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Révolution internationale n° 468 - janvier février 2018

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Quel avenir pour l’humanité? Le communisme est une nécessité

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En 2017 ont eu lieu la première greffe d’un visage, la découverte d’un squelette d’homo sapiens au Maroc vieux d’environ 315 000 ans, l’observation d’une exo-planète (Ross 128 b) susceptible d’abriter la vie et bien d’autres prouesses scientifiques et techniques. Ces nouvelles connaissances témoignent des extraordinaires capacités de notre espèce. Chacun de ces progrès est le fruit de la curiosité et de la recherche de la vérité mais surtout de l’association toujours plus grande du travail manuel et intellectuel de toute l’humanité. Si un chirurgien, un paléontologue ou un astronome peuvent aboutir à de telles trouvailles merveilleuses, c’est qu’ils s’appuient sur des siècles de connaissances accumulées. Plus encore, ils se nourrissent des débats qui ont lieu aux quatre coins du monde et ils usent d’outils résultant de la collaboration de centaines de disciplines et de millions de personnes. Matières premières, usines, laboratoires, robots, routes, avions... la liste des moyens mobilisés sur terre pour construire un seul télescope est infinie. Voilà quelle humanité révèle une nouvelle fois toutes les découvertes de 2017 : une humanité reliée mondialement, un intérêt commun et international, un seul tissu socio-économique aux liens chaque année plus complexes et resserrés.

Mais 2017 c’est aussi, dès le 1er janvier, 39 personnes qui meurent dans une discothèque à Istanbul en Turquie, victimes d’un attentat. 57 à Bagdad en Irak le lendemain, 48 à Azaz en Syrie le 7 janvier. Puis : Gao, Parachinar, Québec, Kaboul, Londres, Saint-Pétersbourg, Barcelone... Le terrorisme a frappé presque chaque jour. La guerre a continué elle-aussi à ravager des pans entiers de la planète. Le Moyen-Orient, tout particulièrement, est devenu une zone de désastres et de souffrances. La population y subit l’impact sanglant de toutes les tensions impérialistes mondiales : seigneurs locaux, puissances régionales, grandes puissances, tous y défendent leurs sordides intérêts à coups de balles et de bombes. Peut-être, le plus frappant dans cette dynamique morbide est le comportement de plus en plus irrationnel de ses protagonistes. L’obscurantisme de l’État islamique et la dimension suicidaire de son projet n’est qu’une caricature extrême de ce qui, au fond, alimente depuis plusieurs décennies la guerre, comme l’est le terrifiant gonflage de torse de Trump et Kim jong-un qui, s’ils ne se menaçaient pas d’apocalypse nucléaire réciproque, serait purement grotesque.

Cette folle barbarie pousse des millions d’êtres sur les routes et les mers. Et si l’Union européenne a vu les arrivées de migrants divisée par deux en 2017, c’est le seul résultat d’une politique anti-immigrés de plus en plus féroce et meurtrière. Barbelés aux frontières, camps de réfugiés, bateaux traquant les migrants d’un côté, militaires armés dans les rues, vidéosurveillance omniprésente, extension continuelle du pouvoir des flics de l’autre, partout l’État policier se renforce, puisant sa légitimité dans la peur.

Peur, repli sur soi, irrationalité... le terreau est fertile pour des mouvements politiques nauséabonds. Le populisme et les indépendantismes sont de ceux-là. Alors qu’en 2011, le mouvement des Indignados en Espagne était porté par un certain sentiment internationaliste (“De la place Tahrir du Caire à la Puerta del Sol de Madrid” était l’un des premiers slogans des Indignés faisant du “Printemps arabe” une source d’inspiration ; et aucun drapeau ni nationaux ni régionaux n’étaient brandis dans les manifestations), 2017 a été marquée par une flambée de l’indépendantisme catalan, révélateur d’une dynamique de repli régionaliste et nationaliste qui s’exprime à travers le monde. Quant au populisme, il engrange les plus bas instincts humains en dirigeant la colère et les frustrations non pas contre un système, le capitalisme, mais contre une poignée d’hommes, “les élites” ou “l’esablishment” (pour reprendre le mot préféré du président américain actuel). D’ailleurs, qu’un tel individu, Trump, soit parvenu à la tête de la première puissance mondiale en dit long sur l’état de déliquescence de ce monde. Même du point de vue de l’intérêt de la bourgeoisie américaine, ses bouffonneries, son inconséquence et sa nature incontrôlable sont un véritable handicap.

Fondamentalement, ce qui explique cette décomposition du tissu social, cette atomisation des individus comme la progression continuelle de l’irrationalité, est l’absence de perspectives. Le capitalisme décadent ne peut offrir à l’humanité que toujours plus de misère et de guerre. Mais même sur ce terrain impérialiste, il ne parvient plus à structurer la société en nations fortes et regroupées en blocs, disciplinées, qui marchent ensemble vers un projet commun : la Guerre mondiale, comme ce fut le cas de 1914 à 1968. De l’autre côté, depuis la fin des années 1980, le rêve qu’un autre monde est possible... la classe ouvrière n’y croit plus. Elle n’a pas vraiment conscience qu’elle existe et semble même avoir oublié son histoire et n’a pas conscience de sa force. Elle ne parvient pas à être la conscience qui guide l’ensemble de l’humanité vers un monde fait de solidarité, de réflexion, de débats comme expressions du combat de classe. Un monde qui tourne non pour le profit mais pour la satisfaction des besoins humains. Sans cette perspective, le no future ne peut que s’imposer et avec lui tous les replis et toutes les haines.

Pourtant, salariés, chômeurs, étudiants précaires, retraités, du public ou du privé, sur un robot d’une usine ou derrière un écran d’ordinateur, toutes ces composantes de la classe ouvrière existent bel et bien encore. Elle n’a même jamais été aussi nombreuse, reliée internationalement et éduquée. C’est elle qui détient les clefs de l’avenir. La classe dominante le sait, elle qui a passé l’année 2017 à dénaturer la signification de la révolution prolétarienne en Russie à l’occasion de son centenaire avec un tombereau de mensonges et falsifications afin de dissimuler que se cache là une source d’expériences précieuses, d’inspiration, de courage et de confiance pour le prolétariat mondial. Qui a, par exemple, arrêté la boucherie de la Première Guerre mondiale ? La vague révolutionnaire internationale !

Non, la classe ouvrière n’a pas disparu ! L’avenir appartient à ses luttes et à son combat historique. D’ailleurs, tel un symbole, la fin de l’année 2017 a été marquée par des manifestations massives en Iran (comme d’ailleurs en Tunisie en ce début d’année 2018) contre la hausse de prix des denrées de première nécessité, dans un pays en guerre et habitué à des répressions sanglantes, rappelant ainsi le courage des opprimés. Cela met aussi face à ses responsabilités le prolétariat des pays centraux, particulièrement en Europe, qui est constitué de travailleurs venant du monde entier, continuellement depuis deux siècles. Ce prolétariat, hautement éduqué et très dense, porte surtout en lui une très longue expérience politique des pièges les plus sophistiqués tendus par la bourgeoisie, ses syndicats, ses organisations de gauche, sa démocratie, etc... C’est lui qui peut et donc qui doit développer le plus largement et profondément sa conscience et son auto-organisation. Pour cela, il doit renouer avec son histoire, retrouver son identité de classe, reprendre conscience de son existence et prendre confiance en sa force collective.

L’humanité est devant cette seule alternative : haine de l’autre ou solidarité, nation ou classe, militarisme ou révolution, barbarie ou socialisme. “Les prolétaires n’ont pas de patrie. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !”

Horam, janvier 2018

 

 

 

Manifestations en Iran: force et limites du mouvement

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Le 28 décembre dernier, les premières étincelles d’un mouvement rappelant ceux du “Printemps Arabe”, commençait à secouer le territoire iranien. A ce mouvement qui s’essouffle, au moment où nous écrivons ces lignes, font aussi écho d’autres expressions de colère contre la détérioration des conditions de vie, comme au Maroc et surtout en Tunisie.

Une explosion de colère spontanée

L’Iran est un pays aux fortes ambitions impérialistes, dont les dépenses militaires dans toute la région du Moyen-Orient se sont nettement accrues.(1) Dans le contexte d’attentes déçues suite à l’accord sur le nucléaire, la crise économique et l’austérité aggravée par la corruption et les sanctions internationales ont plongé la majeure partie de la population dans la précarité et la misère. Depuis des mois, des retraités, chômeurs (28 % des jeunes), enseignants, ouvriers qui n’avaient pas été payé, manifestaient déjà leur grogne. Finalement, la hausse de 50 % de l’essence et des produits alimentaires de première nécessité, comme, par exemple, le doublement du prix des œufs,(2) allait mettre le feu aux poudres. Le mouvement, dans un pays en guerre à la population prétendument “soumise”, a fait irruption depuis Machhad (seconde ville du pays au nord-est) et s’est propagé, touchant la capitale Téhéran, faisant immédiatement tache d’huile sur l’ensemble des principaux pôles urbains : au nord vers Racht et au sud du pays en direction de Chabahar. Dans toutes les foules mobilisées refusant la politique de l’État, la classe ouvrière était présente, même si plutôt diluée dans le reste des manifestants : des ouvriers d’usine, enseignants, bon nombre de chômeurs, énormément de jeunes sans emploi, étaient bien présents, ainsi que de nombreux étudiants. Fait significatif, beaucoup de femmes se sont également mobilisées. Pour autant, malgré une présence combative et un grand courage, la classe ouvrière n’a pas été en mesure de donner une réelle orientation à cette lutte, n’a pu s’affirmer de manière totalement autonome comme réelle force politique.(3) Certes, malgré le poids d’illusions démocratiques et les faiblesses politiques, la bourgeoisie s’inquiétait du fait même de cette explosion de colère “sans leader”. Le grand “guide suprême” Ali Khamenei se murait ainsi au début dans un silence assourdissant et le président Rohani apparaissait bien plus prudent que ferme, le gouvernement annonçant même que la hausse des carburants serait finalement annulée ! Il est vrai que les symboles du pouvoir politique et religieux étaient rapidement pris pour cibles et incendiés : banques, bâtiments publiques, centre religieux et notamment des sièges de Bassidj (milices islamiques du régime). Des heurts violents avec la police conduisaient à de nombreuses arrestations, souvent de jeunes, des dizaines de morts côté manifestants étaient à déplorer. Peu à peu, le ton des autorités s’est affermi tout comme sa riposte. Les “violences” et “actes illégaux” des “meneurs” et “fauteurs de troubles” allaient être “sévèrement punis” annonçait Rohani et Khamenei accusait directement les manifestants d’être des “ennemis de l’Iran”.(4) Comptant laisser pourrir la situation et préparer le terrain de la répression, avec la bénédiction de tous les grands États démocratiques qui cherchent à tirer leur épingle du jeu, le gouvernement pouvait profiter du manque de perspective pour appuyer des contre-manifestations en soutien au régime et son ayatollah. Ces contre-manifestants scandaient “mort à l’Amérique”, “mort à Israël” à la face des “séditieux”. Un tel sursaut patriotique permettait au chef de l’État de jouer sur les divisions et sur le chantage : “Nous ou le chaos.”(5)

