Première Internationale ont participé activement à la préparation du Congrès de La Haye - contre la résistance des gouvernants en Allemagne. Après la Commune de Paris, la formation de sections de l'Internationale avait été interdite en Allemagne, seule l'adhésion individuelle était possible. Ainsi, il n'y avait officiellement aucune adhésion d'une organisation d'Allemagne à la Première Internationale et aussi officiellement aucune section locale. Dans la plupart des pays européens, aucune organisation d'une taille notable ne pouvait exister si elle déclarait ouvertement son affiliation à l'Internationale après 1872. Le gouvernement interdisait aux membres vivant en Allemagne de se rendre à La Haye et d'agir en tant que délégués, mais ceux-ci ont réussi à contourner ces mesures coercitives.

Wilhelm Liebknecht et August Bebel, figures de proue du SDAP (Sozialdemokratische Arbeiterpartei/Eisenacher[2] -1869-1875) sont emprisonnés pendant 2 ans pour haute trahison pour avoir adopté une position internationaliste pendant la guerre franco-allemande. De nombreux camarades écrivant pour "Volksstaat" (la publication du SDAP) ont été arrêtés et la publication de matériel sur le Congrès de La Haye a été interdite par les autorités. Néanmoins, la délégation allemande au Congrès a pu fournir 15 délégués sur un total de 65 délégués (soit presque un quart) et jouer un rôle actif. Marx avait reçu un mandat de Leipzig, Engels un de Breslau, et Cuno était président de la commission d'enquête sur les activités de l'Alliance bakouniniste.

Après la conclusion du congrès de La Haye (2-7 septembre 1872), les délégués se rendent immédiatement au congrès du parti ouvrier social-démocrate (Eisenacher) à Mayence (7-11 septembre).

Alors qu'au début, les Eisenachiens avaient pris une position véhémente contre les bakouninistes, après le congrès de La Haye, les déclarations du "Volksstaat" contre les bakouninistes se sont adoucies à partir de l'automne 1872/73. Dans cette phase, Liebknecht s'abstient de critiquer les anarchistes, il veut amadouer les lassalliens . Marx et Engels, en revanche, menacent de mettre fin à leur collaboration si le "Volksstaat" reste silencieux sur la question. Marx et Engels déclarent alors que l'on ne peut pas réaliser une véritable unité en abandonnant des principes. Suite aux critiques de Marx et Engels, le "Volksstaat" a réactivé ses critiques à l'égard des bakouninistes pendant une courte période.[3] Pendant ce temps, les lassalliens continuent à soutenir les bakouninistes. En avril 1873, les lassalliens rejettent les décisions du Congrès de La Haye et envoient même des délégués à une réunion bakouniniste en Suisse.

Le congrès d'unification de Gotha et la dilution des principes.

La tendance du parti Eisenachien à faire des concessions au parti lassallien (Association générale des travailleurs allemands - ADAV) était "justifiée", entre autres, par la perspective d'une unification. Néanmoins, lors du congrès de Cobourg en 1874, le SDAP discute encore principalement du soutien mutuel dans la lutte des classes et une unification immédiate du SDAP et de l'ADAV n'est pas à l'ordre du jour. Cependant, contrairement au vote de Marx et Engels, les dirigeants du SDAP se précipitent vers une unification rapide à Gotha en mars 1875 et fondent le Parti socialiste ouvrier d'Allemagne (SAPD) avec les Lassalliens.

  • "Il ne faut pas se laisser distraire par le cri d'"unification" (...) Bien sûr, chaque direction de parti veut voir le succès, c'est aussi très bien. Mais il y a des circonstances où il faut avoir le courage de sacrifier le succès actuel pour des choses plus importantes. Surtout pour un parti comme le nôtre, dont le succès final est si absolument certain, et qui s'est développé de manière si colossale au cours de notre vie et sous nos yeux, le succès instantané n'est en aucun cas toujours et absolument nécessaire. (...) En tout cas, je crois qu'avec le temps les éléments capables parmi les Lassalliens se tourneront d'eux-mêmes vers vous et qu'il serait donc imprudent de manger un fruit non mûr, comme le veulent les unificateurs. D'ailleurs, le vieux Hegel disait déjà : "Un parti prouve qu'il est le vainqueur en se divisant lui-même et en étant capable de tolérer la division".

Dans la même lettre, Engels met en garde contre le fait qu'après que les Eisenachiens se soient vus en concurrence avec l'ADAV, on "s'habitue à penser à l'ADAV en toute chose (...) Selon notre opinion, que nous avons trouvée confirmée par une longue pratique, la bonne tactique en matière de propagande n'est pas d'aliéner ici et là des personnes et des adhésions individuelles à l'adversaire, mais de travailler sur les grandes masses, qui sont encore indifférentes. Une seule force nouvelle que l'on a tirée du brut vaut plus qu'un transfuge lassallien qui porte toujours dans le parti le germe de sa mauvaise orientation."[4]

Après la défaite de la Commune de Paris et la dissolution de facto de la Première Internationale en Europe après 1873[5] , le centre des travaux s'est déplacé vers les différents pays. "Le centre du mouvement s'est déplacé en Allemagne"[6] où la tendance marxiste avait gagné une autorité politique grâce à son internationalisme pendant la guerre franco-prussienne.

Dans les années 1870, le SAPD était alors l'un des premiers partis à être fondé par la fusion de deux partis existants dans un pays. Étant donné qu'aucune coopération internationale importante n'était possible immédiatement après la dissolution de la Première Internationale, le mouvement ouvrier international s'est vu confronté à la tâche de travailler à la fondation d'un parti dans les différents pays et de le placer, sur le plan programmatique et organisationnel, à un niveau plus élevé que dans les années 1860.[7]

En Autriche, le Parti social-démocrate unifié d'Autriche est fondé en avril 1874 (son programme est basé sur celui des Eisenachiens).[8] Dans les autres pays, le processus de formation des partis n'a commencé que plus tard.[9]

Le congrès fondateur du SAPD à Gotha a exprimé quelques signes de progrès, comme le fait que pour la première fois un parti avec des principes d'organisation fixes existait dans un pays entier. La fusion de deux organisations avait permis de surmonter la "dictature du chef" qui avait été exercée jusqu'alors dans l'ADAV par Lassalle et de placer la direction du parti dans des mains collectives et centralisées. Lassalle, qui mourut en duel en 1867, avait joué le rôle d'un président aux prétentions et aux pouvoirs quasi dictatoriaux chez les Lassalliens, et son approche projette encore son ombre sur l'ADAV.

Les statuts de l'ADAV de 1872 exigeaient : "III. Adhésion § 3 : Tout travailleur devient membre de l'association avec un droit de vote plein et égal par simple déclaration d'adhésion et peut démissionner à tout moment. § 6 : Les affaires de l'association sont administrées par le comité exécutif, composé d'un président et de 24 membres."

Dans les points suivants surtout, les pouvoirs du président ont été définis plus précisément. Les statuts de la SAPD, fondée en 1875, disaient pourtant :

  • "§1 Peut appartenir au parti toute personne qui s'engage à respecter les principes du programme du parti et à promouvoir activement les intérêts des travailleurs, y compris en donnant de l'argent. Ceux qui ne contribuent pas pendant trois mois ne sont plus considérés comme des camarades du parti".

Comme la formation d'associations et la participation active à des organisations révolutionnaires étaient déjà interdites, les statuts évitaient toute référence à une coopération active dans l'organisation.  

Il a été déclaré que "les membres du parti qui agissent contre les intérêts du parti peuvent être exclus du conseil. Les recours devant le congrès du parti sont recevables". (§ 2 Statuts). À cet égard, une continuité a été établie avec les méthodes de la Ligue communiste, qui n'ont toutefois été transmises que par les Eisenachiens.

Si le parti nouvellement fondé représentait donc un pas en avant au niveau organisationnel, il reflétait la grande immaturité politique au niveau programmatique, qui se manifestait par une multitude de défauts de naissance.

Parmi les Lassalliens, 73 délégués étaient présents pour 15.322 membres, 56 délégués pour 9121 voix des Eisenachiens.[10] Les Lassalliens étant plus confus, la direction estimait qu'il fallait faire des compromis à leur égard et accepter une dilution programmatique dans l'intérêt de l'unité. Lorsque Karl Marx envoya la "Critique du programme de Gotha" à Wilhelm Bracke le 5 mai 1875, la direction du parti la dissimula au Congrès et aux membres du parti ; même Bebel, le dirigeant le plus célèbre, n'était pas au courant de la lettre :

  • "Après que le congrès de la coalition aura eu lieu, Engels et moi publierons une brève déclaration indiquant que nous sommes tout à fait en désaccord avec le programme de principes susmentionné et que nous n'avons rien à voir avec lui. (...) En dehors de cela, il est de mon devoir de ne pas reconnaître par un silence diplomatique ce que je crois être un programme tout à fait répréhensible qui démoralise le parti. Chaque pas du mouvement réel est plus important qu'une douzaine de programmes. S'il n'était pas possible d'aller au-delà du programme d'Eisenach - et les circonstances ne le permettaient pas - nous aurions simplement dû conclure un accord d'action contre l'ennemi commun. Mais si l'on fait des programmes de principe (au lieu de les reporter jusqu'au moment où une telle chose sera préparée par une activité commune plus longue), on pose devant le monde entier des jalons à l'aune desquels il mesure les progrès du mouvement du parti (...) On voulait évidemment éviter toute critique et empêcher toute réflexion dans le parti. On sait combien le seul fait de l'unification satisfait les travailleurs, mais on se trompe en croyant que ce succès instantané ne s'achète pas trop cher. Au demeurant, le programme est inutile, [il ne contient] qu'une canonisation des articles de foi de Lassalle."[11] [12]

Engels a écrit en octobre 1875 dans une lettre à Wilhelm Bracke : "Nous sommes entièrement d'accord avec vous pour dire que Liebknecht, par son zèle à parvenir à un accord, à en payer le prix, a tout bousillé. (...) Une fois que le processus d'unification a été mis en route sur une base pourrie et qu'il a été claironné, on ne lui a pas permis d'échouer"[13]

La critique véhémente de Marx et Engels à l'égard de ce manque de clarté et même de cette attitude opportuniste a montré à quel point Marx et Engels insistaient sur la clarté du programme, et que l'unité ne devait pas être réalisée par l'abandon du programme et l'union avec des forces peu fiables et peu claires. Il vaut mieux être peu nombreux au début, mais travailler sur une base claire, que nombreux sur une base peu claire. Marx et Engels étaient donc d'avis que l'unité ne devait être créée que sur une base claire et que la clarté ne devait pas être victime de l'unité. L'adhésion des marxistes à l'intransigeance programmatique et la loyauté envers les principes caractérisaient leur comportement envers les tendances et les forces opportunistes qui sont apparues plus tard. À cet égard, l'attitude de Marx et Engels, qui consistait à s'opposer à l'unité à tout prix, mais à lutter pour la clarté et sans craindre la démarcation, voire la division, contrastait avec la politique ultérieure du SPD.

En même temps, la manière dont on a traité la critique de ces faiblesses par Marx et Engels a mis en lumière une tendance qui s'est manifestée à plusieurs reprises dans le mouvement révolutionnaire : l'évitement, sinon la dissimulation, des critiques sous prétexte que l'unité ou l'unification était plus importante que la clarté. Comme nous le montrons ci-dessous, ce n'est qu'en 1891 (c'est-à-dire 16 ans plus tard et après la mort de Marx) que Friedrich Engels a pu faire passer la publication de cette critique dans la Neue Zeit contre la résistance farouche des opportunistes de la direction du parti. Le Programme de Gotha a par la suite facilité l'émergence de l'opportunisme en ancrant par écrit certaines opinions opportunistes. Ce n'est que sur l'insistance d'Engels que fut inclus dans le programme un point qui proclamait la solidarité du prolétariat allemand avec les travailleurs de tous les pays et sa volonté de remplir ses devoirs internationaux. De plus, outre l'accent insuffisant mis sur l'internationalisme lors du congrès fondateur de Gotha, il n'est pratiquement pas fait référence aux conséquences de l'expérience de la Commune de Paris. Il y avait déjà une sorte de vide dans la continuité historique et dans la transmission de l'expérience de la lutte pour l'organisation contre les bakouninistes.

Un autre aspect important de la dilution ou de la déformation des critiques politiques importantes était leur présentation erronée comme quelque chose découlant de motifs personnels. Même Franz Mehring, qui a écrit une biographie autrement pénétrante de Marx et une histoire de la social-démocratie allemande, est tombé dans ce piège :

  • "Marx ne se rendait pas compte que le projet de programme reflétait fidèlement les vues théoriques des deux factions ; il croyait que les Eisenachiens avaient déjà saisi toutes les conséquences du communisme scientifique, tandis que les Lassalliens étaient une secte attardée.
    Habitué d'ordinaire à juger le mouvement ouvrier par l'importance majeure de ses démarches, il mettait cette fois-ci les choses trop sous le microscope et cherchait derrière les petites maladresses, les inégalités, les inexactitudes d'expression des intentions sournoises qui n'en étaient vraiment pas. On ne peut pas non plus nier que son antipathie pour Lassalle dans cette lettre ait influencé son jugement..."[14]

Ainsi, la discussion sur les principes fondamentaux a été minimisée et présentée comme une question d'antipathie personnelle entre Marx et Lassalle. Au lieu de souligner que le dépassement du lassallisme signifiait une libération partielle, Mehring a écrit :

  • "Le lassallisme s'éteignit à jamais dans ces journées de Gotha, et pourtant ce furent les journées du triomphe de Lassalle. Si juste que Marx ait pu avoir avec ses objections au programme de Gotha, le sort de sa lettre montrait clairement que les moyens par lesquels un parti ouvrier puissant et invincible pouvait se développer en Allemagne comme porteur de la révolution sociale avaient été correctement reconnus par Lassalle."[15]

En même temps, il y avait des signes d'ambiguïté dans la façon dont Mehring a "contrasté" le développement du parti dans différents pays avec le développement au niveau international.

  • "L'idée de solidarité internationale s'était si profondément enracinée dans le prolétariat moderne qu'elle n'avait plus besoin d'un soutien extérieur, et les partis ouvriers nationaux se sont développés de façon si particulière et si vigoureuse à travers les bouleversements industriels des années 1870 qu'ils ont dépassé le cadre de l'internationale..."[16]

Après l'écrasement de la Commune de Paris et l'impossibilité de poursuivre le travail de la Première Internationale, les activités des révolutionnaires devaient d'abord être dirigées vers les différents pays afin de créer les conditions pour la fondation de partis. Mais cette concentration sur les différents pays ne signifiait pas que l'orientation et la coopération internationales étaient devenues obsolètes et que la solidarité internationale ou même une Internationale deviendraient ainsi superflues, ou que la croissance rapide des partis dans les différents pays ferait même en sorte que le cadre national dépasse le cadre international. Cette opinion reflète peut-être le manque d'esprit international de Mehring, auquel Engels avait déjà fait référence dans sa précédente critique du programme de Gotha. Une orientation internationaliste ne peut se réaliser que par une lutte constante et consciente contre les priorités nationales ou même localistes. Bien que l'essentiel des activités se concentre sur le développement du SAPD, des efforts sont également déployés pour établir des contacts internationaux et préparer la fondation de la Deuxième Internationale en 1889.

Pour des raisons d'espace, nous ne pouvons pas aborder ici la contribution de la SAPD à la fondation de la Deuxième Internationale.

En outre, la tendance à "oublier" les acquis se poursuit. La détermination d'une grande partie des délégués allemands au Congrès de La Haye en 1872, et la défense ultérieure de la politique du Conseil général contre les bakouninistes par le SDAP, semblent avoir été enterrées à Gotha en 1875. Les leçons du Congrès de La Haye, qui avait eu lieu seulement trois ans plus tôt et où les principes révolutionnaires avaient été défendus avec véhémence, ne furent pas reprises. Il n'y avait aucune preuve de continuité et de transmission de cette expérience. Au contraire, Mehring a eu tendance, par la suite, à présenter cette lutte, comme les divergences entre Lassalle et Marx, comme un conflit entre l'autorité personnelle de Marx et celle de Bakounine.

Chapitre 2, 1878 à 1890

La période de la loi antisocialistes

La lutte pour une organisation révolutionnaire contre l'opportunisme parlementaire

Lors du congrès d'unification de Gotha en 1875, Hambourg est élu comme siège de l'exécutif du parti et Leipzig comme siège de la commission de contrôle. La classe dirigeante est alarmée par le développement du mouvement ouvrier, et le SAPD est interdit dans le cadre de la loi prussienne sur les associations à partir de mars 1876, et peu de temps après, en Bavière et en Saxe également. La bourgeoisie allemande commence à élaborer ses plans pour une interdiction générale du SAPD. Les tentatives d'assassinat de deux personnes servent de prétexte pour faire passer la loi socialiste le 21 octobre 1878.

Toutes les associations ayant des objectifs sociaux-démocrates, socialistes ou communistes doivent être dissoutes, les publications imprimées et les assemblées visant à diffuser de tels objectifs sont interdites, de même que les associations éducatives, les clubs de danse et les clubs de théâtre (les membres du SAPD étaient auparavant généralement enregistrés officiellement comme membres d'une association).

  • "Par la suite, 1.299 publications imprimées, 95 syndicats, 23 associations de soutien, 106 associations politiques et 108 associations dites de divertissement ont été interdites. Environ 1.500 personnes sont condamnées à des peines d'emprisonnement, près de 900 sont expulsées de divers endroits du Reich. Les déportés qui ne s'exilent pas sont pour la plupart contraints de se réinstaller dans des régions reculées et tentent d'y poursuivre leur travail politique. Seule la fraction du SAP au Reichstag est restée incontestée en raison du droit de vote d'une personne dans une circonscription et a pu poursuivre son travail parlementaire."[17]

En d'autres termes, alors que le parti devait être entravé dans ses activités à la base et que la consolidation d'un tissu organisationnel devait être empêchée, il devait se concentrer entièrement (et du point de vue des dirigeants, il valait mieux qu'il en soit ainsi) sur l'activité parlementaire. Bien que Bismarck veuille initialement interdire également l'activité parlementaire, les autres factions bourgeoises du Reichstag ne cèdent pas à l'insistance de Bismarck. L'objectif ultime des partis bourgeois est d'intégrer pleinement le SAPD dans l'appareil parlementaire. La mobilisation pour les élections devient donc le point central de leurs activités à cette époque. Comparée aux mesures répressives prises en Russie sous le tsar, la loi socialiste en Allemagne est beaucoup moins brutale mais beaucoup plus insidieuse.

Avant même que la loi socialiste ne soit votée au Reichstag, le comité électoral central de Hambourg, agissant en tant que direction du parti, avait annoncé aux autorités de police que l'organisation du parti allait se dissoudre, contrairement à la position de Bebel et de Liebknecht sur cette question, et avait également appelé les sections locales à se dissoudre elles-mêmes ! La direction du parti proposait un "légalisme absolu" :

  • "Tenez fermement le slogan que nous vous lançons souvent : 'nos ennemis doivent périr de notre légalité'. Soyez calmes, refusez d'être provoqués."[18]

Comme Marx et Engels l'ont écrit dans une circulaire de 1879, l'"obéissance anticipée" de l'exécutif du parti n'était pas une anomalie : "Le parti, sous la pression de la loi socialiste, montre dès maintenant qu'il n'est pas disposé à suivre la voie de la révolution violente et sanglante, mais qu'il est déterminé [...] à suivre la voie de la légalité, c'est-à-dire de la réforme."[19]

Marx et Engels s'y sont opposés, en termes ironiques :

  • "Pour enlever à la bourgeoisie la dernière trace de peur, il faut lui prouver de façon claire et concise que le spectre n'est en réalité qu'un spectre, qu'il n'existe pas. Mais quel est le secret du spectre rouge, si ce n'est la peur de la bourgeoisie face à l'inévitable lutte à mort entre elle et le prolétariat ? (...) Ce sont les représentants de la petite bourgeoisie qui s'enregistrent, pleins de crainte que le prolétariat, poussé par sa situation révolutionnaire, n'aille "trop loin". (...) Tous les conflits historiquement nécessaires sont réinterprétés en malentendus, et toutes les discussions se terminent par l'affirmation : dans l'ensemble, nous sommes tous d'accord."
    "Le parti social-démocrate ne doit PAS être un parti ouvrier, ne doit pas encourir l'odieux de la bourgeoisie ou de qui que ce soit ; il doit avant tout mener une propagande énergique auprès de la bourgeoisie ; au lieu de mettre l'accent sur des objectifs de grande envergure qui effraient la bourgeoisie et qui, après tout, ne sont pas réalisables au cours de notre génération, il devrait plutôt consacrer toute sa force et son énergie à ces réformes de replâtrage petites-bourgeoises qui, en fournissant à l'ancien ordre de la société de nouveaux supports, pourraient peut-être transformer la catastrophe finale en un processus de dissolution graduel, fragmentaire et autant que possible pacifique."[20]

Dans le même temps, certaines voix au sein du SAPD exprimaient la nécessité de réactions violentes. Johannes Most prône la terreur individuelle, ce qui est rejeté lors du premier congrès du SAPD à Wyden, en Suisse, en 1880.

La lutte contre les espions et les calomnies

Le parti poursuit la tradition, développée depuis la Ligue communiste, de résister résolument à la calomnie, car elle mine la confiance au sein du parti. C'est ainsi qu'en 1882, l'organisation illégale des sociaux-démocrates de Berlin décida dans ses statuts:

Point 13 : "Tout militant -même s'il est un camarade connu- a le devoir de garder la confidentialité sur les sujets discutés dans l'organisation - quels que soient les sujets discutés. Si un camarade apprend par un autre camarade qu'une accusation est portée, il a le devoir de garder la confidentialité dans un premier temps et il doit l'exiger du camarade qui l'a informé ; il doit demander les raisons de l'accusation et découvrir qui l'a répandue. Il doit informer le secrétaire [de la section locale], qui doit prendre les mesures appropriées et qui doit clarifier la question lors d'une réunion en présence de l'accusateur et de l'accusé. Si la personne accusée est le secrétaire, l'information doit être donnée à son adjoint. Toute autre démarche, comme notamment la propagation de soupçons sans raison avérée et sans témoignage des secrétaires, provoquera beaucoup de dégâts. La police ayant notoirement intérêt à favoriser la désunion dans nos rangs par la diffusion de dénigrements, tout camarade qui ne s'en tient pas à la procédure décrite ci-dessus court le risque d'être considéré comme une personne qui travaille pour le compte de la police."[21]

Lors du congrès du parti à Wyden, une "résolution sur l'exclusion de Wilhelm Hasselmann du parti" a été adoptée :

  • "Après avoir été éclairé sur les intrigues et la conduite sans scrupules de Hasselmann, le Congrès a pleinement approuvé l'exclusion de Hasselmann proclamée par les députés et a averti tous les camarades étrangers de reconnaître que cette personnalité a été démasquée comme un calomniateur notoire".

Au même congrès, une "résolution sur l'exclusion de Johannes Most du parti" a été adoptée :

  • "Considérant que Johann Most a longtemps agi contre les principes du parti qu'il défendait encore lui-même sous la loi socialiste et [depuis lors] n'a fait que suivre les influences de son humeur souvent changeante ;
    en outre, Most est devenu le propagateur de toute calomnie lancée contre la social-démocratie allemande, de quelque côté qu'elle vienne, et il a promu des agents de police notoires malgré les avertissements à leur sujet, uniquement parce qu'ils insultaient les soi-disant chefs du parti ;
    Enfin, considérant que Most a commis des actes contraires à toutes les lois de l'honnêteté,
    Le Congrès déclare qu'il rejette toute solidarité avec Johann Most et le considère comme ayant quitté le Parti socialiste ouvrier d'Allemagne
    "[22]

Grâce au réseau établi par les membres du parti, celui-ci a pu étendre son influence sur le terrain pendant une douzaine d'années et a également appris à organiser la solidarité matérielle et politique en faveur des persécutés. En bref, les conditions difficiles de l'illégalité n'ont pas découragé les membres du parti, mais ont plutôt renforcé la solidarité entre eux.

Fonctionnement dans l'illégalité

Les autres organes du parti se sont prononcés contre une organisation secrète nationale, car elle pourrait être trop facilement démantelée par la police et le parti serait alors totalement incapable d'agir. En fait, on utilisait une combinaison de travail illégal et légal (principalement au parlement). En Allemagne même, ils ont organisé "la publication du journal illégal Der Sozialdemokrat, qui était produit à l'étranger et distribué dans le Reich via un réseau de distribution conspirationniste (dont le Red Field Mail). L'activité légale et illégale devait être dirigée par un organe officiel secret appelé "Corpora" (cercle ou organisation interne). Il était formellement séparé de l'appareil de distribution du Sozialdemokrat pour des raisons de sécurité. Grâce à cette organisation illégale dans les faits, dans laquelle J. Motteler joue un rôle de premier plan, la cohésion du parti est rendue possible à la base. Les informateurs sont dénoncés dans le journal Sozialdemokrat. Sous le nom de camouflage "Le masque de fer", le service de sécurité du parti met en garde contre les informateurs et les provocateurs (cf. Fricke, p.182)".

D'une part, cela permettait d'éviter le glissement vers une société conspirationniste, et d'autre part, un appareil fonctionnant illégalement pouvait être mis en place. Les réunions du parti ont lieu sous le couvert de clubs de chant et de tabagisme.[23]

Lors du premier congrès du parti depuis l'illégalité, qui s'est tenu à Wyden, en Suisse, en 1880, la formulation précédente selon laquelle le parti voulait atteindre ses objectifs par "tous les moyens légaux" a été supprimée du texte car le parti ne voulait pas avoir les mains liées par la légalité.

La nécessité pour les membres locaux de disposer d'une marge de manœuvre suffisante pour leurs propres initiatives et d'être en contact les uns avec les autres via un réseau de confidents a été discutée lors du congrès de Wydner.