Les faiblesses du prolétariat en Iran

Le mouvement populaire spontané auquel nous avons pu assister est le plus important depuis l’année 2009 où une crise sociale, “le mouvement vert”, menaçait d’entraîner les prolétaires derrière l’une ou l’autre des cliques bourgeoises en concurrence. A l’époque, nous écrivions : “Face au camp corrompu et sanguinaire Ahmadinedjad, nous trouvons des gens qui leur ressemblent comme deux gouttes d’eau ! Eux aussi sont clairement pour une République islamiste et pour la poursuite de la fabrication de l’arme atomique iranienne. Tous ces gens se ressemblent car ils défendent tous leurs propres intérêts nationalistes et personnels”. Aujourd’hui, bien plus qu’en 2009, le mouvement a été une réelle expression des exploités et des déshérités eux-mêmes, sans que la classe ouvrière n’ait été capable de jouer pour autant un véritable rôle d’orientation en dehors de quelques minorités très isolées. Bien que des luttes ouvrières en Iran se soient développées et intégrées au combat du prolétariat mondial depuis la fin des années 1960, notamment dans les secteurs clé de l’industrie du pétrole, des transports, de l’enseignement etc., ces luttes ont toujours été trop faibles pour aller au-delà du peu d’impact qu’elles avaient eu à leur sommet en 1978-79, ces dernières ne réussissant qu’à provoquer la chute du Shah. Les faiblesses politiques du prolétariat étaient alors mises à profit par toute une horde de fanatiques religieux et l’ayatollah Khomeiny, appuyés à l’occasion par des staliniens au nationalisme viscéral. Les combats de classes se firent ensuite de plus en plus rares, fortement réprimés après cette “révolution islamique”. Bon nombre d’ouvriers combatifs étaient exécutés sous ce régime des mollahs lors des grèves qui allaient suivre. Les prolétaires allaient même souffrir en plus d’une terrible guerre opposant l’Iran à l’Irak de 1980 à 1988 et qui fit plus d’un million de morts.

Depuis lors, si quelques luttes ont tout de même pu se développer malgré tout, comme durant l’année 2007 où aux 100 000 enseignants se sont joints des milliers d’ouvriers d’usines en signe de solidarité, la faiblesse de la classe ouvrière sur l’ensemble du champ social est restée une donnée essentielle de la situation. Une telle difficulté ne pouvait qu’être exploitée par la classe dominante maintenant une chape de plomb, celle d’un régime où l’État avait fusionné avec les groupes religieux et le pouvoir des mollahs. Cette absence relative d’un prolétariat conscient, marqué par des préjugés nationalistes et des illusions démocratiques, ouvrait la porte aux pires effets de la décomposition sociale et du militarisme.

Perspectives

Malgré la très forte combativité et le fait que les revendications en Iran se soient portées sur le terrain de revendications économiques propices à la lutte prolétarienne, le combat mené s’est essoufflé faute d’unité politique, d’affirmation d’une réelle identité et perspective de classe. De plus, les ouvriers sont confrontés en permanence aux luttes entre fractions bourgeoises rivales dont les manœuvres constituent un très grand danger pour le prolétariat qui risque de se laisser happer ou prendre en otage par l’une ou l’autre de ces cliques. Non seulement ces difficultés faisaient déjà obstacle, mais les conditions objectives liée à l’isolement de l’Iran s’ajoutaient à cela en favorisant la répression. Entouré de pays en guerre, sans possibilité pour les ouvriers de pouvoir espérer la solidarité des prolétaires des pays qui l’entourent, où le nationalisme pèse aussi de manière importante, ces luttes en Iran étaient fortement soumises à des entraves. C’est en cela que les faiblesses du prolétariat en Iran sont avant tout celles du prolétariat mondial.

Ainsi, le principal handicap de ces dernières luttes reste avant tout l’incapacité du prolétariat international, y compris là où il est le plus concentré et expérimenté, c’est-à-dire en Europe occidentale, à se concevoir comme une classe capable d’offrir une perspective à tous les combats. Celui qui s’est mené en Iran doit être un encouragement, une leçon permettant de voir le potentiel que peuvent receler les revendications ouvrières sur le terrain économique. Lutter contre l’austérité, se battre pour la défense de nos conditions de vie est une nécessité. Telle est la première leçon essentielle ! La seconde est que la véritable solidarité, la seule qui puisse être apportée par le prolétariat mondial à ses frères de classe en Iran reste celle de la prise en charge consciente d’une résistance et d’un combat contre l’austérité et contre le système capitaliste.

WH, 5 janvier 2018

 

1) Alors que l’Iran a souffert de sanctions imposées par les États-Unis, elle a versé d’énormes sommes d’argent dans la guerre au Yémen, en soutenant le Hezbollah, le régime d’Assad et ses bandes armées opérant au niveau international, et, bien sûr, l’armement contre l’Arabie Saoudite. Tout cela alimentant l’austérité aux dépens de la population.

2) Au point qu’on a parlé d’une “révolution des œufs”.

3) Cela, bien que des minorités parmi les étudiants se soient distinguées, notamment à Téhéran et dans d’autres villes, s’opposant nettement à des slogans réactionnaires du type “ni Gaza, ni Liban, je mourrai seulement pour l’Iran”, prônant un authentique internationalisme prolétarien : “De Gaza à l’Iran, à bas les exploiteurs”. De même, ces éléments défendaient le principe des “conseils ouvriers”, refusant également de se laisser entraîner derrière une clique bourgeoise, qu’elle soit “réformiste” ou “fondamentaliste”. Face à ce danger ressenti, les autorités ont arrêté bon nombre d’entre eux, ciblant plus particulièrement les étudiants (voir le forum libcom en anglais).

4) Derrière ces manifestants “ennemis”, les États-Unis et les monarchies du Golfe, notamment l’Arabie Saoudite, étaient visés. Sur les réseaux sociaux comme Twitter, la plupart des hashtags qui appelaient à manifester venaient en effet d’Arabie Saoudite. De même, l’Organisation des moudjahidine, opposée au régime iranien (basée à Paris et proche des Saoudiens) soutenait les manifestants. Mais le mouvement est bien parti de l’intérieur de l’Iran. Bien entendu, tant Trump par ses provocations que les autres puissances étrangères rivales ne pouvaient que souhaiter l’affaiblissement de l’Iran. Pour le régime iranien, ce mouvement constitue bel et bien un caillou dans sa chaussure.

5) En évoquant la tragédie qui a suivi les mouvements d’opposition en Syrie et la situation de guerre en Irak, le chef de l’État n’avait pas d’autre but que de menacer les manifestants en insinuant l’idée que leur mouvement pourrait provoquer un chaos similaire.

 

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Situation internationale

Paradise papers: une campagne idéologique au service de l’État capitaliste

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Il y a un peu plus d’un an, la classe bourgeoise lançait une campagne idéologique à l’encontre des Panama papers. Elle constituait, à grand renfort de publicité, des listes noires et grises de paradis fiscaux. A l’entendre, elle venait de redécouvrir des circuits opaques et des lieux géographiques échappant à toute légalité par lesquels circulaient des masses énormes de capitaux. De fait, c’est un air que le prolétariat avait déjà entendu après la phase de crise aiguë en 2008-2009.

Mais voilà que tout semble recommencer ! Une nouvelle campagne idéologique est lancée. Tous les médias bourgeois sont sollicités. Cette fois-ci, il s’agit de dénoncer les Paradise papers. Des personnalités de tous bords sont épinglées : hommes politiques et d’affaires, stars du spectacle ou du sport. La reine Élisabeth II, elle-même, n’échappe pas au scandale. La bourgeoisie, ses médias, bon nombre de ses États semblent infectés à nouveau d’un virus particulièrement actif : celui de la “recherche de la vérité”, de la “moralité” et de “l’équité”.

Une campagne idéologique dirigée contre le prolétariat

Les États et leurs médias crient à l’injustice : certains riches ne veulent pas payer les impôts qu’ils doivent à la collectivité nationale et à l’État ! Même les plus grandes sociétés mondiales tenteraient de s’y soustraire ! Cela serait du vol pur et simple ! Le peuple serait lésé, lui qui paye intégralement ses impôts, alors qu’il a le plus souvent des salaires lui permettant juste de vivre !...

Dans ce domaine, la gauche du capitalisme a son rôle à jouer. En France, c’est le parti de Mélenchon, La France Insoumise (LFI), qui crie le plus fort et se déclare scandalisée. Leur mot d’ordre est simple : “il faut faire payer les riches et non pas les pauvres !”. Tous les partis gauchistes sont sur le même créneau : le NPA et Lutte Ouvrière y vont aussi de leur couplet. Si l’État “faisait son travail”, tout cela “n’existerait pas”. Il y aurait plus d’argent pour les hôpitaux, les écoles, les collectivités et tous les autres services publics. De fait, ces déclarations ne sont pas très éloignées de celles tenues par le gouvernement lui-même. Tout cela ressemble fort à ce qui se passe dans tous les pays capitalistes développés de la planète. Cela, même si pour certains l’accent porte sur le fait que cela voudrait dire une baisse des impôts pour les petits salaires, ou pour les entreprises qui pourraient ainsi investir et embaucher.

Il est un fait vérifié mille fois dans l’histoire du capitalisme, c’est qu’il ne faut jamais croire la bourgeoisie et ses médias. Que se cache-t-il derrière ce concert assourdissant, clamant à tue-tête que les tricheurs et les voleurs seront pourchassés et punis ? Que les riches paieront ce qu’ils doivent et que personne n’échappera à “l’égalité devant l’impôt” ? Quelle est la réalité derrière toutes ces déclarations tapageuses ? Finalement, que représentent réellement les paradis fiscaux ?

Les paradis fiscaux, une réalité mondiale liée au capitalisme d’État...