  • "Nous ne pouvons pas agir selon un modèle, nous ne pouvons pas toujours consulter les soi-disant "leaders" dans chaque cas, mais un individu ne doit pas non plus agir seul. Une consultation commune est nécessaire, quelle que soit sa forme, et une action commune avec l'ensemble sur les questions importantes. Telle doit être notre ligne directrice pour toutes nos actions.
    Donc, organisez-vous, peu importe comment. Les lieux les plus grands, les mieux situés et les plus puissants spirituellement doivent soutenir les plus petits qui les entourent, et [comme] les camarades ne peuvent le faire en plus grand nombre, les représentants des différentes sections doivent souvent entrer en échange oral les uns avec les autres."[24]

Comme le parti était encore autorisé à désigner des candidats pour les élections au Reichstag, des "associations électorales" furent fondées dans chaque circonscription, qui avaient pour tâche de "former théoriquement les camarades et d'en faire des socialistes bien formés". L'administration des affaires du parti et l'exécution de son agitation publique devaient encore être assurées par le "mouvement intérieur""[25] , c'est-à-dire que malgré les réunions légales dans les clubs électoraux à des fins de propagande, le parti maintenait l'"organisation intérieure", son tissu organisationnel clandestin. C'était crucial pour sa survie.

Toutefois, cette "interaction" complémentaire entre la centralisation et une initiative locale suffisante a été théorisée par la suite et présentée comme un argument de base contre la centralisation.

Au congrès de Wydner, la "direction officielle du parti [...] a été transférée aux députés actuels du Reichstag."[26] Cependant, le transfert de la direction du parti aux parlementaires sur la base de leur immunité se révélera être un piège, car un parti révolutionnaire ne doit pas considérer une fraction parlementaire comme une "direction naturelle". Lénine a averti plus tard que les fractions parlementaires "ont certaines traces de l'influence des conditions électorales bourgeoises générales."[27] Ainsi, cette mesure de transfert de la direction entre les mains des parlementaires a contribué à ne pas mettre l'accent sur l'initiative au niveau de la base du parti, mais à se concentrer très fortement sur les activités parlementaires.

La direction effective du parti, qui centralisait le travail illégal, était de facto entre les mains d'un sous-comité de cinq personnes. Cependant, en raison de la grande dispersion géographique, les camarades pouvaient rarement se rencontrer et il y avait toujours de gros problèmes de communication. En fait, Bebel (c'est-à-dire le dirigeant le plus en vue) jouait un rôle central dans la direction du parti.

Après le congrès de Copenhague de 1883, l'organe central officiel du SAPD déclarait encore : "Nous sommes un parti révolutionnaire, notre objectif est révolutionnaire et nous ne nous faisons aucune illusion sur sa réalisation parlementaire".[28] Mais les impulsions opportunistes se sont indubitablement fait sentir au congrès de Copenhague. Le Sozialdemokrat a continué à écrire sur les divergences incalculables du Congrès :

  • "Nous n'avons aucune raison de cacher le fait que sur certaines questions les opinions de nos camarades divergent, car c'est précisément un signe de la force de notre parti qu'il se présente néanmoins extérieurement comme un tout uni. Autant les esprits se sont échauffés en exprimant ouvertement et sans réserve l'opinion des uns et des autres, autant l'aspiration générale est apparue clairement : non pas la recherche d'une majorité, mais la confrontation et l'entente. Non pas par des cliques qui rivalisent entre elles, mais par des camarades qui sont en désaccord sur une question et d'accord sur l'autre, sans être influencés par des relations personnelles. Et ce vif échange de vues sur les diverses questions de tactique, etc., a montré que notre parti n'est nullement exposé au danger de l'ossification, qu'il n'y a en lui ni papauté ni orthodoxie, mais que dans le cadre des principes énoncés dans notre programme, il y a place pour toute conviction honnêtement combattue". (ibid.)

Mais la volonté de discuter des divergences dans le cadre programmatique partagé a été rapidement remise en question.

Tandis que d'une part le parti ne se laissait pas trop fixer par la répression sous la loi socialiste, d'autre part la crainte d'une illégalité persistante du parti se manifestait de plus en plus, surtout parmi les membres du Reichstag qui étaient légalement actifs au Reichstag. Et la fraction du Reichstag avait tendance à devenir autonome et à connaître un développement opportuniste dans ses rangs. Le fossé se creuse entre les parlementaires et la "base". Déjà en 1883, c'est-à-dire quelques années après le début de la loi socialiste, Bebel écrit à Engels : "Et il ne fait aucun doute que parmi nos parlementaires, il y a surtout des gens qui, parce qu'ils ne croient pas au niveau du développement révolutionnaire, sont enclins au parlementarisme et sont très réticents à toute action tranchante."[29] Un peu plus tard, Bebel écrit à W. Liebknecht : "Plus que jamais la pensée d'abandonner le parlementarisme me vient à l'esprit, c'est une bonne école pour s'enfoncer dans la fange politique. Nous en verrons suffisamment chez nos propres amis."[30] En 1885, Bebel, le plus ancien et le plus résolu des membres du SAPD au Reichstag, met également en garde :

  • "Le mandat au Reichstag satisfait leur ambition et leur vanité, ils se voient avec une grande autosatisfaction parmi les élus de la "nation". Ils développent un goût pour la comédie parlementaire tout en se prenant très au sérieux. De plus, la plupart d'entre eux n'étudient plus ou se sont égarés dans leurs études, ils sont également éloignés de la vie pratique et ne savent pas à quoi elle ressemble..."[31] Engels parle d'une tentative des opportunistes "de constituer l'élément petit-bourgeois comme élément dirigeant, officiel, dans le parti et de repousser le prolétaire à un élément simplement toléré..."[32]

L'opportunisme en habit de parlementaire

Le 20 mars 1885, le groupe parlementaire social-démocrate du Reichstag publie une déclaration contre la critique du groupe parlementaire par le journal Sozialdemokrat du SAPD :

  • "Ces derniers temps, notamment au mois de janvier de cette année, on pouvait lire dans Sozialdemokrat plusieurs attaques ouvertes et cachées contre le groupe parlementaire social-démocrate du Reichstag allemand. Elles faisaient notamment référence au comportement des membres sociaux-démocrates du Reichstag sur la question de la subvention des bateaux à vapeur. (....) Ce n'est pas le journal qui détermine la position du groupe parlementaire, mais le groupe parlementaire qui doit contrôler la position du journal."[33] [34]

Bebel a protesté : "Par cette déclaration, le groupe parlementaire s'érige en maître absolu de la position de l'organe du parti. Der Sozialdemokrat n'est donc plus un organe de parti, mais un organe parlementaire, et les camarades de parti n'ont pas le droit d'exprimer une opinion désagréable ou inconfortable pour la fraction, et la liberté de la presse que le programme exige pour tous n'est qu'une phrase vide de sens pour leurs propres camarades de parti".[35]

D'autres lettres de protestation ont également été écrites depuis différentes villes d'Allemagne. Par exemple, la lettre de protestation des sociaux-démocrates à Francfort-sur-le-Main en avril 1885:

  • "...La loi socialiste commence en fait à avoir un effet éducatif ; nos députés sont déjà devenus très dociles. (...) Nous, camarades de Francfort (Main), voyons dans cette déclaration du groupe parlementaire une tentative de réprimande dictatoriale, une tentative de la majorité du groupe parlementaire d'introduire une sorte de loi d'exception dans la vie interne de notre parti (...) Nous voyons dans le ton de cet ukase que la noble assurance démocratique de la majorité du groupe parlementaire a fait place à une arrogance répréhensible qui s'exprime par le terme de "tempête d'indignation" (...). Nous n'avons pas besoin d'expliquer que nous n'accordons aucun droit spécial (aristocratique) aux membres du groupe parlementaire (...). Nous déclarons que nous continuerons à soumettre le comportement de nos députés à l'examen public ou à la critique lors du congrès du parti, que nous continuerons à combattre les divergences d'opinion sur la place publique et que nous ne nous laisserons pas réduire à des porteurs d'idées malgré nous."[36] De Wuppertal Barmen parvint une lettre de protestation similaire des sociaux-démocrates le 18.5.1885 : "Nous ne sommes pas de ceux qui, ayant envoyé nos représentants au parlement en plus grand nombre que jamais auparavant, attendent des miracles de l'activité parlementaire de ceux-ci, nous savons très bien que l'émancipation des travailleurs ne se combat pas dans les parlements".[37]

Le député SAPD Wilhelm Blos a rejeté toute attitude révolutionnaire du Sozialdemokrat. En conséquence, les électeurs de Wuppertal Barmen ont rédigé la déclaration suivante :

  • "1) Si M. Blos prétend que ses électeurs l'avaient envoyé à Berlin pour participer à la législation et l'influencer dans le sens du programme social-démocrate, nous ne pouvons considérer cette opinion comme correcte. Nous pensons qu'il est contraire à la position du parti d'appeler le "parlement" la raison principale ou même la seule cause de l'activité électorale. Pour notre part, nous avons voté :
    a) Pour des raisons d'agitation et de propagande ;

    b) Protester bruyamment contre la domination de classe d'aujourd'hui par nos votes ;
    c) Permettre à nos représentants, si nécessaire, d'exprimer cette protestation de manière décisive dans les interventions parlementaires."[38]

Les confrontations présentées ici montrent clairement que, durant ces années, deux ailes s'affrontent, ce qui amène Engels à penser que la division du parti pourrait survenir. En mai 1882, Engels a écrit à Bebel :

  • "Il y a longtemps que je ne me fais pas d'illusions sur le fait qu'un jour les éléments bourgeois du parti entreraient en conflit et qu'il y aurait un divorce entre l'aile droite et l'aile gauche, et dans la rédaction manuscrite de l'article de l'annuaire, je l'ai même exprimé comme hautement souhaitable. (...) Je n'ai pas mentionné explicitement ce point dans ma dernière lettre, car il me semble que cette scission n'est pas pressée. (...)
    D'autre part, ils savent que sous le régime de la loi socialiste, nous avons aussi nos raisons d'éviter les divisions internes dont nous ne pouvons pas débattre publiquement".[39]
  • Mais même dans les conditions de la loi socialiste, il ne considère pas que la nécessité d'une scission soit exclue. Car quelques mois plus tard seulement, il reprenait la même question : "La question controversée est purement une question de principe : faut-il mener la lutte comme une lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie, ou faut-il laisser tomber le caractère de classe du mouvement et du programme (...) partout où l'on peut obtenir plus de voix, plus de "suiveurs" ? (...) L'unification est très bonne tant qu'elle est possible, mais il y a des choses qui dépassent l'unification."[40]
    "Je considérerais toute scission sous la loi socialiste comme un malheur, puisque tout moyen de communication avec les masses est coupé. Mais elle peut nous être imposée, et il faut alors se rendre à l'évidence."[41]

Et il insistait de la même façon sur l'aggravation des contraires, et sur le fait qu'il ne faut pas craindre la division au moment opportun : "La division entre le camp des prolétaires et celui des bourgeois s'accentue de plus en plus, et une fois que les bourgeois se sont efforcés de mettre en minorité les prolétaires, la rupture peut être provoquée. Il faut, je crois, garder cette possibilité à l'esprit. S'ils provoquent la rupture -ce pour quoi il faudrait qu'ils s'abreuvent de courage- ce n'est pas si grave. Je suis toujours d'avis que tant que la loi socialiste existe, il ne faut pas la provoquer ; mais si elle existe, alors il faut faire avec et alors je serai dans votre camp." [42]

Même dans les conditions difficiles de l'illégalité, la social-démocratie de l'époque cherchait à ne pas s'isoler sur le plan international. Comme la réorganisation des groupes et des partis politiques en Europe s'est accélérée au cours des années 1880, la social-démocratie allemande est devenue un pionnier des contacts internationaux et de la préparation d'une nouvelle Internationale.

  • "Afin d'établir une liaison régulière entre les socialistes et les associations socialistes à l'étranger entre eux et avec le parti en Allemagne, et de maintenir la communication entre ce dernier et les partis frères à l'étranger, il est créé un centre de communication hors d'Allemagne, qui doit organiser les échanges entre les différentes associations, recevoir toutes les plaintes, demandes, etc. et les traiter de manière appropriée".[43]

Malgré la loi socialiste, les gouvernants ne parviennent pas à écraser le parti ou à supprimer son influence. Au contraire, en 1878, l'année où la loi socialiste a été introduite, le SAPD a obtenu : 437.000 voix (7,6 %), 2 députés après l'élection principale, 9 après le second tour ; 1890 : 1.427.000 voix, soit 19,7 % des voix, 20 députés à l'élection principale, 35 après le second tour.[44] Les grands succès électoraux reflètent donc le soutien dont bénéficie le SAPD. Mais en même temps, ils augmentaient non seulement le poids des députés du Reichstag au sein du parti, mais aussi l'orientation parlementaire générale et l'idéologie démocratique qui s'y développait.

Chapitre 3, 1890/1

La fin de la loi antisocialiste et le nouveau programme et statuts à Halle et Erfurt

En septembre 1890, la loi socialiste est levée. Peu après, le SAPD est rebaptisé SPD lors de la conférence du parti à Halle.

En raison des conditions de la loi antisocialiste, les débats sur le programme ne pouvaient avoir lieu que dans une mesure extrêmement limitée. Maintenant, avec la fin de la loi, lors de la conférence du parti à Halle en 1890 et surtout à Erfurt en 1891, la question du programme est placée comme point central de l'ordre du jour. Après des discussions approfondies avec plus de 400 réunions et une multitude d'articles et de contributions de discussion dans la presse du SPD, il fut prévu d'apporter des corrections importantes au programme de Gotha. Dans notre série d'articles de la Revue internationale[45], nous avons traité en détail les débats et les critiques des positions du programme d'Erfurt, c'est pourquoi nous continuons ici à nous concentrer sur la question de l'organisation.

En 1891, la critique du programme de Gotha par Marx et Engels est publiée pour la première fois et largement discutée. La direction du parti active à l'époque de Gotha, qui avait alors caché les critiques de Marx et Engels au parti, accepta ces critiques en 1891 au congrès d'Erfurt. Ainsi, les vues spécifiquement lassalliennes et vulgaires-socialistes du programme de Gotha ont été surmontées.

Lors des congrès de Halle et d'Erfurt, les points de vue du groupe oppositionnel et anarchiste "Die Jungen" (les Jeunes), qui apparaissait pour la première fois, furent également discutés et rejetés.

Les statuts - un miroir reflétant les principes de l'organisation

Les statuts réglementaient l'adhésion comme suit : point 1 "Est considérée comme membre du parti toute personne qui est d'accord avec les principes du programme du parti et qui soutient le parti au mieux de ses capacités".[46] Les membres n'étaient donc tenus d'adhérer qu'aux principes du programme du parti et non aux détails du programme lui-même. Pour des personnes comme Ignaz Auer[47] , c'est l'occasion de s'élever contre "l'étroitesse d'esprit" au niveau du programme, car "certains peuvent avoir des objections sur tel ou tel point particulier et un léger écart, quel qu'il soit, n'est pas nuisible". Selon Auer, il s'agissait de donner aux membres une marge de manœuvre pour leur propre interprétation du programme du parti.

  • "Conformément à la situation de la législation sur les associations dans tous les grands États allemands, la conférence du parti à Halle a dû s'abstenir de créer une organisation centralisée. Toute tentative de créer une association existant dans toute l'Allemagne, avec des adhésions locales, des représentants, des cotisations régulières, des cartes de membre, etc., n'aboutirait qu'à la dissolution du parti dans les plus brefs délais pour violation des dispositions d'un paragraphe quelconque de la Vereinsgesetz. (...) Comme les associations politiques ne sont pas autorisées à communiquer entre elles dans la majeure partie de l'Allemagne, aucune correspondance ou autre lien ne peut avoir lieu entre les associations locales et la direction du parti. (...) Or, maintenant, la direction du parti (...) doit avoir des connexions partout (...). Cette tâche doit être remplie par les hommes de confiance (...). Ces hommes de confiance doivent être avant tout les correspondants auxquels la direction du parti adresse ses communications et qui, à leur tour, l'informent de ce qui se passe dans les différentes villes et circonscriptions".[48]

Le groupe d'opposition Die Jungen, qui apparaît pour la première fois, prône une conception souple de l'adhésion au parti. Ils s'élèvent contre une organisation de parti fermement établie et plaident pour une forme d'organisation souple et non contraignante. Selon eux, il suffit de s'engager verbalement en faveur du SPD ou de voter pour un candidat du SPD pour être social-démocrate.

Dans le projet de statuts de Bebel pour la conférence du parti à Halle, la conférence du parti forme la "plus haute représentation du parti". Bebel met l'accent sur des règles de conduite concrètes, fermes et contraignantes pour tous les membres du parti. Cet accent mis sur des règles de conduite contraignantes a été déterminant pour le débat ultérieur lors du 2e congrès du parti ouvrier social-démocrate russe en 1903.[49].

La relation entre la fraction du Reichstag et le parti dans son ensemble est également discutée pour la première fois au congrès du parti à Halle. Après la fin de la loi anti-socialiste, Bebel veut transférer la direction du parti de la fraction du Reichstag au congrès du parti et à l'exécutif du parti élu par celui-ci comme autorité décisive. L'exécutif du parti devrait être responsable devant le congrès du parti, et la fraction du Reichstag devrait donc être privée de ses droits spéciaux. Des résistances se manifestèrent de la part des parlementaires. Au congrès de Halle, il est également prévu que l'exécutif du parti élu par le congrès contrôle l'organe du parti, le Vorwärts. Ignaz Auer continue d'insister sur les droits spéciaux de la fraction du Reichstag : la fraction doit avoir un droit de regard et de contrôle sur l'exécutif du parti et donc sur toute l'activité du parti, ce qui signifie que la fraction est placée au-dessus de l'exécutif du parti élu par le congrès du parti. Selon le point de vue d'Auers, les statuts devraient exiger la soumission du parti aux membres du parlement. Le député Georg v. Vollmar exigea, lors du débat sur la question de l'organisation au congrès de Halle, que "chaque section locale décide indépendamment de sa propre forme d'organisation, que la division de l'organisation en sous-organisations autonomes était également une bonne protection contre une éventuelle répression ultérieure."[50] En même temps, Auer rejette les principes programmatiques du parti. On sentait ici la théorisation de l'hostilité à la centralisation et la volonté de subordonner le parti et son organe central à la fraction parlementaire.

Bebel lui-même a décrit le projet qu'il a soumis à Engels comme un "travail de compromis".[51] Bebel a admis plus tard, au vu de la résistance des parlementaires : "Je me suis laissé convaincre et j'ai cédé au nom de la paix". Peu de temps après, Bebel a avoué à Victor Adler : "J'ai reconnu une fois de plus combien de dégâts sont créés lorsqu'on cède au mouvement vers la droite."[52] Finalement, le parti adopte un statut dans lequel l'exécutif du parti reprend la direction du parti. Avec la reconnaissance du fait que le congrès du parti était la plus haute représentation du parti, avec le caractère contraignant des documents et des résolutions adoptés par le congrès du parti, avec la responsabilité de l'exécutif du parti devant le congrès du parti, avec la reconnaissance du journal Vorwärts comme organe central, les principes du fonctionnement du parti selon "l'esprit du parti" ont été fixés. Lénine a pu s'appuyer sur ces principes du parti en 1903.

Compte tenu des grandes faiblesses du programme de Gotha de 1875, le programme d'Erfurt de 1891 constitue un pas en avant. Les idées réformistes lassalliennes encore présentes dans le programme de Gotha avaient été dépassées ; un cadre scientifique était proposé, insistant sur le fait que le capitalisme était toujours voué à l'échec en raison de ses contradictions, et que la classe ouvrière pouvait apporter la seule solution possible par la conquête du pouvoir politique : le renversement de cette société. Néanmoins, ce programme comportait une lacune cruciale : il n'était pas question de la nécessaire dictature du prolétariat pour renverser le capitalisme. Engels avait critiqué les exigences politiques du projet lors du débat sur le projet de programme. Il en profita pour "donner une raclée à l'"opportunisme pacifique" ... et à la fraîche, pieuse, joyeuse et libre "croissance" de la vieille société socialiste désordonnée."[53] Dans la version finale, cependant, rien de substantiel n'a été changé dans les revendications politiques qu'Engels avait critiquées ; en fait, sa critique a été supprimée et n'a été publiée que 10 ans plus tard.[54]

La mise en garde d'Engels contre les illusions réformistes ...

Influencé par l'espoir d'une "vie sans répression dans la démocratie"[55] et par l'espoir, déjà perceptible dans certains milieux en 1890-91, de voir la société évoluer vers le socialisme, Engels met en garde : "Par crainte d'un renouvellement de la loi socialiste, par souvenir de toutes sortes de déclarations prématurées faites sous l'empire de cette loi, la situation juridique actuelle de l'Allemagne devrait soudain pouvoir satisfaire pacifiquement les revendications du parti. On se trompe soi-même et on trompe le Parti en prétendant que "la société d'aujourd'hui se développe vers le socialisme"" ... [56]

Mais alors qu'Engels mettait en garde à juste titre contre le danger des espoirs opportunistes, il est lui-même tombé dans une certaine euphorie que Rosa Luxemburg reprendra plus tard au congrès fondateur du KPD.[57]

... vaincu temporairement par l'euphorie

Dans les années qui ont suivi la loi socialiste, le SPD a augmenté ses votes aux élections de plus de 20 %. Cela a provoqué une euphorie et des illusions quant à une augmentation correspondante du pouvoir de la classe ouvrière. Dès 1884, après que le SPD ait gagné un demi-million de voix, Engels dit à Kautsky dans une lettre :

  • "Pour la première fois dans l'histoire, un parti ouvrier solidement uni se dresse là comme une véritable puissance politique, développé et grandi sous les persécutions les plus dures, conquérant inexorablement un poste après l'autre (...), se frayant inexorablement un chemin vers le haut (de sorte) que l'équation de sa vitesse de croissance et donc le moment de sa victoire finale peuvent déjà être calculés mathématiquement maintenant [1884]." [58] Et à l'automne 1891, Engels écrit : "Onze années de Reichsacht [la loi antisocialiste] et de siège ont quadruplé leur force et en ont fait le parti le plus fort d'Allemagne. (...) Le parti social-démocrate, qui a réussi à renverser un personnage [aussi puissant] que Bismarck, qui après onze ans de lutte a brisé la loi antisocialiste, le parti qui, comme la marée montante, déborde tous les barrages, qui se déverse sur l'État et la terre, pénétrant dans les districts agricoles les plus réactionnaires, ce parti est aujourd'hui sur le point d'atteindre le point où il peut déterminer avec un calcul presque mathématiquement exact le moment où il arrivera au pouvoir.
    (...) Aux élections de 1895, on peut donc compter sur au moins 2,5 millions de voix ; mais celles-ci passeront vers 1900 à 3,5 à 4 millions. (...) La principale force de la social-démocratie allemande ne réside cependant nullement dans le nombre de ses électeurs. On n'a le droit de vote qu'à l'âge de 25 ans, mais on peut déjà être conscrit à l'âge de 20 ans. Et comme c'est précisément la jeune génération qui fournit à notre parti ses recrues les plus nombreuses, il s'ensuit que l'armée allemande est de plus en plus infectée par le socialisme. Aujourd'hui nous avons un soldat sur cinq, dans quelques années nous en aurons un sur trois, et vers 1900 l'armée, autrefois l'élément prussien du pays, sera socialiste dans sa majorité. Nous nous rapprochons de plus en plus de cette situation, presque inévitablement comme de "l'heure du destin". Le gouvernement de Berlin le voit venir, aussi bien que nous, mais il est impuissant"[59] "Que l'heure approche où nous serons la majorité en Allemagne, ou encore le seul parti assez fort - si la paix demeure - pour prendre la barre ."[60] Et aussi dans les dernières années avant sa mort, par exemple en 1892, il dit : "(...) la victoire de la classe ouvrière européenne [ne dépend] pas seulement de l'Angleterre. Elle ne peut être assurée que par la coopération de l'Angleterre, de la France et de l'Allemagne au moins. Dans ces derniers pays, le mouvement ouvrier est largement en avance sur les Anglais. En Allemagne, il est même à une portée mesurable du triomphe."[61] En 1894, il prédit même que "nous pouvons (presque) calculer le jour où le pouvoir d'Etat tombera entre nos mains".[62]

Cette glorification des résultats des élections est également mise en évidence par la déclaration de Bebel au congrès du parti de Hambourg en 1897 :

  • "Les élections au Reichstag ont toujours été l'événement le plus important pour nous, en tant que parti de combat, parce qu'elles nous donnent l'occasion de défendre nos idées et nos revendications avec toute la vigueur nécessaire, parce que nous pouvons voir, d'après le résultat des élections, quel a été le développement de notre parti dans la période écoulée ; elles étaient et sont pour nous l'étalon de mesure du chemin parcouru par le parti dans sa marche vers la victoire. De ce point de vue, nous avons considéré les élections de 1897 comme la meilleure occasion de mesurer notre force."[63]

Mais avant de tomber dans cette euphorie passagère, Engels avait souligné devant le congrès d'Erfurt que le SPD devait continuer sur la voie révolutionnaire et ne devait pas laisser de place aux idées d'une évolution "légale et pacifique" vers le socialisme.

La nécessité d'une démarcation claire et, si nécessaire, d'une séparation d'avec les opportunistes.

Face aux grandes divergences entre Lassalliens et Eisenachiens au début des années 1870, Marx et Engels avaient mis en garde contre le danger de la perte de la clarté programmatique et insisté sur une démarcation nette. Ils n'ont cessé de le souligner : "(...) Dans notre parti, nous pouvons utiliser des individus de toutes les classes sociales, mais pas des groupes qui représentent des intérêts capitalistes, bourgeois ou paysans moyens".[64] Même lorsque, à l'époque de la loi socialiste, de plus en plus de personnes issues de milieux différents, y compris de la classe dirigeante, rejoignaient constamment la social-démocratie, Engels insistait dans une correspondance avec Bebel et Liebknecht :

  • "Lorsque de telles personnes issues d'autres classes rejoignent le mouvement prolétarien, la première exigence est qu'elles n'utilisent pas les vestiges de l'idéologie bourgeoise, petite-bourgeoise, etc. (...) S'il y a des raisons de les tolérer [les personnes ayant des idées bourgeoises et petites-bourgeoises] pour le moment [dans un parti ouvrier], il y a une obligation uniquement de les tolérer, de ne pas leur permettre d'influencer la direction du parti, de rester conscient que la rupture avec eux n'est qu'une question de temps."[65]
    "Le prolétariat abandonnerait son rôle historique de premier plan (...) s'il faisait des concessions à ces idées et désirs (petits-bourgeois et bourgeois)."[66]

Par conséquent, Engels a également envisagé la possibilité qu'après l'abrogation de la loi antisocialiste, il y ait une scission entre les ailes prolétarienne et petite-bourgeoise du parti.

  • "Nous devons tout ce désordre en grande partie à Liebknecht avec son penchant pour les sages instruits et les personnes occupant des positions bourgeoises, avec lesquels on peut impressionner le philistin. Il ne peut résister à un homme de lettres et à un commerçant qui se passionne pour le socialisme. Mais en Allemagne, ce sont les personnes les plus dangereuses (...). La scission viendra certainement, mais je maintiens qu'il ne faut pas tomber dans les provocations et laisser faire la loi antisocialiste."[67]

Il était évident que l'approche de l'État visait à briser et à diviser le parti, et que le rapprochement du parti était la principale tendance dans cette phase. Mais la détermination face à la répression n'empêche pas automatiquement les tendances opportunistes. Au contraire, l'opportunisme peut même proliférer davantage sans être consciemment et concrètement tenu en échec.

En 1890, peu avant l'abrogation de la loi socialiste, Engels a également reconnu :

  • "Le parti est si grand et si vaste que la liberté absolue de débat en son sein est une nécessité. Il n'y a pas d'autre moyen d'intégrer les nombreux éléments nouveaux qui nous ont rejoints au cours des trois dernières années et qui, dans de nombreux domaines, sont encore assez verts et bruts, de les assimiler et de les 'former' (...). Le plus grand parti du Reich ne peut exister sans que toutes les nuances qui le composent ne s'expriment pleinement, et il faut même éviter l'apparence d'une dictature à la Schweitzer."[68]

Afin d'établir une certaine protection contre les déviations inacceptables, les postes de direction du parti devaient être occupés par des fonctionnaires à plein temps payés par le parti. Cependant, cela n'offrait aucune protection réelle contre l'opportunisme ou même la censure de la direction du parti. Afin de pouvoir mener plus librement la lutte contre l'opportunisme et ses représentants au sein de la fraction du Reichstag, Engels a même déclaré que les forces radicales devaient disposer d'un organe de presse indépendant :

  • "Votre "nationalisation" de la presse devient un grand mal si elle va trop loin. Vous devez absolument avoir dans le parti une presse qui ne dépende pas directement du comité exécutif et même du congrès du parti, c'est-à-dire qui soit en mesure de s'opposer ouvertement aux mesures individuelles du parti dans le cadre du programme et de la tactique adoptée et aussi de soumettre librement le programme et la tactique à la critique dans les limites des statuts du parti".[69]

Dans une lettre à Bebel, Engels ne se contente pas de le mettre en garde contre l'approche de droite et son porte-parole Vollmar, mais il lui fait également un certain nombre de recommandations tactiques.[70]

Les "Jungen"

Le congrès du parti de Halle de 1890 voit également le premier débat ouvert avec le groupe d'opposition qualifié par la presse bourgeoise de "Jungen".[71] En fait, le seul dénominateur commun semble avoir été leur faible âge moyen.[72]

Leur composition sociale était extrêmement hétérogène. Sur le plan politique, ils étaient surtout unis par leur mise en garde contre les dangers du parlementarisme.

  • "1.) L'attitude des sociaux-démocrates au Reichstag, qui était parfois susceptible d'éveiller l'espoir que la situation de la classe ouvrière pouvait déjà être sensiblement améliorée au sein de la société capitaliste. 2.) L'agitation lors des dernières élections au Reichstag, qui se résumait souvent plus à gagner des sièges au parlement qu'à former des sociaux-démocrates. 3.) La défense par la fraction des candidats bourgeois lors du dernier second tour des élections. 4.) La manière dont le groupe parlementaire a abordé la question du 1er mai.(...)[73] 6.) Une certaine manière des camarades de traiter les critiques objectives comme des insultes personnelles."[74]

Mais cette critique politique des tendances opportunistes au sein du parti s'est brouillée et a perdu toute crédibilité parce que Bruno Wille a insinué la "corruption" dans les rangs des parlementaires SPD et a donc eu tendance à rejeter le problème sur des individus.

Lors d'un grand rassemblement du SPD à Berlin à la fin du mois d'août 1890, auquel participent plus de 10.000 membres du parti, Bebel affronte les critiques du SPD dans un débat avec quelques représentants des "Jungen". À la fin du débat, une résolution est adoptée. Sur les quelque 4000 participants recensés (sur les 10.000 participants, seule la moitié pouvait tenir dans la salle), environ 300 à 400 votent contre la résolution rédigée par Bebel.

  • "L'assemblée déclare que l'affirmation faite par les uns et les autres que la fraction sociale-démocrate du Reichstag était corrompue, qu'elle avait l'intention de violer le parti, et qu'elle tenait à supprimer la liberté d'expression dans la presse du parti, est une grave insulte à la fraction, ou à la direction du parti, qui manque de toute preuve. L'Assemblée déclare également injustifiées les attaques dirigées contre l'activité parlementaire de la fraction à ce jour."[75]

Lors de la conférence du parti à Erfurt, une commission d'enquête présente ses conclusions sur les accusations de certains "Jungen". Cependant, le mandat de cette commission portait sur deux tâches en même temps : en ce qui concerne les accusations de corruption systématique et le fait que les fonds du parti ont été donnés à des parasites, la commission a acquitté les accusés de ces accusations.

Dans le même temps, elle a rejeté les critiques politiques exprimées dans un tract anonyme distribué lors de la conférence du parti à Halle. Le tract disait : "Nous n'accusons donc pas les dirigeants de malhonnêteté, cependant, mais qu'ils ont montré trop de considération pour les pouvoirs en place, résultant du changement de position dans la vie et du manque de contact avec la pauvreté prolétarienne, le battement de cœur du peuple à l'agonie".[76]

"La pire chose que la loi socialiste nous a apportée, c'est la corruption" (Wille fait surtout référence au comportement politique et dirige cette accusation principalement contre la direction du parti).[77]

Dans le même temps, les Jungen ont mis en garde contre le danger de décomposition du parti.[78]

La Commission a opposé à cela ses conclusions politiques : "1.) Il n'est pas vrai que l'esprit révolutionnaire est systématiquement tué par des dirigeants individuels. 2.) Il n'est pas vrai qu'une dictature est pratiquée dans le parti. 3.) Il n'est pas vrai que tout le mouvement s'est décomposé et que la social-démocratie a sombré dans un pur parti de réforme de direction petite bourgeoise. 4.) Il n'est pas vrai que la révolution a été solennellement jurée à la tribune du Reichstag. 5.) Jusqu'à ce jour, rien n'a été fait pour justifier l'accusation selon laquelle on aurait tenté de mettre en harmonie le prolétariat et la bourgeoisie."[79]

Enfin, certains membres des Jungen qui continuaient à soutenir l'accusation de corruption ont été expulsés lors du congrès du parti à Erfurt. Auparavant, d'autres membres avaient démissionné du parti. Après le rejet d'un appel contre leur exclusion, l'opposition fonde le 8 novembre 1891, peu après le congrès du parti d'Erfurt, l'"Association des socialistes indépendants" (Verein Unabhängiger Sozialisten) (son organe devient le Socialiste, qui paraît de 1891 à 1899). Engels a déclaré qu'il ne diffusait "que des ragots et des mensonges".[80]

Cette opposition, apparue au début des années 1890, avait montré une vague conscience du danger croissant de la dégénérescence du parti. Mais en rangeant les critiques de la politique du parti dans la catégorie des accusations de corruption contre les dirigeants du parti -sans aucune preuve concrète- et en les personnalisant ainsi, ses avertissements fondés sur les dangers de sombrer dans la dégénérescence perdaient leur impact et pouvaient être utilisés par les opportunistes. Auparavant, certains représentants des Jungen (Werner et Wille) avaient exigé qu'un organe central du parti (c'est-à-dire sous la forme d'un journal) n'était pas du tout nécessaire. Certains d'entre eux se sont également prononcés contre la centralisation et seulement pour des structures souples, et ils se sont prononcés contre des critères d'adhésion contraignants.

L'appel fondateur des "Socialistes indépendants" soulignait que "la forme organisationnelle du parti actuel [restreint] le mouvement des classes sociales prolétariennes". Au lieu de cela, ils préconisaient une "organisation libre", et soutenaient que le but de l'organisation était d'être une "association de discussion et d'éducation."[81]

Les "socialistes indépendants" se sont divisés peu après leur fondation - certains sont retournés au SPD, d'autres sont passés aux anarchistes.

Pour le SPD, la gestion de ce groupe hétérogène a constitué un double défi. D'une part, les accusations au niveau du comportement, telles que les allégations de corruption, ne devaient pas rester sans suite. D'autre part, ceux qui continuaient à soutenir de telles accusations sans aucune preuve ne devaient pas être autorisés à prétendre de telles choses sans aucune sanction.

Mais en même temps, il s'agissait de tester la volonté du parti de faire face aux avertissements d'opportunisme, qui étaient inévitablement confus et parfois trompeurs, et qui étaient présentés de manière bagarreuse, comme le disait Engels. Une politique d'exclusion pour cause de divergence politique n'était pas à l'ordre du jour. Avant la conférence du parti de Halle, Engels s'est prononcé contre une politique d'exclusion du parti :

"Je verrai probablement Bebel et Liebknecht ici avant le Congrès et je ferai ce que je peux pour les convaincre de l'imprudence de toutes les expulsions qui ne sont pas fondées sur des preuves frappantes des actions préjudiciables du parti, mais simplement sur des accusations d'opposition sans fin".[82]

"Il est clair que vous serez en mesure de traiter avec les Jungen et leurs adeptes lors du Congrès. Mais veillez à ce qu'aucun germe ne soit posé pour de futures difficultés. Ne faites pas de martyrs inutiles, montrez que la liberté de critique prévaut, et si quelqu'un doit être expulsé, ce n'est que dans les cas où des faits tout à fait flagrants et pleinement prouvables (...) de méchanceté et de trahison existent."[83]

Après le congrès du parti à Erfurt, Engels approuva leur exclusion, principalement parce que les Jungen avaient continué à répandre des soupçons et des accusations non prouvés au sein du parti. Mais peu après leur exclusion par le parti, il s'est rendu compte que des gens comme Vollmar (représentants de la droite) étaient "beaucoup plus dangereux" que les Jungen.[84] Peu de temps après, il adopte une attitude nuancée. Il qualifie les attaques des Jungen contre les "éléments petits-bourgeois" du parti d'"inestimables".[85]

Même Bebel reconnaît le rôle positif des Jungen après la publication, à l'été 1892, de Der Klassenkampf in der Sozialdemokratie (La lutte des classes dans la social-démocratie) de Hans Müller. "C'est plutôt bien en soi qu'il y ait quelques tireurs de chevilles qui vous rappellent de faire attention à ne pas trébucher. Si nous n'avions pas cette opposition, nous devrions nous en faire une. Si vous les grondez lors de la prochaine conférence du parti, je chanterai leurs louanges."[86]

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La bataille que nous avons décrite entre les tendances révolutionnaires et opportunistes de la social-démocratie allemande devient encore plus intense dans la période suivante, de 1890 à 1914. Nous décrirons ce conflit exacerbé dans la deuxième partie de l'article.

Dino


[1] Questions d'organisation, I : la première internationale et la lutte contre le sectarisme [18]. Revue internationale n° 84. Questions d'organisation, II : la lutte de la première internationale contre l'Alliance de Bakounine [19]
Revue internationale n°85. Questions d'organisation, III : le congrés de La Haye de 1872 : la lutte contre le parasitisme politique. [20] Revue internationale n°87. Questions d'organisation, IV : la lutte du marxisme contre l'aventurisme politique [21]. Revue internationale n°88.

[2] La ville allemande d'Eisenach a accueilli le congrès fondateur du SDAP marxiste.

[3] Réponse d'Engels aux Lassaliens dans Volksstaat, mai 1873 - Marx and Engels Collected Works, Volume 18, pp. 319-325, (Toutes les citations du MECW sont traduites de l'édition allemande).

[4] Engels à Bebel, 20.6.1873, MECW Vol 33, p590

[5] La Ière Internationale a été dissoute officiellement lors de la Conférence de Philadelphie le 15.07.1876.

[6] Engels à Conrad Schmidt, 12 avril 1890, MECW Vol 37, p384.

[7] Marx écrit à Friedrich A. Sorge le 27.9.1873 : "Vu les conditions en Europe, je suis d'avis qu'il est tout à fait utile de laisser l'organisation formelle des Internationales passer à l'arrière-plan pour le moment et de veiller, si possible, à ne pas abandonner le bureau central de New York à cause de cela, afin qu'aucun idiot comme Perret ou aventurier comme Cluseret ne s'empare de la direction et ne compromette la cause (...)...) Pour l'instant, il suffit de ne pas laisser le lien avec les camarades les plus capables dans les différents pays nous échapper complètement (...) (cf. MECW 33, p. 606). ("Du point de vue des conditions européennes, il est tout à fait utile de laisser l'organisation formelle de l'Internationale passer à l'arrière-plan pour le moment.")

[8] En 1873, les sociaux-démocrates autrichiens ont même élu la rédaction du Volksstaat (État du peuple) allemand comme arbitre des conflits au sein du parti autrichien (The International Working Class Movement, Progress Publishers, Moscou 1976, volume 2, 1871-1904, p.261).

[9] Grande-Bretagne - les travailleurs les plus militants n'étaient actifs que dans le cadre des Trades Unions. La Fédération sociale-démocrate est fondée en 1884.

  • France - les organisations qui existaient après la Commune de Paris étaient purement professionnelles et orientées vers la seule lutte économique. Ce n'est qu'en 1878 que le Parti Ouvrier fut fondé en vue des élections en France ; il était dirigé par Guesde et Lafargue et Marx y participa directement en rédigeant son programme politique (voir Le mouvement ouvrier international, p.237). En France, il y eut très tôt une scission entre les "Possibilistes" (aile réformiste) et les forces entourant Guesde - ce qui aboutit à la fondation de la Fédération d'ouvriers socialistes).
    - Belgique : fondation du Parti socialiste 1879, - Parti ouvrier belge 1885,
    - Pays-Bas 1882 : Union sociale-démocrate
    - La Suisse : Au printemps 1873, un congrès national général des travailleurs est fondé. En 1888, le parti social-démocrate suisse est fondé,
    - Espagne 1879 - Parti socialiste ouvrier
    - Portugal : 1875 Parti socialiste du Portugal
     - Italie : pendant les années 1870, aucun parti n'a été fondé, en 1881, le Parti socialiste révolutionnaire a été fondé, qui en 1883 a été uni avec le "Partito Operaio". En 1892- fondation du parti socialiste à Gênes.
    - USA : Workingmen's Party of Illinois (1873) et Social-Democratic Workingmen's Party of North America (1874) (ancrés dans des sections de la 1ère Internationale).
    - Hongrie : la fondation du Parti des travailleurs a été annoncée en mars 1873, mais elle a été immédiatement déclarée illégale,
    - 1883 Plekhanov, qui, en raison de la répression, doit vivre à l'étranger, fonde la première organisation sociale-démocrate russe, le groupe Emancipation du travail.
    Ainsi, au milieu des années 1870, il n'existe des organisations ouvrières que dans quelques pays européens, dans une certaine mesure aux États-Unis et dans quelques autres pays (voir Le mouvement ouvrier international, p. 205). Cependant, le programme de Gotha a influencé les programmes des autres partis dans la seconde moitié des années 1870 et au début des années 1880, par exemple celui de la Ligue danoise des sociaux-démocrates, fondée en 1876, ainsi que celui du Parti socialiste flamand 1877, du Parti socialiste portugais 1877, du Parti social-démocrate tchécoslovaque 1878, de la Ligue sociale-démocrate des Pays-Bas 1882, du Parti général des travailleurs de Hongrie 1880.

[10] Mehring, Geschichte der deutschen Sozialdemokratie, p451

[11] Marx à Wilhelm Bracke, 5.5.1875, MECW vol 19, p13.

[12] Dans sa lettre du 12 octobre 1875 à Bebel, Engels souligne que le programme de Gotha est composé des idées principales non marxistes suivantes :

  • "Les phrases et mots-clés lassalliens qui ont été inclus restent une honte pour notre parti", comme les idées d'une "masse réactionnaire" en dehors de la classe ouvrière, de la "loi d'airain des salaires", de "l'aide de l'État aux coopératives productives", etc. Selon Engels, c'était "le joug de Caudin sous lequel notre parti a rampé pour la plus grande gloire de saint Lassalle".
    2) les revendications démocratiques vulgaires, comme le slogan de l'"État libre", qui s'élève soi-disant au-dessus des classes ;
    3) "des demandes sur l'état "actuel" qui sont très confuses et illogiques",

    4. des phrases générales, "empruntées pour la plupart au Manifeste communiste et aux Statuts de l'Internationale, mais réécrites pour contenir soit une totale fausseté, soit une pure absurdité. (...) L'ensemble est au plus haut degré désordonné, confus, incohérent, illogique et embarrassant" (MECW Vol. 34, p. 158).

[13] Engels à Bracke, MECW Vol 34, p 155

[14] Mehring, ibid, Vol 2, pp.449-450.

[15] Mehring, ibid, Vol 2, p.453.

[16] Mehring, ibid, Vol 2, p 419.

[17] Mehring, ibid, Vol 2 p516

[18] Déclaration de Höchberg, Eduard Bernstein et Schramm. Ils rédigent des "Revues du mouvement socialiste en Allemagne", rejetant le caractère révolutionnaire du parti et exigeant la transformation du SAPD en un parti de réforme démocratique petit-bourgeois. (Documents et matériels, III, p. 119). Par crainte d'une nouvelle répression, l'aile du parti autour d'Eduard Bernstein se prononce en faveur de la transformation du SAPD en un parti réformiste légaliste, rendant ainsi l'interdiction caduque.

[19] Marx/Engels, Circulaire à Bebel, Liebknecht, Bracke et autres, 17/18 9.1875, MECW, Vol 34, p. 394-408

[20] Marx et Engels à Bebel, Liebknecht, Bracke et autres, Lettre circulaire, MECW Vol 17 (18 septembre 1879) (dans The International Working Class Movement Vol 2, p.235).

[21] Dieter Fricke, Sur l'histoire du mouvement ouvrier allemand 1869-1917,p204).

[22] Documents Vol III, p.148

[23] Face au danger qu'une structure organisationnelle illégale trop centralisée puisse être perturbée trop rapidement en cas de grève de la police, Engels a également fait valoir que "plus l'organisation paraît lâche, plus elle est forte en réalité". Engels à J. Ph. Becker, 1.4.1880, MECW vol. 34, p.441.

[24] Appel de la représentation du parti socialiste ouvrier allemand du 18.09.1880 sur les tâches après le congrès de Wyden "(Documents), vol III, p.153)

[25] Fricke, ibid, p.211.

[26] "Résolution sur l'organisation du parti".

  • "1. la représentation officielle du parti est transférée aux députés actuels du Reichstag.
  • 2. Dans le cas où les élections au Reichstag de l'année prochaine entraîneraient un changement substantiel de personne parmi les députés, les députés sortants et les députés nouvellement élus s'accordent pour déterminer qui doit poursuivre les activités, avec la participation de tiers de confiance. La répartition des activités est du ressort des députés...
  • (5) "L'organisation des différents lieux est laissée à la discrétion des camarades qui y vivent, mais le Congrès déclare qu'il est du devoir des camarades d'assurer partout les meilleures liaisons possibles

[27] Lénine, "A propos de deux lettres", Œuvres complètes, Vol 15, p.291.

[28] Der Sozialdemokrat, 12.4.1883. in Documents

[29] Bebel, Ausgewählte Reden und Schriften, vol 2/2 p.106F, Fricke, p.193,

[30] Dirk H. Müller, Idealismus und Revolution, p.15

[31] Lettre de Bebel à Liebknecht du 26.7.1885, Institut international d'histoire sociale, Amsterdam, Nachlass Liebknecht, pp.108/111, Fricke, p.276,

[32] Engels à Bebel, 4.8.1885, MECW Vol.36, p.292.

[33] Le groupe social-démocrate du Reichstag allemand, Der Sozialdemokrat, n°14, 2.4.1885, dans Documents Vol.III, p.223.

[34] La question de la "subvention aux bateaux à vapeur" a révélé la volonté de certains parlementaires de soutenir les subventions demandées par le gouvernement dans la course contre les autres États pour conquérir la planète du transport maritime allemand.

[35] Lettre de protestation de Bebel du 5.4.1885 à la fraction sociale-démocrate du Reichstag contre leur déclaration, IISG Amsterdam, NL Bebel, n°42, in Documente und Materials, MECW, vol.3, p.226.

[36] Documents, Vol 3, p.229

[37] ibid, p.231

[38] ibid, vol.III, p.177, 2. 2.1892, Der Sozialdemokrat.

[39] Engels à Bebel, 21.6.1882, MECW Vol.35, p.225,

[40] Engels à Bebel, 28.10.1882, MECW Vol.35, p.383

[41] Engels à Bebel, 10/11. mai 1883, MECW, Vol.36, p.27

[42] Engels à Bebel, MECW, Vol.36, 11.10.1884, p.215

[43] "Résolution sur l'enrichissement d'un service international d'aide aux victimes par les socialistes", Documents, Vol.3, p.149,

[44] Fricke, ibid,.

[45] Questions d'organisation, I : la première internationale et la lutte contre le sectarisme [18]. Revue internationale n°84. Questions d'organisation, II : la lutte de la première internationale contre l'Alliancede Bakounine [19]
Revue internationale n°85. Questions d'organisation, III : le congrés de La Haye de 1872 : la lutte contre le parasitisme politique. [20] Revue internationale n°87. Questions d'organisation, IV : la lutte du marxisme contre l'aventurisme politique [21]. Revue internationale n°88.

[46] Le principe selon lequel les membres du parti doivent payer des cotisations n'a pas été explicitement mentionné ici afin d'éviter les mesures punitives prévues par la loi sur les associations.

[47] Ignaz Auer est devenu célèbre plus tard pour avoir exprimé la quintessence de l'opportunisme lorsqu'il a fait remarquer à Eduard Bernstein : "Ce que vous demandez, mon cher Ede, est une chose que l'on n'admet pas ouvertement et que l'on ne soumet pas à un vote formel ; on s'y met tout simplement."

[48] Le Comité exécutif du Parti, "Circulaire n°1 du Comité exécutif du SPD d'octobre 1890 sur la construction du Parti", Documents vol.3, p.348.

[49] Histoire du mouvement ouvrier. 1903-1904 : la naissance du bolchevisme [22]. Revue internationale n°116.

[50] Protocoles des négociations des congrès du parti social-démocrate d'Allemagne Halle 1890 et Erfurt 1891, Leipzig 1983, - Avant-propos du congrès du parti de Halle p.32.

[51] Lettre de Bebel à Engels, 27.8.1890, Bebel ibid, p.365.

[52] de l'avant-propos sur les protocoles. 29, citation originale de Bebel : Lettre à Victor Adler, 5.9.1890, in Selected Speeches and Writings, vol. 2/2, p. 371

[53] Engels, MECW 22, p 594

[54] Nous avons traité ces faiblesses en détail dans plusieurs articles, voir entre autres les articles des IR 84 et 85 mentionnés ci-dessus ?

[55] Des mesures répressives ciblées ont été prises à maintes reprises. En 1895, par exemple, le président de la police de Berlin interdit l'exécutif du parti à Berlin (c'est-à-dire qu'il est dissous, mais pas le parti au niveau local ou national). Une fois de plus, la direction du parti est transférée à la fraction du Reichstag. Ces mesures prises par la police ont effrayé ceux qui étaient "assis sur le sofa de la démocratie" et étaient sur le point de perdre leur esprit de combat.

[56] Zur Kritik des sozialdemokratischen Programmstwurfs 1891, MECW, vol.22, p.234. La Kritik d'Engels n'a été publiée par la direction du SPD que dix ans plus tard. Les circonstances ne sont pas exactement éclaircies. Dans une remarque préliminaire, la direction du SPD a signalé que le manuscrit d'Engels avait été trouvé dans les archives de W. Liebknecht, décédé en 1900. MECW vol. 22, p.595.

[57] La révolution allemande : L'échec de la construction de l'organisation [23]. Revue internationale n°88.

[58] Engels à Kautsky, 8.11.1884, MECW Vol 36, p.230

[59] dans Der Sozialismus in Deutschland MECW, Vol.22, p.250.

[60] Engels à Bebel, 29.9.1891, MECW 38, p.163,

[61] Engels, Einleitung zur englischen Ausgabe der "Entwicklung des Sozialismus", 1892, MECW 22, p.311.

[62] Engels à Pablo Iglesias, 26.3.1894, MECW, vol. 39, p. 229. Même s'il relativise ce genre de déclaration par la restriction que les développements pourraient très bien tout remettre en question, par exemple par une guerre européenne aux conséquences terribles et mondiales, on voit l'influence de cette augmentation des votes sur Engels aussi. (voir par exemple Engels à Bebel, 24-26. 10. 1891, MECW Vol 38, p.189)

[63] Hamburger Parteitag 1897, Protocoles p.123.

[64] Hamburger Parteitag 1897, Protocoles p.123.

[65] Engels, La question paysanne en France et en Allemagne, MECW, vol.22, p.493.

[66] Engels à Bebel, Liebknecht et autres, mi-septembre 1879, MECW Vol 34, p.394-408

[67] Engels à Bebel, 24.11.1879,

[68] Engels à Sorge, 9.8.1980, MECW Vol 37, p.440

[69] Engels à Bebel, 19.10.1892,

[70] " Nous devrons probablement rompre avec lui [Vollmar] cette année ou l'année prochaine ; il semble vouloir nous imposer le socialisme d'État du parti. Mais comme c'est un intrigant rusé, et comme j'ai toutes sortes d'expériences dans les luttes avec ces sortes de gens - M[arx] et moi avons souvent fait un bloomer dans la tactique contre ces sortes de gens et nous avons dû payer le prix approprié - je suis libre de vous donner ici quelques conseils.
 Avant tout, ces personnes cherchent à nous montrer formellement que nous avons tort, et il faut éviter cela. Sinon, ils martèlent cette question secondaire afin d'occulter le point principal dont ils ressentent la faiblesse. Soyez donc prudent dans les expressions, publiques comme privées. Vous voyez avec quelle habileté le type utilise votre propos sur Liebknecht pour créer une dispute entre lui, Liebknecht et vous - (...) et ainsi vous vous retrouvez tiraillés entre les deux. Deuxièmement, comme il est important pour eux de brouiller la question principale, il faut éviter toute occasion de le faire ; toutes les questions secondaires qui les agitent doivent être traitées de manière aussi brève et convaincante que possible, afin qu'elles soient clarifiées une fois pour toutes, mais il faut éviter autant que possible toute question secondaire qui pourrait surgir, malgré toute tentation. Sinon, l'objet du débat s'étendra de plus en plus, et le point de discorde initial disparaîtra de plus en plus du centre d'intérêt. Et alors aucune victoire décisive n'est possible, et c'est déjà un succès suffisant pour le petit manipulateur et au moins une défaite morale pour nous. "
Engels à Bebel, 23.7.1892, MECW vol.38, p.407.