Un paradis fiscal est un pays, une partie de celui-ci, ou un organisme où l’argent vient en toute impunité, et le plus souvent en toute légalité, se mettre à l’abri. On n’y paye pas ou peu d’impôts et on n’y est pas regardant sur la provenance de ces capitaux investis. Il existe ainsi des milliers de paradis fiscaux dans le monde. Et ceux-ci ne se trouvent pas qu’au sein d’îles plus ou moins exotiques, telles que les îles Anglo-normandes, les îles Vierges ou les Bermudes. Ils ne se résument pas non plus aux petits États que l’on entend cités régulièrement à la télévision ou dans les journaux, comme par exemple le Luxembourg, Malte ou l’Irlande. En réalité, le premier paradis fiscal au monde est la City, la place financière située au cœur de Londres et de la Grande-Bretagne. Elle est la première place financière européenne qui est au centre d’une toile d’araignée où rayonnent des paradis fiscaux offshore. Autrement dit, des capitaux circulant dans des circuits parallèles de paradis fiscaux viennent en dernière instance s’y investir. Les plus grandes banques mondiales (par exemple la banque HSBC) et leurs succursales de l’ombre (les Back banques), les fonds d’investissements, les plus grandes entreprises mondiales y font circuler une grande part de leurs capitaux. L’argent de la drogue, de la prostitution, des ventes d’armes, tout cet argent coule à flots. Nous sommes bien loin de ce que les médias prennent comme bouc-émissaires pour cacher la réalité, comme tel ou tel artiste connu allant cacher ses fonds en Suisse ! Il s’agit d’un système géré par les États eux-mêmes. Une des caractéristiques essentielles du capitalisme décadent réside en effet dans la concentration nationale du capital entre les mains de l’État qui devient l’entité autour de laquelle chaque capital national organise son combat, tant contre le prolétariat que contre les autres capitaux nationaux. Les États ne sont pas les simples “instruments dupés par les multinationales” échappant aux décisions et à la réalité des marchés financiers tels qu’on nous les présente. Au contraire, ils sont les principaux protagonistes sur ces marchés avec les banques et les entreprises qu’ils contrôlent eux-mêmes, en dernière instance. En effet, au-dessus des banques ou multinationales pourtant très puissantes, l’autorité publique nationale des États, malgré les apparences souvent trompeuses, prime toujours. Les multinationales ou entreprises comme Exxon, General Motors ou Apple, indépendamment des prises de participation à leur capital, sont toujours étroitement liées par de multiples réseaux à l’État : avec des achats publics, des financements ou investissements, des nominations de directeurs, etc. En effet, “contrairement à une opinion souvent avancée, en impulsant des projets véritablement innovants, les organismes publics (banques publiques d’investissement et autres) n’évincent pas des banques ou des entreprises privées. Elles font ce que ces dernières ne font pas, ne peuvent pas faire. Loin d’être victimes d’un quelconque effet d’éviction, les entreprises privées ne peuvent pas se développer si l’État ne leur prépare pas le terrain en amont, en procédant aux investissements, notamment en recherche fondamentale, qu’elles ne peuvent pas faire ni financièrement, ni “stratégiquement””.(1) Pour un État, les grandes multinationales qui lui sont liées représentent bien souvent un secteur stratégique de l’économie nationale. Cela ne signifie en rien que les intérêts privés de ces entreprises ou de banques coïncident toujours exactement avec ceux de l’État. La recherche “d’optimisation fiscale” et/ou “la fraude aux impôts” en sont des illustrations très courantes. Sur les marchés financiers et boursiers des titres, l’autorité des États reste prépondérante. Par exemple, la fusion Euronext des Bourses de Paris, Bruxelles et Amsterdam dépend ouvertement des autorités publiques financières, comme celles de l’Autorité des marchés financiers en France ou l’Autorité Européenne des valeurs mobilières. Ces organismes d’État surveillent, contrôlent et peuvent même sanctionner. Là aussi, les intérêts des opérateurs peuvent très bien se heurter aux intérêts de l’État, mais sans échapper pour autant complètement à son contrôle.1

En dépit des efforts de réglementation, les États ont permis le développement exponentiel de ce qu’on appelle le marché de “gré à gré”,(2) rendant paradoxalement les activités et les opérateurs de plus en plus opaques. Ce marché parallèle est surtout réservé aux très gros investisseurs (justement ceux qui sont étroitement liés à des États) dont les échanges peuvent se chiffrer en milliards d’euros. Plus de 50 % de ces transactions, en grande partie douteuses, se font sur les places financières de la City ou de Wall Street. Et les acteurs, au départ, ne sont pas d’illustres inconnus : JP Morgan Chase, Goldman Sachs, Barclays Capital, etc. Il faut ajouter que les acteurs les plus importants sont aussi les banques centrales elles-mêmes, telles la BCE ou la FED.

Si les paradis fiscaux exotiques sont montrés du doigt, la Banque Mondiale souligne cependant que “les systèmes financiers des pays en développement ont moins de profondeur et sont d’un accès plus limité que ceux des pays développés”. Bref, l’essentiel de la fraude fiscale ou “optimisation fiscale” des grands conglomérats, derrière une myriade de sociétés-écran, se fait en réalité “à domicile”. Tous les États encouragent eux-mêmes le offshore en leur sein ! De fait, tous les grands États, tous les grands pays ont de facto sous leur dépendance des paradis fiscaux qui leur permettent d’attirer des devises et des investissements étrangers, ainsi que d’éviter une trop grande fuite de capitaux nationaux vers des paradis fiscaux que d’autres États contrôlent davantage, où qui restent pour le moment plus ou moins en marge de leur propre contrôle. Ainsi, la France a son propre paradis fiscal de prédilection avec la Principauté de Monaco. On peut citer les îles Anglo-normandes pour la Grande-Bretagne, les Bahamas ou l’État du Delaware pour les États-Unis, le Liechtenstein pour l’Autriche ou l’Allemagne. Sur ce plan, la liste est sans fin ! Mais plus que cela encore, les États ont leurs propres fonds d’investissements destinés directement à ces circuits parallèles. Le 11 novembre dernier, le Ministre des finances belge Johan Owerdeveldt déclarait qu’il s’engageait à éviter qu’à l’avenir l’État ne soutienne les investissements dans les paradis fiscaux par l’entremise de la société belge d’investissement tenue à 64 % par l’État. Évidemment, tout ceci est pure hypocrisie et mensonge de circonstance ou manœuvre de façade. Ces discours de théâtre foisonnent depuis des décennies sans que rien ne change. Et pour cause ! Depuis les années 1980, la prolifération des paradis fiscaux est devenue un phénomène de très grande ampleur. Ceux-ci n’auraient jamais pu se développer ainsi et prendre une importance majeure dans l’économie mondiale si, sous la houlette directe des grands États, il n’y avait pas eu une déréglementation de la finance orchestrée et décidée par eux-mêmes. Le capital financier allait prendre dès cette époque des proportions gigantesques et se répandre à l’échelle de la planète, ce type de capital étant devenu nécessaire à la poursuite de l’accumulation capitaliste pour les États eux-mêmes. La recherche de profits toujours plus importants et d’investissements croissants exigeaient cette évolution de la politique du capitalisme d’État à l’échelle de la planète. Ce processus allait être à la racine de la possibilité et de la nécessité de développer de par le monde cet ensemble de paradis fiscaux drainant une grande part des liquidités. C’est ainsi que le site de Business Bourse du 18 novembre pouvait écrire : “les mal nommés paradis fiscaux fonctionnent comme des bordels du capitalisme. On y fait des affaires sales, qui ne peuvent être reconnues publiquement, mais qui sont indispensables au fonctionnement du système. Comme les maisons closes dans la société traditionnelle”. Les Paradise papers comme les Panama papers auraient été dépistés et rendus publics par un consortium de journalistes d’investigations, appartenant à 96 des plus grands journaux de la planète. Les plus importants titres de la presse bourgeoise occidentale en font partie. Pour ce qui concerne le France, c’est au journal Le Monde que ce travail échoit. La presse bourgeoise semble en chasse. Mais là-aussi les chefs d’orchestre ne sont personne d’autre que les États capitalistes. Toutes cette presse d’investigation est en réalité le relais et l’exécutant consentant des politiques orientées dans le seul intérêt des économies nationales et de leurs États en présentant ces États comme des garants de la justice sociale et des “victimes” des “gangsters financiers”, des “banques véreuses”...

... et un rouage majeur du capitalisme en crise

Les paradis fiscaux ont pris un poids économique majeur dans la réalité du commerce mondial. Les deux tiers des hedge funds (fonds d’investissement spéculatifs) seraient domiciliés dans les paradis fiscaux jouant un rôle de premier plan au niveau des investissements dans la production et dans le secteur financier. Plus de 40 % des profits des grandes sociétés et entreprises mondiales atterrissent dans les paradis fiscaux. Déjà, en 2008, juste après la crise ouverte, 35 % des flux financiers transitaient par ces canaux offshore. Mais, plus parlant encore, 55 % du commerce international dépendait directement de ces flux de capitaux. Ceci alors que, depuis cette époque, cette masse de liquidité n’a fait qu’augmenter de manière exponentielle.

Mieux contrôler les paradis fiscaux : une réalité devenue nécessaire pour tous les États capitalistes

Se pose alors une question : pourquoi les États capitalistes orchestrent-ils maintenant ce grand déballage médiatique ? Il est un fait aujourd’hui publiquement connu, celui de l’endettement global des nations capitalistes et de leurs États. Certes, tous ne sont pas logés à la même enseigne. L’Allemagne, par exemple, est un pays qui fait relativement exception. Mais les États-Unis, le Japon, les pays d’Europe, tous connaissent un déficit public vertigineux. En la matière, la Chine est devenue un modèle du genre. Si l’économie capitaliste a aujourd’hui un besoin impérieux des paradis fiscaux, les États capitalistes ont, pour ce qui les concerne, un besoin vital d’argent. Le financement des banques centrales dans ce domaine ne pouvant pour le moment à lui-seul soutenir la dette des États, ceux-ci ont donc besoin de faire entrer dans leurs caisses un maximum d’impôts, au moment même où une grande partie de ceux-ci leur échappent par l’entremise des paradis fiscaux. En juillet 2012, la fondation “indépendante” Réseau pour la justice fiscale, publiait une étude sur les paradis fiscaux et sur l’évasion fiscale chiffrée autour de 25 500 milliards d’euros, soit plus que la somme du PIB des États-Unis et du Japon réunis. Ceci au moment même où chaque grand État doit augmenter ses dépenses militaires et d’armement, tant les guerres impérialistes s’étendent à la surface du globe. Tout en devant également gérer un chômage de masse et une explosion de la pauvreté. Si chaque État tente par tous les moyens de réduire autant qu’il le peut ce qui est versé à cette partie du prolétariat rejeté de manière croissante du monde du travail, cela s’accompagne également d’un flicage renforcé de celui-ci et de toute la population qui coûte de plus en plus cher à la bourgeoisie. De fait, derrière la campagne idéologique internationale menée par la bourgeoisie sur ces fameux Paradise papers, se cache surtout une concurrence fiscale et financière féroce. Il s’agit d’empêcher autant que possible que d’autres États attirent dans des paradis fiscaux qui relèvent de leur sphère d’influence, des sièges sociaux de grandes entreprises qui échapperaient ainsi à tout paiement d’impôt dans les pays où ils réalisent réellement leurs profits. C’est donc dans chaque pays que le capitalisme d’État doit toujours plus se renforcer dans une véritable guerre financière. Derrière ces fameuses “découvertes” dans des enquêtes prétendument “indépendantes” de tous les grands journaux bourgeois, ce sont les exigences du capitalisme en crise qui s’expriment et s’imposent ainsi à lui. Outre le besoin de trouver des liquidités et faire face à la fraude fiscale, les États capitalistes cherchent surtout à mieux contrôler les différents acteurs sous leur coupe, notamment via la réglementation du monde opaque de la sphère financière. C’est déjà ce qui avait été tenté depuis longtemps par de grands organismes internationaux, notamment au milieu ces années 1990 : “À la suite du sommet du Groupe des Sept qui s’est tenu à Halifax en 1995, une série d’initiatives visant un meilleur fonctionnement des marchés financiers ont été lancées, en grande partie sous les auspices du Fonds Monétaire International et de la Banque des Règlements Internationaux. Celles-ci ont pour but d’améliorer la transparence et le mode de divulgation des données financières et économiques, de renforcer la surveillance des systèmes financiers nationaux et internationaux, de mettre en place des mécanismes de soutien pour les périodes de crise et de fournir de la formation dans le domaine de la supervision du secteur financier”(3). Malgré les mesures prises, la réalité de la crise économique, les visions à court terme et les politiques irresponsables de certains opérateurs privés ou même publics, la tendance au chacun pour soi ont accru les dangers de fragmentation du commerce et de l’économie mondiale. Les scandales à répétitions, des Panama papers aux Paradise papers, fortement médiatisés, servent à souligner la nécessité de ce besoin d’emprise plus complète de la part des États, cette volonté de “mettre au pas” les plus indisciplinés qui agissent dans l’ombre au détriment des conditions permettant l’accumulation capitaliste selon les besoins des grands parrains que sont les États. Comme le montre toute l’histoire des efforts fragiles et complexes effectués pour tenter d’encadrer la finance, les paradis fiscaux gardent leur utilité et ne sont pas prêts de disparaître. Mais l’État se doit de rester le grand maître des voyous, garder le monopole de toute une masse croissante de capitaux qui risquent de lui échapper davantage s’il n’agit pas en conséquence. Cela, d’autant plus que la corruption, les “affaires” et ce que la bourgeoise appelle pudiquement les “conflits d’intérêts” tendent à se généraliser davantage et à miner les intérêts supérieurs de l’État. Le comble de l’hypocrisie reste bien entendu celle des leaders politiques, à la tête des États ou des gouvernements, qui, en même temps, sont souvent les premiers fraudeurs fiscaux, du moins de grands spécialistes de “l’optimisation fiscale” ! Parmi les révélations des Paradise papers, n’oublions pas tous ces sinistres faux-jetons de politiciens épinglés qui s’avèrent souvent les défenseurs les plus zélés de l’austérité et les plus ardents promoteurs des réformes anti-ouvrières.(4)

Le prolétariat n’a rien à attendre d’une réglementation renforcée des paradis fiscaux

Le capitalisme en crise sème les paradis fiscaux et les tentatives pour les réglementer. Comme il sème de plus en plus le chômage, la précarité et la pauvreté. Toute cette dégradation de la vie du prolétariat n’a rien à voir avec l’existence ou non de paradis fiscaux ou de l’exode de la fiscalité. C’est de l’intérêt du capitalisme à exploiter avec profit la classe ouvrière dont il est question. Un ouvrier qui ne rapporte plus au capital est une marchandise inutile, qu’il faut entretenir au plus bas prix, pour acheter la paix sociale. C’est une bouche inutile pour le capitalisme et la masse des sans-travail augmente inexorablement. Au niveau atteint par l’endettement des États aujourd’hui, une entrée d’argent supplémentaire par l’impôt ne pourrait en aucun cas permettre d’enrayer les difficultés croissantes en matière budgétaire. Seule une baisse des dépenses de ce que la bourgeoisie appelle cyniquement les “dépenses sociales” est à l’ordre du jour. Derrière toute idée d’une prétendue moralisation du capitalisme, d’une lutte contre les paradis fiscaux et la fraude fiscale, se cache un avenir non avouable que réserve ce système en crise : la poursuite de la détérioration de l’ensemble des conditions de vie de tous les prolétaires.

Stephan, 28 décembre 2017

 

1) L’État conserve un rôle majeur dans l’innovation, Le Monde.fr du 27 janvier 2014.

2) Sur un marché de gré à gré, les transactions sont conclues directement entre le vendeur et l’acheteur, sans verser de commission à la Bourse dans laquelle s’effectue la transaction.

3) La mondialisation des marchés financiers et la politique monétaire, discours de Gordon Thiessen, ancien gouverneur de la Banque du Canada.

4) Quelques noms révélés liés aux Panama et Paradise papers :

- Le secrétaire américain au Commerce, proche de Donald Trump ;

- L’ex-trésorier des Tories, Michael Ashcroft ;

- Le Premier ministre islandais Gunlausson ;

- Au Brésil, les ministres de l’Économie et de l’Agriculture, Henrique Meirelles et Blairo Maggi ;

- Le président argentin, Mauricio Macri ;

- Un proche du Premier ministre canadien, Justin Trudeau ;

- Ian Cameron (le père de David Cameron) ;

- De nombreux oligarques russes et proches du Kremlin ;

- L’avocat d’affaires Arnaud Claude, associé de l’ex-président de la République au sein du cabinet Claude & Sarkozy...

 

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Idéologie et propagande

“Patrons-voyous” dans les Vosges: quand la loi du profit détruit le travail humain

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La presse a publié récemment l’histoire de propriétaires d’une papeterie vosgienne (fermée depuis trois ans après cinq siècles d’activité) ayant saboté les machines susceptibles d’être rachetées par des concurrents lors de ventes aux enchères. Le matériel principal, les rouleaux de la machine à papier, ont été percés afin qu’aucun concurrent ne puisse les utiliser.

Après la fermeture de l’usine, qui avait laissé 162 personnes sur le carreau en janvier 2014, d’anciens salariés s’étaient battus en justice, mais en vain, pour reprendre l’usine : le propriétaire du site, le groupe finlandais UPM, avait refusé de la leur céder pour trois millions d’euro, en exigeant dix après être revenu sur la promesse de laisser l’usine aux salariés licenciés pour un euro symbolique. L’ancienne direction osa déclarer : “Si nous fermons l’usine, c’est pour réduire les surcapacités. Pas pour la retrouver ailleurs, et que sa production revienne en France inonder le marché !” L’ignominie est flagrante et spectaculaire de la part de “patrons-voyous” prêts à pratiquer la politique de la terre brûlée pour ne pas avoir de concurrence et préserver leurs profits. Hélas, elle n’est absolument pas exceptionnelle. C’est l’expression même du fonctionnement capitaliste : la rentabilité et le profit commandent. Pour cela, tous les coups sont permis !

Le gaspillage comme mode de vie du capitalisme

Après avoir mis sur la paille des centaines d’ouvriers pour préserver les profits de l’entreprise, le matériel lui-même est détruit pour ne plus pouvoir servir à quiconque, sans états d’âme sur le gaspillage technologique et humain que cette destruction reflète, et encore moins sur l’impact moral, émotionnel, social engendré par la destruction de ces machines sur les salariés actuels ou retraités. Ignorés et même méprisés le travail humain, les efforts, les histoires, les savoir-faire symbolisés par ces machines. Pur gaspillage parce que cet acte n’a rien à voir avec un besoin de remplacement naturel de machines usées. Non, il faut les détruire, de manière violente et brutale pour la seule loi du profit, au nom de la lutte contre la concurrence étrangère. Une expression aboutie de ce qu’on appelle le “patriotisme économique” ! Outre ces opérations de sabotage indissolublement liées à cette nature concurrentielle du capitalisme, le fonctionnement et la logique capitalistes sont toujours au prix d’un gaspillage que l’on retrouve partout et pour d’autres motifs, notamment commerciaux. Mille exemples viennent à l’esprit : l’obsolescence programmée pour nombre de produits de consommation courante (ordinateurs, frigidaires, machines à laver le linge ou la vaisselle, téléphones, imprimantes, etc.) est devenue systématique dans d’innombrables secteurs économiques qui se livrent une véritable guerre commerciale face à un marché de plus en plus saturé. Et que penser de la destruction de 1,3 milliards de tonnes de produits alimentaires chaque année(1) (lait, céréales…), soit 1/3 de la production mondiale ( !), pour maintenir les cours boursiers alors que des centaines de millions de personnes crèvent la faim, ou du gaspillage de travaux de recherche, technologiques et médicales, mis en concurrence au lieu d’être pleinement associés ? Les exemples de gaspillage sont infinis. Cette logique ne traduit en rien une perspective de développement de l’humanité, de l’activité pour répondre aux besoins humains, mais exactement l’inverse. Elle traduit l’irrationalité et l’immoralité du monde capitaliste.

Un état d’esprit immoral

Les ouvriers se sont particulièrement indignés de ce sabotage, pas tant parce qu’ils avaient encore l’illusion de pouvoir reprendre une activité avec ces machines, mais parce que ce sabotage va bien au-delà des machines elles-mêmes : c’est un manque de respect, une offense à la dignité pour tous ceux qui ont travaillé là, depuis cinq siècles. Le respect de ce que représentent ces machines pour l’activité prolétarienne, fait toute la différence entre le point de vue du travail et celui du capital. Les valeurs du capital, sa conception du travail salarié, du processus productif pour réaliser un profit, et de l’être humain tout simplement n’ont rien à voir avec les valeurs que peut exprimer la classe ouvrière. Certains argueront qu’il est arrivé que des ouvriers menacent de détruire ou même détruisent leur usine. C’est vrai. Mais la bourgeoisie, tout au long de son histoire, a détruit sciemment et sans vergogne d’innombrables machines de production, en particulier pendant les guerres, alors que le sabotage par les ouvriers eux-mêmes n’a jamais exprimé autre chose que le désespoir ponctuel de prolétaires atomisés et l’absence de perspective dans des circonstances bien particulières : “De tels actes sont fondamentalement des expressions du mécontentement et du désespoir, surtout fréquents dans les périodes de reflux pendant lesquelles ils ne peuvent en aucune façon servir de détonateur et qui tendent, dans un moment de reprise, à s’intégrer et à être dépassés dans un mouvement collectif et plus conscient”(2). De fait, le sabotage et la destruction aveugle sont surtout l’émanation stérile des classes sans avenir.

Quel travail ?

Depuis les origines de l’humanité, le travail exprime la réponse au besoin de se nourrir, de s’habiller, de se loger mais aussi de se faire plaisir, de stimuler l’esprit, le goût de la découverte et du savoir. Il représente de manière fondamentale la possibilité et la réalité de créer quelque chose avec ses mains, avec sa tête, en transformant la matière, en y prenant plaisir. Il y a chez l’homme, une tendance naturelle au travail bien fait, à accomplir et réaliser au mieux un ouvrage et nul ne prend plaisir à mal faire son travail.

Il a fallu des siècles à l’humanité pour acquérir des compétences, des techniques sans lesquelles les plus beaux produits, les plus pointus et les plus efficaces, les plus géniaux, tous les chefs-d’œuvre artistiques, n’existeraient pas. Ces techniques et ces compétences sont au cœur de tous les métiers de l’art, de la culture, de l’industrie, de l’agriculture. Apprendre, transmettre ces secrets de fabrication demandent intelligence, patience, persévérance et sont sources de plaisir, de fierté souvent.