[71] Un an plus tard, lors du congrès du parti à Erfurt, près d'une douzaine des 250 délégués appartenaient à cette opposition.

[72] Quatre de ces délégués avaient environ 30 ans, un 23 ans, et tous n'étaient dans le parti que depuis 2 ou 3 ans ; l'un d'entre eux (Bruno Wille) n'en faisait même pas partie. Ils étaient étudiants, vivaient en free-lance ou, comme dans le cas de Wille, gagnaient leur vie comme conférenciers itinérants rémunérés.

[73] L'exécutif du parti et le groupe parlementaire se sont opposés à une grève prévue pour le 1er mai.

[74] Dirk H. Müller, Idéalisme et révolution, Zur Opposition der Jungen gegen den Sozialdemokratischen Parteivorstand, p.60, contribution de H. Müller, der Klassenkampf..., p.88 et SD, no.35 du 30 août 1890.

[75] Müller, ibid, p.64,

[76] Müller, ibid. P.89

[77] Müller, ibid, p.52

[78] (...) "La tactique du parti est totalement erronée. 9.) Le socialisme et la démocratie n'ont rien à voir avec les discours de nos députés. (...) 12.) Parler de la société d'aujourd'hui qui se développe vers l'État socialiste est un non-sens. Ceux qui disent cela sont eux-mêmes bien pires que des têtes brûlées politiques." ("Les accusations de l'opposition berlinoise", p.24 dans l'original, dans D. H. Müller, p.94).

[79] Erfurter Parteitagsprotokoll, p.318,

[80] Engels à Sorge, 21.11.1891), MECW Vol.38, p.228

[81] La proportion d'ouvriers au sein du conseil était négligeable ; il y avait plus de "rédacteurs", de petits hommes d'affaires que d'ouvriers, Müller, ibid pp.130 et 133.

[82] Engels à F.A. Sorge, 9.8.1890, MECW Vol 37, p 440.

[83] Engels à Liebknecht, 10.8.1890, MECW Vol 37, p 445 , voir aussi Engels à Laura Lafargue, 27.10. 1890, MECW 38, S 193

[84] Engels à F. A. Sorge, "... M. Vollmar (...) est beaucoup plus dangereux que cela, il est plus intelligent et plus persévérant (...) 24.10.1891, MECW vol. 38, p. 183

[85] Engels à Victor Adler, 30.8.1892, MECW 38, p. 444 - "... mais quelle sorte d'éléments bourgeois se trouvent dans la fraction parlementaire et sont toujours réélus ? Un parti ouvrier n'a le choix qu'entre des ouvriers qui sont immédiatement réprimandés et ensuite facilement assimilés à des rentiers du parti, ou des bourgeois qui se nourrissent eux-mêmes mais embarrassent le parti. Et face à ces forces, les Indépendants n'ont pas de prix."

[86] Bebel à Engels, 12.10.1892, Bebel-Engels p 603 (Müller, ibid p 126).

Personnages: 

  • Marx [24]
  • Engels [25]
  • Lassalle [26]
  • August Bebel [27]
  • Wilhelm Liebknecht [28]
  • Wilhelm Bracke [29]
  • Plekhanov [30]
  • Jules Guesde [31]
  • Lafargue [32]

Evènements historiques: 

  • Gotha [33]
  • Erfut [34]
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Approfondir: 

  • Questions d'organisation [36]

Questions théoriques: 

  • Opportunisme & centrisme [37]

Rubrique: 

Histoire du mouvement ouvrier

L’anarchosyndicalisme en Argentine - La FORA (I)

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Depuis ses origines, le mouvement ouvrier s'est conçu comme mouvement international et internationaliste. "Les prolétaires n'ont pas de patrie", "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous". Ce sont là deux idées maîtresses du Manifeste du Parti communiste de 1848. Le prolétariat est une classe internationale dont la tache historique de renversement du capitalisme et d'instauration de nouveaux rapports de production libérés de l'exploitation ne peut se concevoir qu'à l'échelle internationale. De ce fait, même si ses différentes luttes contre l'exploitation capitaliste n'acquièrent pas d'emblée cette dimension, elles doivent être conçues comme des moments de ce combat international et historique. En particulier, il appartient au prolétariat de tous les pays, et particulièrement de son avant-garde, les organisations révolutionnaires, de tirer toutes les leçons des différentes expériences passées du mouvement ouvrier et de ses organisations. C’est en nous basant sur cette démarche que nous avons analysé, dans notre presse, les expériences des combats de classe dans différentes parties du monde, et que nous pensons important de faire connaître ceux qui se sont déroulés en Argentine. Ceux-ci ont produit une organisation, la FORA, qui constitue une référence pour l'anarcho-syndicalisme. En ce sens, cet article en plusieurs parties s'inscrit dans notre série de la Revue internationale dédiée au syndicalisme révolutionnaire[1]. Cet article revêt de plus un intérêt tout particulier du fait que la FORA constitue aujourd'hui une référence pour les anarcho-syndicalistes qui, gênés par la participation de la CNT au gouvernement de la République bourgeoise durant la guerre d'Espagne, veulent rester fidèles à l'internationalisme.

Nous présenterons, dans cette première partie, le contexte historique ayant présidé au développement des réflexions et des mobilisations importantes des ouvriers argentins et qui permirent la constitution de la FORA.

Le prolétariat est une classe internationale

Tandis qu’en Europe, durant le dix-neuvième siècle, le capitalisme imposait sa présence et se renforçait, la majeure partie des pays d’Amérique Latine réalisait, dans les premières décennies, leur révolution vers l’indépendance. Ainsi, dans le dernier tiers de ce siècle, les relations de production capitalistes deviendront dominantes sur le continent. Dans le cas de l’Argentine, un des points déterminants de l’avancée du capitalisme réside dans la consolidation de l’agriculture et de l’élevage capitalistes en même temps que le pays s’intègre au marché international et au processus d’industrialisation. C’est pour cela que les mesures prises depuis les années 1880 seront déterminantes pour la dynamique de développement de l’économie sud-américaine et de la classe ouvrière. Plus particulièrement, la période de 1880 à 1914 est pour l’Argentine un moment de définition de son territoire, clarifiant le tracé de ses frontières, mais aussi de soumission des vieilles formes d’organisation sociale et économique. De ce projet résulte la "Conquête du désert".

La "conquête du désert" est le nom donné à une campagne militaire menée entre 1878 et 1885 par le gouvernement argentin contre les communautés indiennes survivantes de l’extrême sud de cette région (spécialement contre les Mapuches et les Tehuelches). Cette campagne de destruction et de pillage fait partie du processus de construction de l’État-nation argentin et le chemin par lequel devait passer l’expansion capitaliste. Des centaines d’indiens furent criblés de balles et davantage de prisonniers soumis et déportés dans des zones isolées et sauvages du pays ou encore contraints à la servitude chez les familles privilégiées de Buenos Aires. Les notes des journaux de cette époque exposent les "réussites" de ce progrès de civilisation. "Les indiens prisonniers arrivent avec leurs familles, à pied dans la plupart des cas ou en chariots. Le désespoir, les pleurs sont incessants. En présence de leur mère, on enlève leurs fils pour les offrir en cadeau malgré les cris, les hurlements et les supplications des femmes indiennes levant les bras au ciel" [2].

Ce projet était la continuation de la politique portée par les secteurs de la bourgeoisie libérale du milieu du 19è siècle qui convoitaient l’arrivée de la "modernité capitaliste". L’avocat Juan Bautista Alberdi, promoteur de la constitution, définit ce projet en partant du principe selon lequel "gouverner c’est peupler". La réalité de cette politique est plus explicite dans son livre Elementos de derecho público provincial argentino (Éléments du droit publique provincial argentin -1853) : "même si cent ans passent, les déracinés, les métis ou les gardiens de troupeaux ne se transformeront pas en ouvriers anglais…au lieu de laisser ces terres aux indiens sauvages qui les possèdent aujourd’hui, pourquoi ne pas les peupler d’Allemands, d’Anglais et de Suisses ? Qui connaît un homme parmi nous qui se pare d’être un indien pur? Qui marierait sa sœur ou sa fille avec un gentilhomme d’Araucanie et non mille fois avec un cordonnier anglais ? …"

Ainsi, la grande concentration de terres agricoles, la naissance de l’agro-industrie, l’attraction des investissements étrangers et la production diversifiée concourent au dépouillement et à la tragédie des communautés indiennes, mais aussi à l’arrivée massive de travailleurs immigrés, principalement d’Italie, d’Espagne et dans une moindre mesure de France et d’Allemagne.

Mais ces "étrangers" qui migrent en essayant de fuir la misère et la faim (et dans certains cas aussi la répression) apportent avec eux non seulement leurs capacités physiques et créatives qui leur permettent de vendre leur force de travail, mais aussi les expériences de leur vie d’exploités et les enseignements de leurs combats passés (avec aussi leurs faiblesses politiques), lesquels vont se retrouver dans le milieu social de ces "nouvelles terres" qui les intègrent, permettant ainsi que la réflexion prolétarienne devienne un processus international.

Ce n’est pas surprenant si les travailleurs migrants ont transmis en Argentine une grande énergie au combat prolétarien à partir des trois dernières décennies du 19è siècle ; par exemple, German Ave Lallemant [3] et Augusto Kühn d’origine allemande, forment le premier noyau socialiste Verein Vorwärts (Association En avant) lié à la social-démocratie allemande et qui acquérait une importance éminente dans la lutte des ouvriers ; de même les italiens Pietro Gori et Errico Malatesta et, plus tard, l’espagnol Diego Abad de Santillan seront des animateurs de l'organisation ouvrière de l'anarchisme. La tradition de la lutte chez les travailleurs immigrés se reflète dans leur travail éditorial. La diversité de journaux parus et distribués de la main à la main, dans ce contexte de croissance des masses ouvrières, seront des éléments importants pour la réflexion, le développement des idées et la politisation de la jeune classe ouvrière du pays.

Cependant, il faut préciser que ce phénomène ne valide pas la vision mystifiée de la bourgeoisie argentine qui présente les luttes ouvrières comme des évènements importés par les "étrangers". Il y a indubitablement une expérience transmise par les travailleurs migrants, mais celle-ci surgit, se combine et s’accroît à la chaleur des combats qui ne sont pas le seul produit de la volonté ni ne sont créés artificiellement. C’est la réalité économique et sociale que le capitalisme engendre (c’est à dire la misère, la faim, la répression…) et à laquelle les travailleurs répondent, qui permet de dépasser l'appartenance à telle ou telle nationalité.

Différentes nationalités mais une seule classe

Dans les trois dernières décennies du 19e siècle, l’Argentine était présentée comme le pays où tout était possible, mais très vite cette promesse montra son vrai visage. Les publications ouvrières de cette période détaillent les conditions de vie des travailleurs, où le chômage est fréquent, les journées épuisantes et les salaires de misère. Par exemple, dans les usines de chapeaux, Franchini et Dellacha de Buenos Aires : "On payait les pressiers un peso pour cent chapeau et on l’abaissa de 40 centimes, le repasseur de quatre peso à 2,80 la centaine, aux rouleurs de chapeau mou de 6 à 4, le rouleur de haut de forme de 6 à 3 pesos la centaine. Avec ce tarif, l’ouvrier habile n’arrivait pas à gagner deux pesos en deux heures de travail. Les enfants de 8 à 12 ans qui travaillaient du matin au soir dans l’eau chaude, se brulant les mains et perdant la santé après six mois de ce travail épuisant et insalubre, de 80 centimes qu’ils gagnaient par jour on leur abaissa à 50 …" [4]

Ces conditions de vie se répétaient continuellement dans toutes les manufactures et les exploitations agricoles, mais en plus, nombreuses étaient celles qui pratiquaient le "Truck System" pour le paiement du salaire. Dans ce cas, le salarié est alors payé en bons d'achats pour des marchandises, souvent produites par l’entreprise mais vendues au prix fort par le patron ; il est ainsi maintenu dans la dépendance continue vis-à-vis du partron.

Dans les villes, des masses de travailleurs, parlant différentes langues, s’aggloméraient dans des quartiers insalubres, composés de logements précaires connus sous le nom de conventillos [5], où la misère consume les vies de leurs habitants sans faire de différence nationale.

Supposer que l’histoire des travailleurs argentins est seulement le produit de la "mauvaise migration", revient à nier que le capitalisme crée son propre fossoyeur et qu’il pousse les travailleurs à lui donner leur propre réponse. Les conditions misérables encouragent et accélèrent l’organisation et la mobilisation ouvrière, et c’est dans cette réalité que les travailleurs migrants s’intègrent. L’anarchiste Abad de Santillan rejette à juste titre l’explication conspirative exprimée par la bourgeoisie: "La défense des victimes était quelque chose de tellement logique que, même sans inspiration sociale d’aucune espèce, seraient apparues les associations ouvrières comme rempart biologique contre l’avarice patronale." [6] Il y a dans son analyse un suivi très précis du développement des conditions qui impulsent la combativité ouvrière, cependant il perd de vue le travail d’agitation et de propagande auquel les travailleurs migrants participent de façon active. De ce fait, son explication perd également de vue le caractère international du prolétariat.

Expliquant l’histoire à travers l'existence d'un bouc-émissaire "coupable" de tous les maux de la société, le gouvernement et les groupes patronaux déchainent la persécution des étrangers. Une illustration particulière de ces attaques est la proclamation en 1902 de la "Loi de résidence". Cette loi, aussi connue sous le nom de "Loi Cané", permettra la déportation, sans jugement préalable, des étrangers accusés d’avoir des activités séditieuses, conférant ainsi aux campagnes de persécution un cadre légal et respectable dans la mesure où celles-ci sont liées à la loi et aux principes démocratiques. En 1910, cette mesure sera prolongée par la "Loi de Défense Sociale" qui permet de restreindre l’admission d’étrangers lorsqu'ils sont suspectés de constituer des dangers pour l’ordre public.

Pour comprendre le processus d’accélération des mobilisations ouvrières en Argentine, il est important de prendre en compte que le capitalisme est un système sous-tendu par de profondes contradictions qui engendrent sa crise économique. Alors que le 19è siècle avait montré la capacité de la bourgeoisie à accroître son pouvoir, même si cela ne fut pas sans difficultés, à mesure que ce siècle touchait à sa fin, les contradictions de l’économie capitaliste se manifestaient avec plus d’acuité. Bien que son épicentre ait été situé en Angleterre, la récession de 1890, connue sous le nom de "crise Baring" [7], s’étendit aux pays d’Europe centrale et aux États-Unis mais aussi en Argentine vu que ce pays constituait une destination importante pour l'exportation des capitaux anglais ; d’ailleurs cette période est marquée par des échanges importants entre les deux pays.

Face à la tendance à la récession du capitalisme, la réponse de la bourgeoisie (bien décidée à défendre ses profits) consiste à renforcer les moyens d’exploitation des producteurs de la richesse sociale : les travailleurs. C’est dans ce contexte que des grèves et des mobilisations apparaissent au début du 20e siècle, ainsi que la nécessité pour les travailleurs de construire leurs organes unitaires de combat.

Les discussions et les confusions

Si le processus de développement du capitalisme stimulait la combativité des ouvriers et éveillait leur réflexion, cela n’implique pas pour autant que les exploités partagent tous la même vision de la réalité, ni qu'ils aient la même conscience de classe et les mêmes capacités d'organisation. Le prolétariat, en tant que classe, se construit dans le combat et à travers l’autocritique de ses actes. En Argentine, à la fin du 19è siècle, la classe ouvrière est encore marquée par quelques traits politiques et idéologiques propres à la décomposition de l’économie artisanale et paysanne. Même si la masse de prolétaires migrants constitue pour elle une forme certaine d'inspiration, ceux-ci n’ont pas toujours transmis les arguments les plus clairs. C’est la raison pour laquelle les discussions et les pratiques des travailleurs argentins, à la fin du 19è siècle et au début du 20è siècle, s’illustrent par un éventail de visions confuses. Malgré tout, elles synthétisent l’effort intellectuel et l'esprit de combat des exploités.

Si bien que, avec la diversification de la production manufacturière dans les villes et la création des corporations spécialisées, les salariés commencent à établir entre eux des rapports sociaux au niveau de l’atelier. Cette convivance stimule la création de sociétés de résistance, c’est à dire des groupes corporatifs de défense des conditions de vie les plus immédiates. À partir de là surgissent, entre 1880 et 1901, les organisations de travailleurs par métier : boulangers, cheminots, fabricants de cigares…mais aussi se détachent des minorités qui vont former des groupes socialistes et anarchistes qui seront, en même temps, un facteur d'impulsion et d’animation des organisations unitaires de lutte.

Bien que, en Argentine, la fondation de sections française, italienne et espagnole de la Première Internationale remonte à 1872, c’est durant les deux dernières décennies du 19è siècle que se créent le plus d’organisations et de journaux ouvriers. Comme expression de cette dynamique on remarque l’édition, en 1890, du journal socialiste L’Ouvrier animé par German Ave Lallemant. Avec cette tendance impulsée par la mobilisation ouvrière, apparaissent en 1894 d’autres publications comme La Vanguardia (L’avant-garde - dirigé par le médecin Juan B. Justo) ; puis vont se former d’autres groupes qui prendront une place importante chez les travailleurs comme le Centro Socialista Obrero, (Le Centre Socialiste Ouvrier), le Fascio dei Lavoratori (Le faisceau des travailleurs - groupe adhérant au Parti Socialiste d’Italie). Ces groupes se joignent aux Égaux, un groupe éphémère, formé par des travailleurs d’origine française pour présenter, en avril 1894, le programme du Partido Socialista Obrero Internacional (Parti Socialiste Ouvrier International - PSOI). C’est ainsi que surgissait une expression prolétarienne en Argentine qui changera de nom l'année suivante en devenant le Partido Socialista Obrero Argentino (Parti Socialiste Ouvrier Argentin - PSOA) pour devenir en 1896 le Partido Socialista Argentino (Parti Socialiste Argentin - PS) à la tête duquel se maintient Juan B. Justo.

Le PS va adhérer à la Seconde Internationale et se revendiquera de l’internationalisme.  Ce qui, malgré le poids du réformisme dans cette internationale, permettra néanmoins aux travailleurs de faire des avancées dans le processus de réflexion et de lutte. Étant donné que le PS a été formé à partir de divers groupes, il est politiquement hétérogène. En fait, le groupe auquel appartenait Juan B Justo était majoritaire mais aussi le plus confus puisque c'est lui qui donnait le plus d'importance aux positions programmatiques des libéraux bourgeois, ce qui contribuera, dans les moments aigus de la lutte de classe, au manque de clarté de son intervention [8]. Ce manque de clarté et ce glissement vers des positions étrangères au prolétariat provoque des réactions à l’intérieur du parti qui se traduiront, par exemple, par la création, en 1918, d’une "aile critique" qui formera le Partido Socialista Internacional Argentino (Parti Socialiste International Argentin - PSAI) [9] et aussi au sein des sections syndicales.

Le programme de réformes du travail et le soutien aux projets libéraux (par exemple la séparation de l’Église et de l’État) que soutient le PS à la fin du XIXe siècle, commençaient à retarder par rapport à la réalité du monde dans la mesure où approchait le moment où la tâche du prolétariat serait le renversement du capitalisme et non plus le soutien à un système qui avait été progressiste face aux couches réactionnaires de la société, comme l'Église. Mais les appels à s’organiser et à la lutte pour de meilleures conditions de vie permirent aux travailleurs de commencer à prendre conscience de la force qu'ils représentent, et en conséquence à gagner en cohésion ; ces appels orientent la lutte revendicative et permettent d'obtenir des réformes immédiates bien que non durables. Mais la stratégie de conciliation entre les classes que préconisait le PS, de même que son rejet des bases programmatiques du marxisme après s’être rapproché des arguments de Bernstein, font que le parti s’éloigne de plus en plus du camp prolétarien et qu’il devient un instrument politique utilisé adroitement par l’État argentin. Par exemple, au début du 20e siècle, le PS maintient en son sein une sorte de vie prolétarienne mais son enthousiasme effréné pour le parlementarisme va l’éloigner du combat ouvrier. Le cas arrive même qu'il se compromette en évitant à la bourgeoisie la mobilisation des travailleurs en échange de la promulgation de la Loi Nationale du Travail (connu sous le nom de "projet (Joaquim) Gonzalez" (1905).

Dans les dernières années du XIXe siècle, le milieu libertaire commence à prendre de l'importance. Des figures de l’anarchisme fuyant la répression des gouvernements européens arrivent en Argentine comme Malatesta (en 1885) et Pietro Gori (en 1898), et animent ainsi les organisations ouvrières et le travail éditorial. Mais le camp anarchiste n’était pas homogène. Pour résumer, nous pouvons le diviser en deux groupes : les anarchistes favorables à l’organisation et ceux qui y étaient hostiles.

La presse des groupes du premier groupe connaît une diffusion limitée comme L’Avenir, El Obrero Panadero (L’ouvrier boulanger). Un journal de la même ligne politique et connaissant une plus large diffusion est également à signaler : La Protesta Humana (La protestation humaine) avec comme principale plume Antonio Pellicer Paraire (Pellico). Du côté des "anti-organisations", les principales publications furent El Rebelde (Le Rebelle) et Germinal [10]. Cette division s’accentua avec la convocation du Congrès Anarchiste International de septembre 1900 à Paris. Ce congrès fut l'occasion d'une discussion importante entre les groupes anarchistes et bien qu'il ait été interdit avant la fin, quelques réunions secrètes eurent lieu et qui, pour conclure, recommandèrent de créer des fédérations syndicales. La thèse "favorables à l’organisation" s'exprimera plus clairement encore dans une intervention de Malatesta au Congrès international anarchiste d'Amsterdam en 1907 : "il faut que les anarchistes aillent dans les unions ouvrières. D'abord pour y faire de la propagande anarchiste ; ensuite parce que c'est le seul moyen pour nous d'avoir à notre disposition, le jour voulu, des groupes capables de prendre en mains la direction de la production" [11]. Cette orientation s'appuyait sur l'idée que "le syndicalisme n'est et ne sera jamais qu'un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but accessible – et encore ! – que l'amélioration des conditions du travail" (Idem).

Depuis les discussions de préparation du congrès de 1900 à Paris, une séparation nette s’était produite en Argentine entre ceux qui les considéraient comme vitales et ceux qui, au contraire, les jugeaient inutiles et pernicieuses. Ainsi, comme le révèlent des extraits du Rebelle (14 août 1899), quand on s’organise et centralise, les individus perdent la capacité d'initiative, les forces révolutionnaires s'épuisent et la réaction triomphe. Le camp majoritaire de l’anarchisme en Argentine sera celui qui se définit en faveur de l’organisation, afin d’amplifier son travail dans les syndicats et d’impulser la création de fédérations, convergeant en cela avec les groupes socialistes.

Le militant anarchiste Diego Abad de Santillan, considère que le débat entre les "pro" et "anti" organisation est réglé par les arguments exposés dans les douze articles publiés en 1900 dans La protestation humaine sous le titre "L’organisation ouvrière" et signés Pellico. Au centre de ses idées, il y a la nécessité de l’organisation à deux niveaux : économique et révolutionnaire. Pellico écrit : "une branche de l’organisation ouvrière, que l’on peut qualifier de révolutionnaire, que constituent ceux qui sont pleinement convaincus qu’ils travaillent directement pour le triomphe d’un idéal. Et une autre branche, que l’on peut qualifier d’économiste, constituée par les masses ouvrières qui luttent pour améliorer leur condition de vie et contrecarrer les abus des patrons…" [12]. Selon Diego Abad de Santillan, le passage cité de Pellico se base sur la stratégie de "la Fraternité Internationale de Bakounine (en se plaçant) à l’intérieur et à côté de l’Association Internationale des Travailleurs…".

Antonio Pellicer lui-même explique que la fédération est le type d’organisation dont les travailleurs ont besoin, en attribuant à celle-ci le rôle de "germe de la commune du futur révolutionnaire." Il propose ainsi "que s’organise la fédération locale dans le sens de la commune révolutionnaire, de l’action permanente et active du peuple des travailleurs dans tous les domaines qui mettent en cause sa liberté et son existence…" [13]

Si l’on suit cette description, nous comprenons que la fédération syndicale soit perçue comme l’organe chargé de la défense des conditions de vie des travailleurs et, dans le même temps, sous l’impulsion de ce groupe conspiratif qui travaille en "parallèle", elle s’oriente vers le combat ouvert contre le système…

En fait, le mouvement ouvrier dans son ensemble est alors confronté à la nécessité d'une organisation politique, distincte des organismes de défense de ses intérêts immédiats, en charge de défendre son programme et son projet politique propre d'émancipation du prolétariat et d'établissement d'une société sans classe [14]. Pour le marxisme cela avait pris tout d'abord la forme des partis politiques de masse dans la seconde internationale, puis après leur trahison, de partis politiques beaucoup plus sélectionnés autours d'un programme politique pour la révolution. Mais cette problématique n'était pas non plus étrangère aux anarchistes comme le révèlent certains termes du débat entre "pro" et "anti" organisation en leur sein. Le problème est que la nécessité parfaitement identifiée d'une organisation révolutionnaire est complètement dévoyée par Diego Abad de Santillan en identifiant ce qu'elle pourrait être à l'action conspirative d'un Bakounine (conspirative y compris contre le Conseil général de l'AIT !)

À la réflexion, nous pouvons constater que bien que les anarchistes "pro-organisation" s’opposent à la vision des "anti-organisation", ils n'en font pas pour autant une critique profonde, étant donné qu’après avoir essayé de les critiquer, ils reprennent le schéma bakouninien, de travail conspiratif aux racines anciennes, impropre au combat contre le capitalisme. Par ailleurs, ils vont répéter la vieille idée de séparation du combat économique et politique en l’ornant de la conception idéaliste selon laquelle il y aurait la possibilité de commencer à édifier la nouvelle société à partir des germes de celle-ci existant dans les entrailles mêmes du capitalisme. Ainsi, bien que critiquant la focalisation des socialistes sur les réformes comme moyen d'une alternative au capitalisme, ils font naïvement confiance à l’effort entrepris pour créer des "communes fédérées" en tant que préfiguration de la société future, et cela sans que le système soit lui-même détruit.