Si l’homme aime faire du bon travail, comment donc peut-il mal travailler ? Si bâcler son travail le fait souffrir, pourquoi le fait-il ? Tout simplement parce qu’une société d’exploitation, le capitalisme en l’occurrence, est aux commandes. Ses lois de fonctionnement pour obtenir un profit au détriment des besoins humains, impliquent la concurrence mortelle, la rentabilité exigée, les cadences imposées qui en découlent, la séparation du travail manuel et intellectuel, l’aliénation du travail vivant à la machine et souvent la destruction du corps, de la vitalité et plus encore de la créativité des exploités. Les ouvriers ont alors le sentiment d’être eux-mêmes un instrument, une chose, un rouage programmé au service de l’ogre capitaliste. L’image de Charlie Chaplin coincé dans la machine du film : Les Temps modernes, en est tout un symbole.

L’outil, la machine, fruit de toute l’évolution technologique, de l’expérience et de la richesse du travail humain, conçue par l’homme, permet aujourd’hui de produire de manière beaucoup plus rapide, efficace et systématique. Ce travail, bien qu’aliénant et destructeur, s’est aussi construit au fil des générations dans le cadre d’une activité humaine faite d’efforts collectifs et d’expériences partagées. Alors, quand un patron sabote, détruit un outil de production, une machine, c’est comme s’il détruisait également cette somme d’expériences, de travail associé et d’efforts communs. Après le licenciement, cette destruction ressemble à une double peine pour les ouvriers de cette papeterie.

Le travail associé… mais libéré : le futur de l’humanité

Le savoir-faire, le respect pour la matière transformée, dans la maîtrise du geste et de l’outil, se sont transmis de générations en générations. De l’artisanat à la manufacture, de la manufacture à l’usine. Cette production est devenue une collaboration en équipes de plus en plus ample, un travail associé qui nécessite certes que chaque ouvrier fasse du bon travail, mais surtout que ces ouvriers travaillent ensemble et dans le même sens, celui de l’intérêt commun. Même dans le cadre du capitalisme, de la division du travail à outrance, des cadences infernales, chaque ouvrier a pourtant plus de plaisir à contribuer à la réalisation collective qu’à garder “jalousement” sa compétence personnelle, son succès personnel. Bien usiner un boulon, avoir un plan aux bonnes côtes, élaborer un logiciel, avoir un diagnostic sûr à l’accueil des urgences de l’hôpital,… tout cela n’a de sens que si cela participe d’une construction plus globale. Et c’est généralement une réelle fierté que d’y avoir participé.

C’est effectivement cette caractéristique de la classe ouvrière, comme classe associée dans une activité commune, intégrant les compétences de chacun, qui en fait la classe permettant d’entrevoir un futur à l’humanité libérée de l’exploitation, du salariat, du profit, pour en arriver enfin à la seule satisfaction des besoins humains. Face à la décadence du capitalisme, à la dégradation des condition de travail, nombre de philosophes, sociologues ou même managers peuvent se gargariser à bon compte sur la nécessité, en soi, d’en revenir à un travail bien fait, apprendre le bon geste et le maîtriser. Ils peuvent développer leurs incantations sur la bonne utilisation et la bonne maintenance de la machine, pour “diminuer les accidents du travail et les risques psychosociaux”, la nécessité d’une “meilleure réorganisation du travail”, la réalité du capitalisme est faite de souffrances au travail dans un monde totalitaire où règne la loi de la marchandise. Tout cela révèle une immense hypocrisie, ravivée au quotidien par les impératifs de fonctionnement du capital.

Qui est le principal voyou ?

Le concept de “patrons-voyous”, aussi juste soit-il par rapport à des comportements réels, fait référence à tout un tas de méfaits. Cela va de la fraude fiscale, du délit d’initié, de la discrimination à l’embauche, aux manquements à la sécurité, aux licenciements abusifs, au harcèlement, aux paiements tardifs des salaires, etc. Cette “hiérarchisation” des fautes permet de s’indigner des méfaits les plus spectaculaires de la voyoucratie capitaliste et de banaliser des procédures infectes, permanentes, qui touchent globalement à l’exploitation elle-même, à la confrontation avec la classe ouvrière, collectivement ou individuellement.

Et surtout, en suivant cette logique de dénonciation, en les pointant du doigt, de tels ou tels “patrons-voyous”, on devrait en déduire qu’il existerait des “patrons-honnêtes”, propres sur eux et “réglos” avec les employés. En somme, il existerait une exploitation “humaine et équitable”, un capitalisme “éthique” en quelque sorte. Rien n’est plus faux ! Quotidiennement, dans les entreprises, des plus grandes au plus petites, dans les administrations, le secteur public, la classe ouvrière vit tous les jours la réalité de l’exploitation, la course à la rentabilité, la précarisation croissante. Que le patron soit “voyou” ou “honnête” n’est pas la question. Tous les patrons sont des exploiteurs. Il ne peut en être autrement. Ce sont les lois du capital. Le chômage de masse lui-même exprime cette inhumanité du capital au même titre qu’un capitaliste saboteur vosgien. Le capitalisme exhale la destruction et la “voyoucratie” par tous ses pores. C’est le plus grand voyou d’aujourd’hui : immoral, cynique et hypocrite. Il faut le renverser et le remplacer par une société sans classe, sans salariat, une société ou le travail, l’activité humaine ne sera plus synonyme d’exploitation mais de plaisir et créativité.

Stopio, 11 décembre 2017

 

1) Le Monde.fr, le 16 octobre 2014.

2) Terreur, terrorisme et violence de classe, Revue Internationale n° 14 et 15.

 

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Le sabotage capitaliste

Trotski: le sabotage capitaliste et l’indignation révolutionnaire en 1917

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Le vandalisme dont ont fait preuve les “patrons-voyous” des Vosges n’est pas un fait isolé mais appartient à une longue tradition capitaliste.(1) L’année 1917 en est un exemple concret particulièrement significatif.

Cette année-là, outre la rage et la vengeance contre l’audace politique des exploités, la classe dominante s’est livrée à ce qui relevait d’actes de guerre contre son ennemi prolétarien, visant à générer désordres, chômage et même famines, dans le but de discréditer la révolution. Les révolutionnaires ont dénoncé avec indignation la brutalité de ces pratiques de sabotage et de destructions, en particulier venant des plus hypocrites : les démocrates, notamment les politiciens “socialistes” usurpateurs du gouvernement provisoire, encensés aujourd’hui par la propagande officielle.(2) Victor Serge s’indignait ainsi très justement : ““Tous les moyens sont bons !” Ce n’était pas des mots. La démocratie contre-révolutionnaire recourait, en grand, à une arme impitoyable, du reste contraire aux usages de la guerre : au sabotage systématique de toutes les entreprises d’intérêt général (ravitaillement, services publics, etc.) La guerre des classes, dès son début, brisait le moule conventionnel du droit de la guerre”.(3)

Sous la plume de Léon Trotski, qui s’appuie lui-même sur le témoignage de John Reed, nous voyons que les sabotages obéissaient à une vaste entreprise contre-révolutionnaire, quasiment planifiée. Au-delà de cette dimension politique essentielle, nous voulons souligner l’indignation morale partagée à propos de la réalité d’odieux scandales révélés. L’ironie mordante de Trotski, lorsqu’il évoque le “courage” des industriels, donne une vigueur supplémentaire à ce qui constitue, selon nous, un véritable réquisitoire :

“L’affaiblissement, en juillet, des positions du prolétariat rendit courage aux industriels. Un congrès des treize plus importantes organisations d’entreprises, et dans ce nombre des établissements bancaires, créa un comité de défense de l’industrie qui se chargea de la direction des lock-out et en général de toute la politique d’offensive contre la révolution. (...) Le défaitisme économique constituait le principal instrument des entrepreneurs contre la dualité de pouvoir dans les usines. A la conférence des comités de fabriques et d’usines, dans la première quinzaine d’août, l’on dénonça en détail la politique nocive des industriels, tendant à désorganiser et à arrêter la production. Outre des manigances financières, on appliquait largement le recel des matériaux, la fermeture des ateliers de fabrication d’instruments ou de réparation, etc. Sur le sabotage mené par les entrepreneurs, d’éclatants témoignages sont donnés par John Reed qui, en qualité de correspondant américain, avait accès dans les cercles les plus divers, obtenait des informations confidentielles des agents diplomatiques de l’Entente et pouvait écouter les francs aveux des politiciens russes bourgeois. Le secrétaire de la section pétersbourgeoise du parti cadet (écrit Reed) me disait que la décomposition de l’économie faisait partie de la campagne menée pour discréditer la révolution. Un diplomate allié dont j’ai promis sur parole de ne pas révéler le nom, confirmait le fait sur la base de ses informations personnelles. Je connais des charbonnages près de Kharkov qui furent incendiés ou noyés par les propriétaires. Je connais des manufactures textiles de la région moscovite où les ingénieurs, en abandonnant le travail, mettaient les machines hors d’état. Je connais des employés de la voie ferrée que les ouvriers surprirent à détériorer les locomotives. Telle était l’atroce réalité économique. Elle répondait non point aux illusions des conciliateurs, non point à la politique de coalition, mais à la préparation du soulèvement kornilovien”.(4)

 

1) Dans la toute première enfance du mouvement ouvrier, des révoltes d’ouvriers ont conduit parfois à des destructions de machines, notamment en Angleterre (les Luddistes). Mais ces actes avaient une toute autre nature. Ponctuels et limités, ils exprimaient un cri de révolte contre le bagne industriel ; surtout ils étaient la marque de l’immaturité du mouvement ouvrier naissant.

2) Lire notre article à propos de l’émission diffusée par Arte sur la révolution russe : la bourgeoisie récupère la révolution démocratique de Février 1917 pour falsifier la Révolution d’Octobre.

3) Victor Serge, L’an I de la révolution russe.

4) Léon Trotski, Histoire de la Révolution russe, Tome II. Sur la tentative de putsch réactionnaire du général Kornilov, lire notre brochure : Octobre 1917 début de la révolution mondiale.

 

Personnages: 

  • Trotski [4]

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Le sabotage capitaliste

Histoire du Parti socialiste en France – 1878-1920 (Partie III): le parti face à la question syndicale

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p { margin-bottom: 0.21cm; }a.sdfootnoteanc { font-size: 57%; } A peine le Parti socialiste était-il péniblement unifié en France que le mouvement ouvrier était traversé par une nouvelle crise provoquant une profonde fracture en son sein : le divorce entre le parti et les syndicats.

La Charte syndicale issue du Congrès d’Amiens en 1906 officialisa la séparation complète entre le PS et les syndicats, entre l’action politique et l’action revendicative. Elle proclamait solennellement : “En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérales n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale”. Cette “indépendance” traduisait une méfiance qui visait à prendre des distances par rapport au gouvernement “socialiste-bourgeois” de Millerand et Waldeck-Rousseau. mais elle exprimait également une méfiance profonde envers les partis politiques, particulièrement envers les guesdistes.

Cette orientation était le résultat de plusieurs facteurs importants :

– Le poids de l’anarchisme dans la société française hérité de la faiblesse du prolétariat industriel, du poids de l’artisanat et de la petite industrie marqué, comme lors de la Commune, par l’idéologie petite-bourgeoise proudhonienne ou bakouniniste. Le syndicalisme, avec sa structure fédéraliste et corporatiste, servait précisément de refuge de prédilection aux anarchistes, exclus de l’Internationale et fragilisés par les “lois scélérates” de 1896 prises à leur encontre après une série d’attentats. Le syndicat était par ailleurs un terreau fertile pour développer l’activisme et l’immédiatisme profondément ancrés dans leurs conceptions ;

– Le développement du syndicalisme, et le syndicalisme révolutionnaire en particulier, était aussi une réponse face à la collaboration de classe défendue par la droite du PS et sa politique de plus en plus opportuniste de votes de confiance aux ministères bourgeois. A cet égard, même si l’aile réformiste du parti, à l’image de Jaurès, adopta une attitude nettement plus conciliante et conciliatrice que celle des guesdistes envers l’action syndicale, elle suscita une même attitude de méfiance et de rejet de la part des syndicalistes révolutionnaires ;

– Les guesdistes portent également une lourde responsabilité dans le développement du rejet du combat politique par les syndicats. Trente ans de relations conflictuelles et de tensions ont poussé beaucoup de syndicalistes combatifs à se détourner de la lutte politique et à se réfugier sur le terrain du syndicalisme révolutionnaire.

Les erreurs du guesdisme

Si le POF, lors de son Congrès de fondation en 1879 à Marseille, considérait encore que “l’appropriation collective de tous les instruments de travail et force de production doit être poursuivie par tous les moyens possibles”, il allait rapidement affirmer que le syndicat ne pouvait être qu’un appendice du parti. La base théorique des maladresses guesdistes sur le terrain syndical apparaissait avec clarté au Congrès de Lille en 1890 : il fallait adhérer aux syndicats, disaient-ils, “pour y répandre l’idée socialiste et y recruter des adhérents au programme et à la politique du Parti”. Fréquemment, dans les départements, les fonctions de direction politique et syndicale étaient assurées par les mêmes personnes et leurs Congrès étaient confondus. De même, la Fédération des Syndicats créée en 1886 par les guesdistes ne faisait que vivoter lorsque ces derniers se retirèrent en 1894 après une tentative manquée pour imposer leurs vues.

Surtout, même si de nombreux guesdistes surent apparaître dans les années 1880-90 comme de vrais animateurs des grèves, leur tendance de plus en plus prononcée à abandonner le terrain des grèves et des luttes revendicatives au profit du terrain électoral suscita un sentiment de méfiance, d’opposition, voire d’hostilité à leur égard qui fut le terreau du syndicalisme révolutionnaire pour la lutte de classe. Il est difficile de dissocier les erreurs politiques de Guesde et ses nombreuses confusions théoriques dans l’assimilation des principes et la défense du marxisme de son attitude dogmatique, sectaire et cassante envers l’action syndicale, ainsi que de ses dérives opportunistes de plus en plus marquées. Ces attitudes toujours plus ambiguës par rapport aux grèves(1) sont à mettre en parallèle avec un enfermement chaque fois plus prononcé dans la sphère électoraliste et parlementaire. Ainsi, en 1896, Guesde s’opposa totalement au Congrès de Londres qui, sous l’influence de l’Internationale, chercha à créer un regroupement syndical à l’échelle internationale, déclarant qu’il ne pouvait s’agir d’un Congrès syndical mais d’un Congrès socialiste : “L’action corporatiste se cantonne sur le terrain bourgeois, elle n’est pas forcément socialiste. (…) Ce n’est pas de l’action corporatiste qu’il faut attendre la prise de possession des moyens de production. Il faut d’abord prendre le gouvernement qui monte la garde autour de la classe capitaliste. Ailleurs, il y a mystification ; plus : il y a trahison”. Au départ, cette réaction semble justifiée dans le cadre de la critique des limites du corporatisme et du syndicalisme mais ses positions l’amènent à se centrer sur le terrain électoral, et surtout à alimenter ses confusions sur la prise du pouvoir où il est incapable de tirer les mêmes enseignements que Marx de l’écrasement de la Commune : il ne s’agit en effet pas de s’emparer de l’État bourgeois mais de le détruire. Ceci, combiné avec la vision jacobine et patriotarde (évoquée dans un précédent article), allait l’entraîner inexorablement vers la participation comme ministre d’un gouvernement bourgeois et aux trahisons qu’il pensait dénoncer et traquer.

Les guesdistes prenaient également résolument position contre le principe de la grève générale qui, sous l’influence des anarchistes, fut adoptée à une large majorité au Congrès de Nantes en 1894,(2) ce qui provoqua une scission des guesdistes et l’abandon définitif du terrain syndical sur lequel ils avaient perdu tout contrôle. Guesde et ses partisans partaient d’un point de vue juste : la notion de grève générale conçue à la fois comme une “recette anarchiste” et comme un but en soi, un moyen d’“exproprier les capitalistes”, revenait à faire, dans la tradition anarchiste, l’impasse sur l’État bourgeois. Le guesdisme mettait au contraire en avant la notion de “conquête politique du pouvoir” nécessaire pour le prolétariat. Mais à leurs préoccupations et arguments justifiés se mêlait une vision sectaire et confuse conjuguée à de lourdes erreurs de méthode, finissant par négliger puis nier le rôle de la lutte revendicative comme facteur essentiel de l’action prolétarienne. Guesdistes et anarchistes se rejoignaient d’ailleurs dans l’adhésion, plus ou moins explicite et consciente à la “loi d’airain des salaires” de Lassalle. Cela permet de comprendre comment les guesdistes sont passés d’interventions brutales et de revendications maximalistes dans les mouvements revendicatifs à une politique d’abandon de l’intervention.

On est bien loin de l’attitude de Rosa Luxemburg qui, tout en rappelant la lutte des marxistes depuis Engels contre la vision abstraite de la grève générale, ne se contenta pas de défendre dogmatiquement cette position classique et comprit que les conditions pour poser le problème avaient évolué en 25 ans. Elle su ainsi discerner dans la révolution russe de 1905 un phénomène nouveau qui démontrait concrètement comment, dans la pratique du mouvement révolutionnaire pouvait être dépassée la fausse opposition entre luttes revendicatives et luttes politiques : la grève de masse(3). L’attitude des guesdistes n’a au contraire fait que pousser les syndicats à se jeter dans les bras soit de l’anarchisme, soit du réformisme et de la collaboration de classe.

Le syndicalisme révolutionnaire et l’influence de l’anarchisme dans le mouvement syndical

Tous ces éléments n’ont fait qu’alimenter un climat de méfiance et d’incompréhension réciproque et cela n’a abouti qu’à affaiblir, diviser et désunir profondément le mouvement ouvrier. A ce niveau, le syndicalisme a pu s’orienter vers le syndicalisme révolutionnaire qui fut alors une réponse prolétarienne face à l’opportunisme du parti : “Le syndicalisme révolutionnaire a été le résultat direct et inévitable de l’opportunisme, du réformisme et du crétinisme parlementaire”(4). Mais ce fut aussi une réponse partielle et schématique, incapable de saisir dans toute sa complexité la période charnière du début du XXème siècle et ce fut une réaction elle aussi fortement entachée d’opportunisme(5). Il fut ainsi à la fois l’expression et un facteur actif de l’influence de l’idéologie anarchisante prônant la méfiance systématique envers toute organisation politique du prolétariat, voire même une théorisation de “l’anti-partidisme”. Comme le disait Trotsky : “Le syndicalisme révolutionnaire s’efforçait de donner une expansion aux besoins de l’époque révolutionnaire qui approchait. Mais des erreurs politiques fondamentales (celles même de l’anarchisme) rendaient impossible la création d’un solide noyau révolutionnaire, bien soudé idéologiquement et capable de résister effectivement aux tendances patriotiques et réformistes”(6).

Cela a poussé parti et syndicats à persévérer et s’enfoncer dans leurs dérives, dans une même pratique opportuniste alimentée par leurs confusions politiques et déformations idéologiques. Leurs incompréhensions et leurs erreurs ont développé les travers, les faiblesses vers lesquels ils tendaient “naturellement” pour parvenir, finalement, dans leur immense majorité, aux mêmes trahisons.

On ne peut pas passer sous silence dans cette dérive tragique, le rôle négatif de la direction prise par la IIème Internationale sous l’emprise de ses dérives opportunistes, notamment au sein de la social-démocratie allemande. Il faut noter l’influence très importante des thèses révisionnistes de Bernstein sur le comportement pratique de Millerand et sa décision d’entrer dans le gouvernement bourgeois de Waldeck-Rousseau. Mais l’attitude affinitaire de Kautsky pour protéger son “ami” Bernstein des attaques de la gauche révolutionnaire du parti et les critiques envers le routinisme du parti, la censure qui a prévalu dans le parti contre la brochure de Rosa Luxemburg, l’odieuse campagne diffamatoire et le tombereau de calomnies qui ont été déversées sur elle et la gauche, traduisaient, au nom de la défense de l’orthodoxie et de l’unité du parti, avant tout la perte, l’abandon de l’esprit de combat et des valeurs morales qui ont joué un rôle central déterminant dans son évolution et sa trahison ultérieure.

Forces et faiblesses des Bourses du travail et de la CGT

Il faut brièvement évoquer ici comment le syndicalisme naissant en France a évolué vers le syndicalisme révolutionnaire, ainsi que ses forces et ses faiblesses. Alors qu’une loi de mars 1872 frappait encore de prison l’affiliation à toute association ayant pour but “de provoquer à la suspension du travail, à l’abolition du droit de propriété, de la famille, de la religion ou du libre exercice des culte”, en 1876 fut organisé à Paris un Congrès rassemblant 151 organisations représentant des métiers ou des professions : l’accent fut mis sur l’association coopérative, sur l’apprentissage et l’enseignement professionnel. Mais le Congrès était encore réticent sur le recours à la grève. Les premiers regroupements syndicaux avant la création des Bourses de Travail et de la CGT n’avaient souvent qu’une vie éphémère. Les Bourses du travail n’avaient d’ailleurs rien de révolutionnaires car leur projet était conçu à l’origine comme un simple bureau de placement des ouvriers, assuré par les syndicats. Mais les années 1878 à 1882 furent marquées par une poussée importante des grèves dures, notamment dans les régions les plus industrialisées. Sous cette pression, à l’attachement aux conceptions anciennes s’opposa un nouveau mouvement syndical témoignant d’un renouvellement par la base des organisations ouvrières. Sous l’impulsion de l’anarchiste Pelloutier, les Bourses se regroupèrent en Fédération dont il devint, en 1892, le premier secrétaire. Ces Bourses étaient devenues des lieux de réunion mais elle furent aussi, au moyen des conférences et des cours du soir, un des premiers supports de l’éducation ouvrière.

De 1892 à 1902, les Bourses du travail se développèrent rapidement. Leur succès, aussi lié au progrès de la syndicalisation parallèle au sein de la CGT créé en 1894, était dû au fait qu’elles étaient considérées comme des expressions et des organisations unitaires de la classe ouvrière. Au Congrès de Montpellier, en 1902, après la mort de Pelloutier, la fédération des Bourses du travail s’effaça et ses organisations s’intégrèrent à la CGT.