Les premières fédérations syndicales

En 1890, dans les moments les plus forts de la bataille entre les groupes de la bourgeoisie (marqués par une situation de crise économique qui va provoquer un coup d’État se terminant par le renoncement de Juarez Celman à la présidence), le groupe Vorwärts et les corporations de cordonniers et de charpentiers (dans lesquels participent activement les groupes anarchistes) mettent sur pied la Federación de Trabajadores de la Región Argentina (Fédération des Travailleurs de la Région Argentine - FTRA). Cette fédération revendique la journée de travail de 8 heures. Bien que sa capacité d’intervention soit relativement limitée et qu’elle existe depuis à peine deux ans, elle favorise l’unité des ouvriers et la définition d’un projet de revendications. À ce moment-là, la fédération syndicale capte l'attention des travailleurs, mais elle est surtout confuse. Tandis que les socialistes du Vorwärts voient la FTRA comme une force permettant d’arracher des concessions et des réformes, les anarchistes voient dans les syndicats les instruments par excellence de la lutte anticapitaliste. Les deux positions s'expriment au deuxième congrès (1892) sous une forme très confuse dans le sens où les groupes socialistes prétendent que la fédération doit être le fer de lance de la lutte pour la nationalisation de l’industrie. Face à cela, les anarchistes abandonnent la FTRA. Il s'ensuit un affaiblissement numérique de la fédération aggravé par le fait que l’augmentation du chômage provoque le départ de beaucoup de travailleurs du pays. La fédération finit par se dissoudre.

Même si cette fédération a eu une brève existence, elle a permis  d'identifier des difficultés qui vont émerger des discussions dans les années suivantes. D’un côté, les socialistes amplifient les acquis économiques temporaires obtenus par la lutte syndicale et donnent une place de choix au dialogue avec le parlement. D’un autre côté, l’anarchisme reconnaît la possibilité de la révolution à n’importe quel moment de l’histoire comme un produit de la volonté exprimée dans "l’action directe".

Pour critiquer le point de vue des sociaux-démocrates argentins, nous voulons ici rappeler l’analyse que fait Rosa Luxemburg en 1899 dans l’introduction à Réforme sociale ou Révolution : "Entre la réforme sociale et la révolution il existe, pour la social-démocratie, un lien indissoluble. La lutte pour la réforme est le moyen, tandis que la révolution sociale est le but." Nous pouvons constater que la confusion qui était déjà présente dans la social-démocratie allemande et critiquée par Rosa Luxemburg s’est répétée en Argentine, où les socialistes se laisseront enfermer dans les "moyens" (ceux dont parle Luxemburg), tout en sous-estimant le "but" pour finalement l’oublier complètement. Mais l’anarchisme, quant à lui, sera en général incapable d’analyser la lutte de classes de façon dynamique, en ce sens qu’il ne perçoit pas les différentes phases de la vie du capitalisme et, ce faisant, est incapable de prendre en compte le changement qu’implique le passage de l’une à l’autre de ces phases concernant les tâches qui se posent à la classe exploitée, c'est dire non plus la lutte pour des réformes devenues impossibles mais celle contre la détérioration de ses conditions de vie, avec en vue le renversement du capitalisme et la transformation révolutionnaire de la société. De plus, en niant la nécessité du parti, l'anarchisme surestime le rôle des syndicats.

Dans cet état de confusion et d’aggravation des attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière, fermente l’idée de créer des syndicats fédérés. L’année 1899, en particulier, est marquée par une augmentation des grèves et par un questionnement sur le rôle de celles-ci et des syndicats qui seront au centre des problèmes dont discutent les ouvriers.

Précisément, Juan B Justo, pose le problème de cette manière : "Mais quelle est la finalité de la grève ? Les socialistes la considèrent comme un premier pas (et un pas primaire) pour la formulation de revendications immédiates et leur possible obtention. Les anarchistes comme la méthode de transformation du régime social…" [15]. La discussion traversera les syndicats et les groupes socialistes et anarchistes sans être approfondie. Cependant, elle permet aux anarchistes "pro-organisation" de reconnaître qu’il existe la nécessité pour la classe ouvrière de lutter pour l’amélioration de ses conditions de vie et ainsi de s’allier avec le Parti Socialiste pour convoquer la création d’une fédération syndicale. C’est ainsi qu’en mai 1901, 27 syndicats de corporations donnent naissance à la Federación Obrera Argentina (Fédération Ouvrière d’Argentine - FOA). Elle est composée de délégués à la fois socialistes et anarchistes bien qu’il y ait un effectif plus important d’anarchistes dont Pietro Gori qui représente les cheminots de Rosario.

Le congrès de fondation se déroule sur huit sessions, la deuxième session étant ouverte par une déclaration de Torrens Ros de tendance anarchiste, dans laquelle il expose que le congrès "ne doit pas faire de compromis d’aucune sorte avec le Parti Socialiste ni avec les Anarchistes…" [16], se déclarant indépendant et autonome, ce qui ne voulait pas dire que les opinions défendues par les deux camps étaient exclues des débats. Après le congrès même, quelques-uns des problèmes abordés dans la discussion seront posés à nouveau. Outre les divergences, la discussion permet d’établir un schéma général d’accords et de revendications de base :

  • mépris général pour les traîtres auxquels il faut faire barrage, avec référence directe aux briseurs de grèves et aux jaunes ;
  • lutte contre le "truck system" ;
  • mobilisation pour la baisse des loyers ;
  • réduction de la journée de travail ;
  • hausse des salaires ;
  • salaire égal entre les femmes et les hommes ;
  • rejet du travail des enfants de moins de 15 ans ;
  • création d’écoles libres.

Mais il y a d’autres aspects qui alimenteront les conflits après le congrès. Un des accords du congrès fut la transformation du journal La Organización (L’Organisation - édité par une douzaine de syndicalistes fortement influencés par le PS) en La Organización Obrera (L’Organisation Ouvrière, considéré comme l’organe de la FOA). Deux mois après la constitution de la FOA, les syndicalistes éditeurs de La Organización refusent d’arrêter sa publication ainsi que sa transformation.

Mais l’une des discussions les plus épineuses est celle qui concerne le recours à l'arbitrage, c’est à dire le recours à un médiateur pour régler les conflits du travail. L’intervention de P. Gori dans le congrès de fondation fut importante parce qu’elle réussit à approfondir la polémique après avoir considéré que la FOA attend "des ouvriers la conquête intégrale des droits des travailleurs, (mais) elle se réserve le droit, dans certains cas, de résoudre les conflits économiques entre le capital et le travail au moyen d’un arbitrage juridique, qui ne pourrait être effectué que par des personnes présentant de sérieuses garanties dans la défense des intérêts des travailleurs." [17]

En complément de cette position, vient se greffer la définition du rôle de la grève générale à propos de laquelle il est dit : "elle doit être la base suprême de la lutte économique entre le capital et le travail, elle affirme la nécessité de propager entre les travailleurs l’idée de l’arrêt général du travail, c’est le défi lancé à la bourgeoisie régnante…" [18]

C’est surtout la question de "l’arbitrage" qui est la cause d’un conflit dans les rangs anarchistes. La tendance anarchiste "antiorganisation", plus particulièrement le journal Le Rebelle, critique de façon générale ces anarchistes qui se rapprochent du PS pour fonder la FOA, mais ils accusent plus précisément Gori de légalisme pour "défendre et appuyer l’arbitrage". Les désaccords qui émergent sur la base des problèmes décrits ne débouchent pas immédiatement sur l'éclatement de la fédération, bien qu’ils illustrent les difficultés qu’affronte la classe ouvrière à ce moment-là.

La signification et l’utilisation de la grève telle que l’envisageait le congrès, provoquera une vive tension entre anarchistes et socialistes dans le feu des grèves qui paralyseront les principales villes dans les deux mois suivant la fondation de la FOA.

Le XXe siècle, un bazar problématique et fébrile [19]

En Argentine, la première année du 20e siècle est marquée par les manifestations ouvrières. La formation de la FOA exprimait la recherche de l’unité et de la solidarité entre les ouvriers, mais l’explosion des grèves et des manifestations confirme l’atmosphère de combativité et de rejet de la vie de misère imposée par le capitalisme. Les longues journées de travail, les bas salaires et le traitement despotique du patronat contribuent à ce que diverses entreprises soient paralysées par des grèves. En août de cette année-là, les cheminots de Buenos Aires bloquent les entreprises. Un nombre important d’ouvriers pousse à l’ouverture de négociations, obtenant une satisfaction temporaire de leurs revendications. Les négociations avec les patrons sont conduites par P. Gori, ce qui lui permet de montrer à ses critiques qu’il n’est pas légaliste, en même temps qu’il expose la forme par laquelle pouvait être utilisé l’arbitrage.

Basé sur des revendications similaires en octobre de la même année, le mécontentement ouvrier se manifeste dans l’entreprise sucrière à Rosario, la Raffinerie Argentine. Alors que les menaces de licenciement de la part des patrons étaient destinées à réduire au silence la protestation initiale, elles ne font que renforcer le courage et la combativité ouvrière se traduisant par la croissance des manifestations de rue dans lesquelles les militants socialistes et anarchistes de la FOA sont au premier plan. La force de la mobilisation impose des négociations avec les capitalistes, le chef de la police se présentant alors comme médiateur. Les ouvriers élisent en assemblée un comité de lutte et une délégation pour les négociations, où l’on trouve l’anarchiste Romuldo Ovidi.

Quand cette délégation se présente au rendez-vous, la police arrête Ovidi, ce qui attise encore plus le mécontentement. A la tentative des ouvriers de libérer leurs camarades, la police répond à coups de sabre et avec des tirs assassinant l’ouvrier (d’origine autrichienne) Cosme Budeslavich. Après de tels faits, les travailleurs de Rosario déclarent une grève générale d’un jour.

L’année 1901 se termine de la même manière que va se dérouler 1902, avec des grèves pour la réduction de la journée de travail, l’obtention de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail. Bien que les arrimeurs et aussi les travailleurs du port de Rosario et de Buenos Aires soient les plus actifs au cours de l’année, les travailleurs des autres secteurs se mobilisent aussi largement comme l’illustre la grève des boulangers au mois de juillet ou celle des travailleurs du marché central de fruits au mois d’octobre, soulevant de grandes expressions de solidarité et combattues avec férocité par la classe au pouvoir, d’abord en utilisant des traîtres et des briseurs de grève puis avec les hordes policières ce qui débouche sur des affrontements de rues qui font de nombreux blessés du côté des ouvriers ainsi que des arrestations.

Pour la bourgeoisie, ces conflits sociaux sont fomentés par un groupe de migrants [20]. Ainsi, la promulgation de la "Loi de Résidence" lui permet de justifier l’expulsion de migrants jugés dangereux. Face à cette mesure, la FOA appelle à la grève générale, paralysant les usines et les ports à partir du 22 novembre. Le gouvernement de Julio Roca répond par l’état de siège le 26 novembre (jusqu’au 1er janvier). Ainsi, une vague de répression se déchaîne et met fin aux mobilisations. Cette atmosphère d’agitation, entre 1901 et 1902, pousse les socialistes et les anarchistes à analyser plus en détails la façon dont doit lutter la classe ouvrière. Dès lors, les journaux anarchistes (à la fois ceux qui sont en faveur de l’organisation comme ceux qui la rejettent) considèrent le moment opportun pour insister, dans leurs appels à la grève générale, sur l'idée que celle-ci est la forme privilégiée du combat. Pour sa part, le PS adopte un ton critique par rapport à la radicalisation que prennent les manifestations de rue et les grèves. Ce même ton est employé dans la circulaire publiée en 1902 dans le journal La Prensa où il est dit que le PS "déplore les récents évènements de Rosario [les heurts entre les ouvriers et la police lors de la grève des arrimeurs du 13 janvier] et décline toute responsabilité dans ce mouvement". [21]

Le deuxième congrès de la FOA (avril 1902), d’une certaine façon, va être l’expression de ces désaccords, dans la mesure où il se crée une scission qui voit le départ des syndicats sous l’influence du PS.

En fait, au niveau apparent, la rupture ne résulte pas de désaccords sur les différentes conceptions car, en réalité, il n’y eut pas de discussion à ce sujet. Le motif de la séparation est un désaccord qui a surgi sur l'application des statuts concernant la nomination des délégués au congrès.

Depuis le début du congrès, un problème se posait à ce sujet. Alfredo J. Torcell (journaliste et militant connu du PS) ne pouvait pas se présenter comme délégué de la corporation des boulangers de La Plata car il n’exerçait pas ce métier et n’était pas inscrit dans cette localité. Cela entraina une tension et les délégués d’orientation socialiste quittèrent la salle. Des 48 groupes syndicaux inscrits à la FOA, dix-neuf se retiraient, laissant ainsi la majorité absolue aux syndicats anarchistes. Cependant, les revendications sur lesquelles se fonde la FOA ne changeront pas sensiblement.

Le deuxième congrès adopte ou approfondit quelques revendications générales posées lors du premier congrès (par exemple celle de la journée de 8 heures, des services de soins…). Mais c'est dans le changement qui se produit dans l’attitude que la FOA adopte à l’égard du PS que réside le fond du désaccord au deuxième congrès et qui ne fut pas identifié et encore moins assumé à travers un combat politique opposant les conceptions des anarchistes à celles des socialistes. Le congrès rejette fermement l’invitation du PS à participer conjointement à la manifestation du 1er mai. Il y a aussi une rectification à propos de l’arbitrage. Abad de Santillan synthétise l’argument : "Le congrès déclare laisser une grande autonomie aux sociétés fédérées pour recourir ou non à l’arbitrage dès lors qu’elles le jugent opportun". Cette fracture va permettre aux groupes anarchistes qui critiquaient la formation de la FOA pour son rapprochement avec les socialistes, comme c’était le cas du Rebelle entre autres, de s’intégrer à la fédération. Mais, sans aucun doute, ce qui montre le plus clairement l’éloignement entre la FOA (majoritairement anarchiste) et le PS est l’intervention que l’un et l’autre vont avoir lors des grèves de 1902 et cet éloignement s’approfondira de suite après la levée de l’état de siège.

Après l’état de siège et durant toute l’année 1903, les persécutions et les arrestations continueront. Malgré cela, les mobilisations reprennent et des polémiques surgissent tant chez les socialistes que chez les anarchistes autour des formes que prend la lutte.

Le PS, dans sa presse et à son congrès, ne cesse de critiquer la manière dont se développe la grève, notamment il dit que celle-ci ne disposait pas d’une caisse de résistance mais, surtout, il soutient qu’elle se présente comme une action démesurée qui bloquerait toute éventuelle négociation

Soutenant cette analyse, le PS participera à la création de la Unión General de Trabajadores (l’Union Générale des Travailleurs" - UGT) [22] et même si, lors de son congrès de fondation (mars 1903), l’UGT refuse d’établir une alliance électorale avec le PS, elle promet de mener à bien des actions politiques pour promouvoir l’élaboration des lois en faveur des travailleurs, tout en nuançant la conception de la grève générale portée par le PS, en reconnaissant en celle-ci un moyen efficace quand elle est organisée. En outre, elle souligne son rejet de l’usage de la violence et des buts insurrectionnels. Ceci montre que, bien que l’UGT soit promue directement par le PS, ce dernier n’obtient pas l’accord absolu des membres de celle-ci.

Les anarchistes vont affirmer leur position autour de la grève générale tout en accusant les socialistes de lâches et de traîtres, y inclus dans La Protesta Humana (La protestation humaine - 31 janvier 1903) qui souligne que, depuis la levée de l’état de siège, "…les ouvriers qui confirment être affiliés aux cercles du Parti Socialiste, bien qu’ils soient les leaders, bien qu’ils aient incité à la grève ou conseillé comme nous des organisations corporatives sont mis en liberté et on leur demande même des excuses…" [23] Dans ce sens, la FOA, avec une majorité d’anarchistes, lors de son troisième congrès, conclut au désaccord total concernant le dialogue avec l’État et décide que la grève générale est le moyen idéal de conscientisation et de lutte.

En ce qui concerne les mobilisations ouvrières, elles ne cessent pas durant toute l’année 1903, mais le mois de décembre se signale par la protestation massive de travailleurs de secteurs différents, en particulier la grève des conducteurs de tram. Leurs revendications étaient très claires : en plus d’exiger la journée de huit heures et l’augmentation du salaire, il s’y exprime la solidarité envers leurs camarades renvoyés pour avoir distribués des tracts syndicaux, afin qu’ils soient réintégrés et que leur syndicat soit reconnu. La réponse de la bourgeoisie fut de recourir aux briseurs de grève et à la police. Dans ce contexte, la FOA convoque un rassemblement massif le 27 décembre qui se termine par une répression brutale de la police.

Ce scénario se répètera en 1904 et, en diverses occasions, les revendications seront très similaires et les réponses de l’État aussi. La bourgeoisie se rend compte du développement du mécontentement ouvrier et c’est pour cela qu’elle combine la répression ouverte avec l’ouverture du parlement au PS. Ainsi, Alfredo Palacios assume la charge de député. En plus de cela, elle fait usage de l’idéologie nationaliste, privilégie l’embauche de travailleurs argentins, favorisant une atmosphère d’hostilité à l’égard des "migrants nocifs". Mais aussi, le gouvernement demande la réalisation d’une étude sur la situation des travailleurs au médecin Juan Bialet Massé. Il est probable que le médecin ait alors agi avec honnêteté en tentant de décrire la réalité. En revanche, il est certain que la classe au pouvoir oriente habilement les résultats de l'étude à son profit.

Le rapport commence par souligner une revendication du travailleur "créole" (argentin), accentuant la campagne contre les migrants ; à l’image de ce que dit Bialet : "…l’ouvrier créole, méprisé et traité d’incapable, se voit comme un paria dans son pays, travaillant davantage, en faisant des travaux que personne d’autre ne peut faire et percevant un salaire pour rester en vie, (…) malgré son intelligence supérieure, sa sobriété et son adaptation au milieu…"

Ensuite, il fait la critique de l’idéologie conservatrice du patronat générant selon lui des tensions sociales : "L’obsession du patronat va jusqu’à l’entêtement (…) un fabriquant de chaussure qui maintient la journée de dix heures et demie car il l’a constaté dans une grande usine allemande (…) n’a pas voulu (accepter la journée de huit heures) et maintenant il faut y arriver par la force de la grève, qui lui est imposée, à travers une lutte stérile et dommageable autant pour l’ouvrier que pour lui-même…" [24]

Le changement de la FOA en FORA

La reconnaissance par l’État des conditions de vie des travailleurs décrite dans son rapport par Bialet (présenté en avril 1904) n’élimine pas la répression, malgré la décision prise de faire une loi du travail (approuvée le 31 août 1905). Les agissements de la police le 1er mai 1904, place Mazzini à Buenos Aires le démontrent : "La manifestation de la Fédération ouvrière, (…) fut réprimée sévèrement à coups de revolver par la police sous un prétexte quelconque ou sans aucun prétexte. Quand les orateurs désignés se disposaient à prendre la parole depuis la statue en direction de la foule réunie et enthousiaste, un coup de feu se fit entendre, on ne savait pas d’où cela pouvait venir ni par qui mais cela fut le signal de l’attaque sauvage de la police. La dispersion des manifestants commença tandis que le sol restait couvert de blessés, presque une centaine. Les ouvriers qui avaient des armes repoussèrent l’attaque et leurs balles atteignirent également quelques agents de l’escadron de sécurité…" [25]

Les perquisitions, les déportations, les détentions, la répression en général et la vie terrible dans l’usine n’altèrent pas la combativité ouvrière. Les syndicats et les fédérations ne cessent pas d’adhérer à la FOA qui, avec son développement, radicalise son discours. Cette tendance se perçoit au quatrième congrès qui se déroule entre juillet et août 1904 et se distinguera par la transformation du nom de FOA en Federación Obrera Regional Argentina (Fédération Ouvrière Régionale d’Argentine - FORA).

Le changement de nom correspond à la structure que prend l’organisation. D’une part, elle est constituée des associations professionnelles, d’autre part, au niveau territorial, toutes les associations professionnelles  d’un même territoire forment une fédération locale et toutes les fédérations locales d’une province forment une région, le tout faisant la fédération régionale d’Argentine. Le cœur de ce dispositif est l’existence d’une structure organisationnelle duale au sein de laquelle chaque partie possède un rôle différent. Les associations professionnelles ont pour tâche l’obtention de réformes sur le plan économique. Les fédérations locales, en revanche, après avoir rassemblé les métiers et lié les territoires, affichent des objectifs qui dépassent les plans économique et corporatif, en envisageant l’émancipation du prolétariat. C’est pour cela que cette structure est basée sur un "Pacte de solidarité" visant la recherche de l’unité et qui permet de dépasser les intérêts professionnels et corporatifs, ainsi que les limites territoriales. Le processus consiste à fortifier d’abord l’organisation au plan national pour ensuite créer "la grande confédération de tous les producteurs de la Terre".

Mais, en plus, dans ce congrès, une partie est dédiée au débat sur la "loi de résidence" et naturellement au projet de loi du travail.

Le congrès se prononce contre les deux lois, en alertant sur la nécessité d’appeler à la grève générale pour s’opposer à la politique de déportation. Sur la loi du travail, le rejet provient d’une méfiance justifiée, puisque le ministre de l’intérieur Joaquin V. Gonzalez prévenait que la proposition de projet de loi était "d’éviter les agitations dont la République est le théâtre depuis quelques années et plus particulièrement depuis 1902…" [26]. Le congrès voit dans ce projet une recherche pour entraîner les travailleurs derrière les orientations juridiques de l'État.

Alors que la FORA exposait son rejet du projet parce que "il favorisera seulement les capitalistes, en ceci qu'ils pourront éluder les responsabilités qui leur échoient et que les ouvriers devront fidèlement les assumer" ; le PS quant à lui était le moteur de la loi du travail surtout depuis qu’il compte (mars 1904) un député, l’avocat Alfredo Lorenzo Palacios.

Cependant, il y a des secteurs au sein même du PS qui, à travers L’avant-garde, exposeront leur accord avec les critiques émises par la FORA sur la loi du travail. L’UGT elle-même se démarque de la ligne officielle du PS et de son député et promeut des campagnes de répudiation de la loi. Au final, cette loi finit par être retirée, non du fait des critiques des syndicats mais parce que le regroupement des patrons, l’Union Industrielle d’Argentine (UIA), considérait excessive la proposition d’établir la journée de huit heures et le repos du dimanche.

Ceci n’empêcha pas les travailleurs de se mobiliser massivement en reprenant la revendication de la journée de huit heures et de l’augmentation du salaire. Au même moment, le gouvernement de Manuel Quintana se préparait à s’opposer aux protestations contre la désignation du chef de la police comme arbitre des conflits du travail.

Depuis septembre 1904, différents secteurs de travailleurs se mobilisaient pour exiger la journée de huit heures mais le mécontentement prend une plus grande ampleur quand éclate la grève des travailleurs du commerce à Rosario avec l’exigence du repos le dimanche. La police répondit immédiatement par l’arrestation de la délégation syndicale. Devant de telles attitudes, la FORA et d’autres syndicats non adhérents de cette fédération décrètent l’arrêt du travail les 22 et 23 novembre. Les mobilisations se développent toute la journée durant laquelle les affrontements avec la police sont continus, faisant des blessés et plusieurs ouvriers assassinés. L’indignation augmenta et poussa à l’unité de la FORA avec l’UGT et le PS pour la convocation d’une grève générale en solidarité avec la ville de Rosario. Le 29 novembre, tout commençait à se remettre en ordre à Rosario, mais déjà à Buenos Aires, la réunion de la FORA préparait un arrêt général pour le 1er et le 2 décembre. Le tracas et l’inquiétude de l’État étaient tels qu’il se prépara ostensiblement, déployant des policiers et des militaires dans toute la ville, et même installa des canons dans les faubourgs et fit mouiller les bateaux de guerre dans le port. Malgré cela, la grève se déroula et même s’étendit à Cordoba, Mendoza et Santa Fe. Les mobilisations qui suivront ces journées auront une moindre répercutions, et même certaines d’entre elles, comme celles des cheminots, resteront isolées. La situation se compliquera et accroîtra la confusion à partir de la révolte manquée du 4 février 1905 qui cherchait à renverser le gouvernement de Manuel Quintana, menée par le Parti Radical et instillée par Hipolito Yrigoyen.

Grèves massives et répression

L’émeute du 4 février 1905, appelée "révolution civico-militaire", bien qu’elle soit une lutte entre différents secteurs de la bourgeoisie pour la prise du pouvoir, a également une implication en ce qui concerne les travailleurs. Non seulement l’état de siège imposé par le gouvernement de Manuel Quintana empêche tout type de manifestation massive des travailleurs, mais encore cela permet, sans qu'il existe pour cela le moindre motif réel, que les syndicats anarchistes et socialistes soient arbitrairement accusés de participer aux émeutes. Dans ce cadre d'affrontements entre fractions de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, le gouvernement déchaîna une nouvelle vague de persécutions qui se poursuivra après la levée de l'état de siège. La déportation de militants syndicalistes et anarchistes d’origine étrangère s'est poursuivie, mais s'y est ajoutée la persécution de militants de nationalité argentine arrêtés et exilés en Uruguay. Cependant, l’accentuation de la répression ne démobilise pas les ouvriers.

En Argentine comme dans une grande partie de l’Europe, la première décennie du 20e siècle se caractérise par la grande vague de luttes à laquelle participent les masses ouvrières. Mais l’affermissement de la combativité ouvrière va susciter la répression de la part de la classe au pouvoir.

A peine levé l’état de siège après la rébellion de Yrigoyen, le 21 mars, la FORA convoque une manifestation dans le centre de Buenos Aires, laquelle est réprimée sans prétexte avouable. Une autre fois, c’est en mai 1909 à Rosario que les masses ouvrières sont à nouveau réprimées, faisant plusieurs morts et des dizaines de blessés. Il n’y eut pas un seul local syndical ou de presse ouvrière qui ne fut pas assailli par la police.

Mais face à la menace constante, les revendications pour de meilleures conditions de travail formulées par les travailleurs des transports de la ville prennent une plus grande importance du fait de l’ambiance de combativité dans laquelle se préparait la manifestation du 1er mai et s’annonçait la possibilité d’étendre la lutte.

En cherchant à répandre la peur et à contenir l’expansion des manifestations, le colonel Falcon ordonne de tirer sur les manifestants faisant ainsi plus d’une dizaine de morts et davantage de blessés. En réponse, la grève massive paralyse de nouveau la ville durant huit jours, jusqu’à ce que soient acceptées des améliorations pour les travailleurs des transports, la libération des prisonniers et la restitution des locaux syndicaux pris par la police. Cet événement, dans une certaine mesure, en favorise deux autres importants, bien qu’ils soient de nature différente, à savoir :

  • Le premier est la mobilisation marquée par une grande solidarité et une action coordonnée des structures syndicales (FORA et UGT) incitant les travailleurs à chercher l’unité, ce qui, soit dit en passant, fut mis à profit par l’UGT afin de valoriser sa proposition d’unification. Ainsi, au mois de septembre 1909, plusieurs corporations de la FORA et de l’UGT donnent naissance à la Confédération Ouvrière Régionale Argentine (CORA).
  • Le second, qui se présente comme une conséquence du massacre de mai, est la réapparition de l’anarchisme individualiste. Afin de venger le massacre de mai, le jeune anarchiste Radowitzky décide d’exécuter le colonel Falcon. Dans les années suivantes, des actes similaires se répèteront. La FORA n’a jamais fait la critique de ces pratiques, au contraire, elle les considérait comme des expressions de classe.

De fait, les deux aspects rapportés ont des conséquences politiques importantes :

1) La création de la CORA conduit à un renforcement d’une tendance syndicale promotrice de l’éloignement des positions socialistes et anarchistes, affirmant le principe d’apolitisme (c’est à dire non électoral), en définissant ainsi un courant ayant les caractéristiques du socialisme révolutionnaire, qu’il perd cependant rapidement. Avec la CORA, ce courant va avoir une influence chez les travailleurs jusqu’à s’étendre progressivement et même plaider pour l’intégration massive au sein de la FORA. C’est par cette tactique d’infiltration qu’elle pourra gagner une présence politique, qu’elle utilisera en 1915, durant le 9e congrès de la Fédération, pour voter la suppression de la référence à l’anarchisme, établie au 5e congrès.

Cela conduisit à l’existence de deux fédérations possédant le même nom. L’une orientée par le 10e Congrès, l’autre formée par la minorité qui décide de ne pas reconnaître ce congrès et de se revendiquer des principes du 5e Congrès, c’est à dire, récupérer son image de syndicat anarchiste, c’est pourquoi elle s’appellera FORA du 5e Congrès.

Les deux fédérations s’affirment en faveur de la lutte revendicative et proclament l’émancipation de la classe ouvrière. Ce qui les différencie au début c’est la question de la référence à l’anarchisme, et de là vont découler des changements dans les formes de lutte prônées. La FORA 9 va rejeter la grève massive comme arme de combat et le principe de solidarité s’éloigne de sa pratique, de même qu'elle considère que chaque syndicat fédéré doit agir "comme il lui convient". Et bien que ses membres continuent de nier la participation au parlement, ils cherchent le rapprochement avec les structures de l’État pour la négociation d’acquis sociaux. Le gouvernement d’Hipolito Yrigoyen profite de cette disposition, puisque, tout en continuant à ordonner le massacre d’ouvriers, il cherche à nouer des liens légaux avec les "neuvièmes".

La FORA du neuvième congrès s'est développée numériquement et, de pair avec cet élargissement, elle s'est rapprochée davantage de l’État. Ainsi, elle se dissout en 1922 pour former la Unión Sindical Argentina (l’Union Syndicale Argentine - USA), laquelle servira de base en 1930 pour la fondation de la Confederación General del Trabajo (Confédération Générale du Travail - CGT), qui sera dès le début influencée par le Parti Socialiste et plus tard évoluera en instrument du péronisme.

2) L’acte de Simon Radowitzky a également des conséquences politiques. L’anarchiste Cano Ruiz explique que l’exécution du policier Falcon, "provoqua la colère de la réaction. On décréta l’état de siège pour deux mois, les locaux ouvriers furent fermés (…) on arrêta des centaines de personnes et on expulsa de nombreux étrangers indésirables pour les autorités…". Il reconnaît même qu’une période de reflux important venait de s’ouvrir ; en analysant les choses, il dit un peu plus loin : "Depuis l’acte de Radowitzky (le 14 septembre 1909) jusqu’à 1916 l’oppression fut tellement cruelle que le mouvement anarchiste et par conséquent le mouvement ouvrier incarnés par la FORA, ne purent donner signe de vie…" [27]

Il est nécessaire d’affirmer, en revenant sur les effets que cet événement a provoqués et que résume Cano Ruiz, que le terrorisme est étranger au combat de la classe ouvrière. Même s’il peut susciter de la sympathie (car perçu comme un acte de justice), il révèle une faiblesse et exprime même l’infiltration de l’idéologie petite-bourgeoise et des classes qui ne possèdent pas de perspective, qui vivent dans le désespoir et le manque de confiance dans l’action des masses ouvrières. Par conséquent, il s’agit de pratiques individualistes, en dissimulant, derrière la façade de l’héroïsme, une forte impatience, le scepticisme et la démoralisation. Ainsi, comme nous l’avons dit en d’autres occasions : "elles penchent davantage vers le suicide spectaculaire que vers le combat pour la réalisation d’un but" [28]

Nous avons ainsi une croissance des difficultés pour l'expression et l'organisation de la combativité ouvrière. D'une part, il y a le rapprochement de la FORA 9 avec la structure de l'État et de manière aussi significative, une perte de la vie prolétarienne dans le PS, dans le sens où s'accroissent ses illusions parlementaires et sa position nationaliste (il en vient à solliciter l'entrée de l'Argentine dans la Grande Guerre). Mais ce qui confirmera son abandon de camp prolétarien sera sa condamnation de la révolution russe. D'autre part, la répression aura un effet démoralisateur et enlèvera temporairement tout espoir alors aux travailleurs, ce qui sera aggravé par la confusion provoquée par la réactivation de l'anarchisme individualiste, qui se concentrera dans l'accomplissement d'actes terroristes.

Durant cette période de confusion et d’attaques continues envers les travailleurs, seuls des événements de grande ampleur comme la révolution russe parviennent à rompre le reflux et la démoralisation. Ce que Abad de Santillan synthétise de la sorte : "Il y eut des moments dans la période agitée de 1918 à 1921 où la révolution frappa réellement à notre porte et nous fit sentir l’allégresse de l’heure suprême de toutes les revendications. Une vague internationale d’enthousiasme solidaire toucha les esclaves modernes (…) Il surgit une Russie chargée de promesses de liberté dans les décombres du tsarisme…" [29]

La FORA 5 sera critique envers le bolchévisme mais elle ne cessera pas de reconnaître l’importance historique de la révolution pour les exploités. Après avoir rompu le reflux, les masses ouvrières peuvent se remobiliser pour la défense de leurs conditions de vie, comme elles le feront massivement entre 1919 et 1921.

Dans une seconde partie, nous aborderons l’expérience des combats dirigés par la FORA 5.

Rojo, mars 2015



[1] Revue internationale : n° 118, "Ce qui distingue le mouvement syndicaliste révolutionnaire [38]". Dans cette série figurent les articles suivants relatifs à la CGT en France (Revue internationale n° 120), la CNT en Espagne (Revue internationale n° 128, 129, 130, 131, 132), la FAU en Allemagne (Revue internationale n° 137, 141, 147 et 150) et les IWW aux États-Unis (Revue internationale n° 124 et 125)

[2]La Nación (La Nation), 21 janvier 1879, cité par Raul Ernesto Comba dans "20/20: 4 décadas en la historia de Banderaló. 1800-1920" "20/20 : quatre décennies d’histoire du Banderalo". Edition Dunken, BA, 2012, p.47. Traduit par nos soins.

[3]Bien que G.A Lallemant ait dédié une activité importante au développement de l’organisation et à la diffusion du socialisme dans les dernières décennies du XIXè siècle, ce personnage et avec lui une partie de la social-démocratie s'est rapproché du parti libéral bourgeois appelé "Union civique radicale".

[4]La Protesta Humana (La protestation humaine) 3 septembre 1899, cité par Diego Abad de Santillan dans La FORA : ideologia et trayectoria. Traduit par nos soins.

[5] Il y a beaucoup de tangos qui tissent leurs histoires dans ces habitations précaires. Celles-ci finissant par être saturées, on a placé des bancs fixés avec des cordes contre le mur. Ainsi, on pouvait dormir assis contre le mur. Cette forme de repos est appelée, dans l’argot utilisé dans ces quartiers, "maroma" (cordage).

[6] Abad de Santillan, Op. Cit.

[7] Du nom de la banque anglaise qui rencontra de graves difficultés du fait de son exposition à des défauts importants de paiement liés à la dette souveraine de l'Argentine et de l'Uruguay.

[8] À propos du processus de dégénérescence que va connaître le PS, il vaut de rappeler qu’en 1919 Juan B Justo fit une conférence où il condamnait la Révolution russe et en particulier l’action des Bolcheviks. Dans son texte de 1925, "Internationalisme et patrie", il critique les communistes (en particulier Lénine et Rosa Luxemburg) pour ne pas avoir défendu le libre-échange, au prétexte que, si la guerre est effectivement causée par la lutte pour les marchés, comme ils l'affirment, alors il faut éliminer ce facteur "en ouvrant tous les marchés à la libre circulation du capital international…"

[9] En 1918 se forme le PSIA, se déclarant en accord avec la Conférence de Zimmerwald et soutenant la révolution d'Octobre.

[10]L’historien Zaragoza Ruvira recense d’autres publications "individuelles" mais leur activité se dilue dans les dernières années du XIXè siècle. Parmi elles : El Perseguido (Le persécuté 1890-1897), La Miseria (La misère 1890), La liberté (1893-1894), Lavoriamo (de langue italienne, Nous travaillons - 1893)…

[11] Cité dans notre article de la Revue internationale n° 120, "L'anarcho-syndicalisme face à un changement d'époque : la CGT jusqu'à 1914".

[12]La protestation humaine, 17 novembre 1900.

[13] Cité par Abad de Santillan.

[14] Lire à ce propos notre article de Revue internationale : n° 118, "Ce qui distingue le mouvement syndicaliste révolutionnaire".

[15] Cité par Dardo Cúneo, Las dos corrientes del movimiento obrero en el 90 (Les deux courants du mouvement ouvrier dans les années 1890) dans Claves de la historia argentina (Clés de l’histoire de l’Argentine), 1968.

[16] Oved, Op. Cit. p.165.

[17] Op. Cit. p68

[18] Bilsky Edgardo J, La F.O.R.A. y el movimiento obrero, 1900-1910 (La FORA et le mouvement ouvrier, 1900-1910), Editions d’Amérique Latine, Argentine, 1985, p. 194.

[19] Dans le célèbre tango "Cambalache" (1934) on trouve la phrase suivante qui a inspiré ce sous-titre de l'article : " Siglo XX cambalache problemático y febril", "Le XXe siècle, un capharnaüm problématique et fébrile".

[20] Cette tentative de divisions des ouvriers de la part de la bourgeoisie Argentine ne doit pas nous étonner.

Ainsi aux États-Unis, la bourgeoisie tentait d'exploiter cyniquement les différences entre ceux qui étaient nés au pays, les ouvriers anglophones (même si ces derniers n’étaient eux-mêmes que de la seconde génération d’immigrants) et les ouvriers immigrés nouvellement arrivés, qui ne parlaient et ne lisaient que peu ou pas du tout l’anglais. Voir à ce sujet notre article "Les IWW (1905-1921) : l'échec du syndicalisme révolutionnaire aux Etats-Unis (I) [39]" de la Revue internationale n° 124.

De même au Brésil, à partir de la deuxième moitié du 19e siècle, une immigration massive de travailleurs venant d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne, etc. constitua la main-d’œuvre nécessaire à l’industrie qui commençait à prendre son essor, modifia notablement la composition du prolétariat dans ce pays. À partir de 1905 commencèrent à se réunir entre elles les minorités révolutionnaires, composées essentiellement d’immigrants. La répression policière expulsait les immigrés actifs. (Voir à ce sujet notre article "1914-23: dix années qui ébranlèrent le monde: les échos de la Révolution russe de 1917 en Amérique latine-Brésil 1918-21 [40]" de la Revue internationale n° 151.

[21] Op. Cit. p 204.

[22] L'UGT en Espagne est fondée en 1988. Elle présentait, comme en Argentine, une certaine proximité avec le Partido Socialista Obrero de España (PSOE – Parti Socialiste Ouvrier d'Espagne). Bien que les deux centrales syndicales aient une origine similaire et le même nom, en dehors de cela il n'y a pas entre elles de relation politique ou organique.

[23] Cité par Abad de Santillan.

[24] Juan Bialet Massé, Informe sobre el estado de las clases obreras argentinas (Rapport sur l’état de la classe ouvrière argentine) Volume I.

[25] Abad de Santillan, op. cit.

[26] Cité par S. Marotta, “El movimiento sindical argentino” (Le mouvement syndical argentin), Argentine, 1960, p. 194.

[27] Cano Ruiz, ¿Qué es el anarquismo (Qu’est-ce que l’anarchisme ?), Editions Nuevo tiempo (Temps Nouveau), Mexico, 1985, p. 272.

[28] Pour approfondir, nous recommandons de lire : "Terreur, terrorisme et violence de classe [41]", Revue internationale n°14, 1978.

[29]Abad de Santillan, "Bréviaire de la contre-réaction", dans "La Protestation" 110, 1924.

 

Géographique: 

  • Argentine [42]

Rubrique: 

Histoire du mouvement ouvrier

Pourquoi le prolétariat est la classe révolutionnaire : Notes critiques sur l'article "Leçons de la lutte des ouvriers anglais" (Révolution Internationale no 9)

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Introduction

En complément de l'article sur l'histoire de la "tendance Bérard" paru dans la Revue Internationale n°169, nous republions une réponse développée par l'organisation, publiée pour la première fois dans Révolution Internationale n°9 (première série), mai-juin 1974. Ses principaux arguments contre la tendance embryonnaire à la "communisation" - leur rejet des luttes économiques de la classe ouvrière, de la dimension politique de la révolution prolétarienne, etc. - restent tout à fait valables.

les confusions sur le problème

"La classe ouvrière est la classe révolutionnaire de notre époque." Un siècle et demi après son énoncé par Marx, cette idée continue de provoquer des réactions analogues à celles que la découverte de Copernic au XV siècle (c’est la terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse) devait produire parmi les contemporains du savant polonais.

En effet, dans la vision bourgeoise du monde, la classe ouvrière apparaît comme une simple catégorie économique, formée d’individus ignorants, manquant totalement d’ambitions générales, soucieux surtout d’assurer leur médiocre bien-être individuel (ou familial) et pour cela, divisés par la concurrence en une vaste somme d’atomes épars. Dans sa version "moderniste" et totalitaire, cette vision peut aller jusqu’à reconnaître dans le prolétariat une certaine capacité à s’unifier, du moins partiellement, pour exiger de ses maîtres quelques améliorations de sa condition d’esclave.

Mais que cette masse d'ignares soit capable de mettre en question l'esclavage lui-même, qu’elle soit une classe ayant une mission historique et pas la plus modeste : débarrasser définitivement l'humanité de sa dépendance totale à l'égard de l’économie, voilà une idée qui dépasse autant qu'elle irrite l'idéologue bourgeois.

Pour celui-ci, les idées révolutionnaires prolétariennes ne peuvent être que des rêveries utopiques d’intellectuels, de transfuges de la classe dominante, empêchés pour des raisons de divers ordres, de s’intégrer normalement dans la société, comme tout le monde. Quant aux surgissements révolutionnaires de la classe, phénomène rare mais indéniable, ils ne sont jamais pour la bourgeoisie et ses "penseurs" que le résultat de l’influence néfaste, extérieure au "monde du travail", de quelques agitateurs plus ou moins fanatiques, souvent "payés par l'étranger".

"La réalité est opaque", surtout pour les classes qui, ayant à justifier des privilèges injustifiables, ne peuvent l’analyser objectivement sans se dénoncer elles-mêmes. Mais dans une société déclassée, "l'idéologie dominante est celle de la classe dominante", et la cécité de la bourgeoisie ne peut pas ne pas atteindre, d’une façon ou d’une autre, l'ensemble de la société.

Le mouvement révolutionnaire lui-même dont la pensée se définit en opposition à l’idéologie de la classe dominante, n’échappe pas toujours à cette pression permanente et omniprésente.

Le projet révolutionnaire repose sur l’idée que les exploités du capital sont les seuls capables d'entreprendre et de mener à bout ce projet. Mais les vérifications éclatantes de ce postulat -les surgissements révolutionnaires du prolétariat- si bien ils ont marqué d'une empreinte profonde le déroulement de l'histoire du capitalisme, n'en sont pas moins demeurés des évènements exceptionnels. Les quelques moments de lutte ouvertement révolutionnaire du prolétariat sont noyés dans des décennies d'apathie et de calme social plus ou moins relatif. Or, en temps de tranquillité sociale, la nature révolutionnaire de la classe apparaît de façon aussi peu évidente, aussi peu vérifiable de façon immédiate que la théorie de Copernic.

C'est pourquoi, paradoxalement, le postulat de base de la pensée révolutionnaire a connu souvent et continue dans beaucoup de cas à connaître des difficultés plus ou moins grandes pour être saisi dans toute sa complexité par les révolutionnaires eux-mêmes. C'est en effet bien souvent à partir de l'incompréhension de ce qui fait la nature révolutionnaire de la classe ouvrière, et du processus à travers lequel cette nature est amenée à s'exprimer, que se sont maintenues au sein du mouvement révolutionnaire, les principales insuffisances et que s'est développée la plupart des déviations.

Ainsi, les premiers socialistes de Babeuf à Fourier en passant par St Simon et Owen ne parviennent pas à comprendre quelle est la force révolutionnaire capable de réaliser les projets communistes dont ils ont pourtant donné les premières formulations.

Dans la pensée des socialistes "pré-marxiste", l'avènement de la nouvelle société apparaît comme le résultat du développement de l'idée de JUSTICE ou d'EGALITE. Ils conçoivent encore le mouvement de l'histoire comme le produit des triomphes et des défaites des IDEES. Aussi, pour la réalisation de leurs projets révolutionnaires, on les voit faire appel soit à l'ENSEMBLE DE LA SOCIETE, sans distinctions de classes, soit à la CLASSE DOMINANTE, car elle leur apparaît être la seule à en détenir les moyens matériels nécessaires, soit à l'ENSEMBLE DES MISEREUX DE LA SOCIETE, sans égard à leur position spécifique au sein des rapports sociaux de production.

Il faut attendre Marx et les mouvements de 1848 (premiers surgissements du prolétariat en tant que classe autonome sur la scène de l'histoire) pour qu'il devienne clair que la seule force révolutionnaire capable d'entreprendre le projet socialiste ne peut être constituée que par une CLASSE, c'est à dire une partie de la société définie PAR SA POSITION SPECIFIQUE AU SEIN DES RAPPORTS DE PRODUCTION ; et que cette classe ne peut être autre que la CLASSE OUVRIERE.

A la conception d'une humanité agissant sous la conduite de ses idéaux éternels et inexplicables, Marx oppose celle des sociétés divisées en classes économiques, et évoluant sous la pression des luttes économiques qui les opposent :

  • "L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes.
    De toutes les classes subsistant aujourd'hui en face de la bourgeoisie, le prolétariat seul forme une classe réellement révolutionnaire. Les autres dépérissent et s'éteignent devant la grande industrie, dont le prolétariat est le produit le plus propre".

Le prolétariat est une classe exploitée mais toutes les classes exploitées ne sont pas le prolétariat, ni des classes révolutionnaires.

Mais comment cette classe divisée en individus concurrents, soumise et impuissante devant le capital, peut-elle devenir une classe unifiée, organisée, consciente, et armée de la volonté de faire voler en éclats l'ancienne société ?

Marx répond :

  • "Le prolétariat passe par différentes phases de développement. Sa lutte contre la bourgeoisie commence avec son existence même". (Le Manifeste).
  • La grande industrie agglomère dans un endroit une foule de gens inconnus les uns aux autres. La concurrence les divisé d’intérêts. Mais le maintien du salaire, cet intérêt commun qu’ils ont contre leur maître les réunit dans une même pensée de résistance -coalition. Ainsi, la coalition a toujours un double but, celui de faire cesser entre eux la concurrence pour pouvoir faire une concurrence générale au capitaliste. Si le premier but de la résistance n’a été que le maintien des salaires, à mesure que les capitalistes’ à leur tour se réunissent dans une pensée de répression, les coalitions d’abord isolées, se forment en groupes, et en face du capital toujours réuni, le maintien de l’association devient plus important pour eux que celui du salaire. (...) Les conditions économiques avaient d’abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ain- si, cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte, dont nous n’avons signalé que quelques phases, cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu’el- le défend deviennent des intérêts de classe. (...) L’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est une lutte de classe à classe, lutte qui portée à sa plus haute expression, est une révolution totale". (Misère de la Philosophie).

Plusieurs points sont à dégager de cette vision :

1°) Contrairement aux élucubrations "innovatrices" de toutes sortes de philosophes et autres commentateurs de l’histoire, la "révolution totale" n’est pas le produit de "nouveaux" conflits historiques ("conflits de générations", "conflits de civilisation", etc.) La révolution socialiste n’est en fait que "la plus haute expression" du vieil antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie, qui divise depuis ses débuts la société capitaliste.

2°) Contrairement à ce que certains "marxistes" -nouveau style ont prétendu, il n’y a pas d’une part une classe exploitée, salariée, divisée et soumise au capital : la CLASSE OUVRIERE, et d’autre part, une classe révolutionnaire, consciente, unifiée, etc. : le PROLETARIAT. Prolétariat et classe ouvrière sont deux termes synonymes qui désignent une MEME CLASSE, un MEME ETRE SOCIAL.

3°) Le processus à travers lequel la classe, ouvrière s’élève à la hauteur de sa tâche historique n’est pas un processus distinct, EXTERIEUR à sa lutte économique quotidienne contre le capital. C’est au contraire dans ce conflit et à travers lui que la classe salariée forge les armes de son combat révolutionnaire.

On interprète souvent la fameuse phrase de Marx : "le prolétariat est révolutionnaire ou il n’est rien", dans le sens tant que le prolétariat ne lutte pas de façon révolutionnaire, il n’est rien. C’est en fait l’inverse qui se dégage de la conception marxiste. Parlant des "socialistes féodaux" dans le Manifeste Communiste, Marx écrivait :

  • "Ce qu’ils reprochent aux bourgeois, ce n’est pas tellement le simple fait d’avoir créé un prolétariat, mais de l’avoir créé révolutionnaire."

Le prolétariat est révolutionnaire DES sa naissance. Son être est incompréhensible en dehors de son être révolutionnaire. Toute conception qui décrit la classe ouvrière sans comprendre son essence révolutionnaire, toute vision qui s’arrête uniquement à l’apparence d’une classe divisée, soumise, intégrée au capital sans déceler ce qu’il y a en elle de REVOLUTIONNAIRE à chaque instant de son existence, est une conception qui ne décrit rien.

Aussi creuse est la vision inverse qui conçoit un prolétariat révolutionnaire distinct de la classe exploitée, séparé de la classe économique qui s'affronte en permanence au capital.

La difficulté du problème réside justement dans la compréhension de cette double nature du prolétariat : la spécificité historique du prolétariat est d'être la première classe de l'histoire à être simultanément CLASSE REVOLUTIONNAIRE et CLASSE EXPLOITEE. Dans ses luttes, c'est tantôt un aspect de la classe qui prime, tantôt l'autre. Mais jamais aucun de ces aspects ne DISPARAIT totalement au profit de l'autre.

L'incompréhension de cette double nature permanente des luttes de la classe ouvrière est à la source de deux erreurs symétriques, mais qui sont aussi contraires l'une que l'autre à la pensée révolutionnaire.

La première de ces déviations est celle qui consiste à ne comprendre les luttes prolétariennes que comme des luttes purement "économiques", purement salariales. Niant leur caractère de lutte contre le système, cette conception ne voit dans le combat du prolétariat que des luttes pour s'aménager une place dans le système. C'est cette déviation qui donne naissance à des courants comme l'ouvriérisme, certaines formes d'anarchisme, et surtout au réformisme. La formule de Bernstein, le grand théoricien du réformisme, résume assez bien le contenu de cette déformation : "Le mouvement est tout, le but n'est rien."

De son vivant, Marx dénonçait déjà ces déformations. Ainsi écrivait-il à propos des syndicats de son époque :

  • "Les syndicats agissent utilement comme centres de résistance aux empiètements du capital. Ils échouent en partie quand ils font un usage peu judicieux de leur puissance. Ils échouent entièrement, quand ils se livrent à une simple guérilla contre les effets du système actuel, au lieu d'essayer dans le même temps de le changer, au lieu de se faire un levier de toutes leurs forces organisées, pour l'émancipation finale de la classe ouvrière, c'est-à-dire pour abolir enfin le salariat." (Salaire, prix et profit)

La deuxième forme de déviation, symétrique de la première, part de la même incompréhension. Ne comprenant toujours pas ce qu'il y a de révolutionnaire dans les luttes immédiates de la classe ouvrière pour la défense de ses conditions de vie, cette vision les considère comme des luttes totalement intégrées au système, relevant de la propre logique de celui-ci, le marchandage et par conséquent, n'ayant aucune possibilité d'engendrer par elles-mêmes,(encore moins de porter en elles), les germes de luttes révolutionnaires contre le système.

La forme la plus grossière de cette pensée est celle définie par Proudhon. Celui-ci considère tout simplement que les grèves de tous genres sont néfastes pour les travailleurs, car elles les enferment dans leur situation de salariés, d'esclaves du capital. Il préconise en opposition, la formation de coopératives dans lesquelles les travailleurs lutteront d'emblée sur un autre terrain, le terrain révolutionnaire, en s'attachant dès le début à la réalisation des nouveaux rapports de production. Dans Misère de la Philosophie, Marx montre le caractère parfaitement réactionnaire de cette vision qui n'aboutit qu'à préconiser la même chose que les plus crapuleux des économistes du capital :

  • "Les économistes veulent que les ouvriers restent dans la société tel- le qu'elle est formée et telle qu' ils l'ont consignée et scellée dans leurs manuels. Les socialistes (à la Proudhon) veulent qu'ils laissent là la société ancienne, pour pouvoir mieux entrer dans la société nouvelle qu'ils leur ont préparée avec tant de prévoyance."