Le courant syndicaliste-révolutionnaire était déjà majoritaire dans les Bourses du travail qui se sont développées non dans le cadre de l’usine ou de la corporation mais sur une base géographique et en concentrant toutes les énergies d’une région. Une organisation locale comme la Bourse permettait d’animer une vie prolétarienne d’autant plus féconde qu’elle facilitait le dépassement des limites corporatistes, catégorielles ou sectorielles. Même, si sa structuration était fédérative, cela n’excluait pas une certaine volonté de centralisation.

Cela dit, l’influence très forte de l’anarchisme dans la CGT s’exerçait également à travers deux autres principes idéologiques adoptés par le syndicat : d’une part, comme on l’a vu plus haut, par le recours à la “grève générale”. D’autre part, la théorisation du recours à l’action directe était sous-tendue par un rejet de toute forme d’orientation politique : “L’action directe signifie que la classe ouvrière, en réaction contre le milieu actuel, n’attend rien des hommes, des puissances et des forces extérieures à elle, mais qu’elle crée ses propres conditions de lutte et puise en soi les moyens d’action”. Elle était censée s’opposer à la fois au patronat et à l’État. En même temps, l’action directe avait un aspect positif en ce qu’elle se caractérisait par une double opposition : opposition à l’action parlementaire, opposition à l’État et aux gouvernements opportunistes et radicaux qui tentaient d’assujettir par la législation le mouvement ouvrier. Dans le syndicalisme révolutionnaire, se manifestait une combativité forte et réelle, une volonté de lutte sur un terrain de classe, qui se traduisit par un nombre important de grèves et une influence prépondérante sur le mouvement ouvrier en France. Ce qui poussait les ouvriers vers les syndicats, c’était le cantonnement de l’activité du Parti socialiste sur le terrain électoraliste alors que pour beaucoup d’ouvriers, l’action syndicale représentait la manifestation la plus tangible de l’unité de la classe ouvrière et la vitalité de la lutte de classe.

Il faut aussi souligner les premières tentatives du gouvernement bourgeois de contrôler les syndicats. Dès 1884, les syndicats sont devenus des associations légales. D’emblée, le gouvernement développa une alternance continuelle d’utilisation de la carotte et du bâton à leur égard. Il multiplia les tentatives de division avec une main tendue aux éléments réformistes dans les syndicats et organisa en même temps une répression féroce des grèves et des syndicalistes révolutionnaires. Mais la CGT fut alors capable de déjouer certaines manœuvres gouvernementales. Ainsi, le Congrès de la CGT de 1901 refusa de donner son aval aux organismes de collaboration de classe comme les Conseils du Travail : “L’antagonisme des intérêts étant la base de toute société capitaliste, les ouvriers doivent rester unis, et s’éduquer sur leur propre terrain de classe exploitée”. Et ce fut un véritable complot du gouvernement dirigé contre la CGT en octobre 1908 après les tragédies de Draveil et Villeneuve Saint-Georges (plusieurs morts) qui incita le syndicat à déclencher cette fameuse grève générale à contre-courant et sans préparation, lui infligeant un cuisant échec : plusieurs des principaux dirigeants de la CGT furent arrêtés dont le secrétaire Griffuelhes. Ce dernier, fut injustement accusé de mauvaise gestion des caisses du syndicat et fut contraint de démissionner de son poste en 1909. Après cela, la direction de la CGT s’enfoncera dans un opportunisme de plus en plus caractérisé. Avec l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, les syndicat intégrèrent définitivement l’appareil d’État, faisant de ces organes originairement prolétarien, parmi les pires chiens de garde de la classe dominante.

L’idéologie bourgeoise et le réformisme exercèrent donc une pression à la fois au sein du PS et dans le mouvement syndical en s’appuyant sur leurs faiblesses pour diffuser le poison de l’opportunisme. Cela se concrétisa de manière dramatique par rapport à la question de la guerre, enjeu crucial qui constituera le quatrième et dernier volet de cette série d’article.

Wim, 3 décembre 2017

 

1) “Le socialisme ne pousse pas aux grèves, il ne les provoque pas, parce que, même là où elles peuvent aboutir, elles laissent subsister pour les travailleurs, leurs conditions de prolétaires ou de salariés”.

2) Les anarchistes firent adopter (contre les guesdistes) la grève générale comme principe d’action syndicale au sein de la CGT dès 1894 auquel se rallient des syndicalistes purement réformistes ou des opportunistes comme Aristide Briand.

3) Cf. Grève de masse, parti et syndicat, de Rosa Luxemburg. (1906)

4) Lénine dans une préface à la brochure de Voinov (Lunacharsky) sur l’attitude du parti envers les syndicats. (1907)

5) Voir notre article : Ce qui distingue le mouvement syndicaliste révolutionnaire, publié dans la Revue Internationale n° 118, 3ème trimestre 2004.

6) Pour le 2ème Congrès Mondial, in Le Mouvement communiste en France.

 

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Histoire du mouvement ouvrier

Polémique: les failles du PCI sur la question du populisme (Partie I)

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Dans le n° 523 de son journal Le Prolétaire daté de février/mars/avril 2017, le Parti communiste international (PCI) a publié un article : Populisme, vous avez dit populisme ?, dans lequel il aborde ce phénomène et sa montée en puissance actuelle et, sur la base de cette analyse, dans un second temps, entreprend une critique des analyses et des positions du CCI sur cette question. La première partie de notre réponse à cette polémique va se centrer sur les éléments d’analyse apportés par le PCI lui-même pour évaluer sa capacité d’expliquer le phénomène du populisme.

Le PCI se situe, il faut d’abord le reconnaître, par ses positions, dans la défense d’un point de vue de classe. Il démontre ainsi qu’il se situe toujours dans le camp du prolétariat et qu’il défend globalement les positions de la Gauche communiste.

Qu’est-ce que le populisme selon le PCI ?

Les camarades du PCI font justement remarquer :

– que les autres partis de la bourgeoisie instrumentalisent idéologiquement le populisme afin de rabattre les prolétaires sur le terrain électoral autour de la mystification de la “défense de la démocratie”. Nous sommes donc d’accord avec le PCI sur le fait que la fausse opposition entre populisme et anti-populisme est un piège idéologique dont se sert la bourgeoisie.

– que le plus grand danger pour la classe ouvrière n’est pas l’extrême-droite mais la gauche de l’appareil politique de la bourgeoisie : “(Le populisme) ne peut cependant pas remplacer le rôle contre-révolutionnaire infiniment plus puissant qu’a joué le réformisme classique (qualificatif donné par le PCI aux partis de gauche), solidement implanté dans la classe ouvrière, et de ce fait en mesure de la paralyser” et ces camarades sont assez clairs sur l’antifascisme, ce qui les démarque complètement des positions de l’extrême-gauche du capital. Ils ont ainsi dénoncé sans ambiguïté l’appel à voter Chirac en 2002 et lors des dernières élections, ils ont une nouvelle fois dénoncé la mystification électorale et démocratique.(1)

Le Prolétaire souligne aussi justement que la démagogie n’est nullement le propre du populisme, de même que les promesses électorales. Nous partageons indiscutablement le même terrain prolétarien.

Mais quelle est l’analyse du populisme avancée par le PCI ? Avant tout, il nous assure qu’il est de nature petite-bourgeoise. Pour cela, il s’appuie sur une citation de Marx tirée du 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte : “il ne faudrait pas s’imaginer platement que la petite bourgeoisie a pour principe de vouloir faire triompher un intérêt égoïste de classe. Elle croit au contraire que les conditions particulières de sa libération sont les conditions générales en dehors desquelles la société moderne ne peut être sauvée ni la lutte des classes évitée”. Cette caractérisation générale de la petite bourgeoisie reste parfaitement juste mais quel rapport, quel lien cela a-t-il avec le milliardaire Trump ? Avec les tenants du Brexit ? On n’en a aucune idée… Cela n’explique rien quant à la situation actuelle.

Le seul élément historique qu’il donne est sa référence au populisme russe du XIXème siècle. Là-encore, on ne voit pas du tout le rapport du populisme russe au XIXème siècle (les rapports entre la petite bourgeoisie intellectuelle et la paysannerie, les méthodes de cette petite bourgeoisie de l’époque orientées sur l’action individuelle et le terrorisme) avec le populisme actuel, sauf qu’au lieu de se référer à Trump, au Tea Party et aux courants d’extrême-droite actuels (le FN et d’autres fractions populistes d’extrême-droite en Europe), le PCI nous parle de populisme “en général”. Cela, en rejetant indistinctement et pêle-mêle dans la même poubelle “petit-bourgeoise” le populisme d’extrême-droite (Trump, Le Pen et les partisans du Brexit) ou encore les propagandistes zélés de la mystification démocratique bourgeoise (DRY ou les altermondialistes) avec d’authentiques réactions de classe aux questionnements prolétariens, certes encore influencées par des illusions sur la démocratie telles qu’elles se sont manifestées dans les mouvements d’Occupy ou des Indignados…

Que peut-on tirer d’une telle confusion qui affirme que le populisme équivaut seulement à la petite bourgeoisie et se contente de plaquer schématiquement cette grille d’analyse sur la réalité en cherchant à traquer tout ce qu’ils pensent relever de l’idéologie petite-bourgeoise ? Rien ! Sinon qu’il traduit une absence totale d’analyse du phénomène du populisme et de son évolution historique pour comprendre à quoi il correspond dans la situation actuelle.

En lui substituant à l’analyse du phénomène populiste un placage de schémas tout faits, Le Prolétaire en arrive à des aberrations et des affirmations stupides, complètement déconnectées de la réalité : notamment quand il évoque l’existence d’une “aristocratie ouvrière” pour expliquer l’influence des thèmes populistes dans les rangs ouvriers. Cette “théorisation” faite par Engels, suivi par Lénine, était déjà une erreur en leur temps car elle visait à expliquer la propagation de l’idéologie bourgeoise (et non pas spécifiquement petite-bourgeoise) dans les rangs ouvriers. Par ailleurs, les ouvriers plus formés qui travaillent avec des meilleures conditions de vie et de salaire ne sont pas du tout ceux qui peuvent être les plus sensibles à l’idéologie populiste actuelle. Dans la réalité, ce sont au contraire ceux qui sont touchés de plein fouet par la crise et le chômage, comme dans les régions les plus sinistrées et ravagées (l’ex- bassin minier du Nord ou l’ancien bastion de la sidérurgie en Lorraine, là où le FN a fait une percée électorale), qui sont les plus perméables à l’idéologie et aux thèmes du populisme. La réalité contredit directement la thèse absurde du PCI sur le poids d’une “aristocratie ouvrière” dans la question du populisme aujourd’hui.(2)

Une vision schématique d’une bourgeoisie sans contradictions

Le Prolétaire voit ainsi le populisme comme une sorte de réaction rationnelle et mécanique de défense des couches petites-bourgeoises, de ses intérêts économiques particuliers, globalement compatible ou assimilable avec les intérêts du capital national. Cela l’amène à escamoter le problème, à le traiter complètement par-dessus la jambe. Le texte s’évertue même à montrer que le populisme ne pose pas le moindre problème à la bourgeoisie en utilisant comme critère un constat empirique, photographique à titre de “preuve” : ainsi, ils se réfèrent au fait que, juste après l’élection de Trump a été enregistrée une hausse record de la bourse de Wall Street (sur le même modèle, il avance comme argument-massue la réaction de la bourse de Londres après le référendum sur le Brexit pour affirmer que “les dirigeants de la bourgeoisie britannique ne pensent pas du tout que cette rupture est pour eux un grave problème”), en reprenant de façon schématique une vision erronée et dépassée du XIXème siècle, comme si les grandes orientations de la bourgeoisie se jouaient à la bourse alors que la bourse est le domaine par excellence d’une vision au jour le jour, à court terme, guidée par des intérêts de profits immédiats des capitalistes. C’est d’ailleurs pour cela que la classe dominante ne s’en remet pas à ce type d’institution mais fait dépendre son orientation des intérêts généraux de son État, de son administration, de ses “planifications”. En réalité, si l’élection de Trump a été immédiatement suivie d’une hausse boursière à Wall Street, c’est parce que ce dernier avait simplement annoncé qu’il allait réduire les impôts sur les sociétés, ce qui ne pouvait que recevoir un accueil favorable des actionnaires.