Marx dénonce dans les mêmes pages le "dédain transcendantal" qu'affichent ces mêmes "socialistes", "quand il s'agit de rendre un compte exact des grèves, des coalitions et des autres formes dans lesquelles les prolétaires effectuent devant nos yeux leur organisation comme classe."

Cette déviation qui pourrait être résumée par la formule inverse à celle qui synthétise la première : "Le but est tout, le mouvement n'est rien", a connu un regain certain -quoique sous des formes généralement moins grossières que celles de Proudhon- avec le mouvement étudiant, en particulier en Mai 68. L'expérience de la grève générale de Mai 68 qui vit 10 millions de travailleurs rester enfermés dans leurs usines, sans jamais parvenir à briser véritablement le carcan syndical, qui vit les syndicats développer avec succès la méfiance la plus totale envers toute idée de donner aux luttes un contenu EXPLICITEMENT révolutionnaire, développa dans le milieu étudiant révolté ce "dédain transcendantal" dont Marx parlait.

Ce dédain précipita les contestataires "déçus par le prolétariat" dans deux types d'aberrations contre-révolutionnaires. L'une consista à préconiser la construction de communautés où l'on pourrait commencer à bâtir un nouveau genre de rapports humains et matériels. Les utopistes pré-marxistes furent remis à la mode, et on se plongea dans les théories d'enfance du prolétariat, convaincu qu'on dépassait enfin les vieilleries de Marx. L'autre branche des déçus découvrit les pires morceaux du Lénine de "Que Faire ?" et conclut que si tout ce mouvement avait été si décevant, c'était uniquement parce qu'il n'y avait pas eu un parti léniniste bien solide, "capable d'encadrer les masses". Ils se jetèrent donc dans la "construction du parti révolutionnaire", prêts à tout faire, syndicalisme, parlementarisme, frontisme, nationalisme, etc., pour gagner la confiance de ces masses de moutons "trade-unionistes" qui, laissées à elles-mêmes, ne pouvaient que suivre docilement les bureaucraties staliniennes et réformistes.

Ainsi, lorsqu'après 50 ans de contre-révolution triomphante, la classe ouvrière surgit à nouveau sur la scène de l'histoire, pour annoncer une nouvelle vague révolutionnaire mondiale, les idées qui concernent sa nature révolutionnaire et le processus de la formation de sa volonté révolutionnaire, connaissent le plus grand mal à se dégager du poids de l'image d'un prolétariat apathique pendant cinq décennies et dont certains, tel Marcuse, avaient fini par se demander s'il existait encore.

Faire la critique des visions réformistes sans tomber dans les aberrations utopistes ; critiquer les utopies contestataires sans tomber dans un néo-syndicalisme ; affirmer la nécessité des luttes immédiates de la classe et de leur développement sans tomber dans la vision social-démocrate ; défendre l'idée que les luttes revendicatives du prolétariat ne peuvent plus aboutir, l'époque actuelle à des conquêtes réelles sans pour cela les négliger ou sous-estimer leur importance primordiale, BREF MONTRER QUE LE BUT ET LE MOUVEMENT SONT, POUR LE PROLETARIAT, INDISSOLUBLEMENT LIES TOUT AU LONG DE SA LUTTE HISTORIQUE, telle est la tâche à laquelle se trouvent confrontés aujourd'hui les révolutionnaires.

00O00

L'article : "Leçons de la lutte des ouvriers anglais", paru dans le n°8 de Révolution Internationale s'est attaqué, dans sa dernière partie, à cette tâche. Malheureusement, le but n'est pas atteint : dès le départ, le problème est mal posé, et, en conséquence, les réponses ne peuvent aboutir qu'à des aberrations, ou, au mieux, à des tautologies.

En effet, la question du processus révolutionnaire est abordée ainsi : COMMENT la classe passe-t-elle des luttes revendicatives aux luttes révolutionnaires, et suppose d'avance qu'il y a, entre ces deux types de lutte, une NEGATION des premières au profit des secondes.

  • "Il n'y a pas d’"acquis révolutionnaires" dans la société capitalisme. Il n'y a pas de petits embryons de révolution dans chaque lutte, qui grandiraient, fusionneraient jusqu'au moment où la classe serait assez puissante pour faire la révolution. De même que la classe révolutionnaire est la NEGATION EN MOUVEMENT de la CLASSE-POUR-LE-CAPITAL, de même la lutte révolutionnaire est la négation de la lutte revendicative. Les luttes revendicatives ne deviennent pas révolutionnaires ; c'est la classe qui, EN DEPASSANT ET EN NIANT SA LUTTE IMMEDIATE, devient révolutionnaire". (R.I. n°8, page 8 ; majuscules : souligné par nous.)

Étant donné qu'il n'y a jamais eu de lutte révolutionnaire du prolétariat qui n'ait été en même temps lutte REVENDICATIVE, l'auteur de l'article se trouve d'emblée contraint d'abandonner toute référence à l'expérience historique du prolétariat : "Il n'y a pas d'acquis révolutionnaires dans la société capitaliste".

Du fait de ces postulats, toute référence à la pratique concrète de la classe devient impossible. Voyons comment est alors expliqué le processus révolutionnaire :

  • "Les travailleurs tentent de lutter en tant que classe-pour-le-capital (par catégories, usines, branches, de façon concurrente à l'image de la concurrence capitaliste, pour négocier le prix de la force de travail). Mais leur rapport au capital (leur division, leur soumission, leur acceptation de n'être que du travail salarié) entre en contradiction avec leur propre mouvement et devient intenable. C'est alors que la classe doit commencer à se poser comme négation de son rapport avec le capital, donc non plus comme une catégorie économique, mais comme CLASSE- POUR-SOI. Elle brise alors les divisions qui sont propres à son état antérieur et se présente non plus comme somme de travailleurs salariés mais comme un mouvement d'affirmation autonome, c'est-à-dire de négation de ce qu'elle était auparavant. Ce n'est pas le travail salarié qui s'affronte alors au capital, mais le travail salarié en train de devenir autre chose, de se dissoudre. L'affirmation du prolétariat n'est que ce mouvement de négation." (R.I. n°8, page 7).

Le lecteur se trouve dès lors plongé dans un fatras philosophique, d'autant plus abstrait et confus qu'il se refuse toute référence concrète à la pratique. "Négation en mouvement", "mouvement de négation", "se poser comme négation", "mouvement d'affirmation autonome", "classe-pour-le-capital", "classe-pour-soi", "le travail salarié en train de devenir autre chose", tels sont les termes qui servent à décrire le PROCESSUS REVOLUTIONNAIRE ! Devant tout ce langage aussi obscur que prétentieux, comment ne pas rappeler ces mots de Rosa Luxemburg :

  • "Quiconque" pense clairement et maîtrise lui-même à fond ce dont il parle, s'exprime clairement et de manière compréhensible. Quiconque s'exprime de façon obscure et prétentieuse, alors qu'il ne s'agit ni de pures idées philosophiques, ni des élucubrations de la mystique religieuse, montre seulement qu'il ne voit pas clair lui-même ou qu'il a de bonnes raisons pour éviter la clarté". (Introduction à l'économie politique, 10/18, page 29)

Mais puisque c'est ce langage qui nous est offert, nous tenterons, avec toute la patience nécessaire, d'en déceler le contenu.

Commençons donc par le point qui apparaît le plus fondamental et le plus clair dans les termes, les luttes revendicatives et les luttes révolutionnaires.

luttes revendicatives et luttes révolutionnaires

Revendiquer, c'est demander, exiger son dû. Une lutte est revendicative dans la mesure où son but est donc de demander, d'exiger de quelqu'un quelque chose. Elle implique par conséquent la reconnaissance du pouvoir de celui qui est en mesure de répondre à ses demandes, ses exigences.

Une lutte révolutionnaire par contre, s'attache à bouleverser, à détruire un état de choses, un pouvoir. Dans ce cas, loin de reconnaître un pouvoir à quiconque, on met en question ce pouvoir lui-même.

Il y a, par conséquent, quelque chose de profondément différent entre ces deux types de lutte, un changement qualitatif dans le contenu d'une lutte qui cesse d'être revendicative pour devenir révolutionnaire. Rien ne semble alors plus naturel, au niveau de la logique simpliste des syllogismes, que d'affirmer : les luttes révolutionnaires sont donc une négation des luttes revendicatives. On ne peut tout de même pas mettre en question en même temps le pouvoir de quelqu'un et en même temps, accepter de revendiquer quelque chose de lui, puisque cette dernière attitude implique, par définition, la reconnaissance de ce pouvoir.

Le seul problème, c'est que l'histoire du mouvement ouvrier refuse obstinément de se plier à une telle logique simpliste. L'histoire des luttes révolutionnaires du prolétariat est celle de ses luttes revendicatives. Bien des luttes revendicatives n'ont été révolutionnaires que potentiellement, mais il n'y a pas une lutte révolutionnaire qui n'ait été SIMULTANEMENT une lutte revendicative.

LES LUTTES REVENDICATIVES SONT TOUJOURS POTENTIELLEMENT DES LUTTES REVOLUTIONNAIRES.

Nous l’avons montré, pour le marxisme, il n'y a pas de lutte prolétarienne qui Soit purement économique, purement revendicative. Même dans la plus petite grève prolétarienne, il y a POTENTIELLEMENT une lutte politique, révolutionnaire. Qu'une grève se heurte à une résistance trop forte du patronat local, qu'elle soit contrainte d'affronter l'appareil de répression de l'État, sous une forme ou sous une autre, et elle se transforme en une contestation du pouvoir. Elle prend un caractère de lutte révolutionnaire. Si les éclats révolutionnaires du prolétariat ont si souvent surpris l'ensemble de la société, les révolutionnaires y compris, c'est justement parce que leur origine réside, la plupart du temps, dans des grèves, des luttes économiques qu'on avait crues parfaitement conformistes et intégrées à la légalité.

Cette potentialité révolutionnaire des luttes revendicatives de la classe existe déjà dans la phase ascendante du capitalisme. Alors même que le capital connaît sa grande phase de richesse et d'expansion, a- lors même qu'il peut se permettre d'accorder des réformes et des améliorations réelles à la classe ouvrière, sans que pour cela son économie soit ébranlée, les "débordements" révolutionnaires des luttes revendicatives marquent régulièrement les rues des villes industrielles du sang des ouvriers et des soldats du capital.

Lorsque le capital entre dans sa phase de décadence, scellant dans l'inflation et les cadences infernales la fin du réformisme, cette potentialité ne peut que se trouver renforcée. (D'où la création par le capital d'un appareil permanent d'encadrement de la classe ouvrière au service, de l'État : les syndicats ; et la multiplication d'une nouvelle forme de débordements révolutionnaires : les grèves sauvages).

Plus le capitalisme s'enfonce dans sa décadence, et plus la phrase de Lénine devient actuelle :"Derrière toute grève se dresse l'hydre de la révolution".

LES LUTTES REVOLUTIONNAIRES SONT DES LUTTES REVENDICATIVES.

  • Si la plupart des luttes du prolétariat n'a pas pu dépasser le cadre purement revendicatif, si elles n'ont été révolutionnaires que potentiellement, on ne trouvera, par contre, dans le mouvement ouvrier, pas une seule lutte révolutionnaire prolétarienne qui n'ait été simultanément revendicative. Et comment pourrait-il en être autrement, puisqu'il s'agit de la lutte révolutionnaire d'une classe, donc d'un ensemble d'hommes ECONOMIQUEMENT DETERMINES, UNIS PAR LEUR SITUATION MATERIELLE COMMUNE ?

Il suffit de constater que les principaux mouvements révolutionnaires prolétariens ont été provoqués par la misère et le désespoir engendrés par des défaites militaires pour comprendre à quel point les luttes révolutionnaires, loin d'être conditionnées par la NEGATION des luttes revendicatives, sont au contraire LA FORME LA PLUS AIGUE, "LA PLUS HAUTE EXPRESSION" des luttes revendicatives.

La comparaison du mouvement révolutionnaire de 1917 en Russie avec celui du prolétariat allemand en 1918-19, est éloquente à cet égard. Dans les deux cas, le prolétariat se lance dans des luttes révolutionnaires poussé par la misère économique et sociale que provoquent les défaites militaires. Dans les deux cas, le mouvement s'unifie et se renforce à travers la lutte pour une REVENDICATION : la paix. Certes, une telle revendication, du fait de son caractère général possède toutes les qualités pour porter immédiatement la lutte sur un terrain révolutionnaire. Mais en elle-même, elle est tout aussi REVENDICATIVE qu'une lutte pour des augmentations de salaires. Comme toute lutte revendicative, elle implique la reconnaissance du pouvoir de qui on exige une réponse. La bourgeoisie russe ne l'accorde pas : le prolétariat russe sera contraint, pour l'obtenir, de pousser son combat jusqu'à la destruction de l'État. Mais en Allemagne, le capital signe la paix sous la menace d'une effervescence révolutionnaire qui gagne tout le pays, et le mouvement révolutionnaire s'en ressent immédiatement.

En privant le mouvement de sa principale REVENDICATION, la bourgeoisie le prive de sa plus grande force UNIFICATRICE. Deux mois plus tard, elle peut le provoquer froidement dans un combat mortel, sûre de sa victoire. C'est le massacre de la Commune de Berlin en Janvier 1919. La classe ne parvient plus à retrouver son unité. Toute une partie du prolétariat n’a plus qu’un souci en rentrant du front : jouir de la paix. Les corps francs de Noske pourront massacrer les travailleurs combatifs, ville par ville, sans se heurter à une véritable résistance unitaire.

Ceux qui parlent pompeusement des luttes révolutionnaires du prolétariat, sans comprendre ce qu’il y a de fondamentalement et inévitablement revendicatif en elles ne savent pas de quoi ils parlent.

Prenons encore un exemple concret : les luttes des ouvriers polonais, en décembre 1970, dans les chantiers de la Baltique. La lutte est déclenchée par les mesures de hausse des prix décidées par le gouvernement de Gomulka. Elle part donc d’une base "on ne peut plus" revendicative, et concerne bel et bien la classe ouvrière comme travail salarié ; il s’agit de réagir contre une baisse de la valeur que paie le capital polonais pour la force de travail des ouvriers. Au cours de la lutte, les ouvriers sont amenés à affronter directement dans un combat sanglant les milices du gouvernement, ils mettent le feu au local du parti gouvernemental, ils s’organisent en conseils au sein de l’usine et tentent par tous les moyens de généraliser le mouvement. Simultanément, on s'apprête à négocier avec les insurgés, et Gierek viendra le faire personnellement. S’agit-il d’une lutte révolutionnaire (on affronte l’État en tentant de généraliser le mouvement) ou d’une lutte revendicative (on négocie avec le capital le prix de la marchandise, force de travail) ? Les ouvriers polonais ont-ils "nié" leur lutte revendicative pour s’attaquer à l’État, ou bien se sont-ils attaqués à l'État parce que leur lutte revendicative les y amenait naturellement ?

La réponse est la même que pour toutes les luttes révolutionnaires du prolétariat : c'est une lutte qui est SIMULTANEMENT revendicative et révolutionnaire. L’action revendicative, de résistance vis-à-vis de l’exploitation du capital est le soutien et le moteur de l’action révolutionnaire que la classe entreprend. Ce qui distingue Gdansk d’une grève locale, sans affrontement violent avec l’État, ce n’est pas qu’ elle ait cessé d’être revendicative, ni d’être l’œuvre des travailleurs salariés du capital, ni qu’elle ait commencé à transformer effectivement les rapports de production capitalistes en de nouveaux rapports. Le "travail salarié" n’est pas "en train de se dissoudre" dans la négociation avec Gierek. Ce qui fait la spécificité de la lutte de Gdansk, c’est qu’elle a été amenée à avoir recours à des moyens de lutte POLITIQUES beaucoup plus importants que ceux qu’utilise une grève isolée qui n’affronte l’État que sous la forme d’un ou deux flics chargés d’empêcher la formation de piquets de grève, ou encore sous la forme d’un syndicat qui boycotte la lutte.

Plus une lutte revendicative est contrainte d’utiliser des moyens politiques de lutte et plus elle prend un caractère de lutte révolutionnaire. Mais elle ne perd pas pour autant son caractère de lutte revendicative.

On peut encore poser la question suivante : au lendemain de la prise du pouvoir par le prolétariat, lorsque le pouvoir politique du capital est détruit, peut-on encore parler de luttes revendicatives ? Les luttes que le prolétariat doit mener au cours de la période de sa dictature ne sont-elles pas des luttes purement révolutionnaires ?

L’histoire de la révolution russe (seul exemple de prise de pouvoir par le prolétariat dont nous disposons) montre qu’après octobre 1917, il y a encore des grèves ouvrières, même au cours de l’année 1917» Elle montre aussi que l’action révolutionnaire du prolétariat russe après la prise du pouvoir est loin de perdre toutes ses motivations économiques et revendicatives. Nous montrerons dans la partie consacrée à la "dissolution du travail salarié" qu’il ne s’agit nullement, dans le cas russe, d’un phénomène exceptionnel lié à la particularité de l’exemple historique.

Tant que le prolétariat existe comme classe, sa lutte révolutionnaire garde inévitablement un caractère de lutte économique revendicative.

On peut discuter sur la rapidité et les mécanismes avec lesquels ce caractère sera appelé à disparaître au fur et à mesure que s’étendra sur la planète la dictature du prolétariat. Mais ignorer ou nier l’importance et la permanence du caractère revendicatif des luttes révolutionnaires prolétariennes qui aboutissent à la prise du pouvoir, comme le fait Hembé dans son article, c’est s'interdire d'avance toute compréhension du processus révolutionnaire.

classe en soi - classe pour soi

Le corollaire de l’idée selon laquelle le développement des luttes révolutionnaires présuppose la négation des luttes revendicatives, est que la classe ouvrière doit, pour se hisser à sa tâche révolutionnaire, "commencer par se poser comme négation de son rapport avec le capital, donc non plus comme catégorie économique, mais comme CLASSE-POUR-SOI".

L'idée que la classe ouvrière doit "se poser comme négation de son rapport avec le capital" pour pouvoir entreprendre la lutte révolutionnaire, peut être interprétée de deux façons selon le niveau auquel on raisonne. Dans un cas, elle correspond à une tautologie, dans l'autre à une aberration.

En effet, si nous raisonnons au niveau de la volonté, du désir conscient des ouvriers en lutte, on aboutit à la lapalissade suivante : pour que les travailleurs pensent en révolutionnaires, c'est-à-dire pour qu'ils désirent consciemment la destruction du pouvoir du capital et donc du rapport d'exploitation qui les lie au capital, il faut qu'ils désirent consciemment la négation de leur rapport avec le capital.

Ce n'est évidemment pas faux, mais cela ne nous éclaircit guère quant au processus concret à travers lequel se forge cette volonté et cette conscience révolutionnaires !

Si nous raisonnons au niveau de la réalité concrète des luttes ouvrières, nous débouchons alors sur l'aberration suivante : pour que la classe ouvrière puisse lutter contre le capital, il faut d’abord qu’elle se nie comme classe ouvrière ; ou bien, en d’autres termes, pour que la classe existe face au capital, afin de le combattre de façon révolutionnaire, il faut qu’elle commence par disparaître.

Ceci peut apparaître comme une interprétation "forcée” du texte et quelque peu "tirée par les cheveux", mais c’est pourtant bel et bien ce qui en ressort le plus nettement. On nous explique en effet bien clairement que lorsque la classe s’affronte au capital, elle "ne se pose pas comme catégorie économique", elle ne se présente plus comme une "somme de travailleurs salariés". Or, qu'est-ce qu'une classe, si ce n'est une "catégorie économique" déterminée ; et qu'est-ce-que la classe ouvrière si ce n'est "une somme de travailleurs salariés" ? Est-ce-que le fait de désirer consciemment la fin du travail salarié fait apparaître d'emblée la classe ouvrière en tant que somme de travailleurs salariés ? L’abolition du salariat se résumerait-elle à une affaire d'"auto-suggestion" des travailleurs ?

Si dans sa lutte contre l'État capitaliste, la classe ouvrière ne se présente pas comme une somme de travailleurs salariés, exploités par le capital, comment peut-elle donc bien "se présenter" ? Hembé répond : "elle se pose comme CLASSE-POUR- SOI", "elle se présente comme un mouvement d’affirmation autonome, c'est-à-dire de négation de ce qu'elle était auparavant". Qu'est-ce donc que ce "mouvement d'affirmation autonome", autonome par rapport à quoi ? Par rapport au capital ? Mais le capital peut-il exister en dehors et indépendamment du salariat, de l'exploitation ? Si le capital existe, le salariat demeure, et la classe exploitée est une classe salariée. De même que le capital en tant que rapport social ne peut être défini en dehors de la classe ouvrière, de même la classe ouvrière ne peut s'affirmer si ce n'est en OPPOSITION, en LUTTE CONTRE le capital. Parler d'"affirmation autonome de la classe", c'est se contredire dans les termes. Une classe est une PARITE DE LA SOCIETE. Son affirmation ne peut donc se faire que par rapport À UNE AUTRE PARTIE DE LA SOCIETE. Et comme nous le verrons, dans le meilleur des cas, cette AUTRE PARTIE ne DISPARAIT PAS, mais se confond avec le RESTE DE LA SOCIETE.

Mais peut-être pourrions-nous déceler quelque chose de plus sérieux et de plus réel dans l'autre affirmation qui nous est proposée : la classe ouvrière "se pose comme classe-pour-soi" ?

Mais ici encore on joue avec les mots, car, pour les marxistes et contrairement à ce que l'on prétend dans l'article, le concept de "CLASSE-POUR-SOI" ne correspond en rien à une "négation" de la "classe-en-soi", de la classe en tant que "catégorie économique", de la "classe vis-à-vis du capital" .

Rappelons donc d'abord le sens que donne Marx aux termes de "classe vis-à-vis du capital" et de "classe-pour-soi". Telle qu'il la définit, la classe ouvrière est au départ "une foule de gens inconnus les uns aux autres", une masse de personnes "divisées d'intérêts par la concurrence". La seule chose que toute cette masse de travailleurs indifférents les uns aux autres a de commun, c'est le fait qu'ils sont tous sous la domination directe du capital à travers le salariat. Les individus qui constituent cette classe n'ont pas, en tant que tels, encore conscience d'appartenir à cette même classe, ayant des intérêts propres : la classe n'existe pas encore pour elle-même, mais elle existe cependant en-soi, vis-à-vis du capital. En effet, pour le capital qui crée des quartiers ouvriers, des services sociaux pour ouvriers ou des appareils de répression "ad hoc", cette classe existe déjà bel et bien :

  • "La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi, cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même".

La classe qui commence à exister "pour-soi", pour elle-même, n'est rien d'autre que cette même classe prenant conscience de son existence, des intérêts communs qui la caractérisent face au reste de la société et d'abord face au capital. Cette conscience n'est pas le fruit d'une inspiration divine, ni de la toute-puissance d'un parti politique éclairé, mais des LUTTES qu'elle est contrainte de mener contre le capital pour ses conditions matérielles de subsistance :

  • "Dans la lutte,(...), cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu'elle défend deviennent des intérêts de classe".

La classe qui existe "pour-soi", loin d'être une classe qui "se nie" en tant que classe existant "vis-à-vis du capital" ou en tant que "catégorie économique", est bien au contraire une classe économique en train de prendre conscience de son existence comme telle. Elle ne nie pas sa nature de classe économique face au capital, elle l'assume.

Le fait que la lutte révolutionnaire de cette classe, devenue consciente de ses intérêts historiques face au capital aboutisse inévitablement à la destruction du capital lui-même, à la dissolution de toutes les classes, et par là-même à sa propre dissolution, N'IMPLIQUE EN RIEN qu'elle doive se nier pour pouvoir s'affronter au capital, au contraire. Sa dissolution comme classe n'est pas le point de départ de sa lutte, mais son aboutissement, le résultat final.

Comme nous le verrons plus loin, concrètement, si le prolétariat est amené à disparaître comme classe, ce n'est pas parce qu'il se "nie" face aux autres classes, mais au contraire parce qu'IL S'AFFIRME de telle façon qu'il est contraint de GENERALISER SA CONDITION ECONOMIQUE A TOUTE LA SOCIETE.

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Qu'on ne vienne pas nous dire que notre référence à Marx pour définir la "classe-pour-soi" est inappropriée aux problèmes du mouvement ouvrier de notre époque (de par l'impossibilité du réformisme, l'impossibilité pour le prolétariat de se donner des organisations de lutte économique PERMANENTES)

Il est vrai que le mouvement ouvrier que Marx a sous les yeux a encore la possibilité de mener à bien des luttes réformistes, de former des organisations économiques permanentes au sein de la société capitaliste. Il est vrai qu'au cours de cette période historique, la classe ouvrière a la possibilité d’exister pour elle-même à travers ses syndicats, ses partis politiques, sans pour cela être contrainte d’affronter immédiatement l’État capitaliste dans un combat révolutionnaire : le capital est suffisamment riche, et les marchés suffisamment nombreux pour son expansion, pour que le système puisse permettre cet aménagement des conditions de vie de la classe ouvrière.

Il est tout aussi vrai que ces conditions disparaissent en période de déclin du capitalisme. Les ouvriers ne peuvent plus prendre conscience de leur existence comme classe qu’AU COURS DES LUTTES ELLES-MEMES. (Surgissement de la classe pour elle-même). Le prolétariat ne peut plus se donner d’organisations économiques ou de partis politiques de façon PERMANENTE au sein de la société : toute organisation ouvrière unitaire qui tente de le faire est contrainte soit de se transformer en soviet révolutionnaire -ce qui n'est possible qu’en période révolutionnaire-, soit de se laisser happer par l’État capitaliste et intégrer par lui.

Dans la période de décadence capitaliste, les syndicats sont devenus des organes de l’État au sein de la classe ouvrière. Leur tâche n’est pas -comme le prétendent tous les gouvernements du monde- d’organiser la classe en tant que catégorie économique, mais d’EMPECHER QUE DE TELLES ORGANISATIONS NE SURGISSENT. L’idée que les syndicats organisent la classe ouvrière à notre époque n’a un sens que du point de vue du capital. Ils organisent les travailleurs tout comme les kapos organisaient les prisonniers au sein des camps de concentration allemands. Du point de vue de l’individu ouvrier, ils peuvent, au mieux, constituer un intermédiaire au service du patron, tout comme la "psychologue” ou l’assistante sociale de l’usine. Du point de vue des travailleurs en tant que classe, ils ne sont que le premier détachement de l’armée du capital qu’ils doivent affronter à chaque occasion de lutte. C’est pourquoi depuis plus d’un-demi-siècle, la classe tend, dans toute lutte, aussi "économique et revendicative" qu’elle paraisse, à se donner une forme d’organisation sporadique, momentanée, viable uniquement pour la durée des combats : les comités de grève en dehors des syndicats.

Ce qui découle de tous ces changements, ce n'est ni l'invalidité de la définition de Marx de ce qu’est la "classe-pour-soi" et de comment elle se forge, ni non plus "l’impossibilité des luttes économiques."

Ce qui change, c’est que la classe ouvrière ne peut plus exister comme classe- POUR-SOI de façon permanente au sein du capitalisme : c’est qu’elle ne peut plus s’affirmer comme classe que de façon ponctuelle, au cours de ses luttes ouvertes. Le chemin que doit prendre la classe pour parvenir à la conscience d’elle-même demeure cependant le même qu’au XIXè siècle : c’est celui de SES LUTTES.

Le fait que ces luttes soient contraintes, dans la nouvelle situation du capital, de se transformer beaucoup plus vite en luttes révolutionnaires, parce que le capital ne peut plus accorder de véritables réformes économiques, ne leur ôte pas pour autant leur fondement de luttes économiques. Tant qu’existeront classe ouvrière et capital, les luttes économiques du prolétariat existeront aussi. Ce qui a changé à ce niveau, c’est que ces luttes économiques sont moins que jamais de pures luttes économiques, que leur nature révolutionnaire est obligée de surgir beaucoup plus rapidement qu’au siècle dernier et qu’elles sont par conséquent devenues beaucoup plus difficiles. C’est ce qui explique aussi bien leur tendance à prendre de plus en plus l’aspect d’explosions violentes et soudaines, que les longues périodes d’apathie et d’hésitation qui les suivent et les préparent.

Aujourd’hui, comme au temps de Marx, la classe révolutionnaire, la classe qui existe pour elle-même, n’est pas une classe distincte de la classe-en-soi, de la classe économique. Aujourd'hui comme hier, la classe historiquement révolutionnaire n’est autre que la classe salariée qui subit et affronte le capital sous nos yeux tous les jours.

la dissolution du travail salarié

Toujours dans le but d’expliquer comment la classe ouvrière sera amenée à affronter le capital, le camarade Hembé écrit :

  • "Ce n’est pas le travail salarié qui s’affronte alors au capital, mais LE TRAVAIL SALARIE EN TRAIN DE DEVE- NIR AUTRE CHOSE, DE SE DISSOUDRE. L'affirmation du prolétariat n'est que ce mouvement de négation".

Comment le travail salarié peut-il "se dissoudre" avant que le capital n'ait été détruit ? Comment le capital peut-il être détruit avant que le prolétariat n'ait pris le pouvoir politique, et donc le contrôle de tout l'appareil économique, au niveau mondial, ou du moins d'un certain nombre de pays développés ? En mettant de cette façon la charrue avant les bœufs, on aboutit soit à l'idée de la possibilité du socialisme en un seul pays (ou du moins du début du socialisme), soit à l'idée qu'il peut y avoir des transformations économiques COMMUNISTES effectives AU SEIN DE LA SOCIETE CAPITALISTE, avant même que l'État bourgeois n'ait été détruit. C'est-à-dire deux aberrations réactionnaires !

Les révolutions bourgeoises (Cromwell en Angleterre, 1789 en France) consistaient essentiellement en des bouleversements POLITIQUES. L'infrastructure économique de la nouvelle société préexistait à la prise du pouvoir politique par la bourgeoisie. La révolution prolétarienne, du fait qu'elle est l'œuvre d'une classe exploitée, connaît un processus inverse. La classe révolutionnaire prend le pouvoir politique, non pour consacrer la situation économique déjà existante, mais au contraire pour la détruire. La nouvelle infrastructure économique et sociale ne peut commencer à être bâtie qu' après la destruction du pouvoir politique de la bourgeoisie, une fois le pouvoir politique acquis par le prolétariat. C'est là une spécificité du prolétariat comme classe révolutionnaire.

Abolir le salariat, c'est abolir la vente et l'achat de la force de travail. Pour que ce soit possible, il faut que simultanément rien dans la société ne soit vendu ni acheté, car abolir le salariat, c'est ELIMINER LA MARCHANDISE EN GENERAL. Concrètement, cela veut dire que la production de toute la société doit être mise en commun et que chacun doit pouvoir y puiser selon ses besoins.

L'abolition du salariat, le COMMUNISME, a été rendu possible et nécessaire par le développement extraordinaire que les forces productives ont atteint sous le capitalisme. Mais, étant donné que la production capitaliste se fait à l'échelle mondiale, qu'on trouve aujourd'hui, dans chaque marchandise des biens venant des quatre coins du monde, l'abolition du salariat ne pourra devenir effective que lorsque l'échange marchand aura été éliminé sur toute la surface de la planète. Tant qu'il y aura des parties du monde auxquelles il faudra acheter et vendre les produits du travail, l'abolition du salariat ne pourra être réalisée nulle part intégralement.

Dans les premiers pays où le prolétariat sera parvenu à détruire l'appareil d'Etat capitaliste et à instaurer sa dictature en s'emparant du contrôle de tout l'appareil industriel de production, le premier but sera donc de créer un SECTEUR COLLECTIVISE le plus large possible. Ce secteur comprendra logiquement, en premier lieu, tous les centres industriels de production , domaine du prolétariat révolutionnaire. Au sein de ce secteur, la collectivisation se traduira par la généralisation de la gratuité de tous les biens. A la collectivisation objective de la production matérielle que le capitalisme a déjà réalisée dans les faits, on fera correspondre la collectivisation de la distribution -gratuité.

Le but principal de l'action du prolétariat sera d'élargir au maximum et le plus vite possible son secteur, aux dépens du secteur qui reste non collectivisé : certains paysans, et les pays qui sont encore sous la domination totale du capital. De sa capacité à réaliser cette tâche dépend le succès ou l'échec de son œuvre révolutionnaire. Et une fois le processus engagé, la moindre stagnation signifiera le retour à l'exploitation capitaliste en passant par un massacre contre-révolutionnaire.

Le processus de dissolution du travail salarié se confondra donc avec celui de l'élargissement de ce secteur : intégration de toute la population à la production collectivisée.

Le commencement du processus de "dissolution du travail salarié" sera donc marqué par la création de ce premier secteur collectivisé. Tant que celui-ci n'existe pas parler de dissolution du travail salarié, c'est se payer de mots ! Tant qu'il n'a pas été créé, le capital et le salariat dominent la société dans toute leur hideur.

Or la création du noyau de ce secteur même dans la meilleure des hypothèses, (la révolution commençant aux USA par exemple), ne peut être rendue possible que par la prise du pouvoir politique du prolétariat AU MOINS dans un grand pays industriel, sinon dans plusieurs. Autrement, il n'aura aucune réalité matérielle. Un secteur collectivisé contraint d'acheter et de vendre l'essentiel de ce qu'il consomme et de ce qu'il produit n'a aucune chance de collectiviser quoi que ce soit. Le marché noir et autres phénomènes du même genre se chargeraient immédiatement de le réduire à un vain mot inscrit sur les déclarations enflammées des premiers soviets. Et quant au salariat, il n'y serait pas plus dissout que la loi de l'échange.

Quand on a essayé de saisir concrètement au moins dans ses grandes lignes, ce que sera le processus de "dissolution du travail salarié", on ne peut pas ne pas prendre pour une jonglerie de mots des idées telles que : avant d'affronter l'État capitaliste, la classe ouvrière devra commencer à se "dissoudre comme travail salarié" !

la dictature du prolétariat

La plupart des tendances à définir deux classes distinctes au sein du processus révolutionnaire, l'une qui vivrait sous le capitalisme ("la classe-en-soi", la "catégorie économique", "la classe pour le capital" ou tout simplement "la classe ouvrière") et une autre, "NEGATION" de la première, qui serait chargée de faire la révolution ("la classe-pour-soi", "la classe universel- i la classe révolutionnaire" ou le "prolétariat") partent d'une même incompréhension théorique.

Lorsqu'on a compris :

  • que la tâche principale du prolétariat, au cours de sa dictature révolutionnaire, consiste dans l'abolition du salariat ;
  • que des mesures effectives en vue de cette abolition peuvent et doivent être prises dès le début de la dictature du prolétariat, (idée qui surgit en opposition à la conception qui régnait au sein du mouvement ouvrier social-démocrate du début du siècle, et selon laquelle il devrait y avoir une longue période de transition caractérisée par l'égalité des salaires)

on se trouve alors confronté au problème suivant : si l'exploitation commence à être détruite dès le début de la dictature révolutionnaire, que devient a- lors la classe ouvrière ? Comment peut-elle se distinguer du reste de la société, puisqu'elle est en train de perdre sa spécificité principale, c'est-à-dire le fait d'être classe exploitée par le salariat, puisqu'elle tend à se dissoudre au sein d'une masse de producteurs égaux ? Au sein de la société capitaliste, la motivation fondamentale de l'action du prolétariat était sa lutte contre l'exploitation ; mais que reste-t-il de cette motivation lorsque le prolétariat commence à cesser d'être exploité ? Dans quelle mesure le terme de "dictature du prolétariat" continue-t-il de se justifier ?

La tentation est grande de résoudre le problème en affirmant tout simplement qu'il y a en fait, soit deux classes distinctes, l'une exploitée, l'autre révolutionnaire ; soit une classe au sein du capitalisme, et, au cours du processus révolutionnaire une "classe universelle", c'est- à-dire pas de classe en quelque sorte ; soit encore qu'il y a bien une seule classe mais qui est tellement différente dans un cas et dans l'autre qu'elle n'est pour ainsi dire plus la même.

La tentation est d'autant plus grande que l'on parvient à s'auto-convaincre que, ce faisant, on "innove", de façon décisive, sur le "vieux mouvement ouvrier" et que tous ceux qui ne raisonnent pas ainsi sont inévitablement condamnés à évoluer vers des conceptions social-démocrates.

En plaçant au centre de l'analyse du processus révolutionnaire le problème de la "NEGATION de la classe-pour-le-capital par la classe-pour-soi", l'article de Hembé s’inscrit dans une vision analogue.

Mais en quoi dire que la classe qui agit de façon révolutionnaire est très différente de celle qui vit sous la domination du capital, nous permet de résoudre les problèmes que pose le processus révolutionnaire après la prise du pouvoir ?

Personne ne doute que, du point de vue de sa volonté consciente ainsi que du point de vue de sa composition organique, le prolétariat subit des transformations importantes au cours de son combat révolutionnaire. Il est EVIDENT que le prolétariat en train de chercher à élargir par tous les moyens sa dictature sur le reste de la société, qui tente d’étendre le secteur collectivisé qu’ il a créé, possède une volonté consciente qui n’est pas identique à celle du prolétariat lorsqu’il se bat dans une grève parcellaire en période de pleine expansion du capitalisme. Il est aussi vrai qu’un prolétariat qui parvient à élargir chaque jour le secteur qu'il a collectivisé est un prolétariat qui transforme chaque jour de nouveaux travailleurs en "prolétaires” et donc, s’agrandit régulièrement. Il n’est pas moins vrai enfin que le prolétariat en train de travailler dans un secteur collectivisé agit différemment du prolétariat au sein de la société capitaliste.

Tout cela est juste, et peut être résumé par une constatation : la vie du prolétariat n’est pas la même lorsqu’il subit passivement la dictature du capital et lorsqu’il exerce sa dictature pour s’affranchir définitivement.

On aurait pu s’en douter...

Mais, une fois cette constatation faite, le problème reste le même, la question en suspens : Q(J ' EST-CE-QUI POUSSE LE PROLETARIAT, AU COURS DE CETTE PERIODE, A CONTINUER SON COMBAT REVOLUTIONNAIRE ? ET POURQUOI LE PROLETARIAT SEUL CONTINUE D’ETRE LA CLASSE REVOLUTIONNAIRE ?

En fait, pour véritablement tenter de répondre à ces problèmes, il fallait commencer par répondre à deux autres questions :

  1. Pourquoi la classe ouvrière est- elle la seule classe révolutionnaire face au capital ?
  2.  Comment la classe ouvrière continue-t-elle d’être exploitée après la prise du pouvoir ?

POURQUOI LE PROLETARIAT EST REVOLUTIONNAIRE ?

Le prolétariat trouve les déterminations de sa nature révolutionnaire dès sa naissance,

  1. : dans les rapports matériels qui le lient aux moyens de production, objets et moyens de travail.
  2. : dans les rapports sociaux qui le lient au capital , considéré non pas en tant que moyens matériels de production, mais en tant que rapport social.

Il nous faudra donc distinguer d’ une part le système de production capitaliste en tant que façon matérielle de produire, d'associer le travail vivant au travail mort ; d'autre part, le système capitaliste en tant qu'ensemble de rapports sociaux liant entre eux les différentes classes économiques de la société.

Considérons la classe ouvrière dans le capitalisme DU POINT DE VUE DE LA FAÇON MATERIELLE DE PRODUIRE. Sa spécificité par rapport aux autres classes de la société réside dans le fait qu'elle constitue la force vivante du travail associé. Contrairement au petit paysan, à l'artisan, au petit commerçant, aux membres des professions libérales, etc., l'ouvrier industriel travaille, produit de FAÇON COLLECTIVE. Il ne réalise qu'une part de plus en plus infime du produit global au sein d’une division du travail toujours croissante. Son rapport avec les moyens de production est un rapport avec des moyens de plus en plus gigantesques. Il est un rapport objectivement collectif.

C’est face aux crises économiques de la société que les classes révèlent leur véritable nature historique. Or, de par sa situation de producteur collectif, le prolétariat ne peut pas envisager, face à une crise économique, de solution individuelle fondée sur la propriété privée. Le paysan ou l’artisan, travailleurs "indépendants”, qu'ils soient ou non propriétaires de leurs moyens de production, ne peuvent devant une crise qu'éprouver la plus parfaite méfiance vis-à-vis de toute collectivisation des moyens de production. Ils tendent inévitablement à réagir en préconisant le partage des terres ou la protection de la propriété privée.

Pour l'ouvrier industriel, même illettré, le partage de l'usine en parcelles individuelles est, par contre, un pur non-sens. Situé au cœur même de la production de l'essentiel des richesses de la société, travaillant de façon ASSOCIEE, n'ayant de rapports avec les moyens de production que de façon COLLECTIVE, le prolétariat industriel est la seule classe de la société à pouvoir comprendre, désirer, et réaliser la collectivisation effective et mondiale de la production.

C’est là la première détermination fondamentale qui en fait la seule classe révolutionnaire de notre époque.

Si on considère maintenant le prolétariat au sein du capitalisme envisagé comme ENSEMBLE DE RAPPORTS SOCIAUX, il constitue la seule classe réellement antagonique au capital et à la bourgeoisie. La plus-value, source unique de l’accumulation du capital, travail volé à la classe ouvrière par le capitaliste, est au cœur même des rapports qui lient les deux classes fondamentales de la société. Marx disait que ses deux seules découvertes originales étaient la théorie de la plus-value et le fait que le prolétariat était la classe révolutionnaire de la société capitaliste. Ces deux idées constituent en fait les deux clefs de voûte de la compréhension de la vie sociale sous le capitalisme : l’essence de la vie sociale capitaliste se résume dans la lutte pour la plus-value entre ceux qui la créent et ceux qui la consomment et l’utilisent. Le moteur de l’action du prolétariat est ce combat contre l’extraction de la plus-value, contre le salariat. Tant que le capital domine la société, il y a salariat. Tant que le capital existe, toute l’action du prolétariat est déterminée par l’antagonisme fondamental qui le lie à celui-ci.

Antagoniste direct du capital, poussé en permanence-à l’action contre le capital du fait de son exploitation, la position sociale du prolétariat constitue donc l’autre détermination fondamentale de sa nature révolutionnaire.

Toutes les classes exploitées de l’histoire ont lutté contre leur exploitation. Au sein même du capitalisme, il existe d’autres classes exploitées, qui, à un moment ou à un autre, d’une façon ou d’une autre, sont amenées à s’affronter au capital. Mais du fait que le système capitaliste ne peut être dépassé que par un système fondé sur une collectivisation supérieure du processus de production, la classe ouvrière, travailleur collectif, est la seule qui soit historiquement révolutionnaire.

Classe exploitée et force vivante du travail collectif, ces deux déterminations existent en permanence au sein du prolétariat. De la naissance jusqu’à la dissolution définitive de la classe, ces deux déterminations rendent compte du contenu révolutionnaire des luttes prolétariennes. Le combat contre l’exploitation est le moteur de toutes ses actions ; le caractère de travailleur collectif en détermine les formes. Tenter de comprendre n’importe quelle lutte prolétarienne sans recourir à ces deux déterminations, c’est se condamner à inventer des forces sans formes, ou des formes dans force.

Ainsi, de même qu’on ne peut comprendre la forme la plus simple de lutte contre l’exploitation, la grève, sans se référer au caractère de travailleur collectif de la classe, de même, on ne peut saisir la forme qui pousse le prolétariat à collectiviser la production de toute la planète sans comprendre qu’elle est une lutte contre l’exploitation.

Car, tant que le prolétariat existera, c’est-à-dire tant que les classes subsisteront, le prolétariat sera une classe exploitée.

COMMENT LA CLASSE OUVRIERE EST-ELLE CLASSE EXPLOITEE AU COURS DE SA DICTATURE REVOLUTIONNAIRE ?

On est souvent étonné en apprenant qu’il y a eu des grèves ouvrières dans la Russie soviétique des premières années (dès 1917). C’était pourtant une période d’euphorie révolutionnaire, une période au cours  de laquelle les soviets ouvriers étaient encore pleins de vie révolutionnaire, les travailleurs collectivisaient tout ce qu' ils pouvaient, le pouvoir ouvrier se dressait sur les ruines encore fumantes de l’ancienne société.

Certains expliqueront ces grèves par l'opposition entre le mouvement révolutionnaire des travailleurs et la nature "anti-ouvrière" du parti bolchevik. D'autres parleront plutôt de l'influence néfaste de partis bourgeois comme les mencheviks qui poussaient les travailleurs à faire des grèves pour affaiblir la situation du parti bolchevik prolétarien.

La réalité est qu'il ne suffisait pas que le prolétariat russe ait pris le pouvoir politique en Octobre 1917 pour qu’il cessât d'être exploité par le capital mondial.

Le prolétariat peut s'emparer du pouvoir dans un pays, il peut collectiviser tout l'appareil productif et éliminer tout échange au sein du secteur collectivisé en rendant gratuits tous les biens et services, sa survie économique n'en sera pas moins dépendante du reste des pays, ainsi que des secteurs non collectivisés dans son propre pays, (voir les paysans en Russie, contre le prolétariat). Au sein de ce pays, le prolétariat pourra s'aménager de meilleures conditions de travail (réduction du temps de travail, transformation de la vie dans les usines, etc.), mais il ne pourra le faire qu'à l'intérieur des limites que lui imposent inévitablement les nécessités de l'échange avec le reste du monde. Que les pays capitalistes décident de bloquer toutes les exportations vers le pays en insurrection, ou tout simplement, d'augmenter leur prix de vente, et les travailleurs qui, pourtant, détiennent le monopole de tout l'armement au sein de leur territoire, qui, pourtant, sont en plein exercice de leur dictature révolutionnaire, se verront contraints pour survivre de s'imposer les pires rationnements ou d'augmenter leur temps de travail. Seule l'extension géographique de la révolution permet d'atténuer cette dépendance.

L'exploitation capitaliste est mondiale, et tant que le capital n'est pas détruit à l'échelle de la planète, tant que l'échange marchand subsiste quelque part dans le monde, le prolétariat ne pourra cesser d'être une classe exploitée dans aucune zone.

La fin de l'exploitation capitaliste n'adviendra qu'avec l'intégration de tous les travailleurs du monde dans le prolétariat révolutionnaire, c'est-à-dire avec la dissolution du prolétariat dans l'humanité.

La force qui pousse le prolétariat à continuer son combat révolutionnaire au lendemain de la prise du pouvoir n'est donc pas différente de celle qui l'a amené à la prise du pouvoir : la lutte contre son exploitation.

ooOoo

Au lieu de patauger prétentieusement dans le monde simpliste des abstractions, les philosophes de la "négation" feraient bien de s'élever au niveau concret des processus REELS. Ils comprendraient alors facilement la vacuité de leurs raisonnements.

l’intervention des révolutionnaires

Lorsqu'on a comme idée que "les luttes révolutionnaires" sont la "négation" des luttes revendicatives, lorsqu'on ne peut envisager la "classe révolutionnaire" que comme une "négation" de la "classe salariée", que peut-on dire aux travailleurs qui s'engagent actuellement dans des luttes salariales ? Hembé répond :

  • "Les communistes sont présents dans la mesure du possible, dans les luttes, aussi petites soient-elles, et ils y déploient autant d’énergie et d'imagination que les autres travailleurs combattifs, ne serait-ce que parce qu'ils subissent la même exploitation et ressentent la même révolte contre la vie actuelle. Mais ce qui les distingue, c'est qu'ils proclament ouvertement, à contre-courant lorsque les autres prolétaires refusent encore de le reconnaître, que l'approfondissement de la crise et les revers actuels sont la condition de la révolution, en ce qu’ils permettent l’expérience pratique de l’impossibilité, à notre époque, pour le prolétariat de se défendre comme simple travail salarié, à l’intérieur de la société capitalisme". (R.I. n°8, page 9)

Parlant de l’intervention des communistes dans les luttes, Marx écrit dans le Manifeste : les communistes "ont sur le reste de la masse prolétarienne l’avantage de comprendre les conditions, la marche et les résultats généraux du mouvement ouvrier".

Convaincu que tout le problème de la marche du mouvement ouvrier se résume à la compréhension de la nécessité de la "négation" des luttes revendicatives, Hembé ne peut rien comprendre à ce qu’on peut bien faire dans l’une de ces luttes. Ainsi, nous propose-t-il d’y participer, d’y déployer "autant" d’énergie et d’imagination que les plus combatifs des travailleurs, tout en criant : "Tout ça ne sert à rien !" ou, tout au plus : "J’espère que ceci vous servira de leçon et que vous comprendrez enfin qu’on ne peut pas se défendre comme simple travail salarié !". "Il n’y a pas d’issue dans le système !’’.

C’est vrai que les luttes revendicatives ne peuvent pas aboutir à de véritables conquêtes matérielles au sein du capitalisme décadent. C’est vrai, de même, que c’est une des principales idées que les révolutionnaires doivent dire au sein des luttes. Mais, participer de toute son "énergie" dans une lutte pour répéter en permanence (avec de l’"imagination" suppose-t-on) qu’elle ne sert à rien, qu’à nous convaincre de son inutilité, c’est se condamner à passer pour un imbécile, et à juste titre ! Si nous n’avons rien d’autre à dire, autant rester chez soi !

Hembé veut critiquer l’attitude des trotskystes et leur tactique du "programme de transition" -mettre en avant, dans les luttes, des revendications : elles sont irréalisables dans le capitalisme, les révolutionnaires le savent, mais les ouvriers sont supposés l’ignorer totalement ; une fois que la classe les fait siennes, on est sûr d’arriver à un affrontement révolutionnaire puisqu’elles ne peuvent être réalisées pour la plupart, qu’après la prise du pouvoir par les travailleurs ; c’est le mécanisme simple de la carotte qu’on tient en face de l’âne pour le faire avancer.

Mais la critique concrète aboutit à une attitude aussi absurde que celle des trotskystes.

Hembé nous dit à plusieurs reprises dans l’article que "les luttes immédiates sont nécessaires". Pourquoi ? Parce qu’il faut que la classe "fasse et refasse l’expérience pratique de l’impossibilité du réformisme". Et de nous rappeler à sa façon la fameuse idée de Marx : "Les hommes ne bouleversent leurs rapports sociaux que lorsqu’ils ont épuisé toutes les possibilités de les rafistoler". (page 3, R.I. n°8)

Si telle était la seule utilité des luttes immédiates, les Révolutionnaires n’auraient pas plus à y participer qu’aux guerres impérialistes.

Mais ces combats parcellaires ont une autre fonction pour le prolétariat. C’est à travers eux que les ouvriers prennent conscience de leur appartenance à une classe, c’est à travers eux que se forge l’unité de la classe.

Une classe qui ne résiste pas à l’exploitation de façon permanente ne sera jamais capable de se lancer dans un combat révolutionnaire.

Le désir conscient ne se développe qu’avec la possibilité de sa réalisation. Si l’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre, les travailleurs ne commencent à se poser le problème du projet révolutionnaire qu’au fur et à mesure que les forces nécessaires à sa réalisation commencent à apparaître clairement devant ses yeux. Or, la classe ouvrière ne possède que deux armes pour sa tâche révolutionnaire : sa conscience et son unité. Deux armes qu’elle ne découvre qu’ au cours de ses luttes.

Les idées révolutionnaires ont une résonnance complètement différente lorsqu’ elles sont énoncées dans un isoloir électoral ou lorsqu’elles sont discutées par un groupe de grévistes. Entre ces deux situations, il y a le gouffre qui sépare l’individu ouvrier, isolé, impuissant, du travailleur qui découvre dans une grève la force qui bout dans les entrailles de sa classe.

Les communistes qui se donnent les moyens de "comprendre les conditions, la marche et les résultats généraux du mouvement ouvrier", savent que ces luttes peuvent à tout moment se transformer en véritables combats révolutionnaires.

Ils ne disent pas abandonnez vos luttes car elles ne servent à rien. Mais ils proclament au contraire : renforcez vos luttes, étendez-les, prenez les moyens les plus radicaux et les plus politiques, car là ou vous ne voyez que des luttes économiques se forgent en fait les armes de votre seule victoire matérielle désormais possible : LA REVOLUTION SOCIALISTE,

R. Victor


  • "Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires armés d’un nouveau principe : Voici la vérité, mets-toi à genoux... Nous ne lui disons pas : Abandonne tes luttes car ce sont des sottises ; nous ne faisons que lui montrer la vraie raison de son combat. La conscience est quelque chose qu’il doit faire sienne, qu’il le veuille ou non ! ’’
    MARX

 

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