Un autre raisonnement développé par l’article ne tient pas davantage la route : Trump servirait en définitive les intérêts de toute la bourgeoisie, avec l’argument qu’il n’y a jamais eu autant de milliardaires dans un même gouvernement. Que le gouvernement Trump soit bourré de capitalistes les plus riches, et qu’il soit de nature capitaliste, cela ne fait aucun doute. Cela ne signifie pas pour autant qu’il garantit de servir au mieux les intérêts généraux du système capitaliste. On peut supposer que le PCI pense également que le Brexit servirait, en définitive, les intérêts du capital britannique. Mais on ne voit vraiment pas en quoi il le renforce et le PCI ne nous dit pas ce qui peut bien étayer cette affirmation.

Il est important de déceler ce que le PCI ne dit pas et les questions qu’il ne pose pas. Quelle est la stratégie poursuivie par la bourgeoisie américaine avec l’élection de Trump ? Quel est l’intérêt pour la bourgeoisie britannique d’avoir réalisé le Brexit ? Cela lui permet-elle d’avoir une force plus grande pour défendre ses intérêts économiques et impérialistes dans l’arène de la concurrence mondiale ? Le PCI ne dit rien de cela et n’apporte pas la moindre argumentation sérieuse là-dessus. Le PCI a certes raison d’affirmer que le nationalisme est, vu la concurrence entre États, un moyen privilégié pour chercher à resserrer les rangs derrière la défense du capital national, mais cela n’apporte aucune explication ni aucun cadre pour comprendre le phénomène du populisme et encore moins son développement actuel. Cela le rend inapte à rendre compte de nombreux phénomènes de la société actuelle et d’analyser leur évolution.

L’article du PCI est obligé de reconnaître du bout des lèvres que le populisme gêne ou inquiète une partie de la bourgeoisie mais il n’explique pas pourquoi quand il dit que “Sans doute quelques-unes de ses déclarations à l’emporte-pièce ont pu faire lever les sourcils parmi certains secteurs capitalistes : la menace de frapper les importations de taxes élevées serait un coup sévère pour nombre d’industries qui ont délocalisé une partie de leur production ou pour le secteur de la grande distribution. Mais on peut parier que les capitalistes à la tête de puissants groupes d’intérêts sauront le faire comprendre à leur collègue Trump.” De même que le PCI est obligé de reconnaître que les programmes des populistes “entrent sur certains points en contradiction avec les intérêts des grands groupes capitalistes les plus internationalisés”. Mais il voit cela comme un épiphénomène sans conséquences et il part du présupposé explicite que la bourgeoisie saura toujours utiliser ces contradictions pour en tirer profit et les surmonter. Il est clair que l’élection et la politique de Trump un an plus tard vont dans un sens totalement opposé aux prévisions du PCI selon laquelle la bourgeoisie saura faire entendre raison et mettre au pas les prétentions de Trump. A l’heure actuelle, une grande partie de la bourgeoisie américaine est plongée dans le désarroi et plusieurs secteurs, y compris dans son propre camp, essaie de trouver le moyen de le destituer ou tout autre recours pour le démettre de ses fonctions présidentielles. On assiste depuis un an à un discrédit croissant, à une dénonciation du manque de sérieux, de la politique erratique, incohérente et désordonnée menée par la première puissance mondiale au niveau international. Par exemple, la reconnaissance par Trump de Jérusalem comme capitale d’Israël constitue, parmi d’autres, une illustration flagrante d’une politique internationale à l’emporte-pièce qui ne fait que jeter de l’huile sur le feu et qu’attiser la recrudescence d’une violence incontrôlée au Moyen-Orient. On assiste de même à un blocage des programmes et à une accumulation de contradictions sur les dossiers traités par l’administration Trump (y compris la remise en cause de “l’Obamacare”, le grand cheval de bataille de Trump), la valse incessante de destitutions et de changements de hauts fonctionnaires pour ne prendre que quelques exemples. En Grande-Bretagne, le Brexit pose depuis un an de graves problèmes à la santé du capital national, en particulier en affaiblissant et sapant considérablement sa puissance du fait de la fuite des capitaux internationaux qu’il provoque. Cela, alors que ce qui a toujours constitué le point fort de l’économie britannique était le secteur financier. Face à une succession d’échecs et d’initiatives contradictoires pour parvenir à un accord avec l’UE, Theresa May est de plus en plus fragilisée, ouvertement accusée par ses pairs d’incompétence, de manque de préparation et de confusion.

Cela ne signifie pas pour autant que la venue de Trump au pouvoir, pas plus que le triomphe du Brexit, vont porter des coups fatals au capitalisme, pas plus que cela n’empêchera les États-Unis ou la Grande-Bretagne de rester des États et des puissances impérialistes dominantes. Cela n’empêchera pas non plus la bourgeoisie d’essayer de canaliser les problèmes liés aux décisions populistes, et même d’utiliser et d’exploiter les manifestations ou les conséquences du poids du populisme pour pousser à un pourrissement idéologique dans les consciences et pour les diffuser au maximum dans les crânes des prolétaires, comme le poison du nationalisme ou celui de la défense de la démocratie. Mais le PCI, en se focalisant sur l’utilisation idéologique du populisme par la bourgeoisie (il est vrai que celle-ci ne se prive pas de retourner ces éléments contre le prolétariat) passe totalement à côté des problèmes posés par la dynamique générale que porte le capitalisme, du sens de cette évolution historique, celle de l’accumulation et de l’exacerbation des contradictions (y compris au sein de la bourgeoisie elle-même) et de l’enlisement de la société dans la barbarie, dont le populisme dans sa forme actuelle est l’une des manifestations les plus significatives. Par là-même, il sous-estime complètement les menaces, les dangers et les pièges (nationalisme, canalisation sur la fausse opposition populisme / antipopulisme, populisme ou démocratie), la désorientation et le déboussolement accrus, qui pèse sur l’identité de classe du prolétariat.

Les conséquences de la mise en œuvre de programmes et de politiques populistes au gouvernement sont totalement niées et ignorées suite à l’élection de Trump et au référendum sur le Brexit, comme si la bourgeoisie de ces deux puissances, bien que parmi les plus puissantes et expérimentées du monde, était immunisée et que les politiques menées et les orientations économiques prises depuis ces événements ne faisait courir aucun risque de conséquences désastreuses pour le capital national et mondial. L’exemple récent de la situation en Allemagne au lendemain des élections législatives et l’entrée pour la première fois au parlement du parti d’extrême-droite AfD (Alternative pour l’Allemagne) avec 87 sièges et 13,5 % des votes confirme encore une fois la tendance historique du développement du populisme. Ce phénomène en Allemagne est particulièrement fort dans les anciens bastions industriels, en particulier de l’ex-RDA, ce qui ne correspond pas à la vision très réductrice et fausse avancée jusqu’ici par le PCI.

“Rien de nouveau sous le soleil” : une vision figée de l’histoire

Au lieu d’analyser et d’expliquer la montée, le développement et la dynamique du phénomène populiste, le PCI s’obstine à dire qu’il n’y a dans le phénomène actuel du populisme “rien de nouveau sous le soleil”. Il n’a ainsi aucun cadre d’analyse. Pour lui, la question et la montée du populisme est quasiment une invention des médias, un simple instrument de propagande. Le populisme ne serait rien d’autre, comme il le dit au début de son article, qu’ “une orientation politique qui nie la division de la société en classes sociales” uniquement destiné “à faire perdre au prolétariat ses orientations de classe”. Ce qui est extrêmement réducteur et revient à dire que la montée en puissance du populisme correspondrait seulement à une manœuvre, montée et orchestrée de toutes pièces par la bourgeoisie contre la classe ouvrière.

Le PCI plutôt que d’expliquer un phénomène qu’il ne comprend pas, nie sa réalité et donne vraiment l’impression qu’il n’y a pas de réelles contradictions au sein de la bourgeoisie, comme si la bourgeoisie était une simple somme, un agrégat d’intérêts différents : des patrons, des actionnaires, des États, différents partis et candidats… Il y a chez lui la vision d’une bourgeoisie toute puissante, omnisciente et sans contradictions internes qui mettrait en avant telle ou telle carte en fonction de ses besoins et exclusivement dirigée contre la classe ouvrière, ce qui permettrait ainsi de détourner son mécontentement. Ce qui est paradoxal car en même temps qu’il met en avant ce besoin de mystification, le PCI reconnaît que la menace que fait peser la classe ouvrière sur la bourgeoisie est actuellement à un niveau très faible. Le problème, c’est que le PCI cherche à faire rentrer au chausse-pied non seulement le populisme mais aussi les situations nationales, comme leur évolution, dans un moule préétabli, dans des schémas tout faits, figés et “invariants” (comme il le revendique) sans parvenir à intégrer le moindre cadre d’analyse ni à saisir la réalité d’un mouvement. Il y a une incapacité du PCI à se livrer à une analyse lucide de la réalité.

Pourquoi attachons-nous une telle importance à la nécessité de comprendre au mieux le phénomène du populisme ? Parce que, dans ce débat où les divergences pourraient être prises pour la manifestation d’une simple querelle un peu byzantine ou une bataille inspirée par un esprit de défense de sa chapelle, chacun prêchant pour sa paroisse, une discussion de Café du Commerce ou un débat académique entre “cénacles intellectuels”, il s’agit en fait pour les organisations révolutionnaires de dégager avec quelle méthode on peut parvenir à la vision la plus claire et au plus haut degré de conscience des enjeux, de la dynamique et de l’évolution du capitalisme pour armer au mieux le prolétariat dans son combat de classe.

 

(A suivre…)

CB, 28 décembre 2017

 

1) Nous renvoyons le lecteur à leur article : Bilan des élections présidentielles : recomposition du théâtre politique bourgeois pour mieux défendre le capitalisme, Le Prolétaire, n° 524, mai-juin 2017.

2) Voir notre article : L’aristocratie ouvrière : une théorie sociologique pour diviser la classe ouvrière, dans la Revue internationale, n° 25 (1981).

 

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